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8 juin 2020 1 08 /06 /juin /2020 09:39
Errance mauve du jour.

          Photographie : Patricia Weibel.

 

 

 

 

 

   On est comme disloqués.

 

   D’abord il y a la nuit. La nuit dense, d’encre, la nuit scellée à sa propre dérive. Nappe de suie étendue d’un bord à l’autre des consciences humaines. Chape de plomb et les poitrines sont des soufflets aux dépliements rauques. L’air est poisseux qui glace les membres, les enduit d’une pellicule translucide à peine visible. C’est tout juste si la pulpe du cœur gonfle sous la pression carmin. Tout juste si les membres demeurent attachés à la douve du corps. Sur les couches de toile on est comme disloqués, en chemin vers une possible diaspora avant que de rencontrer une réalité archipélagique incontournable, un éclatement de soi dans les mystérieuses travées du temps. Partout le mouvement syncopé des meutes d’eau et l’impression d’un déluge avec ses cataractes de gouttes, ses javelots d’ondes serrées qui percutent le cuir de la peau. On est traversés de traits, sillonné de points et la chair se hérisse dans le genre d’un papier semé de verre. Lente abrasion de l’esprit qui ne s’allume plus que par endroits, fanal perdu dans les brumes de l’inconscient.

 

   Constellations d’opium.

 

   Et le rêve, le rêve qui lacère la chair, élève ses cathédrales de brume, lance ses ponts de corde dans l’espace, déroule ses escaliers à double révolution, dresse ses pont-levis, livre ses anatomies cabossées, écartèle le désir, ouvre les vannes rubescentes de l’imaginaire. Oui, là, demeurer dans la faille onirique, boire toute l’ambroisie des étoiles et s’attacher aux constellations d’opium, se lier aux sorcelleries du peyotl, s’aliéner dans la libre ouverture des cosmogonies de sable et d’étain. Être métal en fusion, gorge bleue du pigeon, avenue du plaisir dans les catacombes étroites du doute, manducation verte de mante religieuse, métamorphose infinie et polychrome du caméléon aux ocelles d’émeraude et de gemme bleue. Oui, c’est cela que disent les hommes aux muscles tendus, les femmes aux gorges pléthoriques dans les encoignures grises du sommeil. C’est cela même qui délivrerait de la nasse de peau, ouvrant un monde flottant, illimité et l’on n’aurait plus besoin de se sustenter, plus besoin de demeurer dans la varlope désirante qui découpe en minces copeaux ce qui se donne à voir dans la mesure consternée du regard.

 

   Simple racine blanche.

 

   Être sans condition, être sans attaches, être souffle de vent dans la demeure lisse du ciel, simple racine blanche qui avance dans la vanité de l’humus, pluie d’arc-en-ciel au-dessus du dôme violet de l’océan aux eaux profondes. Être sans histoire, sans lien qui attache et soude aux forceps des événements, sans langage qui installerait le règne d’une fable, initierait le cheminement d’une biographie. Être sans chambre où copule la lumière blanche, aveuglante de la rencontre des amants. Passer au travers de soi, retourner sa peau, déplier sa calotte, en inventorier les viscères, en éprouver les sombres gluances, en saisir les gaines électriques, s’électrocuter à même la puissance de son propre ego, cet abîme sans fin où se précipite tout individu afin de se croire vivant. Se croire vivant, oui !

 

   Furie céleste.

 

   « Se croire vivant ». C’était ceci que proférait l’humain dans son vibrant désarroi. Il suffisait de pousser sa croisée sur l’entaille mauve du jour, de laisser les sclérotiques des yeux gonfler sous l’ardeur solaire. C’est à peine si l’on percevait quoi que ce soit des choses du monde abrasées par l’inconséquence de l’heure zénithale. L’immense boule blanche crachait son venin depuis les hautes sphères invisibles du ciel. Partout des lambeaux en proie à la fureur, partout des échardes de brûlante lumière, partout des flammes avec leurs éclats mortuaires. Oui la Mort était proche qui se disait selon la violente rhétorique de l’astre fou. La chaleur suintait, dégoulinait en longues tresses que les caniveaux de ciment régurgitaient avec peine. Les hauts candélabres de tôle se vrillaient et, parfois, mouraient dans une piteuse flaque de zinc. Les feuilles des arbres étaient de minces oriflammes desséchées, des perditions de carton qui attendaient leur dernière heure. Les voies ferrées étaient des nœuds d’acier violentés, enserrés dans les mors d’une puissance démente. Y avait-il au moins quelqu’un qui pût encore témoigner de l’existence, proférer une seule parole, émettre un signal perceptible par une intelligence extra-humaine ? Peut-être simplement par une diatomée qui, depuis son antre glauque, recevrait encore quelque message du monde. Y avait-il ?

 

   Dans l’attitude de la stupeur.

 

   Sur la passerelle de bitume que le jaune boulotte consciencieusement, Dernière Femme est là dans l’attitude de la stupeur, saisie par le glaive d’effroi qui la transperce à la manière d’un phallus dément. La dernière semence anthropologique vient d’expurger sa liqueur séminale d’or et de pollen dans la sidération du jour. Sur Terre, plus aucune profération qui dirait le parcours d’une vie, les diaprures de la passion, les surgissements obséquieux de la gloire. Enfin la justice établie. Enfin l’égalité assurée, un néant équivalent à un autre néant. La déraison exponentielle de l’homme a eu raison de son inconstance, de sa naïveté foncière, de la légèreté selon laquelle il se confie avec innocence à la certitude de son paraître.

   Dernière Femme est hagarde, plantée dans la rumeur solaire qui la frappe de nullité. Combien sont loin les jours passés avec leur ébruitement de source claire, leurs aubes diaphanes s’éveillant au bonheur de l’heure ! La corolle mauve du parapluie n’est plus désormais une parade suffisante afin qu’une vie ait lieu à l’abri des orages existentiels. Le visage, déjà, se dilue dans une illisibilité qui semble n’avoir aucune limite. L’ample robe noire, vestige symbolique du royaume nocturne se pare maintenant des couleurs d’un deuil immédiat. Le plus confondant qui se puisse imaginer, savoir le sien et après rien n’aura plus lieu que le silence éternel et les espaces infinis où se perdaient, autrefois, d’aventureux oiseaux. Les jambes claires sont l’ultime attache de chair - mais s’agit-il encore de cela, de chair dans cette irrémédiable perte du corps ? -, l’attache terminale avant le grand saut dans l’inconnu. Avec plus d’élan que n’en autorise le chanvre indien, avec plus de persistance que les éclairs de l’opium, plus de consistance que la puissance hallucinogène du LSD. Un éblouissement, une explosion de photons, une déflagration de magma et la conscience illuminée pour des millénaires avec des cortèges de pensées mauves, de souvenirs bigarrés, de rêves multicolores dans les limbes de l’être. Oui, nous voulons cette conflagration, ce feu d’artifice final, cette ouverture magistrale de la corne d’abondance qui nous fera passer d’un univers à un autre. Nous ne sommes dans l’errance mauve du jour qu’en attente de cela. Qu’en attente ! De cela !

 

 

 

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