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25 mai 2016 3 25 /05 /mai /2016 07:32
Géographie du doute.

" Quand les nuages passent sur Grand Fort Philippe".

Photographie : Alain Beauvois.

« La Mer du Nord...
A l'horizon, dans le lointain : Calais
Entre les deux, les plages

" vers le Phare de Walde ",

les plages du Fort vert,

des Hemmes de Marck,

des Hemmes d' Oye,

des Escardines d' Oye Plage,

de Grand Fort...

Toutes ces plages

que j'aurai tant photographiées … »

A.B.

Il y a des courants, des brises marines, des départs et des retours, de sombres galeries s’ouvrant sur le passé, des volées d’escaliers surgissant en plein ciel, des chambres à l’odeur de naphtaline, les senteurs du pain grillé, des fontaines d’eau claire, il y a des résurgences et, soudain, la sortie dans la fente du jour. On est si peu assurés de soi, on hésite à se lever, à quitter l’antre de son lit, à déserter les murs de sa chambre. On était si bien, là, pliés dans la douceur du rêve avec ses effluves anciennes, ses cathédrales de nuages, ses étonnants sursauts, ses prodiges. On était soi, on était l’autre, on était ici et maintenant, on était ailleurs, dans un passé que le futur nous accordait, que le présent reprenait de ses mains pressées, on s’appartenait en même temps qu’on était hors de soi dans un pays aux contours flous.

On pousse les volets sur la clarté qui naît de la terre, pareille à une brume voulant gagner l’espace. Il fait chaud déjà et bientôt l’heure sera solaire avec ses crépitements, ses explosions nucléaires, ses cascades blanches tombant du ciel. La terre est fissurée, infiniment craquelée, peau de vieux reptile en attente de pluie. Les gorges sont sèches, les langues collent au palais, les poitrines sont oppressées. On cherche la fraîcheur, on pose sur la colline de son front des tissus d’eau fraîche, on longe l’ombre bleue dans les failles des rues. Si éprouvant de vivre et de devoir avancer vers un but qu’on ne connaît pas. On erre infiniment aux contours de soi et l’on n’arrive même plus à se reconnaître, à écrire sa propre biographie. La chaleur est une douleur, une hébétude qui nous maintient rivés au sol, cloués sur la planche de liège de l’entomologiste. Pensées lentes à venir, gluantes, visqueuses, à la consistance de tentacules. Alors on ramasse son corps de poulpe et l’on progresse, par petits bonds, à la vitesse des cloportes et l’on se dirige vers la mer, la grande étendue d’eau salée qui est aussi notre mère, notre lieu primitif d’apparition.

On s’assoit sur le haut du monticule de pierres, en position de penseur avec, autour de soi, le fouet de ses tentacules, ventouses collées aux certitudes de la roche, masse palpitante qui vit au rythme du flux et du reflux de l’eau. On est encore habités de la péninsule de l’imaginaire, des confluences du rêve, des persistances d’une inquiétude primitive. Mais peu à peu la conscience s’éclaire, le paysage trace son chemin, tout là-bas vers l’horizon où vivent les hommes. Soudain on est si bien ici, tout près du champ de neige de la plage, de ses congères rassurantes. En bas, couleur d’étain, coule le fleuve maritime que la mer a laissé derrière elle comme un témoin de sa puissance, de son règne infini, de son aptitude à régénérer tout ce qui vient à sa rencontre. La brise est douce qui fait son agitation de palme, ses friselis sur la dalle d’eau. La chaleur est un souvenir qui se dissout dans l’immensité. Ici est le dire libre de l’existence, l’amplitude de la Nature, l’ouverture de l’espace au chant de l’univers. Les soirs d’étoiles, lorsque leurs rayons trouent le ciel bleu indigo, c’est un ressourcement que de s’allonger sur le plateau de sable et de regarder simplement la giration du ciel, les traits et les pointillés de lumière, la fuite des comètes, les gerbes d’étincelles. Minuscules sémaphores parlant le seul langage compréhensible, celui de l’harmonie universelle, de la liaison des choses entre elles, de la non-séparation comme principe premier dont il faut ressentir au-dedans de soi la force unique d’aimantation. Tout est dans tout dans une seule et même décision de parution. Les phénomènes font leurs minces clignotements pour nous dire ceci : ils sont nous comme nous sommes eux, nous vivons au même rythme, nous respirons le même air, nous buvons la même eau. Quel bonheur, alors que d’expérimenter cette union qui nous porte au-delà de nous dans la contrée illimitée de la sensation ouverte. Combien les fadaises urbaines nous paraissent superficielles, inopérantes. Combien les discours des agoras humaines nous semblent résonner dans le vide et l’inaccompli.

Mais regardons seulement le jeu subtil des courbes, la fuite du fleuve comme une coulée de métal en fusion, la trace de cendre du grand lac marin qui, bientôt, ondulera sous la poussée des flots. Mais observons le ciel si pâle, presque inapparent, que vient recouvrir le nuage au ventre sombre, lourd, aux si belles tonalités élémentaires, alternance de noir et de blanc, empreinte du jour et de la nuit. Le temps y est inscrit dans la rumeur même de cette double valeur, scintillement de l’heure dont naissent les secondes, leur pluie incessante, leur rythme si proche du nôtre, battements du cœur du monde se superposant à ceux des hommes à la destinée exacte. Oui, « exacte » car nous sommes un rouage de la grande horloge qui scande le temps des planètes et nous sculpte à notre insu, tout comme la mer façonne le rivage en y déposant son immémoriale empreinte.

Les nuages flottent haut dans la canopée céleste. Il n’y aura pas d’orage venant rafraîchir la mémoire oublieuse des hommes, pas d’eau fécondant les terres de l’esprit, pas de brume entourant l’âme de sa présence cotonneuse. Seulement une longue dérive des choses sous la courbe haute de la lumière. Alors les Existants rentreront dans la fraîcheur de leur logis et adresseront au ciel des prières afin qu’il pleuve et que leur corps habite la Terre à la manière d’une glaise souple, d’un humus dont ils tirent leur propre substance depuis la nuit des temps. Lovés dans leurs chambres aux murs de chaux claire, ils dériveront longuement dans le labyrinthe du rêve, s’inscrivant dans cette géographie du doute qui toujours nous visite dès l’instant où nous nous mettons en vacance du monde et de son langage. Sans doute le temps est-il venu de dialoguer. Avec nous d’abord, avec tout ce qui signifie sur l’ensemble de la Terre, ensuite. La tâche est immense qui nous est confiée ! Ô combien exaltante. L’ensemble de notre dérive terrestre n’en viendra sans doute pas à bout. Raison de plus pour nous embarquer pour l’aventure hauturière. La mer n’attend pas !

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24 mai 2016 2 24 /05 /mai /2016 07:58
Ouvrir la brume.

« Quand je plongerai dans tes brumes... »

Photographie : Alain Beauvois.



« Si le baptême est un plongeon
je t'aiderai à renaître...

Lac Fou - Bas Armagnac - Gers
hier matin, dans la canicule
quand la brume de chaleur

se dissipe pour dévoiler l'Intimité.

Je n'ai rien retouché,

c'est ainsi que la photo s'est offerte.

Et je voulais garder l'Instant comme immaculé. »

A.B.

C’est l’heure majestueuse où rien ne bouge. La nuit est en sa décroissance et le jour n’est pas encore venu. Hésitation de l’instant à paraître, comme s’il y avait danger à dévoiler son être, à le remettre aux hommes en tant qu’offrande. L’aile du silence, immense, est posée sur les choses et l’on n’entend rien, pas même le souffle du vent, pas même la respiration des hommes. Partout est l’ouate légère, partout l’écume qui dit la beauté du paraître après le sommeil, l’évanouissement, la perte de soi dans les arcanes du rêve. On voudrait demeurer dans cette espèce de lassitude bienfaisante, se lover au creux de soi et attendre que le temps fasse son office avec le doigté souple qui convient aux moments rares. Car c’est de « re-naissance » dont il s’agit comme si, au sortir de quelque Jourdain, la vie parvenait à éclosion. Alors nous verrions le monde avec des yeux de nouveau-nés, les paupières soudées par des humeurs vitreuses, les oreilles vierges du chant du monde, les membres fragiles de ne jamais avoir foulé le sol. Tels des papillons au terme de leur métamorphose qui déplient leurs ailes dans la soie de l’heure. Le battement est aussi joyeux qu’inaperçu, presque à la limite du rien, sur le bord du vide. Mais tout le monde est alerté de cette brise printanière qui vient d’entrer sur la scène de l’exister et l’on attend le prodige de la venue comme on le ferait observant le ciel d’orage où, bientôt, brillera l’arc-en-ciel.

L’air est frais, parcouru d’ondes claires, mélange subtil de corail et de parme. Un air si léger qu’il semblerait ne pas toucher la terre, en sustentation, pareil à ces oiseaux qui, dans la brise d’été, font leurs longs vols planés à la seule irisation de leurs ailes. Ils sont le lexique intangible de l’instant, l’harmonique suspendu annonçant le mystère de l’heure. On les devine plutôt qu’on ne les voie. On en dessine l’arabesque quelque part sur la falaise du front avant même que les soucis ne s’y impriment. On avance avec la ruse du lézard, le sautillement du moineau, la marche chaloupée du caméléon. Car il ne faut pas faire de vagues qui troubleraient l’ordonnancement du paysage. Ici, devant les yeux, tout juste contre l’étrave du nez, tutoyant un corps désirant, s’écrit la fable du romantisme. La beauté du site, l’inclination de l’âme à la mélancolie, le battement de la palme du souvenir, les réminiscences de Combray, la tasse de porcelaine où infuse un thé au parfum aérien. Il y a du Turner aussi, la brume en témoigne la douce vibration, fin grésil distillant le basculement des secondes. On pourrait demeurer là, sur une seule patte, flamant rose se confondant avec la conque qui l’accueille et finir par se dissoudre dans l’eau, se confondre avec la mousse verte et brune des frondaisons.

La gloriette, cette minuscule fantaisie imitant le culte antique rendu à Vénus ou Apollon, on ne l’avait même pas aperçue, troublé qu’on était par la magie du lieu. Et voici maintenant qu’elle sort de l’eau et affirme sa présence, tel un amer côtier aperçu depuis le pont d’une goélette. Fascination que de disposer d’un ancrage pour le regard alors que l’âme voguait sur de bien étranges flots. Cela commence à s’illuminer, à faire sa tache blanche, là-bas, au-dessus du massif touffu des arbres. C’est une à peine émergence, un mouvement d’enfant peu assuré de ses actes, le début d’une comptine qui, bientôt, racontera l’histoire des hommes sous le ciel, près de l’eau, dans la meute serrée des sillons de glaise. Alors sera venu le moment du dépliement de la conscience, du pur événement, de la douleur aussi pour « Les Damnés de la Terre ». Balancement immémorial du bonheur et de son contraire, ce désespoir qui, parfois torture le corps jusqu’à le réduire en cendres. Ainsi s’annonce le jour avec son cortège infini d’interrogations, de points de suspension, d’interjections, d’étonnements, de ravissements. Ceci est déjà inscrit dans le paysage, stigmates invisibles qui le traversent, mais aussi tremplin pour la joie. C’est pour cette raison que la rencontre avec la beauté est toujours tragique et que la séparation qui, inévitablement survient, nous plonge dans un état de mélancolie, de vague à l’âme. Dans le paysage c’est de nous dont il est question, de notre condition mortelle, de notre finitude comme dernier acte de la représentation existentielle. Aussi tenons-nous à nous y ressourcer le temps d’un éblouissement. Il n’y a peut-être pas de plus haute révélation que celle-là : exister, le savoir et en tirer toute la quintessence.

Le jour est levé maintenant qui précise lieux et destinées. La ville des hommes s’éveille. Les rues s’animent de cris joyeux. Le soleil monte lentement vers le zénith. Il fera sa course circulaire jusqu’à ce que la nuit l’efface l’espace d’un étrange voyage. Il sera alors temps de rêver avant que l’aube ne surgisse à nouveau. Oui, temps de rêver !


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22 mai 2016 7 22 /05 /mai /2016 08:10
Dans le refuge étroit du jour.

Composition à partir d’une œuvre

D’Edward Hopper.

Pourquoi avait-il fallu que l’été fût si chaud, éprouvant ? Les nuits étaient fauves et les gens se regroupaient dans les tavernes, verres à la main dans le tintement cristallin des glaçons. La sueur perlait aux fronts, rigoles liquides faisant leurs confluences sous l’arête du nez, sinuant autour de l’arc de Cupidon, ornant le menton de perles translucides. J’étais entré au « Café Major » par simple distraction, pour fuir le tumulte de l’heure et sans doute échapper à des idées qui menaçaient de tourner à vide. La plupart des tables étaient occupées. Un bourdonnement continu venait de la salle des joueurs de tarots. Le percolateur fusait, semant dans l’air saturé une odeur de café. On buvait des bières à la mousse blonde, des verres d’orgeat glacés, des Pippermint aux reflets vert sombres pareils au tunnel des arbres, quelque part, au-dessus du village. C’était si étrange cette impression de flottement. De vertige. On était semblables à ces personnages de Chagall en sustentation au-dessus des toits, visages blêmes, lunaires, corps traversés d’air, périple immatériel bien au-delà de l’inquiétude des hommes. Qui étaient-ils ces voyageurs de l’espace ? De simples esprits à la recherche de leur vraie demeure, des âmes ayant déserté leurs corps, des esquisses échappées de quelque rêve ? Dans la salle aux hauts plafonds que les lustres éclairaient d’une lueur d’argile, j’étais pareil à ces passagers immobiles, en attente d’un événement qui me délivrerait de moi-même. En attente de rien peut-être. En attente de.

Vous, l’Attentive (cette nomination me semblait convenir à votre air sérieux, à votre attitude de retrait du monde ambiant), étiez située dans le coin de la salle, celui qu’on ne percevait jamais qu’au bout d’un moment, un large pilier en dissimulant la présence. Vous étiez identique à une fine porcelaine qui se serait égarée au milieu de nulle part, sans attache, peut-être simple vision de l’imaginaire Sur la banquette de moleskine verte, votre tailleur bleu posait sa tache discrète alors que votre visage se dissimulait sous une capeline. Seules quelques mèches blondes s’en échappaient et l’ovale de votre visage s’illuminait d’une discrète touche de rouge à lèvres, genre de friandise que vous offriez au regard, luxe des choses belles. Un livre semblait retenir toute votre attention comme si sa lecture vous plaçait en orbite autour des êtres, n’en percevant sans doute que la lointaine rumeur. Ilienne sur son île, vigie à la proue d’une goélette avec la seule vue des brumes marines et des écueils qui, parfois, trouaient la solitude des eaux. Vos jambes sagement croisées, le peu de mouvement que vous imprimiez à votre corps, la vue ne se distrayant jamais de son objet, sauf parfois pour boire à petits traits une eau pétillante, ceci indiquait soit une réserve, soit une tâche qui mobilisait l’entièreté de votre attention.

Alors, je ne sais quelle subite envie de vous rejoindre m’a pris soudain, comme si une main invisible avait appuyé sur mon dos, m’intimant un ordre silencieux. Une place était disponible en face de vous. Vous avez accepté que je m’y installe. Alors j’ai découvert votre beau visage, ses traits si réguliers, la pureté du regard, la douceur des joues à la teinte de pêche, le front où s’attardait la lueur des opalines. Nous avons parlé de choses banales, de la chaleur, des touristes qui envahissaient la côte, de la beauté des criques, de la douceur des soirées à la terrasse des restaurants. Votre parole était une eau de source qui faisait son doux clapotis et vos lèvres remuaient à peine, comme si vous aviez été le personnage d’un tableau, le rythme d’un poème, la courbe d’un chant venu d’ailleurs. C’est alors sans doute, sous l’effet de l’alcool, de la touffeur ambiante que je me suis mis à somnoler. Parfois de brusques réveils, pareils à des éclairs, la vision de vous dans une irréelle lumière verte comme celle des casinos voguant dans la nuit mystérieuse.

De longues rêveries et l’impression d’être dans un autre monde, dans un temps sans contour, dans un lieu immatériel à mi-distance des eaux, de la terre, du ciel. Un bruit sourd, une scansion régulière, un siège aperçu dans la fente des paupières, un paysage défilant vers l’arrière avec des lueurs de couchant accrochées aux arbres, la silhouette d’un pont à arcades, le lit d’une rivière. Le train avance dans la nuit en faisant sa rumeur métallique, imprimant ses secousses qui voyagent jusqu’au centre du corps. Comme une promesse d’amour, comme la perspective d’une aube où tout sera nouveau, ouvert, où les choses s’ordonneront avec clarté. On entend les consommateurs, leurs éclats de rire, on perçoit le claquement des lames de tarot sur les tables de bois sombre, l’odeur du café est poivrée qui s’insinue dans les narines, on devine les éclats de voix des attardés sur la Promenade. Parfois un arrêt dans une gare de campagne qu’éclaire un lampadaire de tôle perché sur une haute jambe. Parfois le service ambulant qui frappe à la porte du compartiment, proposant une boisson, une friandise. Parfois seulement le glissement du vent sur la carlingue d’acier. La chaleur est toujours aussi présente, moite, avec des éclaboussures qui suintent le long des parois. Nous devons traverser maintenant quelque jungle inhospitalière. D’ailleurs ce sont des cris d’aras que l’on entend venant des hauteurs de la canopée, des cris perçants qui déchirent les nappes d’air. Des papillons aux dimensions étonnantes battent parfois leurs ailes tout contre la vitre du train et cela fait un drôle de bruit de carton. Votre parole laineuse comme si elle venait du fond d’une lointaine crypte et des mots incompréhensibles, pareils à ceux d’un délire ou bien d’une folie faisant ses volutes et ses revirements.

Des mouvements dans la grande salle, des arrivées, rares. Des départs plus nombreux. La nuit, peu à peu, se retire sur la pointe des pieds. La Promenade est peuplée de rares silhouettes en partance pour le jour. Vous parlez peu ou bien à mots couverts, peut-être par crainte d’être entendue ou bien comme si vous existiez dans la faille du temps, de son égarement, son étrange clignotement. Alors j’ose un geste, ma main glisse sur le marbre de la table, frôle votre verre où flottent d’étranges glaçons pareils à de minuscules icebergs, reflets bleus et blancs. Votre main est si proche, longue, souple, aux ongles délicatement teintés de rose, pétales presque inapparents dans l’aube qui se lève. Mes doigts contre les vôtres. Vous avez tressailli, je le sens à un lent frisson courant sur votre peau, au clignement des paupières, à votre poitrine qui palpite comme le ferait un oiseau surpris par une soudaine saute de vent. Votre main au creux de la mienne. Douceur contre douceur. Chaleur s’insinuant dans la chaleur. Présence dans la présence.

[…] Une voix au-dessus de ma tête. On me tend un livre que j’allais oublier. On me tend un billet de chemin de fer, une capeline bleue qui semble m’appartenir. Le paysage file contre les vitres du train, se dissout peu à peu dans les dernières volutes de la nuit. De rares passants errent pareils à des âmes en peine devant les verrières du « Café Major ». Difficile de sortir du sommeil lorsqu’il a été peuplé de si belles images. Je sais, je devrais moins boire d’alcool et cette chaleur a sur moi un effet désastreux. Ce qui me reste de vous dans le jour qui paraît, cette couleur bleue indéfinissable, celle de vos yeux, de votre tailleur, cette attitude si studieuse, si appliquée, les quelques lignes que vous avez lues à haute voix avec cet inimitable vibrato. L’émotion, l’amour, un regret, peut-être un souvenir cher ou bien douloureux ? Je ne sais. Partant du « Café », en tout cas, je ne suis guère démuni. J’emporte cette image pareille à la brume sur la rive du lac, cette capeline, ce livre que je lirai en pensant à vous. Dites, vous reviendrez au « Café Major », vous reviendrez n’est-ce pas ? Ce serait si douloureux, à présent, de vivre privé de vous. Si étrange d’imaginer le monde avec votre image en creux comme absente des jours. Et l’heure vide frappant au carreau.

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21 mai 2016 6 21 /05 /mai /2016 07:33
Que savons-nous de l’heure blanche ?

« Avant que la neige ne disparaisse... »
photo 11
expo : « Parler d'ici (pour parler de mes ailleurs...) »
Photographie : Alain Beauvois.

« Ce dernier hiver, en prévision de cette expo, je « guettais » la neige... Et sur les plages qui me sont familières, elle ne sera venue qu'une fois, elle sera tombée discrètement une nuit. Je suis arrivé sur la plage des Hemmes d' Oye vers 7 heures, avant le lever du soleil, juste avant la disparition de la neige. Les couleurs, la luminosité, tout était différent, comme si elle avait marqué son passage. On n'entendait plus le vent, on n'entendait aucun oiseau de mer, on n'entendait pas la mer, à plus d'un kilomètre, c'était marée basse et j'avais aussi le coeur à marée basse. Tout avait disparu, c'était comme «l 'instant unique », et je l'ai photographié... »

AB.

Au milieu des vagues d’encre, il y a un trou, un trou blanc qui avale les mots, aspire les rêves, dilue les images et, se réveillant sur la plage des draps, on est comme sur une île dont le rivage se confondrait avec les eaux, on est sans attaches. Pourtant, depuis la densité de son sommeil on croyait avoir saisi quelque chose : une aile de libellule, une résille de cristal, le voile d’une mariée qu’un page tenait de ses doigts invisibles. On croyait avoir saisi un rêve dont on aurait sculpté le nuage en forme de désir ou bien qu’on aurait modelé selon sa fantaisie. Il y avait tellement à ouvrir, à faire se déployer et l’imaginaire gonflait de l’intérieur sa baudruche translucide, et le plaisir tendait ses rémiges sous la carlingue blanche de l’oiseau de mer. On était en plein ciel, dans l’espace illimité de la liberté, avec l’amande des yeux qui balayait l’horizon du monde. Au centre de la tête, là où se multipliaient les images, c’était un carrousel, une joyeuse sarabande, une grande roue invitant au vertige de l’exister. On était dans l’étendue, on était l’étendue même, son poème, son chant résonnant sous le dôme du ciel.

Le jour va bientôt poindre. Il est une bande de lumière, un simple rectangle de clarté dans la faille de la croisée. Un inaperçu dont on attend qu’il se révèle et, surtout, nous porte à la limite de nos propres frontières. Car nous ne voulons pas demeurer dans la chambre, là, sous le cercle de l’opaline, et laisser les phénomènes se révéler en notre absence. Voir est un tel prodige et notre volonté se lève contre le froid, et nos membres gourds se réchauffent à l’idée de la contemplation. Les rues sont cernées d’ombres dans lesquelles les boules des réverbères font leurs yeux aveugles avec des larmes suspendues à leur verre dépoli. Rien que le silence, son feutre partout répandu. Rien que l’immobile et les trottoirs dorment dans leur gangue de ciment. Quelques bancs pris de givre font, dans l’avant-jour, des rythmes de touches de piano, ivoire à peine visible que les grands arbres frôlent de leurs doigts enduits de gel. On a annoncé du froid, de la neige, du frimas, enfin toute une escorte blanche dont il faut témoigner avant que tout ne se ressource dans les plis de la terre, dans la désolation du sol retournant à sa teinte primitive. Tellement habituelle qu’on ne la voit plus.

Bientôt la plage des Hemmes d’Oye, cette vaste étendue découverte qui semble n’avoir nul port d’attache, qui pourrait aller jusqu’aux confins des rêves. Ici, le monde ne se dit plus en lexique citadin, pas plus que rural, c’est d’un autre type dont il s’agit, d’un pays d’utopie où inscrire sa propre légende en marchant sur la pointe des pieds, effleurant le sol à la manière d’une fiction qui ne se dirait qu’en mode d’approche, d’effleurement, non dans la langue de la raison ou bien de la certitude, cette manière d’être hors de soi dans la plus pure des vanités. Ici est le domaine du fin grésil qui teinte l’air de son impalpable duvet, ici est l’aire souple du givre et de ses étoiles mystérieuses, ici est le monde blanc dans lequel se fondent les vols incolores de la sterne, de la mouette, du goéland. Ici les oiseaux ne crient pas, ne réclament pas, ils vivent au centre de leurs boules de plumes et n’ont que faire des hommes, de leurs sottes polémiques. Comment, en effet, sortir de ce flottement à mi-chemin du ciel et de la terre, de cette démesure du vol pour affronter ce réel aux si dures aspérités ?

Mais maintenant il faut regarder, emplir son âme jusqu’à satiété de ces impressions qui, jamais, ne se renouvelleront. Le jour sort tout juste de son cocon, bande gris-bleue si semblable à la couleur du galet, à sa texture lisse sur laquelle la lumière est une fête discrète. Puis la ligne d’horizon, mince fil brun qui évoque la fuite de l’eau vers des géographies hauturières dont on ne soupçonne même pas l’existence, dont on ne saurait tracer la quadrature complexe, avec ses côtes découpées, ses rivages de sable noir ou blanc, ses promontoires, ses falaises trouées, ses dykes de lave regardant le ciel. Si mystérieux ce qui ne se voit pas et existe seulement au-dessus de nos fronts soucieux avec le sourire imperceptible du vent.

La neige est là, oui la neige que depuis toujours nous attendions, qu’une bise subite pourrait emporter avec elle, nous laissant démunis. Car la neige est une protection, une aire virginale sur laquelle inscrire ses rêves les plus fous, tracer ses propres empreintes pareilles à celui du découvreur du Pôle, de sa fascination glacée, magnétique. C’est bien là une des vertus du froid que de nous mettre en relation directe, immédiate avec les choses du paysage. Pas de tromperie, pas d’esquive possible lorsque l’air incise le visage, fait saigner les lèvres, entre dans la conque des oreilles comme un essaim de guêpes. Le froid est la vérité du temps qu’il fait, sa rectitude, sa verticalité à signifier dans la rigueur. Il n’a pas la vertu émolliente du printemps, la supercherie aveuglante de l’été, la facile nostalgie de l’automne. Hiver, neige, gel, comme une trinité indiquant la nécessité de vivre au plus près, d’aller à l’essentiel. Un Inuit ne sera jamais un Papou de Nouvelle-Guinée. Le froid est une lame qui aiguise le tragique, le chaud en est l’image inversée, une manière de palme qui invite à la douceur de vivre, à l’oubli de ce qui pourrait ouvrir l’abîme des questions.

La symphonie est là, devant soi, avec ses alternances de nuances colorées, ses gris perle, ses douceurs d’argile, ses lignes d’eau reflétant le ciel, le talc du grésil que trouent, par endroits, des mottes de couleur plus soutenue, une première lisière d’eau plombée avec des reflets de zinc lorsque l’orage alourdit les nuages et les incline à une cendre foncée, presque noire. Immémorial combat de la terre et de ce qui cherche à la recouvrir, à la dompter, l’effacer : pluie, neige, grêle, tapis de feuilles. Mais toujours la terre reprend ses droits et phagocyte ce qui, un instant, en avait atténué la royauté. La terre est la mère, la matrice accueillante qui, toujours, reprend en son sein ses propres rejetons. Terre qui est le réceptacle de tout, louve aux innombrables mamelles auxquelles s’abreuvent aussi bien l’eau, la pluie, les nuages, les feuilles aux si belles couleurs. Oui, le réel est là qui impose son empreinte aux choses. Pluie, neige, brume, chute des feuilles comme des songes de terre, de simples émanations, de joyeux enfants s’égaillant le temps d’une récréation. Maintenant le jeu est fini, la neige, petit à petit, réintègre son abri primitif, cet humus qui la retient avant de la libérer à nouveau. Alors, une dernière fois, le regard embrasse l’étendue blanche, s’en détache comme à regret. C’est si bien d’approcher ce qui, parce que virginal, s’auréole d’authenticité avant que des mouvements désordonnés de tous ordres viennent en troubler la subtile cohésion. Maintenant la rumeur de la ville est perceptible. Bruit de bourdon succédant à l’à peine grésillement du jour. Il fera chaud dans la chambre, tout contre le poêle. Les mains rougies brûleront du souvenir du froid. Infinité d’aiguilles plantées dans le derme pour dire l’heure blanche, son immense solitude, le temps infini qu’il lui faudra pour habiter à nouveau les yeux et les féconder de son langage si éthéré. Alors nous sommes en attente. Et nous rêvons !

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20 mai 2016 5 20 /05 /mai /2016 08:13
Le vide vers quoi nous allons.

« Le vide ».

Œuvre : Eric Migom.

C’était si éprouvant de marcher là, sur la lisière de la terre, à la limite de soi.

Silencio marchait depuis des jours maintenant, la tête engoncée dans le roc des épaules. Son tronc était pareil à un vieil arbre, érodé par endroits, avec des bouts d’écorce qui se détachaient, hésitaient puis finissaient par tomber sur le sol avec un bruit de poussière. L’enclume de sa tête le portait vers l’avant comme si, bientôt, son propre poids devait l’entraîner vers quelque faille de terre inaperçue. Ses cuisses étaient deux pieux pareils aux fortifications d’Alésia, ses pieds deux larges palmes prenant lourdement appui sur la glaise que suivaient des chuintements, des clapotages faisant penser à des succions. Silencio, sans le savoir, un jour, avait été pris soudain du dédain de vivre, du dégoût d’exister. Comme si chaque mot était une menace, chaque geste le début d’un crime, chaque essai d’amour l’esquisse d’un viol.

C’était si éprouvant de marcher là, sur la lisière de la terre, à la limite de soi.

Silencio, un matin, avait abandonné sa cabane de planches et de toile goudronnée, laissant la porte ouverte à tous vents, ne se retournant nullement pour apercevoir les pauvres hères, les compagnons de misère qui peuplaient la favela, ses ruelles malodorantes, ses fossés emplis de rats et de vermine, sa haute vue sur le port où flottaient les odeurs élégantes des résidences de riches. Les riches, il les plaignait avec leurs longs cigares torsadés, leurs feutres posés sur la margelle du front, leurs costumes de lin blanc, leurs vitres teintées dans les forteresses de métal où ils vivaient comme les taupes dans leurs galeries. Mais que connaissaient-ils donc de la vie, ces analphabètes qui ne savaient rien déchiffrer des messages du monde, ces aveugles qui ne pouvaient décrypter la beauté qu’à l’aune de leurs appartements sophistiqués, de leurs poupées fardées de rimmel avec leurs cils pareils à des ailes d’insectes, qui ne voyaient le réel qu’au travers des couloirs climatisés de leurs hôtels, de leurs boudoirs tendus de soie ? Que voyaient-ils sinon la haute termitière de leur égoïsme, les stalagmites de leur indifférence, les avens sans fond de leur mépris ? C’était effrayant de posséder et de demeurer dans l’enceinte de sa tour d’ivoire avec les yeux couverts de cataracte, les oreilles bouchées de cérumen, le sexe dardé d’envie de possession.

C’était si éprouvant de marcher là, sur la lisière de la terre, à la limite de soi.

Lui, Silencio, n’avait rien que le vent, l’espace libre, le soleil au-dessus de la tête qui faisait sa couronne blanche, le cri des oiseaux ricochant sur les tympans, les meutes de sable criblant sa peau de milliers de pointes d’aiguille. Ce n’était rien. Rien de tangible, palpable, préhensible, mais c’était encore trop. Il fallait le renoncement. Il fallait la dépossession. Il fallait aller au-delà de soi vers ce qui appelait, n’avait pas de nom et que, parfois, on désignait du vocable d’invisible, d’infini, de néant, d’absolu. Silencio, lui, avait choisi « vide », pour ses deux syllabes distinctes et claires, d’abord l’étirement des lèvres puis l’expulsion d’air qui le suivait, comme pour dire la fin de quelque chose, la clôture d’une expérience, le point d’orgue d’une vie, le repliement du destin en forme de colimaçon, de rétrocession dans un genre de germe initial. « Vide », ensuite il l’avait proféré de toutes les manières possibles, prolongeant la première syllabe, ainsi « viiiiii », puis jetant brusquement la seconde « de », comme un couperet, la scansion brutale d’un mouvement qui, pourtant, paraissait perpétuel. Puis « vi » expulsé avec vigueur, lame tranchante de la guillotine, suivi d’une lente et interminable vocalisation « deeeeeeee », dernière haleine avant que ne survienne l’asphyxie, le dernier souffle, le solde définitif, les riches ne prêtaient plus qu’aux riches ; la fin de la dette, les pauvres n’empruntaient plus qu’aux pauvres : un brin de misère, une larme de compassion, une once d’effroi, une miette de douleur. Silencio, ses mains en porte-voix, face à la falaise abrupte des choses, s’essayait à une dernière profération, à un ultime langage, à la marche des voyelles dans un genre de joyeux maelstrom, de sauterie ubuesque, de binôme estudiantin avant quelque bizutage stupidement mortel.

Avec un bout d’ardoise, Silencio gravait dans le sol desséché, pareil à une croûte de pain brûlé, toutes les fantaisies du mot, faisant basculer les graphies dans tous les sens, s’essayant à en extraire la pulpe silencieuse, le précieux nectar, car le Passant dépossédé de tout ne conservait plus que quelques lettres, quelques signes, quelques symboles dont il convenait qu’il comprît le sens avant que d’en perdre l’usage. C’était une joyeuse sarabande de V inversés, de I culbutant tête vers le bas, de D offrant leur ventre rubiconds en direction du passé, de E retournant leurs griffes en dents de râteau qui labouraient un sol désespérément VIDE de richesses, heureusement PLEIN de vacuité. Et, à simplement voir la danse des lettres, leur joyeux carrousel, l’infinité de prismes signifiants dont étaient dotées leurs formes, Silencio se trouvait dans l’enceinte même d’une plénitude, d’une offrande dont jamais les hommes n’étaient la source, seulement la Nature, le jaillissement de la fontaine sous les frais ombrages, le galet au ventre poli entre deux eaux, le vol circulaire de l’aigle sur les rives de l’air.

C’était si éprouvant de marcher là, sur la lisière de la terre, à la limite de soi.

Sur l’aire lisse de la colline ou bien l’épaule de la dune ou bien encore l’envol de la falaise au-dessus de l’océan aux vagues infinies, Silencio ne savait plus très bien ni la valeur du temps, ni la dimension de l’espace, le Passant marchait, sa silhouette s’amenuisant comme si une râpe existentielle lui eût ôté, à chaque pas, un peu de son dû, de sa prétention à vivre. Il n’était plus qu’une vague esquisse, une ombre portée sur la démesure du ciel, un chant à peine audible à la limite de la planète, une marionnette dont les fils rompus ne lui assuraient plus ni sustentation, ni direction, pas plus que de chemin à emprunter qui se dessinât avec suffisamment de lisibilité. Bientôt Silencio sortit du cadre des jours, du tumulte sonore des heures, du gong sourd et impitoyable des secondes. Il ne fut plus qu’un rien suspendu dans le VIDE absolu. Là, au creux de ce qu’il n’était plus, dans la dimension inexistante de son être biffé en croix, il percevait encore quelques lambeaux de lumière, entendait quelques vrilles sonores, des esquilles humaines sur le bord, tout là-haut, de la Terre.

Ce qu’il voyait et écoutait depuis sa conque réceptrice, ceci : des RICHES, une cohorte infinie de riches et de puissants, yeux bardés d’envie, mains dodues agrippées au bord tranchant de l’abîme, sexes flasques en demande d’érections cupides, ventres glaireux affamés de mets sophistiqués, riches et puissants psalmodiaient en chœur, pareils à une cohorte de Baptistes dans une église aux boiseries blanches, pareils à des Pénitents dissimilés sous de hautes coiffes pyramidales, leurs yeux de belette s’apercevant dans les fentes ménagées pour la vision, les riches donc qui scandaient : « Le VIDE, nous voulons le VIDE ». Car c’est bien connu, c’est une vérité intemporelle, les riches veulent toujours plus d’avoirs, plus de richesses. Or, du VIDE, ils n’en avaient pas, raison pour laquelle ils en voulaient à tout prix. Ils étaient avides de VIDE. Tout autour d’eux, les pauvres, les anciens mendigots de la favela avaient profité de la distraction des riches pour s’emparer de leurs biens. Sur les arêtes de ciments, devant leurs palais de carton et de chiffon, ils fumaient de gros cigares dont les nuages montaient dans l’azur aussi bleu que celui des yeux innocents des enfants pauvres. Bientôt tout allait recommencer, carrousel des riches et des pauvres, salsa des pauvres et des riches, rumba des nouveaux parvenus et des anciens nantis. Décidément rien n’arrêtait la marche du monde. Rien n’inversait la suite des nuits et des jours, la succession du passé, du présent et de l’avenir. RIEN ! Le Vide avait de beaux jours devant lui. Le vide qui appelait le plein ! Le plein qui appelait le vide.

C’était si éprouvant de marcher là, sur la lisière de la terre, à la limite de soi.

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19 mai 2016 4 19 /05 /mai /2016 08:04
Comme une musique ancienne.

Aout 2013© Nadège Costa

Tous droits réservés

***

 C’était comme au sortir d’un rêve, vous savez, quand les images se brouillent, que passé et présent se télescopent, que l’espace multiplie ses facettes colorées dans le caprice d’un kaléidoscope. Alors la vue sollicitée de toutes parts s’égare, la mémoire vacille sous les coups de boutoir des événements. Des anciens à la couleur de carte postale, ces teintes sépias, ces glissements de pastel sur la courbure des choses. Des récents, une femme croisée dans la perspective d’une rue, une sublime toile faisant sa tache dans le luxe d’un musée. Ce n’étaient, dans l’aube neuve, sur l’écran de ma conscience, que feux de Bengale, rapides illuminations tressautant à la manière des vieux films happés par la blancheur de l’écran. Une ou deux apparitions, quelques lignes se croisant, des traits, des pointillés et, pour finir, l’étrangeté d’un point d’interrogation. C’était si étonnant tout de même ces visions tellement fugaces qu’on les eût dites produites par quelque drogue ou bien dues à une altération de l’esprit, une perte momentanée des repères. Il faut dire, l’été coulait comme un plomb visqueux et les nuits s’allumaient de longues flammes blanches. Comment trouver un peu de repos, se ressourcer alors même que le corps se consumait tel une braise ?

 Mais il faut consentir un effort, tendre sa volonté dans le genre d’un ressort, faire appel à la persistance du souvenir, fouiller les archives du passé afin d’en extraire quelques fragments signifiants. Ce que je vois, depuis ma fenêtre ouverte sur les toits de zinc, dans le bouillonnement blanc des draps, c’est ceci : l’ébauche d’un visage, la pulpe sombre des lèvres que souligne le rehaut clair du menton, la forêt de la chevelure, ce sombre massif ourlé de mystère, ces mèches jouant sur la plaine de la peau dans la discrétion mais aussi dans l’invite à poursuivre le voyage, à découvrir ce qui, encore, se dissimule et appelle, s’annonce avec le doux ébruitement d’une musique ancienne, peut-être un air de valse entendu en des temps effacés. Heureuse découverte sur la pointe des pieds, joie ineffable d’un dévoilement aussi lent que la progression de la lumière dans la résille du jour. Si précieux ce sentiment de lenteur, cette concrétion qui s’élève dans le silence de la mémoire. L’épaule est une efflorescence à peine visible, confondue avec l’air si ténu qu’il vibre dans l’inaperçu et le repliement du bras est une brise souple dont nul ne pourrait voir la trace, si ce n’est à l’aune de l’imaginaire.

 Le soleil a commencé son ascension, boule vermeil cascadant dans le ciel alors que se dévoile le haut de votre gorge, ce trouble, cette fascination, cette porcelaine si fragile qu’elle pourrait disparaître soudain à la vue, poncée par la vacuité, l’inattention des hommes. Votre main en recueille les fruits comme elle le ferait d’une nature morte que le peintre aurait destinée à la contemplation d’abord, à la saisie ensuite, tant le désir serait grand de porter l’œuvre dans l’enceinte du préhensible, d’en savourer chaque détail avec la justesse du jugement, la plénitude d’un savoir. Mais le décolleté de votre robe, sa mince bretelle, les plis du tissu sont autant d’invites à demeurer dans le cercle d’un pur onirisme dont une réalité trop verticale effacerait la magie, détournerait la source et alors les yeux fertiles menaceraient de s’assécher, l’âme de se dissoudre dans les plis ombreux de la nécessité.

 Soudain comme un voile, un obscurcissement de la vue et c’est il y a quelque vingt ans, à Vienne, dans l’ambiance feutrée du Café Central, ce temple néo-Renaissance où les écrivains, autrefois, venaient déguster un « Kapuziner », ce café noir à peine troublé d’un nuage de lait, orné d’une touche de crème. Les grands hommes de lettres, Schnitzler, Musil, Von Hoffmannsthal, venaient-ils y chercher l’inspiration pour leurs romans ou bien étaient-ils en quête d’aventure, d’échanges entre beaux esprits ? La porte à double battants s’est ouverte, s’effaçant devant une mince silhouette, celle qui habitait ma douce rêverie il y a peu, celle que vous portiez au-devant de vous avec élégance dans ce bel été autrichien. Combien de regards alors s’étaient détournés de leur lecture, de la contemplation des grandes verrières et des colonnes de marbre pour se poser sur vous, sur cette apparition dont, sans doute, comme moi, ils ont conservé l’empreinte dans un pli du souvenir.

 Vous vous êtes assise près d’une fenêtre, dans le cercle de clarté d’une opaline, visage semé de neige se fondant dans le clair-obscur de ce lieu si secret. Votre dessert, c’est à peine si vos lèvres l’effleuraient, comme par distraction et vous buviez votre café à petites gorgées, vos beaux yeux sombres perdus dans le vague. Vous étiez cette présence discrète, cette touche à peine épicée, ce murmure de votre gorge dans la corolle souple de la robe. Vous sembliez avoir vingt ans à peine mais votre attitude de retrait vous inclinait à en paraître quinze, station à l’orée de l’adolescence. Lorsque vous vous êtes levée, il y a eu un silence, des tintements de petites cuillères sur des soucoupes de porcelaine, le froissement de journaux qu’on plie, des bruits de feutre glissant sur les sièges de moleskine. Je vous ai suivie, juste pour le plaisir, juste pour l’éblouissement. Vous vous êtes engagée dans la galerie à arcades du Palais Ferstel. Vous n’avez plus été, bientôt, dans la longue perspective des dalles claires du Passage, sous la lumière des appliques de verre, qu’une esquisse semblant renoncer à sa propre réalité. Le soleil couchant vous nimbait d’une clarté comme celle que l’on trouve dans de vieux albums de photographies, cette teinte si irréelle que les choses semblent n’avoir jamais existé.

 C’est si étrange de se ressourcer à l’eau d’une fontaine ancienne, d’en entendre le bruissement, les filets qui coulent en faisant leurs tresses, leurs clapotis, leurs tintements. Comme une musique venue du plus loin du temps, une complainte faisant sa douce insistance alors que déjà, ce ne sont plus que des ombres qui s’évanouissent, et les sons se dissolvent dans la brume de l’instant. Voici que la pluie crible les vitres de minces percussions à la manière de grains de sable. L’air fraîchit. Il va falloir songer à faire du feu. Quel temps fait-il maintenant à Vienne ? Y a-t-il toujours ces voyageurs attardés dans le luxe de la grande salle du Café Central ? Y a-t-il votre présence comme un écho de l’image d’autrefois ? C’est si rassurant, parfois, de savoir l’existence des êtres bien réelle, bien au-delà de la trame des souvenirs. Si rassurant !

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18 mai 2016 3 18 /05 /mai /2016 07:41
Les volets clos.

Photographie : Blanc-Seing.

Passer dans votre rue, regarder vos volets clos, m’asseoir sur le banc du square face à votre antique demeure, voici le rituel auquel je m’adonne quotidiennement. Afin de ne pas attirer l’attention du voisinage - un bar, une librairie, un vieil hôtel -, je feins de lire une revue alors que mes yeux caressent votre façade avec application, m’amusant à y lire l’inscription du jour, l’ombre portée de la nuit, la grille d’un balcon faisant son rythme régulier. Jamais je n’ai vu les battants de vos volets poussés sur la vie, jamais je n’ai aperçu l’aile d’un rideau faire son envol dans le vent d’automne. Seulement cette lourde mutité, seulement cette cécité comme si, de la clarté, vous refusiez l’effusion ; du monde la présence indiscrète. Retirée dans un éternel silence, cloîtrée dans un espace pareil à celui d’une île inconnue, quelque part au milieu des flots bleus et blancs. Pourtant votre maison n’est pas vide. Pourtant une âme y passe sa vie de veilleuse, de flamme que le moindre courant d’air moucherait, atmosphère humide d’une sacristie. Vous vivez, je le sais, et pour ne pas vous connaître mon intérêt n’est pas moins vif, ma curiosité moins fouettée. C’est étrange cette fièvre qui s’empare de l’esprit dès l’instant où se dresse devant vous un impénétrable mystère. Alors vous faites le vœu de le percer afin d’en montrer au plein jour la résille qui en tisse le secret. Votre « présence », si l’on peut dire, je l’ai découverte un jour où je flânais dans les allées du square par le plus grand des hasards. Vous étiez le sujet d’une conversation que deux vieilles personnes, sans doute intriguées par votre étrange destin, tenaient à votre égard, parlant à mi-voix de peur que ne s’en ébruite le contenu. Je saisissais, de-ci, de-là des bribes de phrases, des fragments de mots. Suffisamment pour reconstituer, à la force de l’imaginaire, une histoire vraisemblable, pas assez, cependant, pour qu’une logique en établisse la certitude, en fonde la réalité. Je percevais, confusément, quelques lignes de fuite, le prologue d’une trame romanesque : une déception amoureuse, un voyage, de « tristes tropiques », un amant perdu, une longue réclusion.

Ce matin la rue, votre rue est calme, seulement troublée, parfois, par le passage d’une automobile, la course rapide d’une hirondelle, la simple rumeur du sol teinté de cuivre. Il fait si bon être là parmi la chute lente des feuilles, le poudroiement du jour. Ceci pourrait durer toute une saison que je ne m’en lasserais pas. Mais soudain, que se passe-t-il ? Quelle est cette vive clarté qui vient troubler le miel d’automne, fouetter à vif le tissu souple de l’air, bousculer la poussière légère ? Me voilà si près de vous ! Ai-je joué les « passe-muraille » ou bien alors est-ce mon esprit qui chavire, défait une à une la nappe du réel, n’en offrant plus qu’une unique trame lisible, mais quelle trame ! Que je vous dise, vous qui ne m’entendez pas, ce monde qui me visite à l’instant. Je suis assis sur une bergère au tissu brodé, confortable malgré son âge. Vous êtes installée un peu en avant de moi, dans une pose hiératique, éternelle pourrais-je dire, sur l’aire blanche d’un drap qui recouvre un invisible lit. Vêtue d’une robe légère, couleur de rose ancienne dont il me semble humer le subtil parfum. La robe a glissé, dévoilant généreusement tout le bas de votre corps, cette porcelaine si douce qu’on la croirait sortie d’un rêve. Vos bras, en amphore, reposent sur vos jambes, doigts sagement croisés, peut-être signe de retrait, peut-être d’une ferveur dont je ne saurais deviner la source. Rituel corporel, offrande à la lumière, attitude méditative ou bien songeuse comme pour une prière, demande d’une faveur à quelque dieu. Les ombres portées de vos jambes, de votre buste s’impriment sur la toile avec la légèreté d’une cendre. C’est à peine si vous effleurez votre couche, c’est à peine si votre poitrine se soulève dans le geste de la respiration.

Et, voyez-vous, vous apercevoir ainsi, pour la toute première fois m’émeut plus que de raison. Non de prendre conscience de celle que vous êtes. Je me doutais que le charme discret de votre demeure abritait en son sein quelque chose de rare dans le genre d’un incunable, du bois précieux d’une bibliothèque. Non, c’est à la fois cela, la rencontre, quoiqu’elle vous tienne à distance de moi, mais c’est aussi et surtout l’étrangeté d’un monde. Depuis le square où, chaque jour, je réfugie mon regard sans but, comment aurais-je pu deviner un seul instant cet horizon qui vous fait face, cette clarté qui inonde la pièce de son fleuve couleur de résine ? Une large entaille dans le mur s’ouvre sur une théorie de collines bleues à l’horizon. Sur un jardin bruissant du bavardage des oiseaux, de la râpe obstinée des cigales, du friselis de l’eau dans des vasques blanches. Et cette longue allée bordée des chandelles des cyprès, ces hautes flammes qui tutoient le ciel de leur aiguillon majestueux, et cette cascade d’escaliers, ces balustres faisant leur rythme régulier dans la perspective de l’heure. Serait-ce, pour vous, l’Inaccessible, la mesure du temps, la cadence régulière du destin, la façon de vous annoncer au monde à l’aune d’une architecture, d’une arabesque, d’un dessin ? Avez-vous remarqué combien les choses abstraites, les colonnes, les chapiteaux des temples, les tympans triangulaires, les corniches, les frises, combien donc toutes ces géométries reflètent leurs homologues dans l’ordre de l’humain, à savoir des qualités impalpables, sauf pour l’esprit, sauf pour l’âme, à savoir l’équité, la justice, le beau, le vrai, l’exactitude des sentiments à paraître dans la pureté. Jamais ne le pourrait le désordre d’un paysage anglais, jamais le chaos d’un jardin de la Renaissance avec ses monstres de pierre, ses grottes tarabiscotées, ses gargouilles hideuses.

Mais voici que je m’égare, voici que mon imaginaire s’empare de moi avec la fougue que met un cheval indompté à se libérer de ses mors. Ô combien l’indiscipline est une amante exigeante qui exige qu’on la serve dans la seconde ! Ô combien la fantaisie est infiniment plus précieuse que toutes ces rationalités qu’on impose aux enfants sous prétexte qu’on veut forger leur caractère, éduquer leur volonté, dresser leur pensée à l’exercice de la rigueur, de la discipline, de l’évaluation adéquate. Combien les Lumières nous fatiguent avec leurs ratiocinations, leurs billevesées, leurs trébuchet afin que chaque chose du monde soit étalonnée, inventoriée, étiquetée et rangée dans quelque musée attendant d’être estampillée pour l’éternité. Combien est préférable à toute cette affèterie du mental, la pure folie, l’excès à jamais, la liqueur verte dans un verre de cristal, l’ambroisie rubescente dans la cornue de l’alchimiste, la mescaline bue au goulot, la prise d’opium du bon Thomas de Quincey, les hallucinations d’un Lautréamont, les divagations d’un Artaud d’après son voyage chez les Tarahumaras.

Mais voici que la lumière baisse, voici que s’effacent, petit à petit, vos traits si harmonieux, votre coiffe en chignon, vos cheveux tels la moisson, votre visage diaphane, votre nez retroussé. Vos bras ne sont plus que deux arcs luisant faiblement dans la pénombre, vos jambes des compas sur lesquels glisse la cendre. Oui, la lumière baisse et, dans la pièce qu’envahit l’ombre, sur le mur d’en face, un rectangle de clarté qui régresse à la taille d’une boîte d’allumettes, d’une gomme, d’un timbre-poste. L’air est si dense tout à coup, l’heure si lourde à porter. Mais, juste derrière moi, j’entends les lourds volets de bois commencer à pivoter sur leurs gonds avec leur bruit pareil au grincement de dents. Il n’est que temps, pour moi, de me disposer à repartir avant que la fenêtre ne replie ses vantaux. Il est encore jour. Des lambeaux de nuit, cependant, commencent à errer ici et là, teintant de bleu marine les collines alentour, envahissant le square où je rejoins mon banc pour quelques instants encore. Maintenant les lourds volets sont définitivement clos. Est-ce un rai de lumière qui filtre entre le bois et le cadre de pierre ? Je n’en suis pas si sûr. Je reviendrai demain. Il sera temps encore de vous rejoindre dans ce monde si étrange. Vous m’attendrez, n’est-ce pas ? Vous m’attendrez ?

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17 mai 2016 2 17 /05 /mai /2016 07:53
Des traces dans la neige.

Photographie : Blanc-Seing.

Cette année l’hiver est long, glacial, l’air parcouru de longues zébrures blanches et grises. Le vent du Nord, le plus souvent, en rafales acides qui transpercent le corps. Ciel encombré de nuages, parfois livide, pareil à la surface d’un étang gelé. On sort peu dans les villes, on se vêt de lourds anoraks que l’on porte devant soi, tels d’étranges barbacanes. Silhouettes engoncées dans les lames du gel. On fuit les avenues, on se rue sur le rougeoiement d’un poêle, la tasse de café chaud, la couverture que l’on pose sur la tige sèche et dure de ses jambes. C’est si éprouvant de faire l’expérience de la désolation, de soumettre son corps à la pliure vive du frimas, de la bise. Dans les soupentes que la neige alourdit, on sommeille. Dans le luxe des appartements bourgeois, on passe ses journées au bridge, au poker, cigare au bout des doigts et la fumée fait ses volutes éphémères sous les gouttes de cristal des lustres, les frises armoriées pareilles à de minuscules congères.

Sur le quai de la gare les voyageurs sont rares. Deux ou trois silhouettes enrubannées qui distillent les secondes, plongées dans la lecture d’une revue, d’un roman. Le train roule dans un bruit de chiffon mouillé que la neige étouffe de son silence de crypte. Les rames du métro presque vides pour cause de fin de semaine. C’est si étrange, une ville, dès l’instant où ses âmes la désertent, « grand corps malade » à la dérive, vitrines muettes, rues abandonnées aux feuilles et aux chats errants. A Montmartre, la Place du Tertre aligne quelques chevalets vides qu’aucun portraitiste ne hantera de sa présence. Les touristes sont dans leurs hôtels, les guides dans leurs bureaux confectionnant, avec leurs dépliants glacés, des cocottes en papier. Le « Lapin agile » dort derrière sa façade rose saumon, à l’abri de ses persiennes vertes. Au Musée, les grandes verrières de l’atelier Valadon-Utrillo laissent couler un jour triste sur des arbres décharnés. Le parvis devant le Sacré-Cœur n’est qu’une immense patinoire sur laquelle quelques merles hardis s’aventurent à la recherche de vestiges qu’auraient laissés les visiteurs. Seules empreintes de vie, seuls témoins d’une présence humaine, ces quelques traces dans la neige qui dessinent un arc de cercle et s’évanouissent dans la perspective d’un réverbère, près de l’escalier aux marches semées de givre.

Alors, je ne sais quelle aimantation se saisit de moi, quel désir d’en savoir davantage me pousse à descendre le rythme des marches, à endosser le rôle du détective en filature ou bien de l’aventurier en quête de sensations nouvelles. Une seule personne semble avoir emprunté ce chemin de solitude comme si l’unique recherche de soi était au bout du voyage. Au bas de l’escalier, des hésitations, du sur-place, quelques essais de directions plurielles, puis la progression qui, je ne sais pourquoi, me paraît plus assurée, comme résultant d’un choix définitif d’orienter son destin dans une voie déterminée. Sur une plaque bleue émaillée que le temps a fanée, l’indication : « Impasse des Jours ». C’est la première fois que je l’emprunte. De modestes immeubles de pierre avec des parements de briques, le vestige d’un ancien jardin, un banc que la mousse recouvre de sa touffe verte tachée de neige. Maintenant les traces sont si subtiles, si légères qu’il me faut les chercher avec application, suivre leur capricieux cheminement. Au fond de l’impasse s’ouvre un jardinet qu’entoure une clôture basse. Je pousse le portail qui tourne avec un grincement sourd. La porte de l’immeuble est entr’ouverte. Un hall de pierres blanches éclairé de pavés de verre dans le genre du modern style. Escalier en colimaçon, des portes d’acajou anonymes. Fermées. Quelques traces de pas encore, simples buées d’humidité qui témoignent d’un passage récent. Un air de musique triste venant du dernier étage, sans doute une chambre de bonne située sous les combles. J’entends mieux, maintenant, la plainte longue de l’adagio d’Albinoni. L’escalier s’étrécit brusquement, se relève comme pour franchir un dernier obstacle. Une porte peinte en noir, qui n’est pas close, le suintement d’un jour éteint filtre.

Je m’avance, introduis la tête dans le rai de lumière. Une petite pièce livrée à une clarté avare, une ambiance d’aquarium ou bien d’alcôve ancienne que le temps aurait figées. Une mince fenêtre qu’occultent en partie les lames d’un store, le montant de stuc d’une cheminée, un cartel aux aiguilles immobiles, un montant de lit sombre, des couvertures de couleur et, sur le sol de linoléum vert, VOUS, l’Abandonnée dont la posture étrange semblerait vous figer dans le cadre d’un vieux chromo, vous reconduire à l’immobilité d’une image d’Epinal. Mais comment décrire l’inconcevable, comment rendre possible cette réalité si proche des teintes sourdes de l’imaginaire, comment porter à la compréhension cela même qui ne saurait trouver d’explication logique ? Vous êtes appuyée au montant du lit, votre bras droit y formant un angle vif, alors que le reste de votre corps semble alourdi par une immense peine, un désarroi, un chagrin indépassables. Le buisson noir de votre tête est livré au regard alors que votre visage se dissimule dans l’ombre portée qu’il ménage. A-t-on jamais vu représentation plus noire de la condition humaine ? Un léger chemisier à l’allure de talc poudre le haut de votre corps, soustrayant votre poitrine à la vue. Mais le bas est entièrement dénudé, blancheur neigeuse que vient troubler la toison noire de votre sexe. Il est vrai, votre bras gauche, plaqué contre votre mont de Vénus vient atténuer l’obscénité de la scène ou plutôt la verticale affliction qui s’en dégage. Votre jambe gauche, pareille à un filet d’eau qui se serait échappé de sa source, s’écoule sur le sol avec l’inertie propre aux choses que l’on ne distingue qu’à l’aune d’une distraction ou bien d’un défaut de la vision, une myopie par exemple. Le drap sur lequel vous êtes à moitié allongée, le tapis de coton, voilà les deux seules réalités qui semblent vous atteindre. Vous pourriez aussi bien être morte que nul ne s’apercevrait de la différence avec ce semblant de vie qui vous anime encore. Certes, je n’ai pas fait de bruit, mais outre le fait qu’on est toujours alerté d’une présence à même le silence de son corps, comment se fait-il qu’aucun mouvement ne se soit manifesté, aucun tressaillement, pas le moindre signe qui eût allégé l’âme, donné repos à l’esprit ? Mais je sens, dans mon propre corps, le froid étendre ses ramures et, bientôt, la rumeur des questions sera telle qu’il faudra me résoudre à agir. Appeler du secours, crier à l’aide, me pincer violemment les doigts afin de m’exonérer d’un imaginaire trop fertile ou me soustraire aux vagues d’un rêve angoissant.

Mais avez-vous tressailli, une once de votre corps a-t-elle frémi, la buée de vos cheveux s’est-elle agitée sous l’influence de ma respiration ou alors suis-je victime d’une hallucination et il est si pénible d’observer quelqu’un qui ne sait pas l’être et demeure sans défense. L’escalier de pierres lisses, j’en descends les degrés sans même m’en apercevoir. Dans le jardinet un long chat noir passe qui me regarde étrangement. Des quelques immeubles de la rue, des fenêtres voilées de rideaux de dentelle, il me semble que des yeux me fixent, vous savez, comme ces regards de braise qui hantent les films fantastiques et vous poursuivent longtemps après que le rideau rouge est retombé sur la scène. En haut des marches, le lampadaire solitaire fixe de son œil de cyclope le vide du ciel. Un arbre effeuillé lance ses étiques rameaux dans l’air coupant comme la misère. Un banc planté sur ses pieds de bois attend, en vain, que des passants viennent y trouver quelque repos. Sur le sol de verglas il n’y a plus trace de pas, seulement l’anonymat gris des dalles de ciment. Loin, à l’horizon les fumées se sont éteintes. Les toits de Paris forment un fleuve indistinct, une débâcle de glaces, un charroi de formes mêlées dont rien d’autre que l’effroi et la solitude ne montent dans le dédale de l’heure. Personne dans la grande ville. Personne à Montmartre. Sur le parvis du Sacré-Cœur, seul avec moi-même qui n’ai aucune ombre qui pourrait témoigner de ma présence. Dire la vie, faire avancer l’existence à coups de dés. SEUL !

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16 mai 2016 1 16 /05 /mai /2016 08:03
Perdue dans l’ombre des regards.

Photographie : Blanc-Seing.

Vous étiez, dans la traversée de la rue, la glaciation de l’air, la rumeur inventive du jour, cette forme inaperçue, cette perte, cette parution au bord d’un possible évanouissement. D’où veniez-vous, silhouette que nul ne voyait ? Etiez-vous au moins réelle ? Pouvait-on vous saisir, faire votre portrait, tracer votre esquisse et dire de vous, la beauté du visage, la grâce des mains, le casque des cheveux pareils à la feuille d’automne, le corps conquérant qui traversait les lames d’air comme le fait la sirène à la proue du galion ? Pouvait-on faire tout ceci, tenir un langage sur vous ou bien fallait-il se contenter de vous voir glisser sur le trottoir gris pareil à une neige fraîchement tombée ? Les hommes étaient là, les femmes étaient là, les glaces aussi qui reflétaient les images, habillaient d’illusion les formes si peu constituées, buées en partance pour un terrible destin. Oui, il était douloureux de se tenir sur le bord de l’exister, mains engoncées dans les poches, casquette retournée, genre de cariatide du temps, ineffable sablier que l’heure comptait de ses doigts invisibles. Et ces corps soudés au luxe des vitrines, et ces envies polychromes que jetaient les yeux en direction des dentelles vestimentaires, des minces colifichets disant l’impérieux besoin de séduction, la braise de l’envie, l’urgence à paraître, à briller, mais aussi le désir de posséder, d’être possédé. Oubli de soi dans l’autre, oubli de l’autre en soi.

Oui, dans la pente déclive de la lumière, dans l’air tendu comme une lame c’était l’oubli qui avait tendu son piège, affuté son tranchant de yatagan. Chacun le savait mais nul ne voulait le dire ou même le penser, voix silencieuse dans l’espace dévasté de l’être. Vous ne regardiez nullement les autres qui ne vous regardaient nullement. Chacun dans son bloc de résine, chacun, chacune puisant à sa propre fontaine l’eau de la présence. Nulle confluence qui eût fait se rejoindre autour d’une table la possible libation, le repas frugal, la plongée réciproque des yeux dans le puits mystérieux des pupilles. Nulle émergence d’une altérité dont l’effusion eût été un baume, une caresse, la soudaine palpitation d’une brise sur la plaine de la peau. Non, le coupant du réel, la verticalité d’une vérité qui laissait la foule dans son incontournable solitude. Regards perdus dans leur propre dérive, pensées vrillées sur leur intime inconséquence. Je vous suivais à quelque distance, ombre de vous que vous ne deviniez pas, aruspice pressentant votre avenir alors que votre présent fuyait au-devant de vous dans la multitude étroite de l’air.

Et, soudain, plutôt que de vous perdre dans les volutes d’un songe creux, de supputations sans fin ni but, voici comment vous m’apparaissez. Petite fille faisant rouler son cerceau sur le chemin de la vie, insouciante d’être, sans doute, mais mystérieusement habitée d’une inquiétude métaphysique, laquelle parfois vous fait vous retourner, cherchant à deviner si quelqu’un vous suit. Dans le rêve m’apercevez-vous inscrit dans votre sillage, soucieux de vous, de ceci qui vous porte à la question dans la mesure de l’étrangeté que vous offrez au monde ? M’apercevez-vous ? Non, vous êtes trop occupée de vous. Du reste, est-on jamais occupé de l’autre autrement qu’à recevoir le don de sa présence, autrement qu’à jouir de lui et d’en tirer usage ? C’est si terrible, parfois, de tendre devant son regard le scalpel de la lucidité et de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Devant vous est une roulotte peinturlurée en jaune. Les portes en sont ouvertes. L’intérieur, sombre, ne laisse rien voir de ce qui pourrait y paraître, mais peut-être est-elle vide. De choses. D’êtres.

Derrière la roulotte un haut bâtiment à arcades dont l’ombre portée traverse la diagonale de la rue, ménageant une partie supérieure claire et solaire, une partie inférieure étrangement habitée d’un clair-obscur lumineux, sorte de demi-jour où pourrait aussi bien se loger l’étrangeté, le toujours possible surgissement d’une dette à acquitter, d’une douleur à prendre en compte. Ceci est-il la représentation symbolique des joies et des peines, des moments lumineux, de ceux qui s’ourlent de teintes tragiques ou seulement de peines longues à s’enfuir ? Au loin, dans la longue perspective d’une rue qui semble n’avoir pas de fin, l’apparition - je ne l’avais pas aperçue de prime abord -, d’une silhouette étendue au sol comme si quelqu’un gisait à terre dans l’attitude de la chute, à moins qu’il ne s’agît de la mort. Il est si difficile de distinguer dans l’éclatement de la lumière, dans la rutilance blanche du long bâtiment à arcades qui clôture la vision côté jardin car c’est bien d’une scène de théâtre dont il s’agit. Et au-dessus de tout cela un ciel bleu lavé de ses couleurs avec des teintes de plus en plus défraîchies à mesure qu’on progresse vers le bas. Comme une image ancienne que la lumière aurait dégradée.

Sur l’immense praticable, seuls deux personnages. Vous et l’ombre. Puis vous sans l’ombre. Puis vous sans vous. Oui, vous avez disparu, profitant sans doute d’un moment d’inattention de ma part. Je suis si distrait lorsque je poursuis des ombres ! Si distrait. Vous retrouverais-je jamais alors que je peine à me retrouver moi-même ? Mais peut-être ne suis-je qu’une brume, l’élévation d’une vapeur dans le glissement crépusculaire, un mot proféré dans l’ombre d’une crypte. Comment savoir ?

Perdue dans l’ombre des regards.
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15 mai 2016 7 15 /05 /mai /2016 07:42
Doline de l’ombre.

Photographie : Sylviane Girard.

C’était trop cette lumière qui tombait du ciel à gros flocons, cette clarté qui bourgeonnait sous les quatre horizons, consignait au silence et clouait les yeux dans une gemme native. Partout étaient les lueurs, les feux-follets, les lucioles dont l’éclair agrandi zébrait les nuages de lourdes phosphorescences. Aux cimaises des branches, sur les arêtes des montagnes, dans les corridors des maisons, partout le jour semait ses échardes, partout les nappes coulaient avec la lourdeur de l’airain. Dans l’enclume des têtes, dans le golfe des bassins, dans le pilier des jambes, les murmures gagnaient, les murmures s’étoilaient, gonflaient et les corps devenaient de simples baudruches à la dérive. On flottait longuement parmi les cicatrices blanches de la terre, on longeait les lézardes du sol, on suivait le cours des fleuves asséchés, des fleuves pareils à de grises racines que la poussière lustrait de son éclat de cendre. Partout était l’infinie douleur qui clouait les hommes à la glèbe meurtrie. Dès l’aube, déjà, la rutilance était là, le mercure se dilatait tel un poulpe géant aux lourds tentacules, le feu couvait, les geysers assemblaient leurs colonnes de vapeur, les volcans affûtaient leurs bombes, les meutes de soufre s’aiguisaient dans le jaune, lames de tournesols qui, bientôt, moissonneraient la terre. C’était cela, en ce temps-là, une immense confusion qui gagnait tout, une sourde parole née des entrailles de la glaise, un lexique de stupeur et d’effroi. Bientôt il n’y aurait plus de glaciers, ces seigneurs des hautes solitudes. Bientôt disparaîtraient les lacs aux rives d’argent étincelant. Bientôt les mers ne seraient plus que d’étiques flaques regardées par l’œil sanglant du soleil. Bientôt.

Et, parmi cette désolation, ces confluences mortuaires, ces giclures d’ennui, un ilot de calme et de sérénité s’était recueilli au plus secret du monde. Au creux d’une doline, dans l’aire étroite des incertitudes, « Doline », tel était son nom, avait trouvé refuge et demeurait là, dans le temps immobile d’une contemplation. Oh, il y avait si peu d’agitation, une à peine respiration soulevait l’étroite poitrine et les cheveux faisaient leur buisson noir qu’éclairait la tache d’une rose. C’était une inapparence, une simple comptine s’élevant du chant assourdi des pierres, une fable légère disant le précieux, le rare de l’instant. Ici, à l’ombilic de l’ombre, les pensées faisaient leur chute d’éponge, les rêves tissaient leur résille de brume, les espoirs fleurissaient tels des pétales dans la douceur de l’aube. On était bien, en soi, dans le pli des heures. Le visage était une simple esquisse, une illumination de l’intérieur, une joie pleine pareille au bourdonnement d’une résine avant qu’elle ne s’écoule du tronc semé d’écailles.

Nul besoin de tracer les yeux au fusain, nulle nécessité d’ombrer au graphite la pulpe des lèvres, nulle précipitation à cerner d’une huile lourde l’éperon du nez, à faire se détacher dans le blanc la falaise du cou. Une simple logique de soi dans l’évidence d’être. Tout ceci naissait de l’ombre, de son inclination à chuchoter, à faire savoir dans la pente du silence. Tout s’ouvrait de soi, sans effort, sans tumulte, sans souffrance qui se fût métamorphosée en déchirure. Tout était dans tout sans limite qui eût tranché au scalpel l’unité déjà atteinte que rien, désormais, ne pourrait entamer. Une fleur, dans un voile bleu, laissait paraître son lent dépliement ; la lumière d’un bras que traversait la buée brune des cheveux laissait s’écouler vers l’aval du temps le luxe de l’heure ; la lanière verte d’une bretelle disait la persistance de la vêture à enclore la grâce du corps. Et pourtant, dans ce qui paraissait n’être qu’un oubli - Doline était sans doute seule au monde -, il y avait infiniment de présence, infiniment à connaître. Il suffisait d’être là, dans l’abri primitif, lovée au centre de soi, écoutant les battements de son cœur, éprouvant la dilatation du torse, suivant les rivières de sang, la pliure blanche des ligaments, le réseau serré des nerfs et plus rien ne comptait que cet infini poème s’ouvrant sur la certitude que rien ne pouvait arriver que d’heureux, de souple, d’accordé au rythme des choses.

Bientôt serait la nuit, la longue nuit et son lac infini, la nuit oublieuse de la douleur des hommes. De ceux, rares, qui demeuraient. De ceux, nombreux, qui avaient renoncé à paraître. Des hommes repus de fatigue, ivres de la chaleur accumulée depuis des siècles, sourds aux bruits des villes, aux rumeurs des campagnes, pris de cécité face à l’immémorial balancement de la mer, à la croissance des montagnes, à la marche arquée de l’astre blanc, à son bouillonnement dément. Des hommes qui déjà n’existaient plus, tellement ils étaient usés par des millénaires d’une marche épuisante, sans but, avec, au bout, la gueule béante de l’abîme. Dans les gorges des rues, sur les larges plaines de villes, sur les places dévastées ne paraissaient plus que des vestiges des travaux et des jours, ici un banc traversé de doute, là un réverbère cloué dans la gangue de ciment, là encore des bris de vitre où dansait la clameur solaire, ici encore un escalier suspendu dans le vide ; là, le squelette blanchi d’une construction laissée à son propre destin. Dans les larges avenues, d’étiques platanes semaient la croûte purulente de leur écorces ; aux balcons des maisons pendaient, tels des drapeaux de prière, des linges qui avaient, autrefois, été le réceptacle de corps joyeux, exubérants, animés du flux puissant de la vie. La Terre contemplait le déluge humain avec un œil amusé : ceux-ci partaient, d’autres arriveraient. Il était temps de démonter la scène, de la remonter ailleurs, là où d’autres Existants joueraient le jeu, le temps d’une pirouette. Cependant, quelque part dans l’immensité de ce qui, encore, trouvait un langage pour s’exprimer, figurait cette pure figure du bonheur, cette dimension ouverte au sens, cette petite musique de jour : Doline qu’un rêve visitait comme au premier jour du monde. Comme au premier jour !

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