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26 avril 2020 7 26 /04 /avril /2020 08:23
Cette pyramide qui nous fascine

Fuji Film 4x5"

Photographie : Gilles Molinier

 

 

 

कैलास

 

 

   C’est divin une montagne

 

   C’est majestueux, une montagne. C’est impressionnant, au sens premier, celui que nous donne le dictionnaire : « Qui frappe la sensibilité, l'imagination en inspirant un très vif sentiment de crainte, de respect ou d'étonnement ». C’est impressionnant au sens second comme on le dirait d’une plaque sensible photographique « impressionnée » par le flux des grains de lumière. « Impressionnée » veut dire qui en gardera la trace indélébile au creux même de sa mémoire de métal. Autrement dit expérience ineffable qui fera partie d’elle, la plaque, de la même manière que nous serons marqués au fer par l’étonnante vision de cette pyramide de matière qui nous toise du haut de son majestueux empyrée. C’est divin une montagne, cela renferme l’esprit du dieu, cela hante les hautes transcendances, cela survole le modeste habitat de l’humain sur Terre.

 

   Kailash

 

   Comment ne pas rêver, comment ne pas s’élever en direction du Ciel à seulement entendre le chant de ces espaces ouraniens ayant pour noms Fujiyama, Elbrouz, Sinaï, Thabor, Carmel, Kailash, Olympe ? Ces noms sont déjà de purs poèmes, des incantations, des chants tout disposés à la fugue de l’âme en son altière liberté. Entendre, par exemple, dans le beau mot de « Kailash », non seulement une harmonie phonétique, mais y faire surgir le sens de ce qui s’y inscrit à la façon d’une formule lapidaire au fronton d’un Temple. Mais d’abord écoutons les sons, jouons avec eux la subtile partition d’un savoir immédiat. [K] : vigoureux claquement de l’occlusive comme pour figurer en tant que prélude d’une attention à ouvrir, à rendre disponible ; quelque chose va paraître de l’ordre du rare, du précieux. [AI] (entendre « EY ») :

Pareil à un appel des cimes, à un écho qui vibrerait haut dans la chaîne transhimalayenne, près des lacs aux eaux translucides. [LA] ce début de lallation que l’on retrouve dans la bouche du jeune enfant pour désigner le lieu, l’espace qui s’ouvre à lui en tant que voie d’un destin à accomplir (Là). [SH] (entendre « CH »), cette belle chuintante qui se prolonge indéfiniment, image d’une vapeur qui se confondrait avec le rien de la nuée, le cristal de l’infini, la vibration de l’absolu. Oui, ici ne peut convenir qu’un langage de l’hyperbole, une hyperesthésie des sens, d’une dilatation de la pensée.

 

   Mont Méru

 

   Symboliquement, toute approche d’une montagne « impressionnante », nous fait faire un saut en direction de ce Kailash (कैलास) vénéré par les grandes religions orientales. Considérée comme le lieu du mythique Mont Méru, elle en aurait les hautes fonctions cosmiques, position éminemment axiale, séjour des dieux. Au-dessus sont les Cieux, au-dessous les Enfers, autour tout l’ensemble du monde visible. Le soleil tourne autour du Mont dans une sorte de rayonnement céleste. De ceci nous sommes imprégnés en la puissance des archétypes qui traversent notre conscience et en façonnent la forme à notre insu. Du reste, que ces images matricielles soient conscientes ou inconscientes importe peu. C’est l’empreinte qui se dépose à même nos corps qui en est la manifestation la plus singulière. La flamme qui percute notre chair, l’ayons-nous enfouie dans les plis de notre « oublieuse mémoire ».

 

   Géants de pierre

 

   C’est majestueux, une montagne. Alors on ne peut l’aborder que par paliers, par approches successives, en glissant, tel un Sioux, parmi les herbes des Grandes Plaines afin de se rendre discret, à la limite de l’inapparent. Puis gagner des hauteurs de sable, suivre le doux épaulement d’une dune, en épouser les sentes au milieu des touffes d’oyats et des buttes façonnées par le vent. Puis s’enhardir encore, gravir quelque pente plus abrupte, par exemple dans la chaîne des puys d’Auvergne, se mesurer au vaste paysage, observer ces monts érodés, ces cratères effondrés, en ressentir le sourd grondement, loin à l’intérieur, dans les fleuves de magma bouillonnant. Alors, à défaut d’être pris de vertige, l’altitude est si modeste ici, on vivra la démesure face au jaillissement de ses anciens feux, tout près des forges d’Héphaïstos, on entendra ses bruits d’enclume, on en éprouvera l’ancienne violence chtonienne, réponse, en quelque sorte, à la majesté Olympienne, au souffle de Zeus au foudre étincelant. Un voyage des dieux terrestres aux dieux célestes. Une indispensable transition avant que de se risquer à tutoyer ces géants de pierre qui nous dominent de toute la splendeur de leur immobile sagesse.

 

    Soulever des montagnes

 

   Mais alors, qu’en est-il de la belle photographie de Gilles Molinier après toutes ces digressions ? Où va-t-elle trouver à s’inscrire ? Eh bien, tout simplement, elle servira de lien entre ces anciens mouvements tectoniques, maintenant apaisés et le Kailash sacré autour duquel les pèlerins pratiquent leur étrange circumambulation, levés vers le Ciel, couchés à même la Terre et ainsi sans repos avant que le cercle ne soit refermé. Puissance de la Montagne infusant dans la foi des hommes. Et, ici, il n’est nullement question de porter un jugement sur des croyances, seulement de s’étonner du prodige de la foi. On dit, de cette dernière, qu’elle « peut soulever des montagnes ». C’est la vertu du symbolique que de métamorphoser le réel (la Montagne), d’en faire un objet de contemplation (pour la religion) et de le doter d’un possible pouvoir de magie, (la transcendance), de façon que les hommes pourvus d’un pouvoir quasiment céleste puissent s’exonérer un instant (la prière) des pesanteurs et des soucis de l’immanence.

 

   Voir l’essentiel

 

   Cette image si semblable au triangle du Mont Cervin (le Photographe n’en précise pas le nom) est douée d’un étrange pouvoir de fascination. Une description phénoménologique, à défaut d’en donner toutes les esquisses possibles, essaiera d’en expliciter le sens à partir de cette monstration en noir et blanc. Ce que le trilogue blanc-noir-gris nous donne immédiatement à entendre c’est, qu’ici, aucune distraction n’est possible, aucune évasion de l’imaginaire, lequel est toujours habile à se doter des ailes de la couleur pour fuir la dague aiguë du réel. La bichromie (le gris n’étant qu’une variation des deux tonalités fondamentales) a ceci de précieux, nous disposer à ne voir que l’essentiel. Cette réflexion ramenée à l’échelle des émotions esthétiques se traduira en un lexique simple : « Beau » - « Etonnement » - « Nécessité ». D’emblée seront évincées les considérations sous-jacentes, les valeurs atténuées vers lesquelles nous entraînent les notions « d’agréable », de  « goût », « d’impression ».

  

   Beau - Etonnement - Nécessité

 

   En effet cette composition est belle parce qu’elle nous place dans le domaine hors-sol d’une contemplation. Temps et espace y sont abolis pour l’Observateur qui, hors le cadre de l’image, ne perçoit rien du monde, sauf cette pointe qui s’élève vers le ciel.

   Cette composition convoque l’étonnement parce que le questionnement philosophique s’empare de nous à la manière de la belle formule de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Ceci n’est jamais le cas d’une image qui pêcherait par excès de bavardage, imprécision, motif futile.

   Cette composition appelle le concept de « Nécessité » pour la simple raison que rien ne peut lui être retiré ou ajouté sans que l’ensemble ne s’en trouve gravement affecté.

    Seul un Voyeur distrait pourrait en définir l’aspect agréable, le caractère de bon goût, la dimension de simple impression. On voit combien tous ces prédicats sont insuffisants à traduire la poétique du lieu, son traitement rigoureux, la perfection de ses formes.

 

   Dire la montagne

 

   On est là, sur le versant caillouteux de la montagne. Le silence est grand, presque assourdissant. On pourrait y deviner le bruit de carton froissé des rémiges du grand aigle royal flottant entre les volutes d’air. A l’angle de l’image des feuillées de schiste en suspension comme si, ici, les choses étaient arrêtées pour l’éternité. On devinerait presque le gel ancien de leurs lignes de clivage, le frottement immémorial des roches venant au jour du paraître. Ici et là, pareilles à des éclats solaires, quelques plaques de névé rythment la touche sévère du noir, ce deuil qui convient si bien à l’étrange, au retrait, à la crypte où le saint de pierre médite le temps dans le bel ambigu d’un clair-obscur. L’obscur est travaillé en sa profondeur par un levain qui fait encore gonfler la pâte de la roche, longue mémoire qui, jamais, ne s’éteint. Et cette si exacte géométrie qui déplie ses arêtes comme dans le miroir d’une eau cristalline. Là est le prodige du Deus absconditus, du démiurge façonnant les éléments premiers qui seront les paroles fondatrices de l’être-du-monde, la voix minérale au travers de laquelle faire entendre le chant ininterrompu de la Terre.

 

    Coutre humain

 

   Nous, les Modernes ne savons plus l’entendre. Nous qui la lacérons de nos outils tranchants. Nous ne sommes pas des dieux. Nous ne possédons pas le foudre de Zeus qui enflamme l’univers, le fait flamboyer, le rend immensément visible. Nous avons substitué au divin foudre le coutre humain qui creuse ses sillons dans la glaise. Geste d’exploration matricielle, de semence répandue, certes mais le geste originaire est perdu, mais la Terre est basse qui ne voit plus le Ciel. Mais la Terre est orpheline de sa lointaine pureté. Le triangle de cette Montagne est si parfait et l’on sait combien la géométrie était importante pour les peuples de l’Antiquité. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », telle était la devise inscrite au fronton de l’Académie de Platon.

  

   Géométrie musicienne

 

   Pour l’Auteur de « La République », la géométrie en son aspect d’abstraction permettait d’abandonner les sensations du monde sensible pour accéder aux Idées de l’intelligible, donc pour tâcher d’atteindre la Vérité et le Réel en son effectivité la plus pure. Mais ici il est nécessaire d’associer Géométrie et Musique pour avoir une claire perception de ces notions jugées complémentaires par les grands Philosophes Grecs. Déjà la conception pythagoricienne rapportait la musique à l’un des sommets d’un triangle dont les deux autres étaient assignés au cosmos et à l’architecture. Autrement dit à un Ordre du Monde. Cette dimension de cosmogenèse se retrouvait dans l’émission de la parole humaine conçue à la façon d’une vibration primordiale. Le cosmos apparaissait sous la forme d’une musique devenue visible.

  

   Le SENS

 

   Ce que cette pyramide sombre levée en plein ciel nous invite à connaître par sa belle exactitude, ce à quoi nous arrachent ses belles proportions, ce vers quoi nous appelle le rythme musical  de ses facettes multiples, tout ceci n’est rien moins que l’harmonie des sphères qui est celle du Monde, que nous devons nous efforcer d’entendre si nous ne voulons succomber aux atteintes de l’aporie. Le SENS n’est autre que cette perception des éléments qui s’enchaînent dans un langage enfin devenu compréhensible. S’y soustraire ou bien refuser de le voir et les yeux sont atteints de cécité. Mieux que cela, l’ouverture des yeux où s’inscrit avec un intense bonheur ce qui est à comprendre.

   Au dessus de la noire pyramide (les Egyptiens y sont présents en filigrane), les flocons des nuages qui font comme une cimaise, peut-être un écrin où recevoir un ineffable présent. Le don est toujours ceci qui se mérite. Seule une vision adéquate en déplie la majestueuse forme. Il suffit de regarder. Tout est offert qui dit le Simple et l’Essentiel.

  

 

 

 

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

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