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15 octobre 2019 2 15 /10 /octobre /2019 08:29
Tectonique des plaques

             « Entre mer et désert ... Bardenas Reales »

                        Photographie : Hervé Baïs

 

***

  

   Il faut avoir vécu de longues plaines monotones, avoir parcouru les chaumes immenses de la Beauce, avoir confié son corps aux surfaces océanes où rien ne se donne que l’illimité et l’invisible horizon, avoir été dépossédé de soi dans les erres sans signification d’un « plat pays », avoir marché longtemps dans les immenses étendues ukrainiennes couchées sous la houle jaune des épis. Alors, pour donner le change à ce sentiment de dépossession, pour se retrouver en quelque sorte et disposer de repères solides et stables, il faut visiter quelque domaine où la géologie a semé ses fortes empreintes, prenant figure tel ce singulier paysage des Bardenas Reales qui, dans le vaste monde, ne saurait trouver d’équivalent. Ainsi sur terre existe-t-il des lieux au caractère bien affirmé, à la personnalité bien trempée. Les découvrir est toujours étonnement et joie logée au plus intime de soi, genre de vertige qui est parole de toute beauté lorsqu’elle vient à notre rencontre et nous enjoint de l’entendre

    Alors il faut consentir à sortir de soi, déplier ses antennes tel le prudent limaçon, hisser tout au bout de sa conscience les boules curieuses de ses yeux et s’emplir de ce qui vient à nous dans l’étrange et la douce onction, tout à la fois. Curieuse expérience que de se confronter à ce tout autre que soi, à cette verticale altérité qui nous aimante, nous fascine et nous place si près, soudain, de ce bouillonnement tectonique, de ces remous de lave, de ces collisions de moraines, de ces pliures d’argile au gré desquels l’antique et très mythologique Gaïa se manifesta comme le terrain de jeu qu’elle nous offrait dans cette glaise demeurée en son essence originelle. Si quelque chose se dit, ici, de l’exception de la Nature, c’est bien cette primarité esthétique, ce premier essai d’apparaître au monde, cette décision de demeurer là, en sa plus effective et tangible configuration. Avant eût été trop tôt, un genre de brouillon cosmique inachevé, illisible, confus. Après eût été le dépassement de soi de la roche, de la terre, du limon en une forme trop polie, poncée, perdant par là-même les prédicats de sa nature si rare, si élégante.

   Car, voyez-vous, c’est toujours dans une forme de passage, entre l’ébauche, l’esquisse et le produit fini, lisse, sans accrocs que se donne le sens en sa plus positive détermination. Les paysages de haute figure, les déserts, les hauts plateaux, les mangroves, les landes, les canyons, les falaises, les défilés, les étendues volcaniques avec leurs soufrières et leurs geysers, tout ceci est comme arrêté en plein vol, en pleine effusion, comme un oiseau de haute mer qui planerait infiniment dans sa voilure blanche, pétrifié en quelque manière, portant en lui l’ineffable trace de sa naissance, les stigmates de sa future mort et, figé dans son éternel présent, ne témoignerait de son être qu’à la hauteur de son invincible immobilité.

   Oui, c’est ainsi, les paysages de haute lutte portent en eux cette fixité temporelle si étonnante qu’on les penserait éternels. Et, en quelque sorte, ils le sont, tout comme la beauté témoigne, elle aussi, de ce temps condensé, de cette focalisation des jours en un point qui est le rassemblement des significations multiples éparpillées dans l’univers illimité. Ici, tout conflue qui dit l’esthétique authentique en son inaltérable profusion : le vent, la pluie ont buriné le sol, y ont imprimé des ravines qui sont le souci de la terre. La rudesse du climat a entaillé la marne, faisant surgir de curieux et tourmentés monolithes, faisant s’élever des orgues qui, peut-être, la nuit, lorsque personne n’est présent, chantent les immémoriales odes qui ont présidé à leur naissance. Des terrasses travaillées par une lente érosion se couchent sous le ciel gonflé de lourds nuages.

   Le sentiment d’étrangeté est renforcé par les toponymes locaux : « La Pisquerra », « El Rallon », « El Plano » et surtout, peut-être, « La Negra », « La Blanca ». « La Noire », « La Blanche », comme si ces scènes si proches de l’essentiel ne pouvaient avoir de traduction que cette dialectique si tranchée dont le gris constituerait la valeur médiane, le lien qui ferait tenir en équilibre cet édifice aussi curieux que les constructions de boue et de salive des termitières. C’est ceci le dépaysement, « action de s'en aller dans un autre pays », nous dit l’étymologie. Oui, assurément nous allons dans un autre pays, sans doute un pays de chimères et de merveilles dont nous pourrions penser qu’il est le fruit de notre imagination lorsque nous lui lâchons la bride et qu’elle s’enfuit au galop pour bien plus loin que nous n’avions pu le penser jusqu’alors.

   Un tel lieu ne peut être qu’un lieu d’immense solitude. Soi avec l’être-du-paysage sans qu’il puisse y avoir d’intermédiaires, de témoins, de commentateurs bavards et pléthoriques. C’est de cette manière que la sensation, transitant de la conscience de la Nature (fût-elle menue, discrète, effacée), à la nôtre propre, sinue en nous avec les plus belles chances d’essaimer ses spores de croissance, d’assurer la germination de ce qui a été porté à notre regard, entendu, éprouvé jusqu’en la résille disponible de notre peau. C’est un genre de métamorphose de qui on est à la mesure des affinités que l’on entretient avec le proche et le délicat, le distingué.

    Oui, car sous des auspices abrupts, des rugosités, des lacérations, des entailles, des ravines, ce qui se montre est du plus pur raffinement qui soit. C’est bien là la vertu d’un regard synthétique que de tirer du divers souvent confus et emmêlé, une manière d’harmonie, de juste mesure dont nous ne pourrions faire l’économie qu’à croire notre hauteur d’hommes bien supérieure aux travaux de la Nature. Si la beauté artistique est, à l’évidence, le résultat d’une action humaine, la beauté de la Nature ne saurait lui être inférieure, différente seulement, et ô combien parfaite lorsqu’elle s’ingénie ici, dans les « Bardenas », à nous enchanter de toutes ces formes que seul un génie transcendant les habituelles contingences aurait pu porter au jour. 

    Que nous reste-t-il à faire que demeurer en silence et dévider, à l’intérieur de nos têtes, l’écheveau des sensations ? Dire le ciel arrêté en sa course, la complexité des nuages, leur lourdeur de plomb. Dire la clarté, ses golfes qui se découpent dans la chape céleste. Dire la cheminée de fée, son cône tronqué que prolonge une crête semée de neige blanche. Dire les falaises de terre aux lourds plis, ils font penser à ces rideaux de scène qui dissimulent le jeu des acteurs encore en attente de paraître. Dire ces pesantes plaques de roches semées de taches, elles font signe vers cette tectonique invisible qui porta jusqu’à nous, en des millions d’années en des milliers d’heures serrées, inaudibles, ce secret de la terre enfin devenu visible, enfin devenu palpable. Dire cette belle et envoûtante bichromie qui est le langage du sol, les noirs profèrent, alors que les blancs sont la césure entre les mots, leur souple respiration, ce qui nervure notre entendement et ouvre les portes de la raison qu’architecturent les irremplaçables piliers du concept. Mais peut-être en disons-nous trop et le cours des mots est-il dans l’indigence de dire ce que le regard décrypte en ses deux notes essentielles : un noir, un blanc, un noir, un blanc et le tintement d’un gris qui accomplit le sens.

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