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12 avril 2016 2 12 /04 /avril /2016 07:49
Fille de la lagune.

« Un peu, beaucoup, à la folie.....Venise ».

Avec Evguenia Freed.

Œuvre : André Maynet.

Garzette, tel était le sobriquet qu’on lui avait attribué depuis toujours. De l’aigrette du même nom elle avait la fine silhouette, l’élégance feutrée, la démarche souple sur le miroir de l’eau, simple réverbération pareille au nuage faisant sa ponctuation à contre-jour du ciel. Du héron blanc elle avait la nudité racée et à l’apercevoir en tenue d’Eve on se rendait compte, dans l’instant, que nulle autre vêture ne lui eût davantage convenu que sa peau translucide, son teint si semblable au masque du mime, à la couleur des sentiments lorsqu’ils s’effeuillent et se disposent à chuter sur le sol de poussière. Elle était un discret souffle d’air, une brise se mêlant à la fraîche haleine de l’aube ou bien un pli de lumière que le crépuscule confondait dans la perte du jour. C’était à ces heures en demi-teintes qu’elle confiait le luxe de ses gestes. Le plein jour l’eût offensée, qui eût peut-être imprimé dans son fragile épiderme les stigmates de quelque douleur. Il lui fallait cette onction des choses, cet appel poétique du silence, cette mélodie presque inapparente qui montait de l’horizon et se perdait dans le gris infini de la lagune. Car Garzette était une fille essentiellement lagunaire, un genre de feuille d’eau, de nénuphar qui déployait sa corolle sous le vol à peine appuyé de la libellule. Tel le chevalier d’Italie ou le héron pourpre, elle hantait les marécages et se confondait souvent avec les étoiles blanches des asters, le soleil des inulas ou bien les lavandes de mer qui tapissaient les bras d’eau serpentant parmi les îles. Exister, pour elle, c’était cela, flotter sur l’onde, butiner la vie, en prélever le subtil nectar et ne pas se mêler aux incessants remuements du monde.

Garzette aimait la lagune, ses milliers de bras d’eau, sa lente respiration, son flux et son reflux pareils au dépliement des tentacules des poulpes, aux vibrations des anémones de mer, mais elle n’aimait pas Venise, la stridulation permanente de ses touristes, leurs tenues débraillées, leur criailleries telle une compagnie de freux sur le sol gelé d’hiver. Parfois, quand elle voyait arriver les hauts ferries aux ponts multiples -, ils ressemblaient à une étrange tour de Babel horizontale, bruissant de dialectes entremêlés et indistincts -, elle se cachait quelque part, sous l’arche d’un pont ou bien dans l’encoignure d’une place et envoyait son ombre parmi la foule, jouant des coudes, esquivant ici un enfant espiègle, là un photographe zélé qui n’avait de cesse d’engranger les clichés de la Place Saint-Marc et sa meute de pigeons ou bien l’inclinaison étonnante des campaniles de Santo Stefano ou de San Giorgio dei Greci. C‘était une telle douleur que de se frayer une voie parmi le peuple jacassant, de louvoyer au milieu des exclamations, des rires qui fusaient tels des geysers, des piétinements qui poinçonnaient la pierre dure des pavés. Heureusement, Garzette avait l’imaginaire fertile et, au bout de quelques pas, il n’était pas rare qu’elle se retrouvât dans une manière de temps originel, en compagnie des explorateurs, de Marco Polo dont elle admirait plus que tout « Le Devisement du monde », ce récit poétique qui la faisait s’évader, loin au-dessus des hommes. Ce qu’elle aimait c’était la merveilleuse description de la résidence d’été du Grand Khan à Ciandu, description qu’elle connaissait par cœur, citant pour elle-même, en lecture intérieure, de somptueux passages :

« Ciandu fut bâtie par le grand khan Koubilaï, lequel y fit construire un superbe palais de marbre enrichi d’or. Près de ce palais il y a un parc royal fermé de murailles de toute part, et qui a quinze milles de tour. Dans ce parc il y a des fontaines et des rivières, des prairies et diverses sortes de bêtes, comme cerfs, daims, chevreaux, et des faucons, que l’on entretient pour le plaisir et pour la table du roi, lorsqu’il vient dans la ville. (...) Le Grand Khan demeure là ordinairement pendant trois mois de l’année. »

Ceci suffisait à son enchantement et dans sa tête naissaient toutes sortes d’images mêlant des myriades de sensations depuis l’odeur entêtante des céréales, jusqu’aux montagnes colorées des épices en passant par des lieues de rouleaux de soie aux teintes si douces qu’elles semblaient vouloir imiter les beaux paysages de la Toscane, leurs formes pleines et heureuses, leurs symphonies de couleurs pastel. Mais son évasion de ce monde si étroit, aux conventions si pesantes, aux conduites si stéréotypées, jamais elle ne s’en échappait mieux qu’à évoquer les peintres renaissants de l’Ecole Vénitienne, Titien, Véronèse, Le Tintoret. Pour elle, Venise, c’était cette ville représentée par Canaletto dans « Grand canal vers Rialto », cette Cité si claire, le jeu subtil des ombres et des lumières, cette épure géométrique où l’œil du spectateur est guidé jusqu’au centre de la toile dans une atmosphère si apaisée qu’on pourrait y demeurer sa vie durant et ne souhaiter nulle autre halte en un quelconque lieu du monde. Et ce qui fascinait surtout la Fille de la lagune, c’était le ciel parcouru de nuages, le glacis de l’eau réverbérant les couches d’air, la perspective des quais où ne s’apercevait nulle silhouette humaine, la flottille des gondoles, les barques de commerce avec leurs voiles repliées, enfin toute cette atmosphère de bonheur disponible, de plénitude, de liberté laissée à l’imagination. Ô combien cette image ancienne était éloignée de la réalité actuelle ! Combien le déferlement mondain obérait cette image d’une douceur de vivre, d’une existence au plus près de l’eau, dans la résille étroite des rues, au centre des places, parmi ses façades hautes en couleurs, trouées de fenêtres en ogive, ses ponts en dos d’ânes, ses minuscules venelles qu’éclairent des rangées de briques rongées par le temps.

Alors il n’y avait rien de mieux que de se laisser dériver, pareille à la surface immobile de la lagune lors des mortes eaux. A seulement évoquer les anciens noms de Venetiae, Garzette partait loin, si loin de toute cette agitation qui conduisait au vertige et à l’abandon de soi. C’était comme une farandole venue du fond du temps avec ses ribambelles de sons et d’odeurs, cinéma muet proférant sur un mystérieux écran les heures de gloire de la Cité qui fut puis laissa la place à l’anonymat du peuple des curieux. C’était comme un chant qui serait venu du fond de l’eau, une incantation de sirène. Les mots anciens vrillaient les oreilles de Garzette, y dessinaient les contours d’une fable : « Cité des Doges », « Sérénissime », « Reine de l'Adriatique », « Cité des Eaux », « Cité des Masques », « Cité des Ponts » ou encore « Cité flottante ». Il y avait tellement de beauté à décrire et les mots étaient incapables d’en venir à bout, d’en circonscrire le caractère impalpable. Jamais on ne décrit un état d’âme. Il surgit de lui-même et se révèle tel qu’il est, à savoir une musique, le vers d’un poème, la touche de peinture d’un tableau, la courbe d’une sculpture. C’était comme si Garzette s’était dissimulée dans les étoffes complexes et bariolées du Festival, sous l’habit coloré à losanges d’Arlequin ou bien sous un des masques de la Commedia dell'arte, sous la « moretta », petit loup de velours noir et chapeau délicat qu’une femme de l’aristocratie aurait endossé afin de se soustraire aux regards des curieux et, peut-être, rejoindre un amant de fortune sous « Le Pont des Soupirs ». Oui, c’était bien cela, masques et bergamasques mettant en scène l’étrange comédie humaine, cette immense procession de déguisements, de perversions, de beautés, de coups bas et de hauts faits que l’humanité portait en son sein comme sa figure la plus ambiguë, changeante, constamment soumise au régime de la métamorphose. Rien ne durait que la folie de l’homme à ne jamais coïncider avec son essence. Rien ne se projetait vers l’avenir que des désirs qui, bien vite, mouraient de leur propre vacuité.

Le soir venu, lorsque les restaurants brillaient de mille feux, que les tenues de soirée se reflétaient dans le miroir des eaux du Grand Canal, Garzette regagnait la petite île de Murano, microcosme de Venise s’imprimant en abîme dans la Cité des Doges. Longtemps elle errait parmi la végétation luxuriante du Jardin, longeait les colonnes de marbre du Musée du verre, flânait longuement le long des quais du Canale di San Donato longé de maisons aux couleurs si belles que c’était comme d’être sur le bord d’un rêve et d’en apercevoir l’infini flottement. Lorsque la nuit était venue, que l’eau virait au noir, que les dalles de pierre prenaient la couleur de la cendre, sous la clarté de la Lune, Garzette s’adossait au « Faro », grand phare blanc qui regardait le monde de sa haute silhouette et confiait son regard aux étoiles. Souvent elle s’endormait à même le sol et prenait son envol vers le « Pays des Merveilles » où il n’y avait que des brumes d’aigrettes blanches flottant dans le ciel et un immense silence. C’était sans doute cela le bonheur. Pour Garzette, assurément, cela l’était !

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6 juin 2014 5 06 /06 /juin /2014 07:59

L.

 

L.

 

josé6 

Source : non identifiée.

Sur une page de José Jaminon.

 

 

  C'est comme une manière de rituel, de mise en forme des rêves de la nuit. Alors que le jour n'est qu'une mince espérance, une ligne à peine esquissée sertie d'ombres bleues, L. se lève, pousse les volets, se poste dans l'arrière-clarté, attentive aux mouvements discrets, aux faibles bruits. Il y a si peu de présence. On croirait l'épaulement des dunes usé de neuve lumière, le ruisseau assourdi, la fuite du vent dans la tête des palmiers. Les perruches ne sont pas encore sorties de leurs abris végétaux, les poissons aux larges yeux sondent les basses eaux, la lagune repose dans son glacis liquide. C'est dans cette ambiguïté-là que L. aime à se fondre, inaperçue, parmi les faibles rumeurs du monde.

 

  - Tu seras toujours aussi sauvageonne, lui disait sa mère Aamal en la taquinant.

  - Tu seras une fille du vent, lui disait le vieux Pêcheur Fouad.

  - Tu seras une brume d'eau, lui disait Ibrahim, l'Epicier au fez rouge.

 

  Et les prédictions s'étaient réalisées, car L. était, en effet, une sauvageonne libre comme l'air, limpide comme l'eau dont, souvent, elle aimait à s'entourer d'un voile de brume. Sa toilette terminée - quelques gouttes sur les pommettes, les doigts passés en peigne dans les cheveux, nul maquillage qui aurait pu troubler la peau -, L. sortait sans bruit de sa maison de terre, lissée à cette heure matinale d'un bleu délavé, signe avant-coureur du vent qui, bientôt, viendrait de la mer. Rien ne bougeait et les ruelles pavées de  plaques de schiste portaient encore les empreintes des déplacement nocturnes. L. progressait en ondulant, légère comme une antilope, l'œil aux aguets, les narines frémissantes. Passant près du "Forn de pa", elle sentait l'odeur sucrée du levain, celle plus mate, discrète, de la mie, celle brûlée de la croûte. Longtemps l'air chaud et embaumé du fournil la suivait alors qu'elle sortait des dernières maisons du village, que les lignes régulières des vignes s'étageaient le long de la colline. Elle aimait sentir les dalles plates glisser sous ses pieds, leur contact froid, on y devinait encore le glissement de la nuit, la longue dérive des étoiles, le choc des sabots des chevreuils, la course folle des scarabées.

  Lorsque le soleil avait entamé sa pente courbe, que la première brume se dissipait, dévoilant le chapelet d'îles brunes, rochers gonflés de bulles, anses brillantes, criques ombreuses, L. s'asseyait sur une pierre de lave, toujours la même, doucement inclinée vers le paysage marin, alors que sa poupe s'arrimait à la colline parcourue de vieux oliviers et de chênes-lièges au tronc couleur de brique. De son promontoire, genre de vigie, elle pouvait surveiller les premiers trajets des barques de pèche, brillants sillages d'écume, alors que les voiles faseyaient comme des oiseaux pris de folie dans les meutes d'air. Elle apercevait aussi les gens pareils à des brindilles que le vent aurait déplacées. Les plages de galets s'allumaient une à une et la haute façade du Café Amistat renvoyait vers le ciel son éclat de falaise blanche. Elle s'amusait, par la pensée, à parcourir le lacis des ruelles, à passer sous l'arche du Riba Pitxot, à longer la façade à arcades du Cafe de La Habana, à gravir à grandes enjambées les volées d'escaliers de pierres noires, à frôler les grappes rouges des bougainvillées.

  L. restait ainsi, des heures, à suivre les éclats de la lumière sur la mer, le jeu des ombres verticales lorsque le soleil était au zénith, immense boule de verre qui gonflait indéfiniment. Parmi les touffes de serpolet et de romarin de la garrigue, elle suivait la course rapide des lézards aux ocelles mouvants, se distrayait de l'attitude hiératique de la mante religieuse - un jour elle avait même assisté à la manducation post-nuptiale, étonnée de ces mœurs si viriles -, se nourrissait de quelques amandes amères qu'elle cassait avec un éclat de schiste, s'abreuvait du suc des baies, laissait son corps parcouru de vent vibrer au rythme du paysage. Mais ce que L. aimait le plus, c'était gagner la ruine d'une vieille bâtisse au milieu d'une clairière, là où la lumière assourdie faisait son chant d'eau, son écoulement de fontaine. C'était comme d'être en île d'Utopie, très loin des rumeurs du monde, tout entourée du grésillement des abeilles et frôlée par les ailes souples des éphémères. Sauf  L., personne ne connaissait cet endroit. Il fallait au moins avoir la fougue et l'agilité du bouquetin pour prétendre le découvrir. Au fil des jours, L. y avait apporté le strict nécessaire à une vie libre - souvent elle lisait des passages de "La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé;" dans une très ancienne édition que lui avait offert Ibrahim l'Epicier. Puis une toile de coutil sous laquelle elle glissait quelques feuilles en guise de matelas, un réchaud à alcool, un miroir brisé, quelques objets divers, des pierres recueillies au milieu de la garrigue, des bois éoliens blancs comme neige, des brindilles pour le feu, des écorces de chêne-liège.

  Parfois L. restait plusieurs jours dans son refuge envahi par les lianes, habité par les lézards, visité par les colonnes noires des fourmis. A l'aide d'un bout de charbon de bois elle gravait sur les murs des signes un peu mystérieux dont elle seule avait le secret ou bien sculptait une branche à l'aide d'un canif. Et, plus le temps passait, plus L. rallongeait ses escapades, planant comme le vautour entre terre et ciel, ivre de son propre vol, bien décidée à retourner à l'état de nature dont elle pensait qu'il était le seul à protéger l'homme de lui-même, de ses tentations, de ses dérives. Elle n'aimait ni les magasins, ni la foule des touristes qui, dès les premiers soleils, envahissaient les plages de galets, ni les clameurs montant des terrasses en bord de mer, ni les souvenirs accrochés comme des épouvantails sous les stores de toile, ni les longues processions de curieux qui débarquaient des bateaux, faisant les cent pas sous le soleil pour aller visiter la Maison de l'Artiste à Port LLigat. Non, ce qu'elle aimait, c'était, ici, ce genre de belvédère enclos d'arbres. Elle ne voyait du village, dans les trouées de la végétation, que les éclats blancs des murs, des bribes de la forteresse de l'église, quelques toits noyés dans la brume de chaleur, le ruissellement du soleil sur la crête des vagues. Tout cela lui suffisait et L. pensait même qu'un jour, elle pourrait venir vivre au milieu de cette nature sauvage, entourée de quelques chèvres, peut-être d'un chien de berger, habitée de vent et de soleil, de chants d'oiseaux.  Les éblouissements de la ville, les voitures prétentieuses, les grandes demeures suffisantes, fincas entourées de fil de fer barbelé avec des panneaux " propietat privada", tout ceci lui paraissait tellement superficiel, étréci à un pur égoïsme, limité à de simples contingences, genre d'ombilic girant infiniment sur lui-même jusqu'à la démesure. Ainsi s'écoulaient des jours heureux, en dehors de l'espace et du temps, grande arche de liberté se fondant dans l'éther, creusant ses galeries souples dans le limon, courant jusque sous l'écorce des grands arbres. Tout aurait pu continuer ainsi, dans cette belle osmose faisant se rencontrer, au sein d'un paysage idyllique, l'amour que L. portait aux choses simples et son objet, cette si belle nature, préservée, intacte, comme surgie du rêve d'un Poète fou.

  Cependant c'était sans compter sur la folie des hommes, - non celle du Poète dont l'écriture transcende le réel -, mais la folie ordinaire, consumériste, acharnée à défricher tout ce qui pouvait l'être, à construire, à édifier des cathédrales de béton afin d'asseoir puissance et royauté de l'argent. Un jour des engins étaient arrivés, dégageant de leur lame mortelle tout ce qui semblait leur résister, lacérant oliviers aux branches séculaires, couchant les troncs couleur de sang des chênes-lièges, faisant de la vieille bâtisse un amas de ferraille et de blocs de ciment. Bientôt, ici, en plein ciel, au-dessus du globe infini de la mer, dominant la féérie du village de cubes blancs, de ses rues tortueuses, du chapelet d'îles, surgiraient les concrétions de la démesure, cases de plâtre  devant abriter la ruche humaine, afin que cette dernière pût prendre possession de cet ultime refuge, invasion pareille à celle des criquets s'abattant en sombres vols étourdissants sur les champs de céréales, n'en repartant qu'après que le dernier grain aura été digéré. C'était cela qui se préparait, qui grondait comme l'orage au plein de l'été, avec ses éclairs lacérant le ventre gris des nuages. C'était cela qui était en marche, comme une armée de mercenaires lancés à l'assaut de leurs ennemis. C'était cela que l'homme accomplissait depuis des siècles, avec minutie, acharnement, obstination : une œuvre essentielle à accomplir. Une destruction systématique de tout ce qui signifiait de l'ordre de la beauté. Et il semblait que cet ample mouvement devînt irréversible, ivre de sa propre logique. Sans doute le jour n'était pas loin où l'on raserait le village, ses maisons blanches, où l'on détruirait ses places, comblerait les failles de schiste, brûlerait les feuillaisons des arbres. C'était cela qui se produisat, ce raz-de-marée incoercible, cet enfouissement des chants du monde dans les profondeurs muettes de la terre. Cela et rien d'autre. Mais, après cette furie, que pouvait-il advenir, sinon le non-sens absolu ?                         

 C'est depuis le jour où les travaux d'abattage ont commencé que L. a déserté le village. Maintenant on la dit folle, parlant aux nuages, aux goélands, aux rochers. Elle est quelque part en enfer, du côté du Cap de Creus, parmi les rochers déchiquetés, sa robe en lambeaux claquant sous les rafales de  la Tramontane, ses yeux ouverts sur l'abîme céleste, ses mains agrippées aux nuages, ses pieds  ensevelis dans les failles marines; là où les poulpes aux yeux glauques, aux longs tentacules se nourrissent de chair humaine. C'est ce que disent les vieux hommes vêtus de noir, sous l'arbre à palabres alors que le ciel est livré au vol d'oiseaux maléfiques et que les ruelles grondent du bruit sourd des sortilèges irréversibles.  Il n'est que d'y aller voir. Sans doute à son propre péril. Jamais la beauté ne faiblit sans que l'âme en soit durablement affectée. On dit même que, parfois, la blessure est mortelle ! 

 

 

   

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6 janvier 2014 1 06 /01 /janvier /2014 09:44

 

 

Cirque d'Hiver

 

cirque d hiver bouglione ensemble 

 Source : Structurae. 

 

 

Avant-Texte

 

   Marie-Odile vit à Paris, Boulevard du Temple, entre son père Henri, tailleur de son état et sa mère Marguerite, bénévole auprès des enfants malades à l’Hôpital Saint-Louis.

 

  Milien, un accordéoneux orphelin recueilli par les Sœurs des Blancs Manteaux, vient jouer quotidiennement devant le Cirque d’Hiver.

 

  Un jour, Marie-Odile et Milien décident d’unir leurs vies sous le signe de l’amitié. Mais Henri est fortement opposé à cette union qu’il juge contre nature. Le couple quitte Paris et se réfugie dans le sud, à Callonges où vit Gary Mengès, un oncle de Marie-Odile.

Celle-ci est occupée à des travaux de couture alors que Milien vit dans un songe permanent au milieu des airs et fredaines du music-hall.

 

  Puis, un jour, après la disparition de Gary, tout bascule et la Combe Gignac où ils vivent devient le lieu d’un non-sens.

 

  Pour des raisons liées à leur propre passé, l’accomplissement de leurs destins ne pouvait exister que sous la forme du tragique.

 

 

***********************

 

 

I - Boulevard du Temple

 

 

       Paris. Automne 1920

 

  Septembre a habillé Paris d’une teinte fauve, couleur d’écorce. Quelques feuilles se détachent déjà des arbres, jonchant les trottoirs d’étoiles lumineuses. Du haut de sa fenêtre, Marie-Odile regarde les allées et venues boulevard du Temple. Ce sera bientôt l’heure de la projection au Cirque d’Hiver et les globes électriques se sont allumés. Les premières voitures, longues carrosseries noires et jaunes que coiffe une capote de toile huilée, se rangent le long de la Rue Amelot. De minces jeunes femmes en descendent, vêtues à la garçonne, tailleurs-jupes, chemises blanches à cols et manchettes, cheveux courts plaqués par un bandeau. Marie-Odile aimerait bien aller s’asseoir sur les sièges de velours, attendre que les lampes s’éteignent et regarder les images envahir l’écran à la façon d’un rêve.

  Mais Marie-Odile n’a que huit ans. « Tu n’as pas l’âge du cinéma », lui dit toujours son père et elle se contente du spectacle de la rue, laisse sa vue planer sur les frondaisons de la Place Pasdeloup, du petit square entouré de grilles où l’on promène des enfants dans de grands landaus noirs. Alors, de dépit ou par désœuvrement, elle se laisse glisser dans le grand escalier ciré qui descend les étages. Une lumière dorée coule dans la salle à manger, faisant briller les maroquins des livres. Sur la grande table ovale, deux ou trois volumes que sa mère a dû consulter avant de partir faire la lecture aux enfants de l’hôpital.

  Au rez-de-chaussée, sous le rond d’une opaline verte, son père est occupé à tailler un costume.Marie-Odile aime l’odeur mouillée de la pièce, les carrés de moleskine et de satin pareils aux damiers d’un paysage, les grands ciseaux qui déchirent la toile en crissant, la légèreté des papiers de soie, les calques semblables à des voiles de brume, la machine à coudre et son pédalier de fer, le hérisson d’aiguilles accroché à la manche d’Henri, le mètre jaune et noir comme une longue chenille autour de son cou. Marie-Odile passe des heures à l’atelier, lorsqu’elle n’a pas école, apprenant à découper un patron, à en reporter le modèle sur la toile, à coudre des doublures, à s’essayer aux épaulettes, au repassage avec l’odeur âcre de la pattemouille et les vapeurs qui piquent les yeux.

  Ce qu’elle aime aussi c’est aller au Sentier, sous la verrière blanche des grands entrepôts et fouiller parmi les empilements de coupons, éprouver la souplesse des jerseys, la douceur des cachemires, le friselis du crêpe, la glaçure de la soie pareille au flanc d’un céladon.  Quand elle a épuisé le plaisir de l’atelier, elle remonte à la cuisine, met le couvert, attendant que sa mère soit rentrée de l’hôpital, que son père ait fini de faufiler un pantalon, un gilet. Puis le repas en silence avec un peu de musique en toile de fond. On a si peu à dire alors que la vie coule à la façon d’une eau paisible. Avant de s’endormir, Marie-Odile, derrière le cadre de sa fenêtre, regarde les feuilles du square glisser sur le bitume. Les derniers spectateurs quittent le Cirque d’Hiver. Une brume légère grise les trottoirs. Il est temps alors de tirer les rideaux. Henri a rejoint son atelier pour finir d’y tailler un lin, une flanelle. Marguerite, sur le sofa, lit les histoires qu’elle racontera demain aux enfants. Les jours succèdent aux jours, géométrie simple et ordonnée que délimitent le Cirque d’Hiver, le Sentier, la Rue Amelot, la Rue Bichat près de Saint-Louis.

 

 

II - Les Blancs Manteaux

 

        Paris. Eté 1930

 

  Dans ses cheveux relevés en chignon, Marie-Odile plante une écaille blanche, se maquille discrètement - une touche de poudre de riz -, regarde la pluie qui glisse doucement le long des vitres. Une grande flaque grise, Place Pasdeloup, dans laquelle se reflètent le dôme sombre du Cirque d’Hiver, les statues équestres qui en encadrent la porte. Sur la planche à tréteaux, un carton avec un costume de serge grise. Calligraphiée sur une étiquette, l’écriture d’Henri :                                                                                                               

 

Monsieur Milien GERVAIS

Institut des Blancs Manteaux

Rue de Bretagne

 

 Boulevard du Temple le ciel s’est un peu éclairci, couleur d’ardoise avec de longues traînées blanches. Sous son parapluie, Marie-Odile regarde les nuages semblables à la toile qu’elle porte aux Blancs Manteaux. Elle se souvient y être allée alors qu’elle était adolescente. Arrivée Rue de Bretagne elle reconnaît, face au Square du Temple, un immeuble de pierre aux grandes verrières, la façade ornée de fleurs de lys. Elle sonne, pénètre sous le porche. Une Religieuse vêtue de blanc sort de la loge. Marie-Odile lui remet le carton qu’elle a pris soin d’envelopper dans une pièce de coton épais mais la pluie a délavé la belle écriture d’Henri et le nom est tout juste lisible.

  La Sœur prend le colis, ajuste ses lunettes. Elle va au pied de l’escalier où coule une lumière verte d’aquarium. Elle appelle :

 

« Monsieur Milien, il y a une surprise pour vous, descendez vite ! ».

 

Un bruit de pas sur les marches. Un homme jeune, l’air un peu égaré, un soupçon de moustache sur la lèvre supérieure ; de grandes lunettes cerclent des yeux effarouchés. Il s’empare du costume de serge, bredouille quelques mots incompréhensibles, se retire avec une sorte de révérence maladroite. La Sœur remercie. Marie-Odile prend congé. A sa droite, sur une plaque qui brille discrètement dans la pénombre, une inscription que les années ont presque effacée :

 

Orphelinat des Blancs Manteaux

 

 La porte s’ouvre sur des trottoirs qui étincellent. Le soleil d’été est revenu. Rue des Filles du Calvaire la boulangerie est encore ouverte. Marie-Odile y achète un pain de campagne, couleur de moisson, à la croûte ferme et odorante. Dans la perspective de la rue elle aperçoit les murs arrondis du Cirque d’Hiver, ses grilles de fer forgé, ses lanternes de bronze. Elle ne sait pourquoi, elle repense à ce grand dadais des Blancs Manteaux. La serge grise lui ira bien ; il paraît si sérieux avec ses immenses lunettes, son air de séminariste. Elle entre dans la maison. On entend le cliquetis des ciseaux dans l’atelier. A l’étage, les variations Goldberg de Bach. La journée a dû couler comme du miel à l’hôpital Saint-Louis. Il sera bientôt l’heure de dîner.

 

                                                                                                 

III- L’Accordéoneux

 

       Paris. Eté 1932

 

  Dans sa chambre Marie-Odile pique les poches d’un gilet, met un dernier point à une boutonnière. Puis elle se lève, ouvre la fenêtre. Les platanes, sur le boulevard, font une longue coulée verte pareille à un nuage d’eau. Quelques enfants, dans le square, jouent à se poursuivre autour de la fontaine au pélican ; des femmes en ombrelles sortent de la bouche du métro. Au café Glacier, à l’angle de la Rue Amelot, les tables se remplissent peu à peu. Derrière les murs du Cirque d’Hiver on brosse les alezans, les écuyères s’habillent de tulle, les jongleurs font tourner leurs massues. Dans un peu moins d’une heure les portes s’ouvriront sous l’éclat des projecteurs, l’orchestre enverra ses premières notes de musique.

   Dehors aussi, dans l’air qui se teinte de mauve, l’éclat de quelques notes, les plaintes d’un accordéon dont on joue gauchement, sorte de pot-pourri de musette et de rengaines de music-hall. Dans la rue les regards se tournent et découvrent, tout près du square, le musicien assis sur un pliant de toile, un gobelet de carton à ses pieds. Du haut de son balcon, Marie-Odile a aussitôt été attirée par cette ritournelle étrange, jouée avec l’innocence d’un enfant. Elle regarde un moment ce spectacle improvisé. Quelques bambins jettent un peu de monnaie dans la sébile et ça fait un bruit semblable à la pluie sur un toit de tôle. L’homme est d’apparence jeune, plutôt fluet, ses yeux dissimulés derrière des lunettes à monture d’ébonite, cintré dans un costume gris, de grandes chaussures de cuir à ses pieds. Ses mains longues et fines glissent sur les boutons de nacre, hésitantes comme les premiers pas d’un funambule.

  Marie-Odile referme la fenêtre, descend les marches de bois. Au rez-de-chaussée son père repasse des toiles dans un air embrumé de vapeur. Elle décide d’aller faire quelques pas en direction de Filles du Calvaire, pour dégourdir ses jambes, s’aérer, profiter des derniers rayons du soleil qui remontent le boulevard depuis la Bastille dans une sorte de nuage doré. Alors, dans son esprit, c’est une brusque illumination, comme si, l’espace de quelques secondes, le temps s’était inversé, qu’il avait reflué jusqu’à ce jour gris et pluvieux où elle était allée, Rue de Bretagne, faire sa livraison. Elle revoit, dans le jour glauque de l’entrée des Blancs Manteaux, la Religieuse dans ses voiles clairs, la silhouette évanescente du Pensionnaire venu récupérer son deux pièces de serge grise. Mais oui, l’évidence est là, l’accordéoneux du Cirque d’Hiver n’est autre que l’orphelin à qui elle a livré, il y a deux ans, le costume taillé par son père, qu’elle-même avait fini d’assembler. Et cette coïncidence, à défaut de l’étonner, lui paraît sonner à la manière d’un événement singulier. C’est comme une force mystérieuse, une sorte d’aimantation qui l’oblige à revenir sur ses pas, à se figer sur le trottoir en face du square, à écouter la mélodie brouillonne sortir de l’instrument désaccordé. Cette musique est belle à force de candeur, d’ingénuité, de maladresse appliquée et Marie-Odile revoit cette étonnante pirouette de clown alors que le jeune homme prenait livraison de son uniforme.

  Une émotion s’empare d’elle, qu’elle ne saurait expliquer, et étrangement un sentiment s’installe à la manière d’une intime et troublante conviction : le destin, sous les traits de cet inconnu, est venu à sa rencontre. Ce soir, à table, alors que s’égrènent les notes enjouées d’une sonate de Diabelli, Marie-Odile est absente aux autres, à elle-même. Elle sait que quelque chose vient de changer dans sa vie. Elle en a la certitude mais elle n’en cerne pas encore les contours. Tard dans la nuit, cependant que ses parents auront regagné leurs chambres, Marie-Odile descendra sans faire de bruit dans la salle de couture. Elle feuillettera  patiemment les volumes recouverts de moleskine noire. Celui de l’année 1930 portera, en date du 13 Juin, écrite en lettres fines et appliquées, l’information qu’elle vient y chercher.

 

13 Juin : Livraison aux Blancs Manteaux d’un ensemble

de serge grise destiné à Monsieur Milien

Gervais, pour la somme de 277 francs et 35

centimes.

30 Juin : Somme réglée par l’Econome de l’Orphelinat

des BM pour le costume de Mr MG.

 

 

 

 

IV- Canal Saint-Martin

 

 

 Trois jours passèrent sans que Milien revînt jouer au Square Pasdeloup. Trois jours passèrent oùMarie-Odile cousit ses surjets d’une façon aussi fantaisiste qu’illogique. Il était grand temps que l’accordéoneux fît son apparition. Le quatrième jour, aux environs de dix neuf heures, la silhouette dégingandée de Milien s’inscrivait à nouveau sur fond de Cirque d’Hiver.

  Elle ne descendit pas de son étage. Elle écouta seulement les notes clinquantes sortir de l’accordéon, voltiger comme de gros bourdons au milieu des frondaisons. A la fin de l’été, une sorte d’assiduité semblait s’être emparée, par on ne sait quelle bizarrerie, du rythme de vie deMilien. Celui-ci venait, avec la régularité d’un métronome, peu avant le spectacle, disposait son pliant face à la terrasse du Glacier, le Cirque d’Hiver à sa droite. Les habitués du quartier s’étaient accoutumés à sa présence, à sa musique bancale. Chacun s’était résolu à y prêter une oreille discrète et bienveillante et il n’était pas rare que le gobelet de carton s’emplît de lumineuses pièces de dix francs.

  Début Juillet, Marie-Odile estimant que la belle constance de Milien, - il regardait parfois discrètement en direction de son balcon – n’était pas le simple fait du hasard mais le fruit d’une volonté consciente (peut-être l’avait-il reconnue ?), elle se hasarda, un soir, aux alentours de dix neuf heures trente à aller flâner du côté du square. Elle s’installa à la terrasse du Glacier, regardant et écoutant à loisir le tableau simple et naïf que lui offrait Milien.

De cette époque datèrent leurs premières promenades, d’abord modestes, dans la Rue Oberkampf toute proche, puis le long du terre-plein ombragé du Boulevard Richard-Lenoir, enfin sur les berges fluviales du Canal Saint-Martin. C’était cette proximité d’un long ruban liquide glissant entre ses quais de ciment qu’ils préféraient, l’impression d’espace, la vue qui, parfois, portait loin sur le miroir de l’eau et les boules vertes des arbres comme de gros flocons entre ciel et terre. Ils parlaient peu, s’étonnaient selon les jours de l’ardeur du soleil, du courant d’air qui glissait sur la surface lisse du canal, de la rareté des passants, parfois de la foule qui, le dimanche, martelait le pavé de ses pas assidus.

  C’était Marie-Odile qui s’exprimait surtout, posait des questions, faisait rebondir le dialogue. La jeune fille aurait aimé savoir ce qu’avait été la vie de Milien avant qu’elle ne le connût, l’histoire de son enfance, les raisons de sa présence à l’Orphelinat. Mais la jeune fille se heurtait à une sorte de douloureux silence qui confinait le plus souvent à la mutité. Et ce silence elle le respectait, à la façon d’un secret. Alors ils s’étonnaient de tout et de rien, du temps qui passe, de la mode, des faits divers, du spectacle de la Rue Amelot, des automobiles, de la course des Vingt quatre heures du Mans. Milien ne semblait s’intéresser qu’au divertissement, à la surface des choses, aux faits anodins d’une actualité récente. Il se passionnait pour la mise au point de la première horloge parlante, le record de vitesse de la Blue Bird sur la plage de Daytona, la propagation des ondes radio. Redescendant le canal en direction de la Rotonde de la Villette, ils restaient longtemps à observer la manœuvre du pont levant de Crimée et Milien ne se lassait jamais de regarder l’ascension du lourd tablier de métal hissé par des câbles, la rotation des immenses poulies, le jeu simultané des pignons et des crémaillères, un peu comme un enfant ébloui l’eût fait devant les aiguillages, barrières et signaux d’une voie ferrée miniature. Milien lui-même semblait être une « miniature » du genre humain que le réel n’atteindrait jamais.

  Plus qu’une rencontre d’amour, la relation de Marie-Odile et de l’orphelin des Blancs Manteaux était teintée d’amitié et de respect mutuels. Marie-Odile, pour son compte, ne demandait guère plus à Milien que ce lien d’affection. Pour l’enfant qu’il était resté, Marie-Odile devait devenir, au fil des jours, la mère qu’il n’avait jamais connue.

 

 

 

V- Jour de relâche

 

       Paris. Automne-hiver 1933

 

  Ainsi le temps passait dans une manière de paisible harmonie, faisant alterner la douceur des tissus de soie, les notes syncopées du Square Pasdeloup, les longues promenades sur les rives du Canal Saint-Martin. Pris dans les mailles des jours, Milien et Marie-Odile se laissaient aller à une mélancolie facile que le réel n’atteignait guère. L’automne finissant paraît leur rencontre des couleurs lentes de l’insouciance. Cependant le chemin qu’ils empruntaient, aussi droit et lumineux que le fil de l’horizon, devait s’assombrir de quelques nuées et bientôt l’atmosphère bascula de la douceur d’octobre aux rigueurs de novembre.

  Milien, fidèle à sa mission d’accordéoneux, venait se disposer face au Glacier, vêtu d’un long manteau de poils qui tutoyait le trottoir de ciment. Les consommateurs n’étaient plus aux terrasses mais dans des rotondes que chauffaient des poêles à pétrole. Les jeux des enfants se faisaient plus rares autour de la fontaine au pélican. Quant à Henri, son mètre ruban autour du cou, il surveillait avec anxiété et amertume, depuis son atelier, le manège de Marie-Odile et de son musicien. Il considérait la situation sans issue et s’en ouvrit, un soir, à sa fille avec une sorte de violence à laquelle elle ne s’attendait guère :

 

  « Marie-Odile, l’accordéoneux, ça suffit. Tu choisis, c’est nous ou c’est lui ! »

 

 Le message, bien qu’elliptique, était sans équivoque et ne semblait tolérer aucune issue. Marie-Odile ne s’en offusqua pas. Elle pardonnait à son père ce tempérament entier qui, en fait, cachait une profonde humanité. Elle monta dans sa chambre et parcourut du regard le désordre des toiles et des tissus que, depuis plusieurs jours, elle se préparait à assembler. Elle ouvrit l’armoire, y prit quelques effets, des affaires de toilette, une sacoche de cuir offerte par sa mère pour son dernier anniversaire. Quelque part, dans la rue, un violoneux distillait les notes tristes de l’adagio d’Albinoni. Elle tira les rideaux. La bise faisait tourbillonner les dernières feuilles des platanes qui voltigeaient comme d’inutiles papillons. C’était jour de relâche au Cirque d’Hiver.Milien ne viendrait pas.

 

 

 

 

Gary Mengès

 

  Fin Novembre, la lettre que Marie-Odile attendait est enfin arrivée. Elle est montée dans sa chambre, a ouvert l’enveloppe. L’écriture souple de son oncle Gary courait le long des pages.

 

 

                                                                        Callonges, Jeudi 23 Novembre 33

 

                                    Ma chère Marie-Odile,

 

  Ta lettre m’a fait le plus grand plaisir malgré les nouvelles en demi-teintes que tu m’annonces. Ainsi mon beau-frère Henri t’a mise devant un choix pour le moins délicat : ou bien rester Boulevard du Temple ou plaquer ton accordéoneux.  Et ma sœur Marguerite, comment réagit-elle ? Tu ne m’en parles pas. Bien sûr il ne m’est guère aisé de prendre position et je ne voudrais pas déclencher une inutile polémique, les choses ne semblant pas aller de soi.

  En attendant que les esprits se calment, nous pourrions envisager une nécessaire période de transition. Tu viendrais quelque temps habiter à Callonges avec Milien. Je pourrais te confier des travaux de couture, finitions, retouches. Heureusement le travail ne manque pas dans cette ville où les tailleurs ne semblent guère vouloir élire domicile. Milien pourrait trouver facilement des petits travaux à effectuer. J’ai quelques relations parmi ma clientèle et je ne doute pas que nous puissions lui dégoter une activité à son goût.

  En ce qui concerne le logement, j’ai toujours ma maison de la Combe Gignac, tu sais cette vieille bicoque au toit d’ardoises qu’enfant tu nommais « La Maison Perdue », à juste titre d’ailleurs, elle est si loin de tout. Mon ami Ségala, le peintre, y passera un coup de badigeon et je vous ferai livrer quelques stères de bois pour la cheminée. J’ai aussi un vieux Godin que vous pourrez installer dans la salle à manger. Et puis, quand on est jeune, on n’a jamais froid !    

  Vous aurez de quoi vivre à votre aise et quand ton père Henri sera revenu à la raison, tu pourras rejoindre le Boulevard du Temple auquel tu es tant attachée et Milien se mettra à nouveau à jouer du piano à bretelles pour les Belles du Cirque d’Hiver. Console-toi donc. Il n’y a que le temps qui soit irrémédiable. Les pires situations ont toujours une issue. Ma petite Mario, j’attends de tes nouvelles et m’impatiente à l’idée de te retrouver bientôt, ainsi que « ton » Milien.

                                                                      

                                                                         Affectueusement,

                                                                                

                                                                                  Ton Oncle Gary.

 

PS : Je ne sais pas quel temps il fait à Paris. Ici c’est l’été indien. Dans la rue les hommes sont en chemise et les terrasses de café ne désemplissent pas. Puisse ce temps béni durer jusqu’à Noël !

 

 

Le voyage

 

  En ce jour de Noël les rues de Paris sont étrangement vides, comme si Montmartre s’était transformé en Vésuve, projetant sur la ville une nuée de cendres. Marguerite et Henri sont au salon, occupés à des réussites. Marie-Odile, sac de cuir à la main, descend le grand escalier, se gardant de faire grincer les marches. Elle souhaite quitter la maison à la manière d’une ombre, évitant  les remous, les reproches, les regards qui jugent, les réflexions qui fouillent jusqu’au centre du corps.

  Sur sa table de travail, au milieu des piles de tissus, elle a laissé, bien en évidence, la lettre de Gary que ne manqueront pas de lire ses parents après qu’elle sera partie. Ainsi il n’y aura aucun mystère, aucune équivoque et Marie-Odile n’aura pas à se justifier, à se lancer dans de vaines explications. Marguerite ne s’étonnera le moins du monde de la main secourable offerte par son frère. Quant à son père, il perdra une « petite main » mais retrouvera une sérénité à laquelle il aspire. Sans doute ne comprendra-t-il pas cette tocade de Marie-Odile pour cet orphelin qu’elle connaît à peine. Du reste il manifeste une hostilité instinctive face aux saltimbanques, camelots, et bateleurs qui singent la vie plutôt que de la vivre.

  La rue est nappée de gris, entourée des falaises blanches des immeubles. Quelques feuilles flottent comme des étoiles mortes que le vent bouscule. Devant les Blancs Manteaux, dans le renfoncement de la porte cochère, une silhouette noire, un sac de toile à la main. Marie-Odile craignait, jusqu’au dernier moment, une incompréhension de la consigne, une subite volte-face, peut être un simple caprice d’enfant. Mais non, Milien est bien là à l’attendre. Mais en perçoit-il seulement le sens ?

  Les deux fugitifs remontent la Rue Réaumur, disparaissent dans la bouche de métro à Arts et métiers. De la nappe immobile du ciel tombe un lent grésil. A la gare d’Austerlitz les voyageurs sont peu nombreux. Pendant la durée du trajet, comme au bord du Canal Saint-Martin, c’est Marie-Odile qui entretient les braises de la conversation. Souvent Milien, la tête appuyée contre le coussin, s’endort en souriant, poursuivant on ne sait quel rêve d’enfant. Il fait presque nuit lorsque le train arrive à Callonges. Sur le quai, drapé dans un élégant loden vert bouteille, coiffé d’un chapeau marron à larges rebords, Gary Mengès attend ses invités. Ce soir des couverts sont retenus à La Table d’Epicure, dans le quartier de la vieille ville.

 

 

VI - La chute

 

       Callonges. Automne 1980 

 

  Début octobre et déjà les premières morsures du froid. Venu des plaines, le vent glisse le long des berges du Dol, remonte la pente de Tertre Rouge, balaie les immeubles de béton, s’engouffre dans le goulet de la Combe Gignac puis ressort entre les lèvres blanches du causse en de longs tourbillons qui font voler les feuilles. Sur son lit, dans « La Maison Perdue », Marie-Odile ne dort pas. Les idées courent dans sa tête avec la même obstination que le noroît sur le granit usé. Entre deux accalmies elle entend, au fond de la pièce, le souffle rauque et irrégulier de Milien, ses rêves à voix haute, parfois ses délires qui ressemblent aux cris aigus des corneilles, à la course des rats dans les combles remplis de ténèbres.

  Elle remonte son plaid de laine, se tourne sur le côté. Elle sait que le sommeil ne viendra plus, qu’il lui faudra attendre la pointe du jour avant de se lever. Que les heures seront longues à user entre les quatre murs de pierre, dans le jardin envahi de lierre et de lichen, au milieu de la combe où jamais personne ne passe, sauf quelques animaux en maraude. Les tensions courent longtemps dans sa cage de chair, jusqu’à l’épuisement qui la fait sombrer un instant dans un état cotonneux dense comme la mousse.

  Alors elle revoit en rêve son long périple à Callonges, ses jours de couture sous la lumière grise, l’incapacité de Milien à se fixer sur une tâche précise, son obstination à jouer de l’accordéon dans les rues étroites, du côté de la cathédrale, sur la Place du Marché ; elle revoit les ensembles, les tailleurs qu’elle apporte à son oncle Gary dans de grands papiers de soie beige, leurs repas dans la salle basse et enfumée de La Table d’Epicure ; elle entend les rires qui fusent, une joie tout innocente, simple, où chaque jour est un accomplissement, un cercle parfait qui se suffit à lui-même.

  Puis une brusque déchirure, les longs couloirs blancs de l'hôpital, le ballet des infirmières, des médecins, le diagnostic sans appel, la mort de Gary il y a dix ans, à la suite d’une pneumonie aiguë ; la douleur, le travail qui vient à manquer, les petits travaux de ménage, parfois quelques retouches pour les magasins de prêt-à-porter ; enfin la longue descente vers les franges, les marges, le côté ombreux des rues, la vie recluse dans « La Maison Perdue », le glissement de Milien dans la déraison, les yeux dans le vague, le langage à la dérive.

  Le vent a forci, cinglant les angles de pierre, lacérant les ronces et les genévriers, usant les moignons de calcaire, les tubercules des souches, les racines noires qui courent sur le sol. Pour Marie-Odile le réveil est long, douloureux, les muscles noués, les os perclus d’humidité. Sur le réchaud émaillé elle met de l’eau à chauffer pour le café. Elle en boit quelques gorgées lentement, laissant ses mains se réchauffer au contact du bol. Mélangé à la chicorée, le maigre fumet s’est répandu dans la pièce, a réveillé Milien qui réclame sa boisson chaude comme le ferait un enfant capricieux. Marie-Odile cale son dos avec un coussin, l’aide à laper un peu de liquide, prenant soin de ne pas trop incliner la tasse pour éviter l’engouement, faciliter la déglutition.

  Milien est si fragile, juste la transparence d’une porcelaine. Alors, avant de le quitter, elle prend mille précautions. Elle l’assoit sur son fauteuil d’osier, tout près du poêle où rougeoient quelques braises, elle le couvre de son plaid, glisse entre ses mains une vieille revue de L’Illustration qu’il consulte compulsivement, émettant parfois de petits grognements de contentement, parfois des plaintes, des soupirs de désapprobation. Marie-Odile prend son cabas de toile cirée, tire la porte sur elle sans la fermer complètement. L’air, venu du nord, est sec, coupant. Elle descend le long de la combe sur le chemin de gravier envahi de lianes d’églantiers, de bouquets d’orties, des maigres tiges des bouillons-blancs. 

 

 

 

VII - Une lumière en hiver

 

 

 

  Dans la côte de Tertre Rouge, quelques voitures la dépassent, chargées de fruits et de légumes. Puis les premiers immeubles de la cité, le Centre communautaire avec son grand toit de tuiles rouges, ses piliers de bois vernissés, ses immenses verrières, son jardin clôturé où jouent de tout jeunes enfants. Parfois elle en franchit le seuil, avec hésitation, retenue, mais le désir est plus fort. Ce qu’elle aime surtout, c’est parler avec Angèle David, l’assistante sociale, lui raconter sa vie d’autrefois, Boulevard du Temple. Alors, au fond de son sac, elle a toujours avec elle de vieilles photographies qu’elle montre avec fierté et nostalgie : son père en costume de golf, prince de Galles ; sa mère en robe noire et chapeau façon Coco Chanel, une rivière de perles autour du cou ; elle, Marie-Odile, à l’âge de huit ans, vêtue d’une robe courte qui dévoile ses genoux, un empiècement de toile plissée sur les épaules ; un vieux catalogue du Cirque d’Hiver ; une vue du Canal Saint-Martin au Square des Récollets ; son oncle en 1910, en habit de fantassin et, pêle-mêle, quelques tickets de métro, de cinéma, des bouts d’agendas avec des notes manuscrites, des bons de livraison du Sentier, des feuilles séchées du Square Pasdeloup. A peu près tout ce qui lui reste de son enfance, de sa jeunesse avant sa fugue avec Milien pour rejoindre Callonges, la suite des jours heureux puis la brusque plongée, la descente dans une spirale sans fin après la disparition de son oncle.

 

 

 

VIII - La Glaneuse

 

  Elle dépasse le Centre, la scierie Lassagne où on lui donne régulièrement des sacs de copeaux, des rognures de bois, des écorces pour le chauffage. Puis elle descend la longue côte de Lapeyre, croisée par des automobiles chargées de pots de chrysanthèmes aux têtes jaunes et mauves, que poursuit une odeur fade de crypte et de pierres tombales. Un arrêt sur le pont du Dol. L’eau est claire, semée de galets qui réverbèrent la lumière. Plus haut, l’ancien mur d’enceinte en tuileaux roses, la tour de guet, la fortification de la prison avec ses étroites grilles noires et, vers le sud, la cathédrale, son clocher forteresse, ses deux dômes d’ardoise, la pyramide bleue de son abside dans les brumes naissantes de l’est.

  Sur la place du Marché, les rangées de toiles multicolores, les étals autour desquels on se presse, vêtus d’anoraks, de manteaux, faisant des emplettes rapides, pressés de regagner la chaleur des maisons alors que Toussaint se profile, sa lumière basse, son air poisseux, ses toiles de givre accrochées aux nervures des feuilles. Marie-Odile tourne l’angle de la halle, entre par la porte la plus sombre. Dans un recoin, une cuve de plastique où l’on jette les fanes, les déchets, les fruits abîmés. Avant même qu’elle en ait soulevé le couvercle pour y prendre quelques restes, elle entend déjà les quolibets fuser, ricocher dans l’enceinte meurtrie de sa tête :

   « Va donc retrouver ton Milien, la Glaneuse, y a rien d’autre à prendre ici que du froid et de la misère. »

  Et les rires ondulent entre les piliers de brique, se mêlent aux poutrelles, résonnent sur le sol de ciment, vrillent ses oreilles comme un vol de frelons. Alors elle ne sait plus très bien si les mots, tranchants comme des lames, elle les a réellement entendus ou s’ils n’ont été qu’une illusion, une création de son imaginaire. Puis la halle se met à tourner à la façon d’un carrousel avec le cercle étroit de ses lampes, les festons de son toit, les plaques lisses de ses verrières. Et la chute de Marie-Odile est sans fin, douce, presque une consolation, la découverte d’une vérité nue, blanche, où le monde a disparu, où il n’y a plus qu’elle, Marie-Odile, face à sa vie qui, jusqu’ici, ressemblait si fort à l’empilement du vide, au cercle de l’absence, à la croissance du néant.

  C’est soudain un flottement, la coulée d’un air fluide, des notes sereines comme autrefois Boulevard du Temple quand elle écoutait Albinoni, Diabelli et plus rien alors ne comptait que la musique, plus rien n’avait d’importance que la soie légère des étoffes, les risées de vent sur le dôme du Cirque, sa perte vers les Filles du Calvaire, sa dispersion dans les frondaisons tout près des Blancs Manteaux. Soudain l’air se réchauffe, sorte d’écume qui entoure le corps meurtri de la Glaneuse, des voix lui parviennent, douces, voilées, comme au travers d’une brume légère.  On cale sa tête avec des oreillers, on approche de ses lèvres une tasse de thé parfumé, une main lisse les rides de son front, cherchant à les déplisser, à en atténuer la rigueur. Marie-Odile ouvre les yeux. La chambre est grande, lumineuse et au travers de la baie vitrée on aperçoit les peupliers, leurs dernières feuilles, minces cailloux dans l’eau claire d’une rivière. Une jeune femme vêtue de blanc s’approche du lit. Sa voix est calme, rassurante :

  « Ne vous inquiétez pas Marie-Odile. Vous êtes à l’hôpital. Vous avez eu un léger malaise au marché. Il faut dire, avec ce froid, vous étiez si peu vêtue, et puis la fatigue, les soucis. Et Milien tout seul au milieu de sa combe qui se croyait perdu. On a dû l’emmener à Blaymont, vous savez là où on s’occupe des malades mentaux, des dépressifs. Oh, ne vous inquiétez pas, c’est sans doute passager. Et puis vous pourrez aller le voir, une ambulance vous y conduira. Mais je dois vous prévenir, Milien a un peu perdu la tête. Il a toutes sortes de visions, de paroles étranges mais il n’en souffre pas. Allez, Marie-Odile, reposez-vous maintenant, et quand tout ira mieux, je vous ferai passer une robe, il y a quelques retouches à faire ».

 

 

 

IX - L’ultime conviction

 

       Combe Gignac. Hiver 1982

 

  Le ciel est gris, charbonneux, ses volutes posées sur la tête des chênes, des prunelliers. Du marché, la Glaneuse a ramené quelques feuilles de céleri, des fanes de poireaux, des pommes tachées. Sur la table quelques coupons de tissu en désordre, des patrons, les grands ciseaux d’Henri, son mètre ruban, le hérisson piqué d’aiguilles, le fer avec la pattemouille : tout l’héritage paternel rassemblé en quelques objets épars. A la mort de ses parents, le petit immeuble du Boulevard du Temple a été légué aux Blancs Manteaux. Milien est mort il y a quelques mois, à Blaymont, entre deux crises de délire. Marie-Odile continue à vivre de maigres travaux de couture, de bons d’aide sociale, de la générosité de quelques habitants de Tertre Rouge.

  Le froid est trop vif ce matin pour sortir dans la ravine. Elle rajoute quelques copeaux dans le poêle, tisonne les braises, actionne le soufflet. Soudain, dans sa mémoire usée, la résurgence d’un souvenir lointain. Elle ouvre le buffet. Dans une boîte de métal une lettre jaunie par les ans. Celle de son oncle Gary. Elle se souvient de sa promesse à elle, Marie-Odile, de la lire le plus tard possible, quand la vieillesse aurait usé l’émotion, tari les larmes, atténué le ressentiment. Alors elle sait qu’une vérité va s’ouvrir, peut être donner un sens aux jours qui lui restent à vivre. Cette certitude bientôt révélée elle en a toujours eu le pressentiment, depuis sa première rencontre avec Milien entre les murs clos et muets des Blancs Manteaux. La lame du couteau déchire l’enveloppe durcie à la manière d’un parchemin. L’écriture de son oncle, peu de temps avant sa mort, hésitante, penchée, parfois difficilement lisible.

 

 

                                                                                       

                                                                                    Callonges, Septembre 68

 

 

                                              Chère Marie-Odile,

 

  Voici donc le temps venu de me pencher sur mon passé, sur le tien aussi, toutes choses étant liées. Cela fait 35 ans que tu as rejoint Callonges en compagnie de Milien, 35 ans que la vie coule sans trop d’anicroches, sauf peut être la léthargie de ton musicien qui ne semble guère disposé à t’aider, obnubilé  qu’il est par son piano à bretelles. Mais, vois-tu, Milien a des circonstances atténuantes. L’Orphelinat, les Blancs Manteaux, on n’en sort jamais indemne et aujourd’hui ce grand adolescent qu’il a toujours été, paie au centuple le prix de son abandon. Milien, en effet, n’a jamais été orphelin au sens où on l’entend communément. Ses parents l’ont abandonné pour des raisons qui leur appartiennent et que nous n’avons pas à juger. Pour eux, élever leur enfant, aurait été une trop grande souffrance. Maintenant qu’Henri et Marguerite ne sont plus là, il est de mon devoir de te dire la vérité, fût-elle cinglante, comme le sont toujours les vérités cachées. Dans tes veines, dans celles de Milien, c’est le même sang qui coule. En effet, Milien est le fils naturel de ton père Henri et de Florette Gervais, une midinette du Cirque d’Hiver qui était aussi frivole que bonne écuyère mais n’entendait rien à l’élevage des enfants. Leur idylle a duré le temps des feuilles mortes. Quant à ton père, il était fiancé et tenait trop à Marguerite pour compromettre leur avenir commun, mettre en danger la boutique de tailleur qui sortait tout juste des limbes. Henri, connaissant les Blancs Manteaux, pour y livrer souvent uniformes et longs vêtements blancs, a négocié l’admission deMilien.

  Je ne voulais pas que tu vives plus longtemps dans « La Maison Perdue », aux côtés de ton demi-frère, dans l’ignorance de vos liens réels. Continue de l’entourer des soins dont, jusqu’à présent, tu as toujours été prodigue. La révélation que je viens de te faire, la conscience de Milien n’en pourra être atteinte mais la tienne en sera éclairée.

 

                        Je t’embrasse, Mario, espérant ne pas t’avoir causé trop de chagrin.

                                                             

                                                                         Ton vieil oncle Gary.

                                                                                                                                                                 

 

  Quelques jours ont passé depuis la lettre d’oncle Gary. Au Centre communautaire, Angèle David s’étonne de ne plus apercevoir, dans la côte de Tertre Rouge, la frêle silhouette de Marie-Odile. Elle se rend dans la Combe Gignac, auprès de « La Maison Perdue ». Le vent fait battre les volets. Un rideau de tulle passe au travers d’une vitre brisée. La porte d’entrée n’est pas verrouillée. Angèle la pousse, faisant entrer avec elle un jour gris et humide. Au sol, près de la cheminée où grésillent quelques braises, le corps étroit de Marie-Odile, une lettre froissée, des photos qu’elle reconnaît, le Canal Saint-Martin, les notes du Sentier, le catalogue du Cirque d’Hiver, une photo usée de Milien. La jeune femme tire la porte sur elle, remonte la combe en direction de la cité. Les nuages sont bas, piégés entre ciel et terre. Des bourrasques soulèvent les feuilles mortes. L’hiver sera rude à Callonges, dans le goulet des rues étroites, alors que l’ombre de Marie-Odile les aura désertées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 09:22
La chute lente du jour - (Texte intégral).

Photographie : JPV

***

La chute lente du jour

 

  

Son premier repos, Elle l’a trouvé au creux du jour, dans le dépliement blanc de la  lumière.

Nul bruit dans la grande pièce claire. Nul mouvement.

Seul rythme du souffle, lent, tendu, semblable au passage du vent sur la cime des pins.

Souffle long venu d’ailleurs, encore traversé de pensées nocturnes, souffle à la recherche de lui-même, continûment, comme une obsession.

Confusément, Elle perçoit, par delà les lames blanches des stores la houle de l’Océan, le cri des mouettes, comme de longues incisions dans la toile grise du ciel. Des rumeurs seulement, très lentes, très calmes, pareilles à un baume qui apaise les meurtrissures du corps, régénère le souffle.

Murmure de l’Océan, longues effusions dans les aiguilles de pin, glissement des grains de sable sur la courbure des dunes. Tout se mêle, se confond, écho profond de son rythme à Elle, de sa respiration, du trajet du sang dans ses veines.

  Lui, son apparition dans la grande pièce aux murs couleur de sable, Elle ne l’a pas perçue. Plutôt sentie. Sorte de présence éphémère, fugitive, "entre chien et loup".

Quelque chose d’imperceptible, de ténu s’est infiltré en Elle. Un léger décalage de l’air, une vibration particulière de la lumière. D’infimes tropismes affleurant à sa conscience.

Tout à coup Elle a su qu’Il était là, près d’Elle, immobile, dans l’attente d’un signe, d’un mouvement, peut-être d’une parole. Entre eux il n’y a eu aucun mot proféré, aucun geste esquissé.

  Elle, retirée depuis longtemps dans le silence de ses yeux, ne possédait plus qu’une image floue de Lui, des souvenirs lointains : le grain serré de sa peau, la finesse de ses mains, la grâce des articulations.

Lui, dans la lumière neuve du jour, perçoit le corps fluet, les cheveux couleur de cendre, les cernes d’ombre autour des yeux vides. La clarté de l’aube dessine comme un étrange halo enserrant le corps très mince, forme énigmatique émergeant à peine de la blancheur du drap.

Il a approché l’unique chaise du lit, ménageant entre eux un espace. Ce territoire où ils déposeraient les mots, était comme la grâce d’un recueil, le point d’incision d’une parole ultime. Chacun en avait le pressentiment, en ressentait le trouble, et grâce à cette inquiétude, à cette tension, y puiserait les forces de l’échange.

  Elle parle la première. Elle dit la douleur des nuits éveillées, la solitude des murs couleur de sable, l’attente de la marée, l’écoute attentive du flux et du reflux, le grondement de l’Océan lors des hautes eaux, la douceur des ciels de pleine lune.

Il écoute la voix très mince, parfois à peine perceptible, le souffle haletant, comme un filet d’eau claire filtrant d’une paroi. Il lui dit son souci, son appréhension des crises qu’Elle doit affronter continuellement, le lien profond du souffle et de la vie, du mouvement des corps, des déplacements, des traversées, des passages. Il lui dit son regret d’être toujours éloigné, son travail d’enquêtes à l’étranger, son goût immodéré des voyages.

  Elle l’écoute. Elle anticipe ce qu’Il dit. Elle le connaît au creux de l’intime.

Une quinte de toux subite. Le souffle comme au fond d’un puits. L’angoisse de la lente ascension vers la clarté, vers le jour.

Il remonte son oreiller. Il lui fait boire quelques gorgées d’eau. Elle dit que ça va mieux, que ça va passer. Le plus sûr pour qu’Elle s’apaise : qu’Il fume comme autrefois une cigarette américaine, longue, fine, à filtre couleur de brique. Elle aime tellement l’odeur de ses cigarettes (des Bridge, croît-Elle), Elle aime tellement sa façon de fumer, de rejeter les volutes, longuement, songeusement, tête légèrement penchée vers l’arrière, dans la lumière qui décline.

  Elle lui disait autrefois sa certitude à Elle du rapport étroit  entre la fumée et la vie. Une métaphore  existentielle en somme. De l’ordre d’une parenthèse, d’un début et d’une fin, d’une consumation, d’un point d’incandescence à un point d’extinction, d’un non-retour.

  Il se souvient de ces échanges. Il lui dit se rappeler ses idées à Elle, ses  idées un peu étranges mais qui résonnent encore en Lui, qui brillent comme des braises.       Il hésite un peu mais Il sait l’importance de la cigarette pour Elle, sa valeur de retour, de réminiscence. Il extrait une  Bridge  de son étui rouge. Il sourit en voyant  l’inscription obscène : FUMER TUEIl sait que, pour Elle, fumer est l’empreinte du souvenir, du désir, de la vie.                                                                Il allume une  BridgeIl souffle de longues volutes vers le plafond. Elle entend le bruit, le passage de la fumée entre les lèvres. Elle l’imagine, comme autrefois, la nuque à la renverse, les pieds croisés sur une chaise, l’air détendu. Elle revoit cette sève qui sort delui, à jets réguliers, empreinte de mystère, auréolée de projets. Autrefois, Elle pensait que cette fumée Lui ressemblait. Légère, insouciante, projetée vers le ciel comme un idéal.                         

Il n’a pas bougé de sa chaise, très attentif  à ne pas interrompre  le voyage. Il allume une seconde  Bridge. Ne pas briser le mouvement, le chemin sur lequel Elle s’est engagée. Nouvelles volutes de fumée. Plus fortes, plus persistantes que les  premières. Eviter qu’Elle ne sombre dans l’amnésie. Poursuivre le voyage jusqu’à la fin du jour s’il le faut, dans la demeure dernière où l'ombre se tapit. Elle parle maintenant. Indistinctement. Comme un murmure. Il se rapproche d’Elle pour saisir des bribes, des éclats, des fragments qu’ll reconstitue.

   Elle lui dit le séjour à La Salina, les roches noires gonflées de soleil, la colline couverte de chênes-lièges et d’oliviers, les terrasses de schiste en surplomb, la blancheur du village en contrebas, la mer avec ses criques vertes, bleues, grises parfois, si variables selon l’incidence de la lumière, le degré d’avancement du jour. Elle Lui dit l’essaim des îles volcaniques, couleur d’obsidienne, jouant avec la blancheur du port, l’outremer des bateaux de pêche, le quadrillage insensé des filets de corde enserrant les plages de galets noirs. Elle Lui dit l’odeur des embruns, surtout le soir, la chute parfumée des capsules  d’eucalyptus, les lumières ourlant les criques dès la tombée du jour.

  Les volutes de fumée emplissent la pièce, font comme un tissu onirique accroché aux fenêtres. Il y a des flottements, des fluides légers pareils aux  soirs d’automne à La Salina quand le vent se retire au fond des grottes marines. Continuer à fumer surtout, jusqu’à l’étourdissement. Ne pas déchirer le voile du songe, du souvenir, de la douleur peut-être. Qu’importe. La  seule certitude : cette ligne invisible, ce fil d’Ariane tendu d’un lieu d’absence à un lieu de mémoire.

  Ce soir, à La Salina, la lumière est tremblante, un peu surréelle. Elle est heureuse de cette lumière, de la blancheur de la terrasse, du mouvement des passants, du glissement des voitures devant le port. Elle dit maintenant l’urgence à profiter de la vie, comme si demain était le dernier jour. Elle sait que ce moment est unique. Elle lui dit la chute lente du jour, cette signifiance de l'instant voilé, de l'heure crépusculaire où les choses se confondent, se mêlent dans une espèce de douce harmonie, d'affinité originelle. Elle lui dit ce bonheur du temps impalpable, oublieux de lui-même qui, peut être,  jamais ne reparaîtra, enseveli sous les cendres du passé. Il  acquiesce avec un  certain détachement, avec la certitude dont l’investit sa première cigarette, symbole superficiel mais tangible de son entrée parmi les  hommes. Elle Lui sourit. Elle le trouve changé.Elle s’applique à le regarder à la dérobée, à faire son inventaire. Réel travail d’archéologue, pareil à la recherche de l’origine, de la source de cette évidente métamorphose. Elle n’avait pas remarqué, dans la perspective fuyante du front, cette ride légère mais non moins évidente,  comme une blessure à la surface de la terre. D’autres sillons étoilés et naissants s’allument et s’éteignent avec la course du regard, pareils à  de rapides comètes. Elle a fixé, au plus profond d’elle-même, ces images fugitives, ces marques insignes du temps comme des empreintes toujours prêtes à resurgir.

      Il se souvient de ce jour précis, de « ce moment unique » comme Elle l’avait nommé, de cette lumière si pure, si longue à se mouvoir, si lente à renoncer à son emprise, accrochée aux cubes des maisons blanches, aux balcons, aux lampadaires, à la lisière de la mer.

Ce jour est ancré en Lui : un moment de pur surgissement, une fenêtre ouverte sur l’horizon. Il se souvient de sa première cigarette, de son plaisir intense à suivre par la pensée le trajet de la fumée. Minces filets bleuâtres se diluant dans la lumière du couchant. De nouveau des quintes de toux, une respiration à la peine. Elle bouge un peu sur le lit, oriente son visage vers la fenêtre, vers le jour qui baisse.

Elle continue à raconter leur vie à La Salina, ses battements, ses outrances parfois, cet automne traversé d’une dernière tentation de la lumière, les reflets sur les feuilles argentées des oliviers, la douceur iodée de l’air marin.

Il écoute les paroles qu’Elle profère avec ferveur, recueillement. C’est comme une incantation, un appel qui résonne le long des murs couleur de sable. La braise rougeoie au bout de la dernière cigarette. Prolonger cet instant, ne pas interrompre le voyage. Maintenant le filtre couleur de brique se consume dans une drôle de fumée âcre; grésillement de l’infime bout de cigarette jusqu’à son point de chute.   Soudain Il sait qu’Il doit quitter cette pièce, qu’Il doit faire provision de  cigarettes, qu’Il doit s’immiscer entre deux urgences, celle du départ, celle du retour.  Il le fait. Il descend l’escalier. Il est dans la rue, dans le bureau de tabac. Il achète un paquet de  Bridge. De nouveau dans la rue, l’air pur, transparent comme à La Salina. C’est une ivresse qui s’empare de LuiIl marche vite, traverse le porche, cherche fébrilement le briquet, allume une cigarette, s’engage dans l’escalier. Par une croisée ouverte parvient la rumeur de l’Océan, de la Mer. Il ne sait plus très bien. Cris aigus des mouettes ou peut-être des sternes, comme une longue déchirure surgissant de la toile du ciel. ll pousse la porte de la grande pièce. La lumière a baissé. Les murs couleur de cendre ne renvoient plus qu’une clarté sourde. Il porte la cigarette à ses lèvres, aspire une grande bouffée qu’Il rejette dans la lumière grise. Il s’assoit sur l’unique chaise, penche la nuque vers l’arrière comme Il aimait le faire autrefois à La Salina. De fines colonnes de fumée tissent dans l’air une trame légère.                      

 

Il lui parle. Il lui demande de raconter encore l’instant magique de La Salina, la lumière sur le village blanc, la sagesse des vieux hommes vêtus de noir, leurs palabres sous le vieil olivier, les joueurs  de cartes de l’Amistad derrière les grandes baies vitrées qui ouvrent sur le port, sur la mer, sur l’horizon infini.

  Il écoute de tout son corps, de toutes les fibres de sa peau la parole qui n’advient pas. Il sait maintenant qu’Elle a repris possession de son langage, que ses paroles sont scellées dans sa chair, qu’Il n’entendra plus les mots magiques résonner dans les ruelles de La Salina. L’ombre avance dans la pièce. Il écrase la braise, le filtre couleur de brique. Quelques volutes de fumée planent encore entre les murs gris, pareilles à des poussières, à d’infimes corpuscules. Il se tourne vers le centre de la pièce. Il n’y a plus de souffle maintenant, plus de douleur, seulement quelque chose qui ressemble à une absence. Retrait des veinules bleues dans les mains marmoréennes, silence des lèvres  closes, blancheur des draps couleur de neige.

  Il se lève. Il ouvre la porte. La lumière est pure, belle, semblable à un mirage. La lumière l’appelle, elle s’ouvre et trace les rives du chemin vers La Salina. Il sait  qu’il n’y a pas d’autre alternative, pas d’autre issue que celle d’une fuite éternelle. Dans la pièce couleur de nuit, dans le déclin du jour, au pli secret de l'ombre, Elle a trouvé son dernier repos, son voyage immobile.

 

*** 

Cette Nouvelle a été publiée :

* Sous le titre "Voyage immobile" dans

"Les Après-midis de Saint-Florentin (Yonne) en 2009.

* Sous le titre "La chute lente du jour" dans le cadre

du Café Littéraire, Philosophique et Sociologique (Calipso)

Fontanil Cornillon (Isère) en  2010

* Sur le Site « d'Exigence-Littérature" en 2011

 

 

 

 

 

 

 

                               

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     

 

                                                                                                                                                                                              

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                                                                               

 

 

 

 

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7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 09:00

 

Soudain Il sait qu’Il doit quitter cette pièce, qu’Il doit faire provision de

cigarettes, qu’Il doit s’immiscer entre deux urgences, celle du départ, celle

du retour.

Il le fait. Il descend l’escalier. Il est dans la rue, dans le bureau de tabac. Il

achète un paquet de Bridge.

De nouveau dans la rue, l’air pur, transparent comme à La Salina. C’est une

ivresse qui s’empare de Lui. Il marche vite, traverse le porche, cherche

fébrilement le briquet, allume une cigarette, s’engage dans l’escalier. Par une

croisée ouverte parvient la rumeur de l’Océan, de la Mer. Il ne sait plus très

bien. Cris aigus des mouettes ou peut-être des sternes, comme une longue

déchirure surgissant de la toile du ciel.

ll pousse la porte de la grande pièce. La lumière a baissé. Les murs couleur de

cendre ne renvoient plus qu’une clarté sourde.

Il porte la cigarette à ses lèvres, aspire une grande bouffée qu’Il rejette dans la

lumière grise. Il s’assoit sur l’unique chaise, penche la nuque vers l’arrière

comme Il aimait le faire autrefois à La Salina. De fines colonnes de fumée

tissent dans l’air une trame légère.

Il lui parle. Il lui demande de raconter encore l’instant magique de La Salina, la

lumière sur le village blanc, la sagesse des vieux hommes vêtus de noir, leurs

palabres sous le vieil olivier, les joueurs de cartes de l’Amistat derrière les

grandes baies vitrées qui ouvrent sur le port, sur la mer, sur l’horizon infini.

Il écoute de tout son corps, de toutes les fibres de sa peau la parole qui

n’advient pas. Il sait maintenant qu’Elle a repris possession de son langage, que

ses paroles sont scellées dans sa chair, qu’Il n’entendra plus les mots magiques

résonner dans les ruelles de La Salina. L’ombre avance dans la pièce. Il écrase la

braise, le filtre couleur de brique. Quelques volutes de fumée planent encore

entre les murs gris, pareilles à des poussières, à d’infimes corpuscules.

Il se tourne vers le centre de la pièce. Il n’y a plus de souffle maintenant, plus

de douleur, seulement quelque chose qui ressemble à une absence.

Retrait des veinules bleues dans les mains marmoréennes, silence des lèvres

closes, blancheur des draps couleur de neige.

Il se lève. Il ouvre la porte. La lumière est pure, belle, semblable à un mirage.

La lumière l’appelle, elle s’ouvre et trace les rives du chemin vers La Salina. Il

sait qu’il n’y a pas d’autre alternative, pas d’autre issue que celle d’une fuite

éternelle. Dans la pièce couleur de nuit, dans le déclin du jour, au pli secret de

l'ombre, Elle a trouvé son dernier repos, son voyage immobile

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6 décembre 2013 5 06 /12 /décembre /2013 09:00

 

Il se souvient de ce jour précis, de « ce moment unique » comme Elle l’avait nommé, de cette lumière si pure, si longue à se mouvoir, si lente à renoncer à son emprise, accrochée aux cubes des maisons blanches, aux balcons, aux lampadaires, à la lisière de la mer.

  Ce jour est ancré en Lui : un moment de pur surgissement, une fenêtre ouverte sur l’horizon. Il se souvient de sa première cigarette, de son plaisir intense à suivre par la pensée le trajet de la fumée. Minces filets bleuâtres se diluant dans la lumière du couchant.

  De nouveau des quintes de toux, une respiration à la peine. Elle bouge un peu sur le lit, oriente son visage vers la fenêtre, vers le jour qui baisse.

Elle continue à raconter leur vie à La Salina, ses battements, ses outrances parfois, cet automne traversé d’une dernière tentation de la lumière, les reflets sur les feuilles argentées des oliviers, la douceur iodée de l’air marin.

 

  Il écoute les paroles qu’Elle profère avec ferveur, recueillement. C’est comme une incantation, un appel qui résonne le long des murs couleur de sable. La braise rougeoie au bout de la dernière cigarette. Prolonger cet instant, ne pas interrompre le voyage. Maintenant le filtre couleur de brique se consume dans une drôle de fumée âcre; grésillement de l’infime bout de cigarette jusqu’à son point de chute.

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5 décembre 2013 4 05 /12 /décembre /2013 09:00

 

  Elle lui dit le séjour à La Salina, les roches noires gonflées de soleil, la colline couverte de chênes-lièges et d’oliviers, les terrasses de schiste en surplomb, la blancheur du village en contrebas, la mer avec ses criques vertes, bleues, grises parfois, si variables selon l’incidence de la lumière, le degré d’avancement du jour. Elle Lui dit l’essaim des îles volcaniques, couleur d’obsidienne, jouant avec la blancheur du port, l’outremer des bateaux de pêche, le quadrillage insensé des filets de corde enserrant les plages de galets noirs. Elle Lui dit l’odeur des embruns, surtout le soir, la chute parfumée des capsules  d’eucalyptus, les lumières ourlant les criques dès la tombée du jour.

  Les volutes de fumée emplissent la pièce, font comme un tissu onirique accroché aux fenêtres. Il y a des flottements, des fluides légers pareils aux  soirs d’automne à La Salina quand le vent se retire au fond des grottes marines. Continuer à fumer surtout, jusqu’à l’étourdissement. Ne pas déchirer le voile du songe, du souvenir, de la douleur peut-être. Qu’importe. La  seule certitude : cette ligne invisible, ce fil d’Ariane tendu d’un lieu d’absence à un lieu de mémoire.

  Ce soir, à La Salina, la lumière est tremblante, un peu surréelle. Elle est heureuse de cette lumière, de la blancheur de la terrasse, du mouvement des passants, du glissement des voitures devant le port. Elle dit maintenant l’urgence à profiter de la vie, comme si demain était le dernier jour. Elle sait que ce moment est unique. Elle lui dit la chute lente du jour, cette signifiance de l'instant voilé, de l'heure crépusculaire où les choses se confondent, se mêlent dans une espèce de douce harmonie, d'affinité originelle. Elle lui dit ce bonheur du temps impalpable, oublieux de lui-même qui, peut être,  jamais ne reparaîtra, enseveli sous les cendres du passé. Il acquiesce avec un  certain détachement, avec la certitude dont l’investit sa première cigarette, symbole superficiel mais tangible de son entrée parmi les  hommes. Elle Lui sourit. Elle le trouve changé. Elle s’applique à le regarder à la dérobée, à faire son inventaire. Réel travail d’archéologue, pareil à la recherche de l’origine, de la source de cette évidente métamorphose. Elle n’avait pas remarqué, dans la perspective fuyante du front, cette ride légère mais non moins évidente,  comme une blessure à la surface de la terre. D’autres sillons étoilés et naissants s’allument et s’éteignent avec la course du regard, pareils à  de rapides comètes.   Elle a fixé, au plus profond d’elle-même, ces images fugitives, ces marques insignes du temps comme des empreintes toujours prêtes à resurgir.

 

 

 

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4 décembre 2013 3 04 /12 /décembre /2013 09:00

 

  La nuit éprouvante, les quintes de toux, le souffle à bout de souffle. Elle lutte pour continuer à le sentir fumer, à humer cet espace intérieur qu’Il projette hors de Lui. Elle le retrouve tel qu’en Lui-même. Elle le sent jusque dans chacune de ses volutes de fumée, dans ses arabesques, dans ses figures mouvantes. Elle le reconnaît, Elle le devine, dans son agitation perpétuelle, dans la mouvance qui est comme sa chair intime.

  Elle lutte pour ne pas sombrer dans le sommeil, dans le hors mémoire.

Fumée, volutes, clignotements, creux d’ombre, passages sous des tonnelles, des porches, écailles de lumière sur la crête des vagues, voix, mimiques, glissement du vent dans les ruelles gorgées de soleil. Derrière les yeux définitivement clos, les images se brouillent, s’emmêlent, tantôt claires, couleur de réalité, tantôt irisées.

 

  Il n’a pas bougé de sa chaise, très attentif  à ne pas interrompre  le voyage. Il allume une seconde  Bridge. Ne pas briser le mouvement, le chemin sur lequel Elle s’est engagée. Nouvelles volutes de fumée. Plus fortes, plus persistantes que les  premières. Eviter qu’Elle ne sombre dans l’amnésie. Poursuivre le voyage jusqu’à la fin du jour s’il le faut, dans la demeure dernière où l'ombre se tapit. Elle parle maintenant. Indistinctement. Comme un murmure. Il se rapproche d’Elle pour saisir des bribes, des éclats, des fragments qu’ll reconstitue. 

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20 novembre 2013 3 20 /11 /novembre /2013 08:55

 

 

XXIII   La mer.

 

 

                    

   Ce matin la lumière est longue, la mer cendrée et la ligne d’horizon un fil invisible. Assise sur son rocher plat, Gemma attend. Il n’y a pas de bruit encore, comme si la clarté naissante avait enveloppé les choses d’un voile de silence. L’eau est lisse, infiniment, tendue d’un bord à l’autre de la crique et au-delà vers Blanuys, vers la côte d’Espagne. Parfois, sur la falaise, un bruissement d’ailes, un déplacement de rémiges et ça ressemble à la pluie lorsqu’elle touche la poussière de ses doigts fins et agiles. Parfois, vers la ville, l’aboiement d’un chien, la chute de capsules d’eucalyptus sur la terre. L’air est si léger, le temps si aérien que le corps de Gemma se confond avec la dalle de pierre.

  Gemma attend, comme un animal, l’oreille aux aguets. Et bientôt, venant du port, un glissement sur l’eau, de douces vagues semblables à des plis de sable, une étrave bleue, le triangle d’une voile blanche, un homme à la barre et son visage brille aux premiers rayons nés de la mer. Aujourd’hui, pour Gemma, c’est un grand jour. Pour Mostem aussi. Un jour de voyage le long de la côte dans la grande barque poussée par le vent de la terre. Jamais Gemma n’est montée sur un bateau, jamais elle n’a senti la mer glisser sous elle, à la façon d’un animal marin, jamais elle n’a vu la crique de loin. Maintenant elle est assise, face à Mostem, à ses yeux rieurs, à son visage entaillé de rides profondes.

  Le vent s’est levé et pousse devant lui de fines bulles d’écume. La voile, gonflée, tire le bateau vers le large, et l’horizon courbe recule toujours, vers l’eau profonde, de l’autre côté de la Terre. Au travers de la toile, sur toute la surface de son corps, sur son visage aussi, ses bras, ses mains, ses pieds nus, Gemma sent les battements du ciel, l’appui du grand dôme de lumière, sa réverbération sur l’immense plaque liquide, et elle est comme un poisson qui flotte entre deux eaux et ses yeux s’ouvrent, sa bouche, ses ouïes, tout la traverse d’un flux bienfaisant, sa peau revêtue d’écailles s’habille d’argent, elle se laisse couler dans les remous couleur d’émeraude, elle frôle les boules fluides des méduses, les cheveux noirs des algues, les milliers de bras des poulpes et des calmars, elle descend au fond des failles marines où l’eau est épaisse, glauque comme une vitre ancienne, jaune parfois, inquiétante, habitée de remuements étranges, de sons qui ne bruissent pas et alors, fouettant l’air de sa queue, elle remonte les courants, traverse la mince pellicule où miroite le ciel et le soleil fait briller les gouttes d’eau qui retombent en gerbes, comme un arc-en-ciel posé sur la crique lointaine, sur la falaise noire d’où les goélands s’élancent avec des cris aigus, lignes blanches qui s’ouvrent, se croisent, se fondent dans la mer, et parfois certains se laissent porter par le vent qui progresse avec la lumière, devient chaud, sec, gonflé de sable et il y a de grandes spirales qui montent plus haut que les nuages et les grands oiseaux blancs se peignent de brun, de beige, de gris, l’ivresse habite leurs forteresses de plumes, leurs yeux sont des globes mobiles aux prunelles très sombres, leurs becs se recourbent, leurs pattes se replient, serres acérées et ils planent longuement sur les volutes d’air blanc, brûlant, et Gemma est déjà parmi eux, regardant rouler sous ses ailes la montagne violette, les touffes d’herbe, les îlots des genêts, la grande Tour à l’ombre longue, les murs sombres du Fort.

  Les nappes d’air se dilatent et tout alors devient très haut et la Terre n’est plus qu’une boule parsemée d’étangs bleus, de plaques sombres, d’étendues vertes et l’on voit très loin, au-delà du cercle de l’horizon, des collines de sable à l’infini, des villages de terre blanche, des lits d’anciennes rivières où roulent les cailloux, des huttes de branchages, des signes d’argile peints sur des parois de pierre, des figurines de terre, des nuages noirs et lourds poussés par l’harmattan et la pluie qui frappe le sol et le brouillard qui enveloppe tout et une sorte de mer grise où tombe la lumière, un bateau bleu confondu avec l’eau, et l’on regagne la crique, sa profondeur bleutée, le mystère de sa grotte enfouie dans les plis de la roche et Mostem s’éloigne, silhouette à peine visible dans le jour qui décline et Gemma reste un instant à regarder le grand arc du ciel, la mer où tombent les étoiles, l’horizon infini derrière lequel dorment encore tant de choses secrètes.

 

 

 

 

 

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19 novembre 2013 2 19 /11 /novembre /2013 09:02

 

XXII  Blanuys.

 

 

   

  Le jour est levé au dessus de la mer et le ciel est un mur clair que sternes et goélands sillonnent en tous sens, poussant leurs cris aigus jusqu’au fond de la grotte. Gemma s’éveille, ouvre ses yeux à la clarté. Elle sort de sa bouche d’ombre, s’assoit sur un rocher qui regarde la mer. Elle observe le miroitement des vagues, leurs plis d’écume, le glissement des bulles sur les graviers lissés par la houle. Puis, sans manger, elle part sur la grève, vers le sud, en direction de Blanuys. Elle avance pieds nus sur les rochers usés, évitant les troncs déchiquetés, les échardes des planches, les épaves des bateaux rongés par la tempête. Soudain le vent a tourné, venant du haut de la falaise, chargé d’odeurs musquées, portant avec lui les rumeurs de la ville. On aperçoit bientôt les premières maisons, la plage courbe, le port où flottent les bateaux à la coque de bois.

  Gemma s’engage sur le ponton, à la recherche de Mostem. Elle voudrait, encore une fois, monter sur son embarcation, écouter les histoires qui parlent de la mer, des longs filets où brillent les poissons d’argent, du marché, de la fabrique qui entrepose les anchois dans de grands fûts remplis de sel ; elle voudrait aussi parler du pays lointain, de l’autre côté de la Terre, de ses maisons d’argile, des collines de sable, des caravanes de chameaux, des palmiers bercés par le vent. Mais Mostem n’est pas là. Il ne reste, sur le petit embarcadère, qu’un anneau rouillé, un morceau de chanvre usé, un vieux pneu collé au môle de pierre. Alors Gemma, fascinée par les remous de la ville, ses rumeurs, ses allées et venues s’engage dans les ruelles que le soleil partage entre ombre et lumière.

  Les passants, rares à cette heure matinale, sont de lentes silhouettes qui se fondent dans l’air à peine déplissé. Elle remonte d’abord l’avenue du bord de mer, franchit le pont qui enjambe la Sioule, grimpe l’escarpement vers Castell Béar. Elle découvre la longue façade du Musée, son alignement régulier de fenêtres, son grand toit de tuiles rouges posé contre le ciel. Près du guichet, une file de visiteurs. Gemma s’y mêle avec la souplesse de l’algue, la discrétion d’une étoile de mer. Les salles sont grandes, fraîches, nimbées d’une lumière verte, presque phosphorescente, si semblables à son abri qu’elle avance tout naturellement au milieu des parois de verre comme elle le fait, tous les jours, dans le goulet étroit de sa grotte. Elle emplit ses yeux du flottement des buissons d’algues, du rayonnement vert des ombelles de mer, du soleil des éponges ; elle s’étonne des poulpes aux yeux globuleux, du ballet de leurs tentacules, de leur jet d’encre qui mêle l’eau à la nuit ; elle rit de la maladresse du bernard-l’hermite, du long bec de la raie aigle, du museau aplati de la murène, de son corps de serpent maladroit. Plus loin elle voyage entre les bouches en corolle des oursins, les éventails de corail puis elle décide de quitter tout ce monde des abysses, de remonter à l’air libre, là où la vue est sans limite.

  Elle redescend vers le port. Maintenant des touristes déambulent sur le rivage, vêtus de couleurs claires, leurs visages pareils à de la glaise, accompagnés d’enfants qui glapissent aussi fort que les goélands. Enfin la place entourée de cafés, sous l’ombre dense des platanes, les terrasses remplies de paroles, de mouvements, agitées comme des ruches. Beaucoup de gens de Blanuys autour des tables. Des habitués, de vieux pêcheurs, des commerçants, des retraités qui surveillent la ligne d’horizon avec ses cargos blancs qui avancent avec la lenteur des baleines, l’anse de schiste gris où Dolphy le dauphin fait parfois une apparition soudaine puis repart vers le large.   

  Gemma s’assoit sur un banc près des auvents de toile, écoute le bruit des conversations, la rumeur des étourneaux dans la tête drue des platanes, surveille la course des serveurs, attentive au martèlement de milliers de pieds sur les dalles du sol, et c’est pour elle comme une ivresse qui la saisit, gire autour de sa tête, inonde son corps, ses membres à la façon d’une douce ambroisie. Elle flotte dans l’air, tout entourée du ressac de la foule qu’elle perçoit au travers d’un brouillard. Sa tête vogue parmi les nuages, tout près du sémaphore d’Albère qui surveille la côte de son œil de cyclope. Les gens sont si près, si loin à la fois, abrités dans des aquariums, derrière de lourdes parois de verre et leurs yeux sont des porcelaines où s’abîme la lumière, leur sclérotique dure, semblable à celle des aveugles.

  Gemma, ils ne la voient pas vraiment, tellement sa silhouette est menue, naturelle, confondue avec les choses. Elle pourrait aussi bien être le banc lui-même, le rocher qui porte le mémorial avec ses armoiries de bronze, la jetée de pierre qui plonge dans la mer. Elle est invisible, elle ressemble au vent de la terre, au sable, à la fumée grise qui monte du cercle des tables. Elle est seulement une trace, une empreinte, une bulle que l’air traverse. Elle est heureuse de cela, de ce regard de myope qu’elle porte sur le monde, de cette distance qui la met à l’abri du pouvoir, de la vindicte, de la haine des hommes. Une brise imprégnée de lavande et de thym coule des collines, se répand dans le dédale des rues, se perd dans l’écume marine. Il fait si doux. La musique qui vient des terrasses est si belle. Gemma n’est plus qu’une respiration sur le banc de pierre, une poitrine à peine soulevée, un repos sans fin.

  Le jour décline. Bientôt il fera nuit. Les réverbères s’allumeront sur le front de mer, projetant leur hampe de fer dans l’eau profonde et noire. Quelques lamparos au large troueront l’obscurité de leurs halos mobiles et vacillants, attirant des nuées de poissons pareils à des étincelles. On repliera les parasols ; les voitures éteindront leurs phares ; les hommes et les femmes rentreront chez eux, l’écho de leurs talons les suivant comme des ombres indiscrètes. Le croissant de la lune découpera dans le ciel sa forme de faucille. Les rochers des Elmes émergeront de l’ombre, comme des cachalots sortant de l’écume. La clarté sera faible, juste une pluie de flocons. Il sera temps pour Gemma de regagner son territoire parmi les taches blanches du guano, les empilements de bois flottés semblables à des os, le lisse des galets usés par la mer. Quelque part, dans le creux des rochers, la plainte longue d’une dame-blanche. Dans quelques heures le ciel pâlira. La grotte ne sera plus qu’une faible respiration, un clapotis à peine perceptible dans l’attente du jour.

 

 

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