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24 juin 2020 3 24 /06 /juin /2020 08:09
Fortune de mer.

Fortune de mer.

avec Marion Romagnan.

Œuvre : André Maynet.

Fortune, tel était son nom, n’était nullement navire amiral, cette Méduse allée s’échouer sur les sables du Banc d’Arguin, plutôt modeste brick aux deux mâts, lesquels ne demeuraient plus visibles, après le naufrage, qu’à l’aune d’un haut tabouret dont notre Héroïne avait fait le lieu de sa vigie, ainsi qu’un pieu criblé de vase sur lequel était posé un Goéland. Le paysage était modeste, il faut en convenir puisque, hormis ces deux rescapés, il n’y avait que la face immensément grise de l’eau, miroir sans fin reflétant, comme en écho, les images singulières de deux égarés parmi l’anonymat de l’onde et la perdition de l’air. Seule inscription affleurant de l’absence, deux énigmatiques lettres Iố , dont seule la mythologie, sans doute, avait gardé le souvenir sous les traits de cette infatigable nageuse qui avait traversé les mers d’Europe et d’Asie et finit par donner son nom à la mer Ionienne. Mais ici, il n’est question ni de mythologie, ni d’histoire merveilleuse, mais d’une réalité aussi simple que verticale dont deux personnages étaient les hérauts à leur corps défendant. Hérauts, certes, car il y avait un message qui transparaissait sous la ligne de flottaison si l’on peut se permettre cette métaphore aussi courte qu’indigente.

Ainsi, après que le naufrage avait été consommé, au large des côtes parsemées de rochers déchiquetés, où ils avaient dérivé, hauts murs de granit battus par le vent, tels qu’en mer d’Iroise, Fortune et Goéland étaient les seuls habitants visibles qui flottaient au gré des courants de marais, près des passes étroites semées d’écueils qui étaient la hantise des navigateurs de tous bords, fussent-ils aguerris à la façon d’Ulysse voguant en direction de Troie. Pour se sustenter ils n’avaient guère qu’étoiles de mer perdues sur le vaste océan, quelques filets de goémon et, parfois, les jours les plus fastes, des moules aux coquilles noires soudées au bouchot dont Goéland avait fait, sinon son aire d’envol (ses ailes étaient engourdies aussi bien que son esprit), du moins le reposoir sur lequel, entre deux tempêtes, il méditait sur le sort des goélands ses frères, ainsi que sur celui des Fortune du monde, ses sœurs. Le temps passait, empli d’heures insaisissables et la trille des secondes dont on eût aimé entendre le cliquetis se perdait, le plus souvent, dans la cataracte serrée des embruns et le claquement de la houle. Il y avait comme un sentiment d’infini qui planait, une impression d’éternité qui faisait sa mince symphonie d’un bout à l’autre de l’horizon.

Ce hiatus du présent aurait pu durer aussi longtemps que le monde si, entre Fortune et Goéland, ne s’était installé ce qui eût paru inconcevable même aux esprits les plus féconds à imaginer l’impossible. Nos deux aventuriers, à force d’avoir un destin commun, une existence identique, des perceptions semblables avaient fini, si l’on peut dire, par ne plus faire qu’un, une seule identité, une seule et même boule compacte comme si, malaxant deux sphères d’argile, on en avait fait un unique cosmos dans lequel chacun reflétait l’autre sans qu’on pût déceler où commençait l’oiseau où se terminait la femme. Les philosophes appelaient ce curieux phénomène participation de la même manière que les formes intelligibles participent les unes des autres dans le système platonicien. Ceci voulait simplement dire que, tour à tour Fortune était Goéland qui, à son tour, était Fortune. Alors, forts de cette belle ubiquité qui leur permettait, de mêler les prédicats de l’humain à ceux du genre animal, ils étaient tantôt forteresse de plumes dérivant dans les plis du vent, tantôt effigie de chair parlant la belle langue des hommes.

Ce que Goéland s’amusait à faire, c’était ceci : marcher sur le pont d’un ferry, par exemple, comme l’un de ses passagers, juste derrière les touristes agglutinés contre les grilles des pavois et leur souffler une phrase, une seule dont ils feraient leur énigme durant le voyage, ne percevant nullement où était située sa provenance, qui en avait été le mystérieux émetteur :

« Quand il n’obéit pas au gouvernail, le navire obéit à l’écueil. »

Bien évidemment, nul ne connaissait cette citation tirée de L’Île des Pingouins d’Anatole France, pas plus que le sens implicite qui y était contenu. Goéland était volontiers philosophe, mais comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, lui, Goéland tirait des plans sur la comète à son insu. Cependant ce qu’il retenait de cette brève assertion était tout simplement un mince précepte moral qu’il adressait à ses frères les hommes. Il fallait être maître de l’embarcation de son existence, faute de quoi un échouage surviendrait, mais alors il serait trop tard pour apercevoir l’écueil.

Prenant son envol (car maintenant qu’elle possédait cette belle faculté, rien ne la retenait plus à son siège océanique), Fortune montait haut dans l’air battu de pluie, haut, très haut, là où il n’y avait plus que le soleil et le vide et les oiseaux de feu qui bravaient les flammes célestes. Puis elle proférait la première chose qui lui venait à l’esprit :

« La parole doit être vêtue comme une déesse et s'élever comme un oiseau. »

Bien évidemment, les oiseaux du ciel, même les plus instruits, même les plus omniscients n’avaient jamais entendu ce proverbe tibétain. Oui, la parole humaine devait être une déesse, c’est à dire gagner les hauteurs de l’indicible, la vastitude de l’invisible et, à la manière des oiseaux royaux, l’aigle au bec recourbé, le gypaète à la barbe hirsute, le milan au plumage noir, gagner les hautes sphères, là où vibrait l’intelligence, où soufflait le vent de la poésie, où l’art éployait largement ses rémiges. L’homme, la femme devaient se faire oiseaux tout comme le poète devait se faire voyant selon la belle optique rimbaldienne. Les oiseaux n’étaient pas des oiseaux, de simples boules de plume que l’on pouvait considérer au même titre que la feuille égarée dans le vent ou bien le coussin de mousse à l’abri des ombrages. Les oiseaux étaient des éclats de transcendance, des fragments d’absolu, des écailles vives d’esprit. Il fallait être oiseau tel que celui de Braque, non seulement un être des nuages mais aussi, surtout, la mise en forme d’une idée, la révélation de ce que l’esprit peut percevoir dès l’instant où il a abandonné les pesanteurs terrestres pour gagner les sphères indivisibles, multiples de l’abstraction, là où la simplicité est synonyme de complexité, d’aperception de tout ce qui vient à l’encontre d’un seul et même mouvement de la pensée : le bleu de l’éther, le disque atténué du soleil pareil à un éclat lunaire lors des hautes eaux, une bouche happant le mystère de ce qui est inconnu et toujours interroge jusqu’à la dernière cellule du corps, un homme couché dans la position du repos qui est aussi celle du rêve, de la riche méditation, de la puissante contemplation qui voit derrière l’écran des choses, bien au-delà du voile de l’illusion, toute cette beauté en attente, toute cette splendeur que les yeux découvrent s’ils savent s’ouvrir à la mesure des choses essentielles. Il fallait être oiseau tel que celui de Picasso, cette sublime colombe, cet unique trait de crayon qui porte en lui toute l’amplitude d’une humanité riche de devenir dont la paix est, sans doute, comme la liberté, l’un des symboles les plus féconds que l’homme ait jamais imaginé. Quelques touches de couleur, quelques lignes suffisent à dire le tout de l’existence, la justification de toute vie dès l’instant où elle est comprise autrement qu’à la mesure d’un simple phénomène biologique, un processus de croissance. Il fallait être oiseau tel que celui de Chagall, cette Femme-oiseau de 1961 qui, à elle seule, redouble le propos de cette modeste fable et la porte à une manière d’accomplissement que ces quelques mots indigents auraient bien du mal à assurer, tellement le propos de l’art transcende l’objet du réel et le lance dans des espaces ouraniens si vastes que l’intellect a du mal, parfois, à en saisir la substance. Mais revenons un instant à la toile de Chagall et portons-là dans la seule vision qui lui convienne, l’onirique par laquelle, à la fois, être Fortune sur le sol de Terre et Goéland sur la courbe du Ciel. Disons, simplement en langage l’inflorescence de l’œuvre et, d’un seul empan, nous aurons la parole du rêve, la multiplication de l’imaginaire, la rhétorique infinie du symbole. Disons simplement par plaisir, comme l’enfant suce lentement son berlingot afin d’en savourer les saveurs anisées, les notes poivrées, celles mentholées qui, en définitive, ne sont que les perceptions exactes de l’innocence, celle dont l’homme devrait témoigner afin d’être au monde dans la seule vérité qui soit.

Fortune de mer.

La Femme-oiseau. Marc Chagall. Source : Vadim Alyoshin – Google images.

C’est le matin, c’est le soir, c’est le jour et la nuit, c’est l’obscur et la lumière. La ville est là qui dort dans son voile bleu, plongée dans le sommeil des hommes qui féconde la présence infinie des étoiles. Elles sont invisibles, les déesses de l’ombre, mais parlent le langage de la fleur et de l’abeille, elles font le bruit de la source et le murmure du vent. Elles sont piquées aux yeux des hommes, aux ventres des femmes, elles dessinent leur diamant dans l’ombilic, elles poudroient la hanche et rendent visibles les feuillaisons des sentiments. La ville est si calme dans le reposoir impalpable du temps. C’est une à peine vibration, la chute inaperçue d’une comète, la résille souple d’un feu dans la cage de verre d’un phare. Fleuve, pont, architecture de pierre et de fer dans un seul et même ondoiement, un recueil disant la fatigue des hommes, leur désir de porter à l’incandescence ce qui, en eux, sommeille mais s’agite sous la passion contenue à force d’abnégation, sans doute de renoncement. Alors voici que surgit la flamme d’un bouquet, que s’étoilent mille couleurs douces, si peu insistantes qu’elles pourraient, soudain, s’effacer pour ne plus paraître. Miracle du phénomène, de la donation alors que tout semblait touché d’évanouissement, sur le bord d’une disparition. Voici que le rêve est devenu Femme-Oiseau, Fortune-Goéland, cette sublime fusion en une même unité des visions humaines et du symbole infiniment libre de l’hôte céleste, celui qui est le médiateur, le messager qui, nous ôtant notre gangue d’argile nous remet dans l’entièreté de l’univers, seul lieu où toujours nous aurions dû être alors que nous creusons la terre et pleurons de la quitter. Ce que nous voulons être, hommes-oiseaux, femmes-oiseaux, cela nous l’espérons mais ne le savons pas ! Le vol est toujours pour demain.

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