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9 juin 2016 4 09 /06 /juin /2016 07:22
Saisie du silence des pierres.

Photographie : Katia Chausheva.

Comment étais-je arrivé dans cette manière de non-lieu, tard dans la nuit, alors que l'aube ne tarderait pas à paraître ? Cette Écosse si légendaire, on ne pouvait s'y dévoiler qu'à son insu, dans une manière de rêve éveillé. Longtemps l'on m'avait dit les terres désolée des Highlands, l'herbe rare prise de vent, la laine hirsute des moutons, leurs têtes noires comme des rumeurs sourdes plantées dans l'immense solitude. Longtemps on m'avait initié aux mystères insondables des lochs, Loch Eilh parsemé des taches brunes des algues et la fuite argentée de l'eau sous le glissement d'une rare lumière; Loch Laxford hérissé de cailloux aux arêtes vives sous la taie grise du ciel. Et la grève d'Achiltibuie, ses bandes alternées de roches claires et sombres que rythmaient les longues théories noires des varechs. Longtemps on avait versé dans le profond de mes yeux les images des Orcades, leurs dalles plates si semblables à des vagues d'acier que le temps aurait immobilisées tout contre la nappe lourde des nuages et les immenses plages de galets, leur luisance à contre-jour de l'eau, les falaises faisant tomber leur dérive sombre sur l'immense plateau de la mer. C'était ici, à Dunnet Heat, cette partie la plus septentrionale de l'île que l'Ecosse prenait son envol pour le grand large de l'imaginaire, du haut de son aire suspendue dans le vide éternel. Oui, ici, face à l'immensité du vide, à la démesure du regard, je prenais conscience de ce pays de légende, de son basculement permanent dans plus loin que lui, de son aimantation pour tout ce qui faisait signe vers le rêve, le fantastique, les légendes de tous ordres. Combien tout se relativisait alors que le bout du monde - peut-être la simple métaphore de l'existence en sa finitude -, faisait son infinie perspective dans une manière de fuite insaisissable ! Les monstres de toutes sortes, les Loch Ness, les châteaux habités de noir et de solitude, les draperies vertes des aurores boréales, tout ceci apparaissait comme une simple effervescence de choses bien plus secrètes, sans doute rivées au socle de l'humain, à ce qu'il avait de pierreux, de géologique, de primitif. Une plongée dans l'inconnu d'où, jamais l'on ne ressortait qu'à la mesure d'un étonnant égarement. Mains tendues vers l'avant, progression hésitante, cécité cueillie aux hasard des immersions successives dans les demeures de l'inconscient, sinon de la folie.

De vous, l'abandonnée à son sort sur son lit d'hébétude, pliée dans des linges couleur de nuit, alors que votre peau à l'éclat lunaire jetait dans l'ombre son renoncement à être, votre main droite enlaçant la pépite de votre ombilic comme pour la protéger d'une gloire éphémère, ou bien d'une trop vive clarté; de vous l'on disait l'étrangeté, l'insondable profondeur, la folie coruscante rongeant la noix occluse de votre pensée. Vous étiez retirée en vous, terre limoneuse et secrète que le reflux découvrait, que le flux inondait dans une même désespérance à vous connaître. L'on disait, dans ce pays de pierres et de vent, votre perdition à jamais, laquelle avait reçu pour nom définitif celui de "Fir Chlis", la lumière des "Hommes agiles", celle par laquelle vous aviez été pénétrée jusqu'à en perdre la raison. On vous disait folle de la mer, du rocher luisant, de l'herbe aux mille sortilèges, des eaux des lagunes, des chemins enserrés de pierres. Comme si la solitude de ces hautes terres, leur obstination à persévérer parmi la brume, au milieu de la plainte liquide du ciel, comme si tout ceci, cette démesure de gemme avait rongé votre esprit jusqu'à en perdre le sel et la moelle. Des journées entières passées dans cette espèce de retirement de vous, du monde, des autres qui semblaient seulement une faible lueur prise dans les glaces. Vous étiez au creux de votre mutité, dans l'aire minérale d'un autisme consommé, dans la pure verticalité de l'être renonçant aux choses terrestres. Et, de ceci, non seulement vous n'en paraissiez pas affectée, mais en partance pour ailleurs, dans un nomadisme qui semblait vous combler.

J'étais venu ici, sur cette terre extrême d'Écosse, avec le secret projet d'écrire à votre sujet mais ma main, se saisissant du stylo, retombait dès les premiers signes posés sur le papier. Vous observant, exclue de votre propre présence au jour, l'aire des questions ne tardait guère à faire son bourdonnement et le vertige signait toujours la fin de la partie. Comment regarder les ombres denses de la déraison sans s'y précipiter soi-même ? Comment être le voyeur de son propre reflet si, d'aventure, la folie se mettait à nous parler à nous aussi, depuis son étrange sabir, depuis sa gigue désordonnée, son emprise définitive sur notre silhouette de carton-pâte ? Ici, dans ce pays sans concession, dur comme le granit, lissé d'ennui et de désespérance, l'on vous disait l'amante d'un renne, lequel serait une réincarnation de l'esprit du sol primitif en sa sauvagerie première. Plus que l'image déjà fort surprenante de Léda et du cygne, vous avez été condamnée à être la victime de cet accouplement monstrueux, vous avez été sacrifiée à une mythologie barbare, tératologique, réduite à la roche, à l'eau lagunaire, au hérissement du lichen sur sa gangue de désespoir. Victime expiatoire d'un crime que vous n'avez pas commis et qui vous immobilise pour l'éternité sur cette couche pareille au grabat du pestiféré. Car, ici, tout est rude, toujours reconduit à une nécessaire confrontation avec une pensée hirsute, échevelée, prise dans les outrances d'un air gris si peu conscient de lui-même qu'il gire infiniment avec le bruit que font les galets en usant, les uns sur les autres, leur anatomie de matière grise, dense, sourde aux chants de la terre.

Longtemps on m'avait parlé de cette pointe extrême du domaine des hommes, de son élancement vers le dôme invisible de la mer, de sa rudesse à exister parmi la meute incessante des flots, mais l'abîme était tel qu'il fallait reculer, trouver l'amarre d'un rocher, la certitude d'une touffe d'herbe, la consistance souple de la laine du mouton afin de demeurer sur terre, de ne pas sombrer dans les mailles de l'irréel. Je ne suis pas revenu en Écosse. Aujourd'hui j'en redécouvre les images dans le luxe de photographies sur du papier glacé. Comme une manière d'exorcisme voulant me libérer de mordantes obsessions. Mais, maintenant, je suis si peu assuré de mes souvenirs avec les mouvements d'une mémoire agitée comme les hautes herbes des Highlands prises dans les bourrasques hivernales, couchées sous la lumière verte et abrasive des aurores boréales, alors que les boules noires des pierres à Rackwick Bay font leur moutonnement de cachalots gris et que la lumière vient à faiblir dans les arcanes de ma conscience. C'est ainsi, parfois, la vue devient si basse qu'elle éclaire à peine la plaine livide du papier et les corneilles, au loin, sèment leurs cris de confusion. Alors je me résous à poser le stylo sous le cercle de la lampe blanche. Je m'allonge sur le sofa à la couleur de braise éteinte, recouvert d'une laine bleue, je pose ma main en coque sur la graine de l'ombilic, avec quelque chose qui ressemble à une branche garnie de baies dans la pliure des doigts, je ferme un œil alors que l'autre semble si loin de moi, comme à la recherche d'une étrange clarté. Bientôt le jour baisse. Il fait si doux dans les corridors de la nuit proche et le rêve fait son ébruitement de source ancienne. Le sommeil est là qui fait déjà ses vagues lunaires et ses clignotements de luciole. On est si bien au creux de soi, dans la dernière mesure du jour !

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Published by Blanc Seing - dans NOUVELLES

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