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7 juin 2016 2 07 /06 /juin /2016 07:46
La Discrète de la dune.

Photographie : Katia Chausheva.

C'est toujours si troublant, d'apercevoir quelqu'un, de ne le connaître qu'au rythme du vent, à la mesure de la brume, dans la perte de la lumière. C'est cela qui m'est arrivé, vous voyant pour la première fois - la dernière ? - sur l'épaulement gris de la dune. Une simple fuite dans le deuil de l'air. Et, déjà, vous n'étiez plus qu'une buée à la face des choses. Une ombre sans retour, l'envol blanc de l'oiseau sur la vitre du ciel. Comment peut-on vivre après, simplement respirer, marcher le long de la mer les pieds noyés dans les embruns ? Plus de rivage possible et le regard aux larmes, dans le doute de soi-même. C'est si étrange cette subite solitude alors que votre frêle silhouette n'était pas connue, libre d'elle-même, aux limites d'un possible absolu. La perte pour la perte, l'absence de soi à soi. Si terrible d'énoncer cela et de poursuivre son chemin, les yeux pris de tristesse. Dérive hauturière qui n'en finirait pas. Et pourtant rien n'avait changé, ni le moutonnement gris des vagues, ni le fil de l'horizon, ni la houle blanche du soleil qui roulait à la limite du ciel. Une intime perdition qui vrillait l'ombilic. Infiniment. Un vertige. L'ouverture d'un puits dans le froid de la terre et, au-dessus, la margelle infinie des questions. N'était-il pas venu le temps du renoncement ? Mais comment effacer cela même qui s'est incrusté sur la porcelaine de vos sclérotiques avec la force de l'encre ? Comment ? Que celui qui sait cela se lève et vienne me dire le chant à faire lever à l'intérieur de soi afin que revienne la paix. Mais les mots butent contre la barrière des dents, mais les images font leur ébruitement tout contre les cerneaux du cortex, mais le tremblement est là, au creux du rien qui agite ses grelots et la folie est proche. Mais pourquoi donc être né si c'est pour demeurer paralytique alors que le monde bouge et fait ses ondes multiples ? Quelle déraison peut justifier cela, la perdition du jour alors que la lumière est à peine levée ? Il faudrait lier ses poignets avec des cordes d'acier et plonger dans la vague avec le désir de n'en point ressortir. Demeurer là, bois blanchi par le sable, usé par le vent et devenir aussi léger que l'os de la seiche et habiter la dune de son oublieuse mémoire. Il faudrait. Mais toujours on est emporté par sa propre irrésolution et l'on ne se décide jamais qu'à demeurer dans sa nacelle de peau tant que durera le monde. Une éternité, autrement dit.

Je marchais sur la ligne de séparation de l'eau et du sable, pareil au funambule sur sa corde invisible. Vos traces de pas avaient imprimé dans le limon le souffle léger d'une âme, un simple basculement des choses et la vue se perdait au loin dans de bien étranges songes. Comme une outre-nuit qui aurait fait son flux à la lisière de soi, emportant les dernières écailles de réalité, peau morte se dissolvant au vent subtil de l'imaginaire. Rien, il ne restait rien de celle que j'avais vue, que mes yeux avaient gravée dans les pliures de leur désir. Rien de tangible que cette fuite longue sous les assauts du jour. Rien que mes mains auraient pu saisir, portant le don à la mesure de l'icône. Rien et pourtant je vous sentais présente. Infiniment. Lovée dans quelque coin de l'espace à partir d'où vous me regardiez vous aimer en silence. Supplique du corps, sens suppliciés qui crient le mystère de la disparition. Je me suis baissé, j'ai pris entre mes doigts un peu de sable gris, refermant la conque de mes mains sur le prodige. Car ceci, je le savais, votre persistance à être dans tout ce qui paraissait et brillait sur la peau infiniment tendue du monde. Et les paroles alors, et leurs belles litanies d'accomplissement. Je disais "vent" et vous étiez vent. Je disais "vague" et les bulles d'écume venaient lécher mes pieds. Je disais "ciel" et je sentais les larmes de pluie - vous, bien sûr, - faire sur mon visage triste leurs ruisselets de gouttes claires. Je disais "vous" et vous étiez l'arbre et la forêt, la dune et son basculement de mica dans la poussière du jour, et vous étiez moi dans le tumulte du temps, la quadrature de l'espace. Je disais "vous-moi" et la plénitude coulait de l'éther comme un miel avec des étonnements de pollen sur la courbure des fleurs. Je disais "rien" et le rien s'habillait de volutes souples comme le calice du lotus. Le simple déploiement d'une vérité, l'unique efflorescence d'une liberté sans fin. Et dire que je croyais vous avoir perdue alors que vous étiez autour de moi, en moi jusqu'en son tréfonds. Cela faisait ses battements de soie, ses pliures de neige et le froid rayonnait d'une étonnante chaleur.

Je vous ai réfugiée là, dans le creux ouvert de ma simplicité et vous ai emportée par-delà la dune, dans une demeure seulement connue de moi, des oiseaux aussi, des albatros au plumage d'absolu qui habitent le monde alors que nous ne les voyons pas. J'ai fendu la sclérotique des choses, j'ai foré le puits de la pupille, j'ai connu l'immédiate mydriase, le sublime enchantement du corps. Mon corps, lumineux, éclairé de l'intérieur comme une gemme, un cristal, c'est seulement vous qui rayonnez, qui portez au bout de mes doigts l'insigne lumière du temps, qui dissolvez les fruits de ma pensée aux quatre vents de l'univers. Il est temps de ceci, se rendre à l'évidence que vous existez réellement, Discrète de la dune, vergeture de sable parmi la conscience arbustive des égarés sur terre. Mais que l'on se saisisse donc de vous, que l'on laisse s'empaler son propre doute sur la proue que vous tendez au-devant de vous comme une gerbe de clarté. Vous êtes si présente, dans la goutte de rosée, les filaments du soleil, le destin des étoiles. Nous n'avons plus à vous attendre. L'attente est à soi sa propre fin puisque vous y habitez avec le naturel que recèlent toujours les évidences. Partout cela s'écrit, sur les cimaises blanches des montagnes, sur l'ourlet des vagues, dans les sillons de terre qui courent d'un bout à l'autre de l'horizon. J'ai saisi, avant de quitter la merveille, une pomme de pin, ronde, souple, chaude sous le velouté des écailles. Je l'ai portée devant la conque de mes oreilles. J'y entendais votre cœur battre, votre sang courir sous le bois, vos larmes de résine gonfler sous la poussée du désir. Je suis entré dans ma cabane de planches et de goudron, mes outils de gemmeur, à cette heure indécise, lançaient vers le ciel une dernière clarté. La lune faisait son gonflement blanc pareil aux luminaires des villes. Quelques rumeurs éteintes s'échappaient de la côte en direction du large. Peu à peu le sommeil gagnait, étalant en moi ses lacs d'ombre. Au pli de mes mains la boule d'écailles chantait. Plus jamais je ne serais seul. J'étais arrivé de l'autre côté du monde, là où les ombres sont pure lumière.

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Published by Blanc Seing - dans NOUVELLES

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