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3 août 2020 1 03 /08 /août /2020 08:15
« A la recherche du temps perdu »

               Ketkes Magazin

 

 

***

 

 

   « Ou bien un vieil homme accepte d’être ce qu’il est, c'est-à-dire ce résidu pitoyable de soi-même, ou bien il n’accepte pas. Mais que doit-il faire, s’il n’accepte pas ? Il ne lui reste qu’à feindre de ne pas être ce qu’il est ; il ne lui reste qu’à recréer, par une simulation laborieuse, ce qui n’est plus, ce qui est perdu ; à inventer, jouer, mimer sa gaieté, sa vitalité, sa cordialité. A faire revivre son image juvénile, à s’efforcer de se confondre avec elle et de la substituer à soi-même ».

 

Milan Kundera - « Le colloque » - Risibles amours

 

*

 

   Quelque part, peut-être du côté de Krasnoïarsk - ce mot imprononçable, claquant à la force de ses occlusives, s’éraillant, s’écorchant  à la rudesse de ses vibrantes - quelque part dans un coin reculé de campagne - les ilots de l’Ienisseï s’aperçoivent dans le lointain -, dans une bicoque de bois et de ciment par où s’infiltre l’air sec de la Sibérie, vit un couple de retraités - la « retraite de Russie » ? -, dans le plus pur des dénuements qui se puisse imaginer. La saison, quelle est-elle, sinon celle d’hiver avec sa bise rigoureuse ? Chute infinie d’un fin grésil, jour avare qui peine à franchir la vitre, rampe à l’intérieur, pareil à un animal blessé à la recherche de son dernier refuge. L’air, au dehors, a la densité d’un lourd chagrin, la texture serrée d’un destin qui ne connaîtrait le lieu de sa prochaine aporie. Parfois, lorsque le temps se radoucit, des épingles de pluie percutent la dalle de verre, y semant le lourd lacis de l’ennui. Dedans, l’air est à peine plus chaud. Un genre de langueur, d’atonie, qui figent et contraignent à demeure. Ne pas bouger est supplice. Bouger est donner corps à une atmosphère glacée qui étreint les corps, les désespère, les conduit à l’inertie pierreuse des momies.

   Sur un antique canapé que recouvre un linge imprimé, deux vieux sont assis qui ne savent plus ni leur âge, ni le lieu de leur naissance. Leur mémoire est enkystée, sorte de roche gélive qui ne parvient plus à assembler, en une pelote logique, les événements du passé. Le passé est si loin qui fait son bourdonnement, sa vibration de frelon contre les nervures sidérées d’une feuille. Deux double faisceaux de brume sortent faiblement des narines, ponctuent le vide d’un rythme si assoupi qu’il pourrait bien s’éteindre d’un moment à l’autre dont nul n’aurait été averti. « Trois p’tits tours et puis s’en vont », comme dans les jeux d’enfants, comme dans les comptines qui égrènent le temps de leur touchante complainte. « Trois p’tits tours », comme on dirait « une valse s’épuise et échoue à girer ». Le constat que tout mouvement humain, par essence, est infiniment corruptible, soumis aux joutes temporelles. Elles sont intestines qui avancent de l’intérieur selon la logique d’une néantisation. Mesure du rien.

   La vie est un château de sable où cogne le flux de la déraison et, bientôt, le haut donjon qui lançait vers les cieux l’étendard de sa gloire, n’est plus que cette incompréhension grise pliée sous les rayons du couchant. Des gamins dans la force de l’âge, dans la vigueur de leur sang, fouetteront de leurs pieds cette prétention à vivre dont ils ne percevront même pas le tragique sous-jacent. Eternel jeu de la jeunesse qui teste l’amplitude de sa puissance dans la capacité à tuer, à détruire. Tout combat contre une armée de doryphores, un essaim de mouches, une procession de fourmis est affirmation de soi à l’encontre du monde, de cette altérité qui est toujours perçue comme limitation de l’ego, de son possible embastillement. Je vis de faire mourir les autres, de les condamner à trépas, de les réduire à l’engourdissement définitif.

   Ce dont les gamins témoignent dans leur violence gratuite : cette « volonté de puissance » nietzschéenne qui lance la force de Dionysos contre la candeur d’Apollon. L’existence est tissée de cette dialectique qui valorise les forts au détriment des faibles. Jeunes, nous sommes des forteresses inexpugnables, vieux nous prêtons nos flancs de peau et de chair aux boulets qui en fissureront la fragile architecture.

   Kundera - ce fin explorateur de la psyché humaine -, nous indique deux voies pour faire face aux attaques de la vieillesse : ou bien accepter avec fatalisme la lourde charge des ans, courber l’échine sous les fourches caudines, ou bien se livrer à l’illusion qui fera de soi le porteur d’anciens emblèmes - beauté, jeunesse, énergie, rayonnement -, dont il ne demeure plus que quelques oripeaux battus par le vent acide de la folie. Oui, de la folie car toute dépossession entame inévitablement la royauté de l’homme, le faisant passer, successivement, de l’état de suzerain à celui de vassal et, bientôt, à celui de miséreux, cette condition si proche d’une perte de conscience ou bien de son altération.

   Dans le portrait d’un vieillard acculé par les ans, que reste-t-il de sa splendeur ancienne, sinon cette spoliation du corps et de l’esprit soufflant dans l’enceinte du corps à la façon d’un vent mauvais ? Les deux « solutions » pointées par l’auteur de « La plaisanterie », ce livre plein d’humour et de tragique liés - l’un ne peut s’exonérer de l’autre -, sont également indigentes. Toujours il s’agit de « faire semblant », de mésuser la loi existentielle,  c'est-à-dire de s’arranger avec la réalité et, en définitive, avec la vérité. Il semblerait que le mensonge soit le « cache-misère » dont le grand âge se doterait afin de métamorphoser sa perte abyssale en un gain qui soit acceptable. Ceci se nomme « hypocrisie » ou bien « mythomanie », à savoir s’inventer un présent  à la mesure de ses propres désirs, doué des mérites et des vertus dont, par nature, à l’instant même de son crépuscule, l’on est dépossédé. Il n’en reste que d’étiques tessons, bribes d’archéologie qui ne disent rien tant que leur propre détresse. La source de la joie est tarie et bien des veines sont têtues qui n’indiquent aux baguettes des sourciers qu’une glaise dure d’où ne sourdra jamais qu’une interrogation, nulle réponse.

   Alors, comment faire son inventaire à l’âge du déclin ? Comment ne pas tourner indéfiniment dans le sol de sa vie métamorphosé en ornière sans perdre jusqu’au sens qui nous fait hommes debout ? « La vieillesse est un naufrage », disait De Gaulle rejoignant en ceci l’amère constatation d’un Malraux dans « Les chênes qu’on abat », genre d’éthique de la disparition. Une grande douleur nous saisit, en même temps qu’un immense respect doublé d’une révolte intime devant cette mort qui, avant de s’emparer de notre être, commence à moissonner consciencieusement les têtes chenues, goût avant-coureur de plus riches agapes. Et Victor Hugo, écrivain de « La Légende des siècles » - pourrait-on mieux connaître le « ton fondamental » du temps ? -, nous dit-il autre chose que le tragique qui traverse l’avant-nuit de toute condition sur Terre ?

 

« Oh! Quel farouche bruit font dans le crépuscule

Les chênes qu'on abat pour le bûcher d'Hercule!

Les chevaux de la mort se mettent à hennir,

Et sont joyeux, car l'âge éclatant va finir »

 

   De façon à ne pas demeurer dans la nomination péjorative de « vieux » - c’est pourtant ce prédicat qu’employait Alphonse Daudet dans ses pages des « Lettres de mon moulin », avec beaucoup d’affection et de reconnaissance pour circonscrire ce moment de la vie -, offrons à ces deux touchants personnages des prénoms tout droit venus de ce pays du froid qu’est la Sibérie : Nikolaï et Olga. Donc Nikolaï et Olga sont dans leur isba, regard perdu dans le vague - leur passé commun ? -, têtes légèrement inclinées, dos voûtés comme sous le poids d’un chagrin qui les dépasse et les contraint à ne voir du paysage que le sol armorié semblable à des tesselles. Mais qu’aperçoivent-ils donc dans cette curieuse mosaïque ? Les jours anciens ? La rencontre ? Les amours ? Le mariage ? Les enfants ? Le travail dans les champs ? Que voient-ils qui les aimante et en même temps exténue leur regard ? C’est une telle avalanche d’images, d’impressions, de sensations, de joies éclatantes, de chagrins durables, UNE VIE ! Quelle gerbe d’étincelles ! Quels feux de Bengale ! Quels nuages lourds et noirs amoncelés au-dessus des têtes !

   C’est comme un carrousel, une montagne russe ( ! ) avec ses hauts sommets, ses descentes vertigineuses, la lourde toile qui se plaque sur votre nuque - on en profitait pour s’embrasser à l’abri des regards ! -, puis se déplie et vous recevez en plein visage les éclaboussures de la lumière, vous apercevez les barres de néon qui clignotent, peignent vos vêtement des teintes de l’arc-en-ciel, vous entendez les flonflons de la fête, les bruits de cymbale, le cuivre des trompettes, le tournoiement incessant de la Grande Roue - est-ce la métaphore du Destin ? - vous descendez, Nikolaï, Olga, main dans la main des Montagnes Russes, vous titubez un peu, comme grisés par les mouvements, les taches de couleur, vous jouez à la Tombola - une fois vous gagnez, une fois vous perdez et vous vous réjouissez pareillement du gain, de la perte -, vous allez en courant, vous faufilant parmi la foule joyeuse, jusqu’à la Confiserie emplie de mille merveilles, vous sautez comme des cabris, vous êtes un peu fous, c’est une telle ambroisie la jeunesse et puis, elle est inépuisable, toujours un jour vient après l’autre, une joie enchaîne l’autre, une surprise pousse une surprise qui précède un événement clair, lumineux, il y a tant de choses à voir, prendre, connaître, éprouver, archiver dans le musée vivant de la tête, ça fait des tintements, des pliures vives, des allers et retours des sauts de carpe, des saltos, des tonneaux, des boucles, des vrilles, des chandelles, des nœuds de Savoie, vous en avez le corps tout chaviré, Olga, Nikolaï, vos mains s’étreignent, il ne faut pas se perdre, vos doigts sont moites, d’amour et d’impatience mêlés, vous voudriez manger toutes ces belles choses que la vie vous tend à profusion, dans une manière d’intarissable corne d’abondance, oh, oui, ça éblouit, oui ça aveugle, oui ça fait son tintamarre jusque dans le moindre repli de peau, vous sentez le fourmillement au creux de vos reins Olga, vous sentez la vigueur dans la graine de votre ombilic et, Olga-Nikolaï, Nikolaï-Olga vous êtes cette figure immensément réversible, ce miracle hauturier qui cingle vers l’horizon de l’existence sans même sentir la houle, sans éprouver le moindre haut-le cœur, sans ressentir en quelque endroit de vos singulières personnes l’attaque sournoise d’une maladie, le canif d’un chagrin, le frein qui ralentirait votre progression, les obstacles n’existent pas, vous vous en moquez Olga-Nikolaï et vous avez bien raison, croquez dans la vie à belle dents, dites comme Ferré, (si vous l’aviez connu ), : « Moi j' vois s' faner la fleur de l'âg' / Merd' à Vauban » et n’oubliez pas, la fête, ça court autour de vous, ça plaisante, ça se bouscule, vous savez comme à l’entrée du cinéma dans les années d’autrefois, on n’avait que ça, mais quel bonheur alors de voir s’agiter sur l’écran avec plein de brindilles qui sautaient, Gabin, Michèle Morgan et puis « Quai des brumes », imaginez seulement et faites un peu les acteurs :

 

Nikolaï : « T'as d'beaux yeux, tu sais. »

Olga : « Embrassez-moi. » (Vous l’embrassez)

Nikolaï : « Olga ! »

Olga : « Embrasse-moi encore. »

  

   Vous voyez, Olga, soudain, elle est passée du « Vous » au « Tu », vous ne croyez pas que c’est plutôt bon signe ? Et puis on ne sait jamais où ça peut s’arrêter ! Alors, allez jusqu’à la confiserie, Nikolaï, offrez-lui cette belle « pomme d’amour » rouge rubis si brillante, nappée de sucre, elle est symbole d’union, de feu, de plaisir, de désir. Oui, succombez au désir de posséder la pomme, de posséder Olga, Nikolaï. Oui, Olga ne demeurez sur ce baiser qui vous a mis le carmin aux joues. Demandez- lui plus à Nikolaï. Regardez ses yeux, ils pétillent d’envie. De croquer dans la pomme, de croquer en votre chair, ce diamant qui ne se retient qu’à mieux s’offrir dans le luxueux écrin de la rencontre.

   Vous vous souvenez, maintenant, après cette fête vous étiez rentrés dans l’isba. Un feu flambait  derrière la vitre du poêle. L’eau chauffait dans le samovar avec un bruit de crécelle. C’est curieux, tout de même, cette participation des choses aux moments singuliers de notre vie ! On dirait qu’ils se doutent de l’imminence de l’événement. Vous vous êtes assis côte à côte sur ce canapé d’aujourd’hui qui était neuf, fringant tel un jeune cheval. Nikolaï, vous avez versé avec la lenteur que requiert toute intrigue sur le point de révéler son être, le thé noir dans les tasses. Sa fragrance entêtante, épicée, musquée, prélude d’un rapide bonheur, vous enivrait tout comme elle faisait tourner la tête de votre conquête. Vous avez bu lentement, comme pour un cérémonial, avec attention, avec crainte, avec le plaisir anticipateur d’un futur riche de promesses. Vous adressant à nouveau à Olga, vous avez réitéré la phrase magique :

   « T'as d'beaux yeux, tu sais. »

   « Embrasse-moi encore. » a répliqué Olga.

Sa voix avait la modulation d’un violoncelle qui aurait vibré au chœur d’une crypte. Vous vous êtes aimés, là sur le canapé. Le feu jetait sur vous de brèves lueurs que vos corps reprenaient au rythme souple d’une danse. C’était pur bonheur. Ravissement. Extase. Mais combien les mots sont vains pour traduire l’intraduisible. Trop rutilants, trop pleins, trop esthètes. Voyez-vous, il faudrait les faire réduire à petit feu, en faire un concentré, une essence et les humer comme on le fait d’un parfum rare. Ou bien les dessiner en corolles. Ou bien les faire se lever selon une chorégraphie.

   Cette valse sous les lambris de l’isba vous la portez encore en vous tel un nectar des plus précieux. Non, vous n’avez rien oublié. Si vos têtes sont absentes, vos corps, eux, n’ont pas renoncé à se souvenir. Quelque part ils dansent et, jamais, ne s’arrêteront. Même la mort n’interrompt ce somptueux ballet. C’est de l’ordre d’une idée. Dès que c’est lancé, cela poursuit le long voyage de la signification, ça brille quelque part au firmament ou dans le ventre fécond de la terre. Cela s’étoile. Cela fait de longs rhizomes qui tapissent le sol de leur vibrante énergie. Vos mains si humblement réunies, vos attitudes si hiératiques ne traduisent que ceci, cet amour qui vous a traversés un jour, qui continue son sabbat, peut-être en dehors de vous puisque la faiblesse vous a gagnés, mais nullement l’amnésie. Toujours un bourgeonnement d’une rumeur ancienne qui fait son poème alentour de vos consciences. Refusez donc que votre attitude commune ne puisse recevoir que le qualificatif « d’affliction », de « perte », de « désolation ». Vous méritez mieux que ceci. Votre vie ancienne témoigne pour celle qui vous visite aujourd’hui. Peut-être n’aurez-vous « l’insolence » de proférer ce salutaire « Merde à Vauban » du saltimbanque aux cheveux fous, à l’âme généreuse, cette révolte libératrice (tautologie, évidemment !), cependant, sentez en vous cette résurgence actuelle de ce passé qui vous appartient en propre, dont nul ne peut vous dérober la présence, soyez « tout amour, rien qu’amour » dans cette chair qui flétrit mais ne renonce nullement.

   Réalisez l’unique tour de force dont votre flamme intérieure - fût-elle vacillante -, témoigne encore et faites mentir Kundera, ce brillant écrivain dont la posture, comme tout intellectuel est, avant tout, conceptuelle, à savoir prétexte à réflexion, ce que beaucoup prennent pour argent comptant au risque que leur solde mental soit éternellement débiteur. Vous, Olga, vous, Nikolaï, pour la simple raison qu’un jour, vous avez connu la liberté, atteint la pointe d’une vérité - l’amour en son exception -, souffrez donc d’endurer encore  cette « heureuse blessure ». Elle vous sauvera de bien des déconvenues. Vous ne serez ni « résidu » de vous-mêmes, ni exilés de vos êtres. Vous serez d’un seul empan de vos consciences vives, ce baiser qui, autrefois vous chavira et vous constitua homme, femme dont rien ne pourra vous être retiré.

   Allumez le poêle, faites chauffer l’eau dans le samovar. Bientôt le thé noir coulera dans ces mêmes tasses qui, antan, virent le scellement de votre union. La mémoire est un tel prodige que, dans une seule et même condensation du temps et de l’espace, vous serez les Olga-Nikolaï de la fête foraine, ceux, ici et maintenant que le souvenir féconde, ceux enfin que visitera ce futur qui n’est jamais que ce présent qui se prolonge. Vous n’êtes QUE votre temps, mais TOUT votre temps. Passé-présent-futur dans l’imprescriptible expérience que vous en avez eu. Personne ne vous ôtera ce privilège. Être est être-Soi jusqu’au bout ! Vivez jusqu’à l’indicible l’exception que vous êtes. Nul ne pourra en revendiquer la possession. Possédez-vous donc à l’infini du temps, au propre comme au figuré. Jamais votre jeunesse ne sera si éclatante !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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