"La visiteuse du 13 de la rue de Saintonge".
Œuvre : André Maynet.
Visiteuse en ses premières esquisses.
Visiteuse. Ainsi avais-je nommé cette sublime apparition qui avait éclairé d’un jour nouveau le gris habituel de mes heures. Rencontre de hasard, un soir, dans ce modeste bistrot de la Rue de Saintonge dans lequel, le plus souvent, je me contentais d’aller prendre un café après avoir flâné dans le Marais, regardé quelques vitrines de galeries où s’exposaient des œuvres contemporaines. Elle était entrée dans la discrétion, s’était assise tout près des boiseries anciennes de la devanture. Sur la table de faux-marbre cerclée d’un liseré de laiton, elle avait posé une revue. Dans la demi-lumière coulant au travers des vitres elle avait allumé une cigarette. Des volutes de fumée, aussi songeuses qu’elle le paraissait, montaient en nappes grises vers le plafond de stuc. Je me suis approché d’elle, lui ai demandé la permission de partager, sinon sa solitude, du moins ce coin de marbre sur lequel nous pourrions deviser. Hésitante au début, puis mise en confiance sans doute par mon attitude bienveillante, courtoise. Elle sortait tout juste du Musée Picasso. De la revue qu’elle avait posée à côté de sa tasse, elle sortit une carte postale avec une reproduction de Guernica.
Guernica.
De Guernica elle extrayait surtout ce terrible motif du cheval qui semblait rassembler en lui, non seulement l’effrayant épisode du massacre d’une population innocente mais toute la densité de la tragédie dont la guerre est la figure de proue. Situé au centre de la toile, sous ce candélabre solaire qui ne pouvait s’interpréter qu’en tant que symbole de la raison, cette représentation était le signe du basculement dans l’ombre la plus dense de la condition humaine. Comment pouvait-on se relever d’un absurde qui envahissait l’âme au point de ne lui laisser aucun point d’attache, aucune prise sur ce réel si violent qu’il paraissait disparaître à même l’image qu’il délivrait ? Emblème d’une perdition dont, peut-être, les Existants, jamais, ne pourraient se relever. Elle disait tenir à ce thème du cheval dans l’art, thème, selon elle indépassable puisque image de la pure beauté. Pour cette unique raison Picasso avait choisi de le placer au lieu géométrique de sa composition. Il était le point focal à partir duquel comprendre l’essence même du drame.
Cheval de Niaux.
Les jours qui suivirent notre première rencontre furent tissés de discussions aussi passionnées que vives. Visiteuse semblait s’éveiller au contact de l’art, de ses manifestations plurielles. Nous voguions de concert sur les mêmes eaux lustrales. Oui, lustrales. Nous naissions à nouveau à nous, une pureté originelle se présentait comme une façon ravivée de comprendre le monde, d’en deviner les enjeux, d’en supputer la profondeur inaperçue. Je lui parlais longuement de ce qui, toujours, avait retenu mon attention : les premiers signes pariétaux des hommes de la préhistoire. L’émouvante tête de cheval de Commarque en Dordogne, le profil si touchant du petit étalon de Mongolie dans la grotte de Niaux. C’était comme un rêve qui s’emparait de nous et nous disparaissions presque dans les nuages conjugués de nos cigarettes. Visiteuse était aussi déconcertante que curieuse de tout. A peine abordions-nous une nouvelle facette de la discussion que ses questions fusaient pareilles à une nuée d’abeilles dans l’or du couchant. Alors je lui expliquais le symbolisme des équidés, du moins ce que j’en avais retenu ou bien inventé. C’est si complexe une culture, la manière dont on la reçoit, le procédé selon lequel on la métabolise.
Essence du cheval.
Je lui disais le cheval comme l’un des archétypes fondamentaux hantant la psyché humaine. Originellement, il paraissait attaché aux profondeurs chtoniennes ou bien aux abysses marines. Animal ténébreux auquel on associe l’inconscient, la mère. Il recèlerait la mémoire du monde. Emblème aux valeurs tonales opposées et complémentaires. Soit blanc, solaire et masculin. Soit noir, terrestre et féminin. Tantôt éprouvé comme bénéfique, tantôt ressenti comme maléfique. Alors elle me disait comprendre sa valeur magique, son utilisation par le chaman comme médiateur aidant à franchir le seuil de la mort. Je précisais sa fonction incontournable, sa figuration fréquente sur les bâtons perforés, les propulseurs comme si cet objet commis au jet, à la propagation dans l’espace, portait en lui sa valeur de signifié destiné à investir le domaine du savoir. Conquête, déjà, du domaine de l’art, dimension la plus élevée pour dire la quête de l’homme, sa recherche d’une transcendance. Visiteuse prenait de l’assurance, affirmait ses idées avec clarté. Son mince corps, (je le devinais sous la légèreté de la vêture) à peine la fragile tunique d’une demoiselle sur le miroir de l’eau, elle le campait sur son assise, les reins légèrement cambrés, la poitrine que je devinais menue, deux boutons de rose dans un air printanier, le torse partagé par le sillon médian tel une infime vallée sous la brise de l’heure, la souple et ombreuse dépression du nombril, le triangle discret du mont de Vénus, sa presque disparition sous la poussée de l’abdomen, sa faille ombreuse, un trait de carmin que referme la naissance des cuisses, puis des jambes longues, de fines chevilles dont je percevais, sur l’une d’elles, un lacet de cuir ligaturant cet isthme dont je pensais que j’aurais pu faire le lieu d’un pur bonheur.
Amour ?
Car, dois-je l’avouer, je devenais insensiblement amoureux, au rythme des violences de Guernica, à celui des hachures de charbon sur l’épaulement de la roche magdalénienne, aux subtiles évocations qui, à bas bruit, dressaient un genre de cartographie du Pays de Tendre. C’était comme si les bourgeonnements d’une esthétique fomentaient à mon endroit les plus somptueux projets. La souveraine beauté de mon Interlocutrice faisait se lever en moi de blêmes et impérieux sentiments pareils à la montée de la Lune dans un ciel d’équinoxe. Ce que je savais, ici, dans l’obscure clarté du bistrot, ce que je pressentais d’une impossible situation, d’un événement à ne jamais atteindre, ceci : avec Visiteuse, jamais nous ne ferions l’amour, pas plus que nos lèvres ne s’effleureraient, ni nos sentiments ne se fondraient dans la lueur inventive d’un même creuset. Notre union, mais le terme de « communion » eût mieux convenu, ne résidait que dans le fait de mettre nos passions à distance, tout comme le phalène vibre dans la clarté de la lampe sans jamais s’y abîmer. Une simple attirance, une aimantation mais comme deux pôles opposés qui se repoussent à la force de leur désir trop grand, de leur puissance destructrice. S’aimer dans l’obscur. Dans l’ombre. Dans la densité du noir. Ou bien provoquer l’amour, l’élever aussi haut que possible afin que, demeurant un absolu, il devînt un éros contemplatif, une œuvre de l’esprit qui laisserait la chair au repos, dans le tumulte de ses érosions terrestres, de ses démesures géologiques. Ténébreux tellurisme dont, bientôt, nous aurions été les victimes plutôt que d’en devenir les oriflammes éblouissantes.
Le cheval de Léonard.
Rue de Saintonge, derrière les vitres automnales teintées de givre, petites étoiles de beauté, nous nous retrouvions chaque jour. « Retrouvions » veut dire, ici, qu’entre nous tout confluait, mais à la façon de deux eaux, l’une teintée de bleu (Elle, par exemple, cette silhouette qui eût pu se fondre en plein ciel), l’autre jaunie comme une argile (Moi, par exemple, genre de stèle dont la disparition soudaine, à même la glèbe, n’eût étonné personne), osmose donc, chacun en ressortant avec sa teinte originelle une fois la confluence passée. Mais alors, quel était donc le mystérieux phénomène qui réalisait la jonction, mêlait un instant les eaux dans une même unité, une coloration identique, touche de ciel, touche de terre qui disaient l’espace d’un poème unique, la nécessité de mettre en commun, de diluer jusqu’à l’extrême limite d’une disparition ? L’art, bien entendu, notre intérêt pour ses belles manifestations, la fusion qu’il réalisait, genre d’athanor, de lieu alchimique où tout valait tout, où tous les rythmes se conjuguaient, où toutes les visions engendraient les mêmes rêves, à savoir de faire de nos imaginaires respectifs les seules pierres de touche du réel. Alors la Rue de Saintonge devenait au cœur de ce sublime Marais, cet autre marais hautement préhensible, cette eau infiniment vibrante, cette effusion de lumière au centre de laquelle une braise couvait sous la cendre, que nous prenions soin d’entretenir, à défaut de la laisser s’embraser. Les lèvres de Visiteuse eussent pu s’offrir aux miennes, fraises carmin où trouver toutes les saveurs du monde. Mes mains longues et blanches eussent pu serrer dans leur réseau de veines bleues les index de l’onirique Présence, en faire un bouquet à destination des dieux et des déesses de l’Olympe. La pente de son cou, ma tête eût pu en épouser la délicate chute et ses yeux auraient été des larmes de cristal perdues dans d’infinies contrées.
C’est elle qui, la première, fit allusion aux études de cheval dont Léonard avait été chargé en vue de faire fabriquer, pour le Duc de Milan, la plus monumentale statue équestre du monde. De son sac de toile elle sortit un carnet d’esquisse sur lequel elle avait jeté, au fusain et au crayon, dans une superbe imitation du Maître, le profil d’un cheval, ainsi que sa vue de face, muscles saillants, canons étroits, sabots au parfait arrondi. Le tout sur un fond bleu et bistre dans la plus pure tradition de l’artiste de Vinci. A l’évidence c’était si réussi qu’il ne manquait plus que le bruit du galop. A mesure que je parcourais les images saisissantes au regard de leur perfection, me revenaient en tête quelques notes prises par Léonard pour consigner en mots, avant leur traduction en dessin, quelques uns des caractères les plus frappants de ces esthétiques animales : « Morel Fiorentino est gros et a un beau cou... » ou bien encore « Ronzone est blanc, il a des belles cuisses et se trouve à Porte Comasina ». C’était étonnant de constater combien ces images d’une anatomie somme toute plébéienne prenaient, sous le crayon du dessinateur, l’aspect d’une beauté idéale dont aucun exemple vivant ne pouvait se trouver en quelque endroit de la Terre. C’était cela le prodige de l’art, assembler le divers, le multiforme, le polychrome, le bavard et en faire cette pureté, cette unité indépassable, ce parangon dont éblouir les yeux de toute créature. Alors CE cheval de Morel ou bien celui situé à Porte Comasina devenaient LE cheval parfait dont toute représentation sensible n’était que la forme dégradée selon les visées du « divin Platon ». Il s’était hissé à la hauteur souveraine de l’Intelligible et y demeurerait pour l’éternité puisqu’il en était la Forme directement perceptible par l’œil de l’âme, celui qui, seul, reconduisait directement à la vision des essences.
Le masque.
Comment, de fil en aiguille, dans la suite des jours, en étions-nous arrivés à l’évocation du masque neutre, celui-là même dont le mime revêt son visage afin de nous livrer sa gestuelle, ceci je ne saurais le dire, pas plus qu’elle, Visiteuse, n’eût sans doute pu en formuler un début d’explication ? Mais quelle relation existait-il donc entre cette représentation d’un cheval, fût-elle prodigieuse et douée de pouvoirs insoupçonnés et ce simulacre de visage blanc sans trait particulier, sans expression clairement identifiable, sinon celle d’un insondable mystère ? Car devant le masque nous demeurons cois. Car devant l’effacement de l’épiphanie humaine tout s’écroule soudain et fait silence. Fait silence ! Précisément, nous voici parvenus au seuil d’une explication. C’est bien du dépouillement de tous les prédicats dont il est habituellement investi dont a à souffrir ce simulacre blanc, cet écho du vide, cette barrière qui se dresse devant la personne et en efface, soudain, les traits distinctifs, en abrase la personnalité, en gomme les sens en même temps que le SENS. Car tout se synthétise dans ce sommet de l’humain qui est comme sa figure avancée, le phare dont se sert l’altérité pour se repérer, amer irremplaçable qui, lorsqu’il s’en remet à n’être plus qu’un signe illisible, nous dépose les mains nues et le regard déserté face à ce qui ne reçoit plus de nom. Comme si, privé de langage le visage devenait cette irrésolution, cette jarre dépourvue d’anses, cette cruche sans bec, cette amphore aux flancs si étroits que seul le creux en justifie l’étique parution.
Dans la salle du bistrot rien ne faisait plus de bruit, pas plus le tintement des verres que le liquide coulant dans les gorges, pas plus la porte s’ouvrant et se fermant que le passage, dans la rue, d’un cyclomoteur ou bien le poinçonnement du trottoir par quelque talon aiguille. L’air s’était soudain étréci à la taille d’une simple rustine, l’atmosphère réduite à la dimension de la transparence. Entre Visiteuse et moi, ni une parole, ni un soupir, pas plus qu’un regard. Seulement ce genre de flottaison en plein ciel avec cette figure blanche, livide, ce trait absent de lui-même, cette ligne sans épaisseur. Tant et si bien que nous ne savions plus quel était l’espace distinct occupé par chacune de nos propres effigies. Visiteuse-Moi-Moi-Visiteuse, identiquement à ces boules compactes qui, parfois, sous l’effet du flux marin, s’assemblent en pelotes incompréhensibles, sable, goémon, eau sans début ni fin, identité inextricable que le promeneur écarte du pied comme une chose sans importance. Oui, d’avoir comme objet de méditation cette figure décolorée aux orbites vides, aux lèvres scellées, aux joues creuses, au menton fuyant, c’était comme d’être dépossédés de notre propre existence, de ne plus posséder notre quadrature, simple errance infinie parmi un cosmos privé de repères. Ce fait constituant, bien évidemment, l’accomplissement du nihilisme. Puisque tout cosmos s’origine dans l’ordre.
Les SENS, disions-nous. Leur perte. Oui car tout visage qui ne voit plus, n’entend plus, ne goûte plus, ne sent plus est livré à une utopie sans fin, c'est-à-dire à ne plus avoir de site où habiter. Et pourtant renoncer à exposer la péninsule la plus marquante de sa personne, à savoir son visage, non seulement ne doit pas nous désespérer à la manière dont l’est un orphelin privé de toute famille. C’est bien de l’exact contraire dont il s’agit. Renonçant à cela même qui nous qualifie le plus, laissant refluer tout signe extérieur d’identité, abandonnant toute nervure singulière nous nous approchons soudain d’une nature si essentielle, si neutre, dépourvue de toute vanité que tombe toute prétention à faire rayonner notre égo, à le constituer en sujet souverain opposé aux autres sujets, mais aussi aux objets qui sillonnent le monde de leur prétention à être. Pour cette raison le masque supprime tout bavardage inutile, ramène notre langage à une absence de profération, à un genre de mutisme dont la gestualité économe de notre corps devient le site, tout comme l’esquisse du cheval livrée par Léonard de Vinci devenait la dernière tentative de dire l’art dans sa plus haute essence. Il en est ainsi des personnes, des animaux, des choses qu’elles ne signifient à leur plus haut point qu’à opérer réductions, effacements, soustractions, tous gestes remontant de l’estuaire à la source afin de s’abreuver à ce qui, encore naïf et frais, s’en remet à l’aune d’une ineffable vérité.
C’est toujours un geste de dépossession qui nous met paradoxalement en contact avec le rare, le précieux, l’estimable, le poème, la musique. Ainsi le cheval stylisé, le cheval-symbole d’un peuple opprimé, Guernica expression de l’absurde lorsque la barbarie se mêle de conduire l’humanité à sa perte. Mais aussi cheval primitif de Niaux, de cette préhistoire qui s’essaie à penser, à proférer les premiers sons distinctifs l’éloignant du sauvage, de l’informe, qui s’ingénie à faire des griffures pariétales de charbon et de sanguine les signifiants natifs qui, au cours de l’Histoire, tresseront les assises de ce langage unique, essentiel dont l’art est l’expression la plus aboutie. Art également que cette sublime apparition de Visiteuse, essence même du retrait, de l’estompe, de la biffure, peut-être même le dernier mot du sacrifice avant que la mort ne surgisse et n’efface l’être. Car toujours est présente l’ombre derrière la lumière, tout comme les ténèbres de Guernica se dissimulent derrière tout visage dont la marque policée serait ôtée, laissant alors la place aux rumeurs archaïques qui sourdaient des premiers hominidés avant même que l’humanité et le concept ne les atteigne. C’est ainsi, nous provenons d’une cotonneuse confusion, nos gestes sont encore gourds, empreints d’une mémoire élémentaire, notre néo-cortex souffre encore des atteintes sournoises et instinctives de notre système limbique, de nos décisions reptiliennes.
Oui, nous voulons être des hommes, des femmes tels que nous les propose André Maynet, de pures effigies si discrètes qu’elles coïncident avec elles-mêmes, seul moyen d’atteindre l’être à défaut d’en être investis par nature. Ce que l’art a à faire, essentiellement, réaliser l’assomption des Formes par lesquelles connaître le monde et le douer de Raison. A cela il faut nous employer comme à la tâche la plus exaltante qui ait été donnée à l’homme.
Visiteuse tire sa révérence.
Le jour a baissé. Les derniers clients sont partis. Je suis seul dans la salle qui est envahie d’ombres. A peine une lumière du Nord qui se pose sur l’arrondi des tables. Il n’y a pas de bruit et l’atmosphère est si étrange. Comme si une eau de lagune avait noyé la rue avec ses faibles clapotis, ses rumeurs de lichen, ses battements de mousse. Heure de plomb et d’étain où tout se confond avec tout, où l’on a du mal à s’apercevoir soi-même, où le vol du pigeon à la gorge lustrée se perd dans les confins de la ville. Seuil de la porte. Son encadrement de bois foncé, ses vitres où se meurent les dernières gouttes du jour. Image qui s’en détache. Mais si faiblement. Mince silhouette à contre-jour du ciel. La Forme est nue. Le corps si étroit. Une touffe de cheveux semblable à la robe de la châtaigne. Le golfe des reins cambré. Fesses joliment bombées, deux collines dans le crépuscule. Et les jambes si longues, pareilles à ces flûtes andines qui n’en ont jamais fini d’émettre leur son mélancolique. Souffle venu du fond des âges alors même que les hommes n’étaient pas. Simples remuements généalogiques dans le lointain cosmos. Les pieds si légers paraissent ne pas toucher terre. Maintenant La Forme chevauche un fier coursier à la robe si belle qu’on dirait la Beauté elle-même faite monture afin qu’une déesse y prenne place. Intime affinité de celle qui chevauche et de celui qui est chevauché. Multiples connivences. Acceptations réciproques. De natures si différentes mais, en définitive, complémentaires. Rien qui sépare. Rien qui oppose. Unité des deux dans une silhouette unique. On dirait une sculpture taillée dans une pierre claire ou bien coulée dans un bronze patiné par l’usure du temps. Le visage de La Forme est dissimulé par un masque neutre, blanc de titane, impénétrable. Même les fentes ménagées pour les yeux semblent illisibles. Sur la croupe du cheval, un châssis de bois clair tendu d’une toile grise anonyme, silencieuse. On n’en perçoit que l’envers, ses fixations, comme l’on verrait une anatomie saisie de l’intérieur. Bientôt l’étrange binôme s’éloigne dans la chute de l’instant. Il n’en demeure qu’une trace si imperceptible et l’on penserait avoir fait un rêve habité de lueurs éternelles. Maintenant je suis dehors dans l’obscurité qui nait des encoignures de portes, monte des caniveaux, badigeonne le ciel de balafres de bitume. Au loin, sans doute au-delà de l’horizon, dans une contrée de nuages et d’azur se laisse entendre un galop régulier. Serait-ce une monture échappée de mon imaginaire ? Ou bien le grondement du tonnerre ? Ou bien le bruit que fait l’art lorsqu’il vient nous visiter ici ou là dans le creux secret de notre cortex ? Mais qui donc frappe à mon âme ? Qui donc ? Mais personne ne répond. L’art n’a pas de bouche pour proférer. Seulement une attente d’être et de paraître à la cimaise humaine. Oui, à la cimaise humaine !