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8 septembre 2016 4 08 /09 /septembre /2016 07:07
Dans la pliure pensive du jour.

Photographe : Stefano Brunesci.

« Estrella del dia », tel était le nom qui lui avait été attribué. « Etoile du jour », comme pour dire la rareté du présent et l’humilité des hommes devant la pure beauté. C’était ainsi, avant sa parution, une pure perte des choses dans l’ombre du monde. Les arbres, sur la colline, étaient dans une manière d’invisibilité. Les troncs inclinant vers des formes premières, indistinctes, simples traces de limon dans l’ornière du jour. Les yeux des feuilles étaient abolis, pliés sur leur cécité native. Dans les cimaises des rochers, les oiseaux de mer, les goélands à la vue puissante, les mouettes rieuses, les sternes rapides, tout le peuple céleste sommeillait comme si la nuit captatrice les avait retenus dans d’impalpables fils. Sur les cubes blancs du village, c’était une ombre longue qui faisait avancer sa toile et, alors, tout virait dans le gris de la lave, la surdité, ses reptations infinies. Sur le schiste des rues, la lumière avançait en longeant l’arête bleue des trottoirs et les hommes dormaient dans la douleur de l’aube. La respiration était si lente qu’elle soulevait à peine la nappe de brume, rumeur indistincte sur le cercle des chambres. Les lourds volets de fer ceinturaient les échoppes où dormaient les monceaux d’olives brunes, les pyramides de dattes. La lueur jaune du safran était un sable éteint en attente de clarté. Tout en bas de l’église, les chats glissaient dans les gouttières des rues avec le rythme du silence.

On se serait bien levés, on aurait enfilé le cuir de ses chaussures, on se serait vêtus d’un pantalon de toile, d’une veste élimée aux coudes, on aurait plissé ses yeux sur la naissance de la lumière, on serait allés rejoindre les autres, les vieux hommes aux visages de cuir sous l’arbre à palabres. Les rumeurs de la parole auraient festonné de larges essaims de mots se diluant dans la vitre grise du ciel. On aurait joué aux tarots dans la salle fraîche de l’Amistad, on aurait allumé de fins cigares avec leurs fils de cendre tendus dans l’air matinal. Tout ceci on l’aurait fait, ainsi que d’aller au Forn de pa, y acheter des pains à la croûte odorante dont la mie aurait habité les palais, on aurait regardé le chapelet des îles sortir du mystère de la nuit. Ceci aurait suffi à peupler d’images colorées, bavardes, la meute arbustive des têtes chenues, déjà en partance pour ce non-lieu dont ils étaient les anonymes passagers. L’autre côté du réel, là où les rêves dépliaient leur ombilic, l’imaginaire ses diagonales de cristal, la pure pensée ses myriades de fragments polychromes. Bientôt ils y seraient et ils verraient les coutures du monde, les fils des marionnettes, les poulies et les cintres faire se mouvoir l’étonnante dramaturgie humaine. Ils verraient leurs mains de corde usée hisser les filets tissés de poissons d’argent, ils verraient les fêtes de l’olivier, l’huile généreuse suinter dans les rigoles de pierre, ils verraient les vignes en terrasses, les grappes noires et le sang du vin faire sa tache en attente de la libation. Ils verraient les confluences d’espoir, les heures éclatantes de l’amour natif, les rendez-vous au clair de lune, ils regarderaient les criques se découper sons l’onction blanche de la lune, les feux follets des lamparos clignoter à l’encontre des étoiles, la ligne des lampadaires pareille à des sémaphores indiquant aux cieux l’étonnante présence de Calentia, ce prodige remis aux mains des hommes afin qu’ils en prennent soin. Ils verraient la boutique de Can Martinez, son store de toile rayé, ses étals de pommes luisantes, ses aubergines à la peau mulâtresse, ses grains de raisin gonflés de la lactation des femmes de la mer, ces déesses seulement atteignables depuis la pointe immaculée du songe. Les hommes étaient là, dans la pliure pensive du jour, leurs mains battant l’air, pareilles à des griffes de rapaces ne saisissant que le vide, un grand creux se dessinant en arrière de leurs fronts ridés, un abîme s’ouvrant dans l’arc usé de leur tête. Ils savaient, depuis leur intuition ancestrale, cette heure sublime mais hautement insaisissable où tout se soustrayait à leurs yeux assoiffés d’images, à leurs mains orphelines d’une forme à y recueillir. Ils savaient combien cette perte de la nuit, ce gain du jour ne se réalisaient jamais qu’à l’aune d’une longue déchirure. Il fallait se perdre nocturne pour se retrouver diurne, sur le bord du monde, en attente de l’évènement qui, bientôt, surviendrait, déploierait ses rémiges dans la poudre solaire.

Car il fallait qu’il y eût parution, car il fallait que se montre Estrella del dia , cette pure mise en forme de la beauté, cette esquisse platonicienne réalisée, cette hallucination plantant son écharde vive dans la braise des yeux. Alors, les vieux choucas, vieilles corneilles, les déjà-en-partance-pour-l’au-delà, les agitateurs de mots de l’arbre à paroles retrouveraient un semblant d’existence et, dans les canaux éreintés de leurs veines s’allumerait la fuite rouge du sang, dans la sclérotique de porcelaine s’animeraient les réseaux incendiés de la vue, dans leurs mains trembleraient les mailles ardentes du désir. C’était ainsi, chaque matin, dès l’aube radieuse étincelant de rosée. Là-bas, au loin, parmi les déchirements de la brume et la pluie de phosphènes, c’était la survenue à nulle autre pareille, comme si Estrella surgie des eaux prenait forme et le monde s’ordonnait en un immense et incroyable cosmos. Car, alors que l’événement avait lieu, plus rien n’existait que cela, le mystère d’être dans la lumière du jour.

On regardait la dimension ouverte de l’évènement. On disait la cascade d’obsidienne de la chevelure, le mystère des yeux pareils à d’étranges insectes sous la falaise du front, le linceul des joues lissées de clarté, l’arête droite du nez, la pulpe d’argile des lèvres, la douceur du menton, sa fuite dans une ellipse d’aube ; on disait la chute grise de l’épaule, sa lumineuse présence, on disait les colonnes des bras si semblables à celles d’un temple sacré, le pli des mains soutenant la résille de la vêture - semis d’étoiles sur l’encre du ciel -, on disait la discrétion de l’index faisant signe vers le secret de l’être qui, jamais, ne se dévoilerait ; les yeux des hommes tellement pris de cécité. On disait tout ceci mais dans le silence de soi, dans la réserve, le retrait, la pure discrétion car la beauté vraie ne peut qu’être effleurée, jamais proférée comme on le ferait pour l’objet posé devant soi.

C’était ainsi, après l’apparition, la lumière blanche coulait du haut de la colline. Les chênes-lièges se réveillaient, secouaient leurs troncs couleur de sanguine et une pluie de glands touchait le sol avec la douce insistance d’une comptine. Les eucalyptus faisaient chuter leurs écailles, dispersaient leurs capsules aux mille rayons de l’espace. Les dalles de pierre réverbéraient la lumière du ciel. Le lacis des venelles abandonnait sa glaçure bleue, se teintait d’une harmonie d’eau et l’on croyait à la chute d’une cascade dans quelque lieu tenu à l’écart des foules. L’arbre à paroles résonnait de cris joyeux, de bourdonnements, du dépliement des élytres des cigales. Au Forn de pa, c’était une infinité d’odeurs de levain et de croûte qui semaient leur fragrance dans l’air se déplissant. Dans les salles claires de L’Amistad, on entendait le glissement des lames du tarot et l’on croyait à des vagues souples faisant leur flux avec un bonheur simple. Sur les rochers noirs, sur les façades de ciment, sous les porches et les passages couverts se répercutaient les images circulaires du vol des goélands, les cris aigus des sternes, le crépitement des essaims d’abeilles. C’était cela, ce bonheur simple qu’Estrella apportait aux vivants sur ce coin de terre. C’était cela que les existants, sur cette île d’exil, recevaient comme une ultime faveur. Puis le jour baissait, la guirlande des lampes festonnait le port, les ruelles se teintaient de bleu profond, la forteresse de l’église faisait sa découpe claire alors que les hommes regagnaient leur solitude. Longue serait la nuit, immenses les rêves, impérieux les désirs du jour, les seuls à porter Estrella au-devant d’eux, à allumer dans les yeux les flammes de la joie. Il n’y avait plus qu’à attendre. Ceci était déjà l’amorce d’un bonheur ! D’une révélation de soi à soi.

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