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21 mai 2016 6 21 /05 /mai /2016 07:33
Que savons-nous de l’heure blanche ?

« Avant que la neige ne disparaisse... »
photo 11
expo : « Parler d'ici (pour parler de mes ailleurs...) »
Photographie : Alain Beauvois.

« Ce dernier hiver, en prévision de cette expo, je « guettais » la neige... Et sur les plages qui me sont familières, elle ne sera venue qu'une fois, elle sera tombée discrètement une nuit. Je suis arrivé sur la plage des Hemmes d' Oye vers 7 heures, avant le lever du soleil, juste avant la disparition de la neige. Les couleurs, la luminosité, tout était différent, comme si elle avait marqué son passage. On n'entendait plus le vent, on n'entendait aucun oiseau de mer, on n'entendait pas la mer, à plus d'un kilomètre, c'était marée basse et j'avais aussi le coeur à marée basse. Tout avait disparu, c'était comme «l 'instant unique », et je l'ai photographié... »

AB.

Au milieu des vagues d’encre, il y a un trou, un trou blanc qui avale les mots, aspire les rêves, dilue les images et, se réveillant sur la plage des draps, on est comme sur une île dont le rivage se confondrait avec les eaux, on est sans attaches. Pourtant, depuis la densité de son sommeil on croyait avoir saisi quelque chose : une aile de libellule, une résille de cristal, le voile d’une mariée qu’un page tenait de ses doigts invisibles. On croyait avoir saisi un rêve dont on aurait sculpté le nuage en forme de désir ou bien qu’on aurait modelé selon sa fantaisie. Il y avait tellement à ouvrir, à faire se déployer et l’imaginaire gonflait de l’intérieur sa baudruche translucide, et le plaisir tendait ses rémiges sous la carlingue blanche de l’oiseau de mer. On était en plein ciel, dans l’espace illimité de la liberté, avec l’amande des yeux qui balayait l’horizon du monde. Au centre de la tête, là où se multipliaient les images, c’était un carrousel, une joyeuse sarabande, une grande roue invitant au vertige de l’exister. On était dans l’étendue, on était l’étendue même, son poème, son chant résonnant sous le dôme du ciel.

Le jour va bientôt poindre. Il est une bande de lumière, un simple rectangle de clarté dans la faille de la croisée. Un inaperçu dont on attend qu’il se révèle et, surtout, nous porte à la limite de nos propres frontières. Car nous ne voulons pas demeurer dans la chambre, là, sous le cercle de l’opaline, et laisser les phénomènes se révéler en notre absence. Voir est un tel prodige et notre volonté se lève contre le froid, et nos membres gourds se réchauffent à l’idée de la contemplation. Les rues sont cernées d’ombres dans lesquelles les boules des réverbères font leurs yeux aveugles avec des larmes suspendues à leur verre dépoli. Rien que le silence, son feutre partout répandu. Rien que l’immobile et les trottoirs dorment dans leur gangue de ciment. Quelques bancs pris de givre font, dans l’avant-jour, des rythmes de touches de piano, ivoire à peine visible que les grands arbres frôlent de leurs doigts enduits de gel. On a annoncé du froid, de la neige, du frimas, enfin toute une escorte blanche dont il faut témoigner avant que tout ne se ressource dans les plis de la terre, dans la désolation du sol retournant à sa teinte primitive. Tellement habituelle qu’on ne la voit plus.

Bientôt la plage des Hemmes d’Oye, cette vaste étendue découverte qui semble n’avoir nul port d’attache, qui pourrait aller jusqu’aux confins des rêves. Ici, le monde ne se dit plus en lexique citadin, pas plus que rural, c’est d’un autre type dont il s’agit, d’un pays d’utopie où inscrire sa propre légende en marchant sur la pointe des pieds, effleurant le sol à la manière d’une fiction qui ne se dirait qu’en mode d’approche, d’effleurement, non dans la langue de la raison ou bien de la certitude, cette manière d’être hors de soi dans la plus pure des vanités. Ici est le domaine du fin grésil qui teinte l’air de son impalpable duvet, ici est l’aire souple du givre et de ses étoiles mystérieuses, ici est le monde blanc dans lequel se fondent les vols incolores de la sterne, de la mouette, du goéland. Ici les oiseaux ne crient pas, ne réclament pas, ils vivent au centre de leurs boules de plumes et n’ont que faire des hommes, de leurs sottes polémiques. Comment, en effet, sortir de ce flottement à mi-chemin du ciel et de la terre, de cette démesure du vol pour affronter ce réel aux si dures aspérités ?

Mais maintenant il faut regarder, emplir son âme jusqu’à satiété de ces impressions qui, jamais, ne se renouvelleront. Le jour sort tout juste de son cocon, bande gris-bleue si semblable à la couleur du galet, à sa texture lisse sur laquelle la lumière est une fête discrète. Puis la ligne d’horizon, mince fil brun qui évoque la fuite de l’eau vers des géographies hauturières dont on ne soupçonne même pas l’existence, dont on ne saurait tracer la quadrature complexe, avec ses côtes découpées, ses rivages de sable noir ou blanc, ses promontoires, ses falaises trouées, ses dykes de lave regardant le ciel. Si mystérieux ce qui ne se voit pas et existe seulement au-dessus de nos fronts soucieux avec le sourire imperceptible du vent.

La neige est là, oui la neige que depuis toujours nous attendions, qu’une bise subite pourrait emporter avec elle, nous laissant démunis. Car la neige est une protection, une aire virginale sur laquelle inscrire ses rêves les plus fous, tracer ses propres empreintes pareilles à celui du découvreur du Pôle, de sa fascination glacée, magnétique. C’est bien là une des vertus du froid que de nous mettre en relation directe, immédiate avec les choses du paysage. Pas de tromperie, pas d’esquive possible lorsque l’air incise le visage, fait saigner les lèvres, entre dans la conque des oreilles comme un essaim de guêpes. Le froid est la vérité du temps qu’il fait, sa rectitude, sa verticalité à signifier dans la rigueur. Il n’a pas la vertu émolliente du printemps, la supercherie aveuglante de l’été, la facile nostalgie de l’automne. Hiver, neige, gel, comme une trinité indiquant la nécessité de vivre au plus près, d’aller à l’essentiel. Un Inuit ne sera jamais un Papou de Nouvelle-Guinée. Le froid est une lame qui aiguise le tragique, le chaud en est l’image inversée, une manière de palme qui invite à la douceur de vivre, à l’oubli de ce qui pourrait ouvrir l’abîme des questions.

La symphonie est là, devant soi, avec ses alternances de nuances colorées, ses gris perle, ses douceurs d’argile, ses lignes d’eau reflétant le ciel, le talc du grésil que trouent, par endroits, des mottes de couleur plus soutenue, une première lisière d’eau plombée avec des reflets de zinc lorsque l’orage alourdit les nuages et les incline à une cendre foncée, presque noire. Immémorial combat de la terre et de ce qui cherche à la recouvrir, à la dompter, l’effacer : pluie, neige, grêle, tapis de feuilles. Mais toujours la terre reprend ses droits et phagocyte ce qui, un instant, en avait atténué la royauté. La terre est la mère, la matrice accueillante qui, toujours, reprend en son sein ses propres rejetons. Terre qui est le réceptacle de tout, louve aux innombrables mamelles auxquelles s’abreuvent aussi bien l’eau, la pluie, les nuages, les feuilles aux si belles couleurs. Oui, le réel est là qui impose son empreinte aux choses. Pluie, neige, brume, chute des feuilles comme des songes de terre, de simples émanations, de joyeux enfants s’égaillant le temps d’une récréation. Maintenant le jeu est fini, la neige, petit à petit, réintègre son abri primitif, cet humus qui la retient avant de la libérer à nouveau. Alors, une dernière fois, le regard embrasse l’étendue blanche, s’en détache comme à regret. C’est si bien d’approcher ce qui, parce que virginal, s’auréole d’authenticité avant que des mouvements désordonnés de tous ordres viennent en troubler la subtile cohésion. Maintenant la rumeur de la ville est perceptible. Bruit de bourdon succédant à l’à peine grésillement du jour. Il fera chaud dans la chambre, tout contre le poêle. Les mains rougies brûleront du souvenir du froid. Infinité d’aiguilles plantées dans le derme pour dire l’heure blanche, son immense solitude, le temps infini qu’il lui faudra pour habiter à nouveau les yeux et les féconder de son langage si éthéré. Alors nous sommes en attente. Et nous rêvons !

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