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22 août 2018 3 22 /08 /août /2018 16:30
Ceci qui SE donne à voir

                  « Un autre feu d’artifice »

 

                Photographie : François Jorge

 

 

***

 

 

   C’est parfois comme au sortir d’un rêve. Les yeux sont des boules de porcelaine et tout glisse sur l’étrave du visage, une eau lisse, un air à la consistance de plume, un feu qui n’aurait encore atteint son point de combustion. On a beau chercher, tâtonner, rien ne se donne que nous ne connaissions déjà, rien ne fait signe dans le genre d’une amitié. Cependant nulle hostilité, seulement une libre vacance des choses, une perte dans le sable infini des confusions, une ligne à l’horizon dont les points divergent, s’évanouissent dans une sorte d’inconsistance. Alors, que nous reste-t-il à faire, sinon dilater la prunelle de nos pupilles, essayer de saisir, ici et là, un flocon d’écume, l’estompe d’une silhouette, la miette d’air que nul oiseau n’aurait saisie ? Nous sommes en désenchantement de nous-mêmes, situés à la périphérie de l’être, orphelins de ce qui aurait pu s’y inscrire : la courbure d’un sentiment, le gel d’une émotion, le sursaut d’un ravissement. Peut-être la modestie d’une fleur. Comment persister hors du sens ? Demeurer en soi, subir le coin du doute, s’assembler autour de ce vide qui fore son puits dans le silence de la chair.

   C’est toujours du pli même de l’impalpable nuit que tout se lève, s’éclaire, que tout surgit hors de l’ombre et se met à proférer le mot du Monde. Au loin, dans ce qui encore se réserve, des formes sont en gestation, des limons se plissent, des bulles d’air trouent les roches, des sables s’érigent en fins monticules, des vagues s’ourlent de la promesse de l’aube. Tout ceci à notre insu, prenant à défaut notre vision. Nous sommes des Eclaireurs de pointe mais l’ensemble du possible ne nous livre jamais que quelques écailles, le dépliement d’un bourgeon, l’ouverture de la corolle dans le soleil qui fait sa boule rouge. Nous imaginons des cathédrales de songes, nous en appelons à l’énergie de l’imaginaire, nous nous livrons au déchaînement des fantasmes mais nous sentons bien que tout ceci n’est que pure magie, illusion révoltée d’être simple diversion dans le temps qui fuit et, jamais, ne se retourne.

   Quelque part, pourtant, à l’abri des regards, au creux d’un frais vallon, tout contre la douce éminence d’une colline, le prodige a lieu. Ces beautés qui étaient en attente depuis toujours, cet ovule à la forme parfaite, ces pétales diaphanes, ces étamines nervurées, ce stigmate que courtise le pollen, tout était en voie de soi dans le plus secret silence, dans le retrait, l’attente. Et voici que, maintenant, ces fleurs existent, ni plus ni moins que nous. A égalité. Elles ont jailli du non-être, elles ont colonisé leur espace qui n’est pas le nôtre, elles se dressent fièrement tout en haut de leurs hampes, elles sont ce peuple joyeux de bleus à peine venus, mayas ou bien givrés ; ces rose-chair ou persan ; ces cœurs brou de noix, ces effusions uniques, ces présences qui, dans le rayonnement prochain du jour, seront ces feux d’artifice seulement connus d’elles-mêmes, les fleurs, en leur exception. Elles sont si vraies, là, à portée de notre conscience bien qu’un flou les nimbe d’une possible disparition. Rien ne dure qui ploie sous la férule du temps.

   Ceci qui SE donne à voir. « SE », accentué pour souligner le possessif autoréflexif. Oui, avant d’appartenir au monde, à nous les humains, ces fleurs sont en propre ce qu’elles sont sans débordement, sans élan vers quoi que ce soit, si ce n’est le simple site de leur apparition. Elles n’ont cure de ce qui n’est nullement leur être. Ne vivent que selon leurs lois. La plupart des choses qui SE donnent à voir échappent à la juridiction humaine. Les fleurs sont les fleurs. Les hommes sont les hommes. Curieuse tautologie qui s’éclaire cependant d’une exigence d’autarcie car le vivant ne connaît nul système de vase communiquant. Seulement des approches, des effleurements, des contacts, des affinités.

   Néanmoins sans les fleurs les hommes ne seraient pas. Sans les hommes les fleurs ne seraient pas. Le Monde en sa multiple effervescence exige la pluralité des êtres. Tout se joue et se reflète en miroir. La Lune dans l’eau. L’eau dans la lactescence de la Lune. Les yeux de l’Amant dans ceux de sa Maîtresse. Les yeux de la Maîtresse dans les yeux de son Amant. De la même façon chaque fleur ne fait grâce au bouquet que de sa propre réflexion. Ceci qui SE donne à voir gît toujours en sa demeure. Raison pour laquelle nos yeux sont des gouffres. Les combler serait leur ôter tout désir d’emplissement. Les laissant disponibles et fertiles nous les disposons à tout ce qui peut faire rencontre. Or l’illimité est un vaste bouquet d’impressions et de sensations. Qu’il vienne à nous pareil à l’outre vers l’Egaré dans le désert. Nos yeux ont soif. Puissent-ils ne jamais être étanchés !

  

 

 

 

 

 

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