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1 juin 2016 3 01 /06 /juin /2016 07:36
Loin des hommes.

Œuvre : André Maynet.

D’elle, souvent on m’avait parlé. D’elle, de Nativité, cette fille dont on disait qu’elle existait quelque part, après les landes et les tourbières, là où l’eau était claire, l’horizon immense et le temps converti au silence.

En ce temps-là, j’étais une sorte de chemineau, un vagabond, un Gavroche fréquentant aussi bien les pauvres gens que les riches ou bien les non encore parvenus à la gloire. Je sillonnais le monde au hasard de mes rencontres, une fois dans les contrées du sud, l’Espagne surtout dont j’aimais la langue, les paysages, les tapas que l’on dégustait dans les bars, l’été, sous la giration incessante des ventilateurs. Une fois au nord, près des fjords profonds de Norvège, à la limite des grands lacs de la Suède et, depuis quelques années, ma silhouette dégingandée, on l’apercevait dans ce pays d’Irlande dont j’avais fait ma patrie d’élection. Je vivais de petits boulots, donner un coup de main pour faire rentrer les moutons à l’étable, les maintenir entre mes jambes le temps de la tonte ; pousser la chansonnette dans les pubs ou sur les places publiques ; dessiner sur les trottoirs la caravane des événements du quotidien, repeindre une façade, écrire un article que j’échangeais pour quelques livres dans le journal local.

D’elle, souvent on m’avait parlé. D’elle, de Nativité, cette fille dont on disait qu’elle existait quelque part, après les landes et les tourbières, là où l’eau était claire, l’horizon immense et le temps converti au silence.

Je vivais, depuis bientôt deux ans, dans une maison modeste, au toit assez bas, trois cheminées rythmant le faîte, aux murs blanchis à la chaux, aux trois fenêtres identiques, à la porte étroite et de petite dimension. Il fallait baisser la tête pour pénétrer dans l’unique pièce qui me servait, tout à la fois, de cuisine, de chambre et de salle à vivre. Je disposais d’une cheminée dans laquelle je faisais brûler des bois morts, des racines éoliennes dont la lande était prodigue et me sustentais, surtout, de fromages et de quelques légumes que j’échangeais contre l’entretien du logis, mon propriétaire ne demandant guère plus qu’une présence discrète et bienveillante. Les longues soirées d’hiver, je les passais, invariablement, dans un pub nommé « Achill Island », au milieu de débonnaires et authentiques autochtones que ne rebutait ni le whisky tourbé, ni la Guinness, qu’ils distillaient au son de la guimbarde, du bandonéon ou bien du cistre. Curieuse, l’âme de ces hommes, enduite d’une joie toute mélancolique, le regard vous traversant sans vous voir, tête perdue dans la fumée des cigarettes, yeux vides comme ceux des possédés et des chamans en transe. Cependant je ne songeais pas à me plaindre de cet étrange romantisme qui semblait se ressourcer aux angles du vent, aux arêtes vives des pierres et aux mares d’eau noire des tourbières. Je pensais que leur ascendance celte les reliait, par delà un présent qui s’effilochait, aux mythes fondateurs, à ces fameux guerriers de la Branche rouge dont la narration, au coin du feu, durait une semaine entière selon la légende. Je les croyais sous l’influence du symbolique trèfle dont les connotations magiques, macérées depuis des temps ancestraux, imprimaient dans l’esprit de ces pierreux, de ces menhirs de chair de curieuses visions que venait renforcer la vapeur éthylique dont était tissé l’air du pub.

D’elle, souvent on m’avait parlé. D’elle, de Nativité, cette fille dont on disait qu’elle existait quelque part, après les landes et les tourbières, là où l’eau était claire, l’horizon immense et le temps converti au silence.

Et, voici que l’hiver dernier, au sortir d’une soirée bien arrosée où les légendes étaient allées bon train au milieu des soupirs de l’accordéon et des sons aigrelets de la bombarde, alors que le jour commençait à blanchir sur la lande habitée des boules grisâtres des moutons, me voici, chaudement vêtu, arpentant ce mystérieux pays d’Irlande, à la recherche de Nativité, m’apercevant, bien plus tard, que je ne courrais, en réalité, qu’après mon ombre. L’air est frais et brumeux qui poisse mes cheveux, pénètre la broussaille de ma barbe. Loin, à l’horizon, le soleil n’est qu’une sphère laiteuse guère plus lumineuse que la Lune lorsqu’elle se dissout dans la clarté qui monte. A mesure que je progresse sur le chemin de gravier, parmi les alignements des cairns et les bras décharnés des arbustes, le silence se fait plus dense, palpable, tel une ouate qui s’ingénierait à enduire mes oreilles, à dissimuler les sons, à les rendre imperceptibles ou bien mystérieux, ce qui, en définitive, est la même chose. Je marche, longtemps, d’une cadence souple et mesurée, longeant des plages de sable blanc que je n’avais jamais vues, hérissées de quelques cailloux, soulignées des traits réguliers de festons de goémon alors qu’au loin brille la ligne d’écume qui sépare l’eau du ciel des nuages gris. C’est, soudain, comme si j’étais arrivé au bout de la Terre, à l’extrémité d’un isthme au-delà duquel ne peuvent vivre que l’imaginaire, s’écouler le fleuve des pensées, rayonner l’étoile de l’esprit.

Je suis, maintenant, sur un promontoire où la vue s’élargit d’une manière si ample qu’il n’y a plus de limites, que toutes frontières s’abolissent, que ne règne plus que le peuple du vent dans lequel glissent sternes et goélands, que ne figure plus que la lumière dans son inépuisable ressourcement. Loin, là-bas, sur la dalle de sable clair, parmi les affleurements d’une eau calme et limpide, se laisse deviner une forme qui, d’abord ne dit rien, ne se dévoile pas, demeure dans la position d’une énigme. Alors je place mes mains en visière au-dessus de mon front, j’accommode autant qu’il est possible et ce que j’aperçois, dans le plus pur étonnement, est ceci : Nativité (car, ici, dans cette terre si semblable à l’infini, il ne peut que s’agir d’elle !), Nativité donc, posée sur une pellicule d’eau grise, en position quasiment fœtale, portée par un subtil liquide amniotique qui dit « sa naissance latente », sa disponibilité à être, à débuter le cycle de la vie. Oui, elle est encore au-dedans d’elle, pareille à une demoiselle à peine éclose, fragile libellule cherchant en son intime le tremplin qui la portera au jour. Elle, si nue, si abandonnée, si irréelle qu’on se croirait victime d’une hallucination. Qu’on penserait ne pas être né soi-même, simple pellicule que n’habiterait nullement la chair, que ne parcourraient ni les rivières de sang, ni les lacs de lymphe. Un événement en voie de constitution, un grésillement avant la flamme, un souffle avant que la voix ne paraisse et initie le beau chant du langage. Là, devant, la forme est si belle qu’elle fait songer à la pureté de la sculpture lorsque le burin de l’artiste dégage les écailles qui la dissimulaient au regard. Car Nativité existait de tous temps. Aussi bien dans les vieilles têtes hirsutes des habitués du vénérable « Achill Island », que dans la conscience rustique des premiers Celtes si peu dégagés de l’âge de la pierre, que dans la mienne, ce chemineau que je suis, cherchant sous tous les cieux ce que veut dire être Homme, être Femme, ce que tous nous savons à la lumière de notre intuition mais que nous ne formulons jamais qu’à moitié, avec retenue, comme si, à proférer la naissance de l’humanité, il y avait quelque réserve, quelque doute ou bien une culpabilité qui nous tiendrait sur le seuil de la parole, n’osant rien dire de ce qui, étymologiquement, provient de l’humus. Humus = homme = promesse d’efflorescence.

C’est ceci que j’apprends, moi l’aventurier d’un chemin qui n’est que le mien, qui part de moi et y revient tout comme la naissance qui fait son éternelle giration puis cède la place afin que d’autres naissent et que le cycle continue, infinité de nativités s’emboîtant dans une infinité de nativités et ainsi de suite jusqu’au commencement du temps qui n’en est que la fin puisque le temps, de nature circulaire, se ressource continûment, ce qui vent dire que nous, qui nous disposons à la finitude, il nous faut consentir à renaître, sous une forme ou une autre. Peut-être gemme brillant dans la veine sourde du limon ; peut-être sîmorgh, cette belle huppe sacrée des anciens Perses à la vie si discrète, effacée ; peut-être sous la forme du généreux héliotrope qui accomplit son culte au soleil avec l’harmonie requise aux choses essentielles. Peut-être sous la figure de ces Irlandais qui, sans le savoir, fêtent Nativité au son de leurs accordéons, au rythme fou de leurs libations. Oui, moi le saltimbanque, le diseur d’aventures bonnes ou mauvaises, le bon à tout, le bon à rien, j’ai vécu cet événement fondateur du surgissement au monde. Oui, moi le chercheur d’impossible, le quêteur d’absolu, apercevant Nativité, je sais que l’immortalité existe, que les âmes transmigrent les unes dans les autres à la manière de vases communicants. C’est ce que je me suis empressé de dire au peuple du pub, aux officiants des rites et croyances qui ne font que fêter leur hypothétique résurrection le temps d’une légende et s’accorder le pouvoir insigne de la métempsycose.

D’elle, souvent on m’avait parlé. D’elle, de Nativité, cette fille dont on disait qu’elle existait quelque part, après les landes et les tourbières, là où l’eau était claire, l’horizon immense et le temps converti au silence.

Oui, Nativité existe. C’est elle qui visite vos rêves et vous habite le temps d’un bref sommeil. Mais vous le saviez, n’est-ce pas, vous le saviez ? Nativité, c’est vous, c’est moi, c’est l’Irlandais qui, chaque soir, ressuscite les mythes anciens des Celtes, porte la vie au-devant de lui et, toujours, attend de renaître afin que le temps ait lieu.

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