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3 octobre 2017 2 03 /10 /octobre /2017 12:52
Nalya-de-l’eau.

 

« Cérémonie ».

Œuvre : André Maynet.

 

 

 

  

   Nul ne la connaissait.

 

   Ici, dans le hameau, personne ne connaissait son nom, pas plus que l’endroit où elle vivait. Elle était un mystère, une pure apparition, la consistance d’une brume dans la levée d’automne. Un simple passage que n’altérait ni l’ardeur solaire, ni la froidure pas plus que la pluie lorsqu’elle déployait ses faisceaux de gouttes. Nul ne l’avait jamais rencontrée, ni dans les ruelles du hameau, ni sur l’arrondi des collines et quiconque eût voulu tracer son portrait se fût heurté à l’impossibilité d’en produire quelque esquisse. C’est ainsi, certains êtres échappent à la courbure du temps, à la pliure de l’espace, au feu noir des pupilles dès qu’elles veulent forer ce qui ne doit pas l’être et cette curiosité se heurte, toujours, à l’insaisissable événement que l’on pourrait nommer « fugue » ou bien « adagio », tellement le phénomène se dissout à même sa venue au monde dans une manière d’étrange composition musicale aux confins du silence.

 

   Son nom de Nalya.

 

   Pourtant, et sans doute à cause de cela, cette irréelle chimère, cette fuite à jamais, on l’avait nommée de façon à s’en approprier. On ne connaît jamais quelqu’un qu’à en posséder le nom, à en dessiner dans la langue les nervures de la profération. Pourrait-on songer à l’Aimée selon la vacuité d’une abstraction, le dépliement d’un vide ? Pourrait-on lui dédier une prière sans que, nulle part, ne paraisse un prénom, un diminutif, une suite de sons au terme desquels jouir au moins d’une sonorité, d’un rythme, d’une harmonie ?  Mais comment donc faire coïncider nomination et réalité lorsque cette dernière, la réalité, est fuyante, constamment en réaménagement de soi, sujette aux multiples métamorphoses de la représentation ? On le voit, l’Inconnue n’était, tout au plus, qu’une suite de questions irrésolues, d’énigmes vacantes, de secrets rebelles aux investigations. Mais, un jour, par on ne sait quel hasard, une forme s’était imprimée sur la conscience des villageois et cette forme disait simplement, comme eût pu le faire un enfant primesautier au sortir d’une cour d’école : « Nalya-de-l’eau…Nalya-de-l’eau ». Cela chantait en arrière des fronts, cela susurrait et cascadait dans le tube des gorges, cela faisait son doux clapotis si semblable à la chute d’une eau claire dans le profond d’une gorge. 

 

   Née au creux des incertitudes.

 

   Nommée, il ne lui restait plus qu’à s’accomplir selon la décision des hommes. C’eût été, du moins,  une loi infrangible, un cheminement imposé pour quiconque se fût manifesté sous la figure de la docilité, de la soumission, de l’acceptation sans rébellion d’une loi qui lui fût extérieure. Cependant, si Nalya avait reçu des hommes le don de la nomination, pour autant elle ne pouvait que se soustraire à leur volonté de puissance, à leur instinct de domination. Car la jeune sauvageonne n’aimait rien moins que la liberté, le pur vagabondage, la fantaisie d’être ici ou là dans l’instant même où elle le décidait. Et puis, désignée par le prédicat infiniment fluide, disponible, transitif de « Nalya-de-l’eau », elle était pareille à la source jaillissante, à la rivière se glissant en ondulant parmi les rives semées de roseaux, pareille enfin à ces larges estuaires qui partageaient leur existence en mille et un bras afin de connaître l’ivresse du multiple, du polyphonique. Baptisée elle l’avait été à son corps défendant, sise au centre d’une cérémonie initiatique qui devait la livrer au monde avec l’estampille indélébile d’un destin scellé par avance.

 

   Cérémonie de soi.

 

   Or Nalya ne redoutait rien tant que les cérémonies, les afféteries, les préparatifs, les rituels, les conduites dûment établies, les étiquettes sociales, l’étroitesse des dogmes, la pratique gelée des us et coutumes, les dispositions puritaines des cultes, les postures protocolaires, les conditionnements liturgiques, les préceptes religieux, les corsets ajustés des traditions. A simplement évoquer tous ces mondes figés, à les porter au devant d’elle et elle s’en détournait comme si une mauvaise maladie l’eût menacée dans son intégrité même. Alors quoi de plus excitant que de se dissimuler, d’avancer en catimini, cachée par sa propre retenue, sous couvert de son intime pudeur et de dévisager toutes  ces bizarres pratiques grégaires qui, d’un seul et même mouvement, aimantaient les foules, les canalisaient ici et là dans les rets d’une possible et inaperçue aliénation. Exister était porter la liberté à sa plus ample possibilité, à savoir décider de soi, de l’utilisation des choses, s’abreuver au puits d’une irrésistible joie que seule pouvait procurer la maîtrise d’un libre arbitre que tempérait, bien évidemment, la convenance d’une éthique.

 

   Le spectacle du monde.

 

   Nalya, parfois, se déguisait en voyeuse. Située dans les coulisses du hameau, elle observait les processions de croyants, ces noires déambulations qui gravissaient la montagne jusqu’à la croix qui, en plein ciel, jetait son ossature de fer pareille à la verticalité d’un châtiment. Elle se distrayait des baptêmes, se plaisait à écouter les murmures inquiets des  officiants, à deviner les pleurs du nouveau-né qu’une onde salée parcourait en électrisant le jeune corps. Elle aimait regarder la pompe des mariages, les tenues guindées, les brocarts, les soies rutilantes, les hermines éclatantes et elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il ne s’agissait que de cache-misère, de vêtures en trompe-l’œil, de simagrées se dissolvant bien vite dans les nécessités de la réalité. Scène de théâtre sur laquelle s’agitaient les marionnettes, castelet avec leurs touchantes figurines de bois polychrome, acteurs disant leurs rôles sous la dictée du souffleur. Nalya avait, de l’eau, le continuel bondissement, le mouvement ininterrompu, l’impétuosité, la fraîcheur, la vivacité tant et si bien qu’elle se fût dispensée de rives afin que son parcours rendu à sa neuve liberté, elle pût, telle l’étendue d’une mangrove, se dispenser là où elle le voulait sans qu’un huissier, un majordome vinssent lui souffler à l’oreille le lexique de son mouvement, l’inflexion de sa parole, la distance entre ses pas, la modalité de son accomplissement.

 

   Nalya en son élément.

 

   Après qu’elle avait bu à satiété le film tressautant des usages, elle s’empressait de regagner son antre aquatique - nul n’en savait le lieu -, se dévêtait entièrement, sauf des bas à mi-jambe, couleur de chair, sauf une traîne de mariée, flottant voluptueusement entre deux eaux, entourée d’une théorie de bulles qui n’étaient que la métaphore de son émancipation, de sa belle impertinence, de son affranchissement de toute contrainte que des rhéteurs lui auraient dictée, des législateurs auraient consignée en termes exacts dans la pierre sévère de leurs livres sacrés. Le seul sacré dont elle pensait devoir faire l’épreuve, celui qui la sustentait à la force de l’eau, cette matière si souple, ondulante, éthérée qu’elle se confondait presque avec la sublime texture de l’air, avec la délicate mouvementation de l’amour. Sans doute eût-elle pu être Sirène, Ondine, Messagère des flux  en leur abyssale profondeur, lumière traversée par la libre fulguration du temps. Flotter était le destin de sa nature. S’enquérir de soi dans l’orbe d’une immédiate félicité. Vivre en solitude le seul précepte auquel elle accordât une quelconque valeur. Elle était l’épousée  de la vague et des flots, la disposée à être selon l’aventure silencieuse de soi. Elle était « cérémonie » précédant toute cérémonie, elle était le simple, le dénué d’artifice, l’ouverture à ce qui se disait en mode crypté et jamais ne demandait l’exposition, le projecteur, la rampe, la scène, le tumulte, la foule avec ses codes et ses étiquettes, ses formules et ses incantations. Elle était ELLE en sa spontanéité, en son imminente donation. Rien d’autre que cela. Rien d’autre ! A partir de là, toute cérémonie se dissolvait à même sa frivolité. Seule la présence !

  

 

 

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