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29 août 2016 1 29 /08 /août /2016 09:46
Visiteuse.

"La visiteuse du 13 de la rue de Saintonge".

Œuvre : André Maynet.

Visiteuse en ses premières esquisses.

Visiteuse. Ainsi avais-je nommé cette sublime apparition qui avait éclairé d’un jour nouveau le gris habituel de mes heures. Rencontre de hasard, un soir, dans ce modeste bistrot de la Rue de Saintonge dans lequel, le plus souvent, je me contentais d’aller prendre un café après avoir flâné dans le Marais, regardé quelques vitrines de galeries où s’exposaient des œuvres contemporaines. Elle était entrée dans la discrétion, s’était assise tout près des boiseries anciennes de la devanture. Sur la table de faux-marbre cerclée d’un liseré de laiton, elle avait posé une revue. Dans la demi-lumière coulant au travers des vitres elle avait allumé une cigarette. Des volutes de fumée, aussi songeuses qu’elle le paraissait, montaient en nappes grises vers le plafond de stuc. Je me suis approché d’elle, lui ai demandé la permission de partager, sinon sa solitude, du moins ce coin de marbre sur lequel nous pourrions deviser. Hésitante au début, puis mise en confiance sans doute par mon attitude bienveillante, courtoise. Elle sortait tout juste du Musée Picasso. De la revue qu’elle avait posée à côté de sa tasse, elle sortit une carte postale avec une reproduction de Guernica.

Guernica.

De Guernica elle extrayait surtout ce terrible motif du cheval qui semblait rassembler en lui, non seulement l’effrayant épisode du massacre d’une population innocente mais toute la densité de la tragédie dont la guerre est la figure de proue. Situé au centre de la toile, sous ce candélabre solaire qui ne pouvait s’interpréter qu’en tant que symbole de la raison, cette représentation était le signe du basculement dans l’ombre la plus dense de la condition humaine. Comment pouvait-on se relever d’un absurde qui envahissait l’âme au point de ne lui laisser aucun point d’attache, aucune prise sur ce réel si violent qu’il paraissait disparaître à même l’image qu’il délivrait ? Emblème d’une perdition dont, peut-être, les Existants, jamais, ne pourraient se relever. Elle disait tenir à ce thème du cheval dans l’art, thème, selon elle indépassable puisque image de la pure beauté. Pour cette unique raison Picasso avait choisi de le placer au lieu géométrique de sa composition. Il était le point focal à partir duquel comprendre l’essence même du drame.

Cheval de Niaux.

Les jours qui suivirent notre première rencontre furent tissés de discussions aussi passionnées que vives. Visiteuse semblait s’éveiller au contact de l’art, de ses manifestations plurielles. Nous voguions de concert sur les mêmes eaux lustrales. Oui, lustrales. Nous naissions à nouveau à nous, une pureté originelle se présentait comme une façon ravivée de comprendre le monde, d’en deviner les enjeux, d’en supputer la profondeur inaperçue. Je lui parlais longuement de ce qui, toujours, avait retenu mon attention : les premiers signes pariétaux des hommes de la préhistoire. L’émouvante tête de cheval de Commarque en Dordogne, le profil si touchant du petit étalon de Mongolie dans la grotte de Niaux. C’était comme un rêve qui s’emparait de nous et nous disparaissions presque dans les nuages conjugués de nos cigarettes. Visiteuse était aussi déconcertante que curieuse de tout. A peine abordions-nous une nouvelle facette de la discussion que ses questions fusaient pareilles à une nuée d’abeilles dans l’or du couchant. Alors je lui expliquais le symbolisme des équidés, du moins ce que j’en avais retenu ou bien inventé. C’est si complexe une culture, la manière dont on la reçoit, le procédé selon lequel on la métabolise.

Essence du cheval.

Je lui disais le cheval comme l’un des archétypes fondamentaux hantant la psyché humaine. Originellement, il paraissait attaché aux profondeurs chtoniennes ou bien aux abysses marines. Animal ténébreux auquel on associe l’inconscient, la mère. Il recèlerait la mémoire du monde. Emblème aux valeurs tonales opposées et complémentaires. Soit blanc, solaire et masculin. Soit noir, terrestre et féminin. Tantôt éprouvé comme bénéfique, tantôt ressenti comme maléfique. Alors elle me disait comprendre sa valeur magique, son utilisation par le chaman comme médiateur aidant à franchir le seuil de la mort. Je précisais sa fonction incontournable, sa figuration fréquente sur les bâtons perforés, les propulseurs comme si cet objet commis au jet, à la propagation dans l’espace, portait en lui sa valeur de signifié destiné à investir le domaine du savoir. Conquête, déjà, du domaine de l’art, dimension la plus élevée pour dire la quête de l’homme, sa recherche d’une transcendance. Visiteuse prenait de l’assurance, affirmait ses idées avec clarté. Son mince corps, (je le devinais sous la légèreté de la vêture) à peine la fragile tunique d’une demoiselle sur le miroir de l’eau, elle le campait sur son assise, les reins légèrement cambrés, la poitrine que je devinais menue, deux boutons de rose dans un air printanier, le torse partagé par le sillon médian tel une infime vallée sous la brise de l’heure, la souple et ombreuse dépression du nombril, le triangle discret du mont de Vénus, sa presque disparition sous la poussée de l’abdomen, sa faille ombreuse, un trait de carmin que referme la naissance des cuisses, puis des jambes longues, de fines chevilles dont je percevais, sur l’une d’elles, un lacet de cuir ligaturant cet isthme dont je pensais que j’aurais pu faire le lieu d’un pur bonheur.

Amour ?

Car, dois-je l’avouer, je devenais insensiblement amoureux, au rythme des violences de Guernica, à celui des hachures de charbon sur l’épaulement de la roche magdalénienne, aux subtiles évocations qui, à bas bruit, dressaient un genre de cartographie du Pays de Tendre. C’était comme si les bourgeonnements d’une esthétique fomentaient à mon endroit les plus somptueux projets. La souveraine beauté de mon Interlocutrice faisait se lever en moi de blêmes et impérieux sentiments pareils à la montée de la Lune dans un ciel d’équinoxe. Ce que je savais, ici, dans l’obscure clarté du bistrot, ce que je pressentais d’une impossible situation, d’un événement à ne jamais atteindre, ceci : avec Visiteuse, jamais nous ne ferions l’amour, pas plus que nos lèvres ne s’effleureraient, ni nos sentiments ne se fondraient dans la lueur inventive d’un même creuset. Notre union, mais le terme de « communion » eût mieux convenu, ne résidait que dans le fait de mettre nos passions à distance, tout comme le phalène vibre dans la clarté de la lampe sans jamais s’y abîmer. Une simple attirance, une aimantation mais comme deux pôles opposés qui se repoussent à la force de leur désir trop grand, de leur puissance destructrice. S’aimer dans l’obscur. Dans l’ombre. Dans la densité du noir. Ou bien provoquer l’amour, l’élever aussi haut que possible afin que, demeurant un absolu, il devînt un éros contemplatif, une œuvre de l’esprit qui laisserait la chair au repos, dans le tumulte de ses érosions terrestres, de ses démesures géologiques. Ténébreux tellurisme dont, bientôt, nous aurions été les victimes plutôt que d’en devenir les oriflammes éblouissantes.

Le cheval de Léonard.

Rue de Saintonge, derrière les vitres automnales teintées de givre, petites étoiles de beauté, nous nous retrouvions chaque jour. « Retrouvions » veut dire, ici, qu’entre nous tout confluait, mais à la façon de deux eaux, l’une teintée de bleu (Elle, par exemple, cette silhouette qui eût pu se fondre en plein ciel), l’autre jaunie comme une argile (Moi, par exemple, genre de stèle dont la disparition soudaine, à même la glèbe, n’eût étonné personne), osmose donc, chacun en ressortant avec sa teinte originelle une fois la confluence passée. Mais alors, quel était donc le mystérieux phénomène qui réalisait la jonction, mêlait un instant les eaux dans une même unité, une coloration identique, touche de ciel, touche de terre qui disaient l’espace d’un poème unique, la nécessité de mettre en commun, de diluer jusqu’à l’extrême limite d’une disparition ? L’art, bien entendu, notre intérêt pour ses belles manifestations, la fusion qu’il réalisait, genre d’athanor, de lieu alchimique où tout valait tout, où tous les rythmes se conjuguaient, où toutes les visions engendraient les mêmes rêves, à savoir de faire de nos imaginaires respectifs les seules pierres de touche du réel. Alors la Rue de Saintonge devenait au cœur de ce sublime Marais, cet autre marais hautement préhensible, cette eau infiniment vibrante, cette effusion de lumière au centre de laquelle une braise couvait sous la cendre, que nous prenions soin d’entretenir, à défaut de la laisser s’embraser. Les lèvres de Visiteuse eussent pu s’offrir aux miennes, fraises carmin où trouver toutes les saveurs du monde. Mes mains longues et blanches eussent pu serrer dans leur réseau de veines bleues les index de l’onirique Présence, en faire un bouquet à destination des dieux et des déesses de l’Olympe. La pente de son cou, ma tête eût pu en épouser la délicate chute et ses yeux auraient été des larmes de cristal perdues dans d’infinies contrées.

C’est elle qui, la première, fit allusion aux études de cheval dont Léonard avait été chargé en vue de faire fabriquer, pour le Duc de Milan, la plus monumentale statue équestre du monde. De son sac de toile elle sortit un carnet d’esquisse sur lequel elle avait jeté, au fusain et au crayon, dans une superbe imitation du Maître, le profil d’un cheval, ainsi que sa vue de face, muscles saillants, canons étroits, sabots au parfait arrondi. Le tout sur un fond bleu et bistre dans la plus pure tradition de l’artiste de Vinci. A l’évidence c’était si réussi qu’il ne manquait plus que le bruit du galop. A mesure que je parcourais les images saisissantes au regard de leur perfection, me revenaient en tête quelques notes prises par Léonard pour consigner en mots, avant leur traduction en dessin, quelques uns des caractères les plus frappants de ces esthétiques animales : « Morel Fiorentino est gros et a un beau cou... » ou bien encore « Ronzone est blanc, il a des belles cuisses et se trouve à Porte Comasina ». C’était étonnant de constater combien ces images d’une anatomie somme toute plébéienne prenaient, sous le crayon du dessinateur, l’aspect d’une beauté idéale dont aucun exemple vivant ne pouvait se trouver en quelque endroit de la Terre. C’était cela le prodige de l’art, assembler le divers, le multiforme, le polychrome, le bavard et en faire cette pureté, cette unité indépassable, ce parangon dont éblouir les yeux de toute créature. Alors CE cheval de Morel ou bien celui situé à Porte Comasina devenaient LE cheval parfait dont toute représentation sensible n’était que la forme dégradée selon les visées du « divin Platon ». Il s’était hissé à la hauteur souveraine de l’Intelligible et y demeurerait pour l’éternité puisqu’il en était la Forme directement perceptible par l’œil de l’âme, celui qui, seul, reconduisait directement à la vision des essences.

Le masque.

Comment, de fil en aiguille, dans la suite des jours, en étions-nous arrivés à l’évocation du masque neutre, celui-là même dont le mime revêt son visage afin de nous livrer sa gestuelle, ceci je ne saurais le dire, pas plus qu’elle, Visiteuse, n’eût sans doute pu en formuler un début d’explication ? Mais quelle relation existait-il donc entre cette représentation d’un cheval, fût-elle prodigieuse et douée de pouvoirs insoupçonnés et ce simulacre de visage blanc sans trait particulier, sans expression clairement identifiable, sinon celle d’un insondable mystère ? Car devant le masque nous demeurons cois. Car devant l’effacement de l’épiphanie humaine tout s’écroule soudain et fait silence. Fait silence ! Précisément, nous voici parvenus au seuil d’une explication. C’est bien du dépouillement de tous les prédicats dont il est habituellement investi dont a à souffrir ce simulacre blanc, cet écho du vide, cette barrière qui se dresse devant la personne et en efface, soudain, les traits distinctifs, en abrase la personnalité, en gomme les sens en même temps que le SENS. Car tout se synthétise dans ce sommet de l’humain qui est comme sa figure avancée, le phare dont se sert l’altérité pour se repérer, amer irremplaçable qui, lorsqu’il s’en remet à n’être plus qu’un signe illisible, nous dépose les mains nues et le regard déserté face à ce qui ne reçoit plus de nom. Comme si, privé de langage le visage devenait cette irrésolution, cette jarre dépourvue d’anses, cette cruche sans bec, cette amphore aux flancs si étroits que seul le creux en justifie l’étique parution.

Dans la salle du bistrot rien ne faisait plus de bruit, pas plus le tintement des verres que le liquide coulant dans les gorges, pas plus la porte s’ouvrant et se fermant que le passage, dans la rue, d’un cyclomoteur ou bien le poinçonnement du trottoir par quelque talon aiguille. L’air s’était soudain étréci à la taille d’une simple rustine, l’atmosphère réduite à la dimension de la transparence. Entre Visiteuse et moi, ni une parole, ni un soupir, pas plus qu’un regard. Seulement ce genre de flottaison en plein ciel avec cette figure blanche, livide, ce trait absent de lui-même, cette ligne sans épaisseur. Tant et si bien que nous ne savions plus quel était l’espace distinct occupé par chacune de nos propres effigies. Visiteuse-Moi-Moi-Visiteuse, identiquement à ces boules compactes qui, parfois, sous l’effet du flux marin, s’assemblent en pelotes incompréhensibles, sable, goémon, eau sans début ni fin, identité inextricable que le promeneur écarte du pied comme une chose sans importance. Oui, d’avoir comme objet de méditation cette figure décolorée aux orbites vides, aux lèvres scellées, aux joues creuses, au menton fuyant, c’était comme d’être dépossédés de notre propre existence, de ne plus posséder notre quadrature, simple errance infinie parmi un cosmos privé de repères. Ce fait constituant, bien évidemment, l’accomplissement du nihilisme. Puisque tout cosmos s’origine dans l’ordre.

Les SENS, disions-nous. Leur perte. Oui car tout visage qui ne voit plus, n’entend plus, ne goûte plus, ne sent plus est livré à une utopie sans fin, c'est-à-dire à ne plus avoir de site où habiter. Et pourtant renoncer à exposer la péninsule la plus marquante de sa personne, à savoir son visage, non seulement ne doit pas nous désespérer à la manière dont l’est un orphelin privé de toute famille. C’est bien de l’exact contraire dont il s’agit. Renonçant à cela même qui nous qualifie le plus, laissant refluer tout signe extérieur d’identité, abandonnant toute nervure singulière nous nous approchons soudain d’une nature si essentielle, si neutre, dépourvue de toute vanité que tombe toute prétention à faire rayonner notre égo, à le constituer en sujet souverain opposé aux autres sujets, mais aussi aux objets qui sillonnent le monde de leur prétention à être. Pour cette raison le masque supprime tout bavardage inutile, ramène notre langage à une absence de profération, à un genre de mutisme dont la gestualité économe de notre corps devient le site, tout comme l’esquisse du cheval livrée par Léonard de Vinci devenait la dernière tentative de dire l’art dans sa plus haute essence. Il en est ainsi des personnes, des animaux, des choses qu’elles ne signifient à leur plus haut point qu’à opérer réductions, effacements, soustractions, tous gestes remontant de l’estuaire à la source afin de s’abreuver à ce qui, encore naïf et frais, s’en remet à l’aune d’une ineffable vérité.

C’est toujours un geste de dépossession qui nous met paradoxalement en contact avec le rare, le précieux, l’estimable, le poème, la musique. Ainsi le cheval stylisé, le cheval-symbole d’un peuple opprimé, Guernica expression de l’absurde lorsque la barbarie se mêle de conduire l’humanité à sa perte. Mais aussi cheval primitif de Niaux, de cette préhistoire qui s’essaie à penser, à proférer les premiers sons distinctifs l’éloignant du sauvage, de l’informe, qui s’ingénie à faire des griffures pariétales de charbon et de sanguine les signifiants natifs qui, au cours de l’Histoire, tresseront les assises de ce langage unique, essentiel dont l’art est l’expression la plus aboutie. Art également que cette sublime apparition de Visiteuse, essence même du retrait, de l’estompe, de la biffure, peut-être même le dernier mot du sacrifice avant que la mort ne surgisse et n’efface l’être. Car toujours est présente l’ombre derrière la lumière, tout comme les ténèbres de Guernica se dissimulent derrière tout visage dont la marque policée serait ôtée, laissant alors la place aux rumeurs archaïques qui sourdaient des premiers hominidés avant même que l’humanité et le concept ne les atteigne. C’est ainsi, nous provenons d’une cotonneuse confusion, nos gestes sont encore gourds, empreints d’une mémoire élémentaire, notre néo-cortex souffre encore des atteintes sournoises et instinctives de notre système limbique, de nos décisions reptiliennes.

Oui, nous voulons être des hommes, des femmes tels que nous les propose André Maynet, de pures effigies si discrètes qu’elles coïncident avec elles-mêmes, seul moyen d’atteindre l’être à défaut d’en être investis par nature. Ce que l’art a à faire, essentiellement, réaliser l’assomption des Formes par lesquelles connaître le monde et le douer de Raison. A cela il faut nous employer comme à la tâche la plus exaltante qui ait été donnée à l’homme.

Visiteuse tire sa révérence.

Le jour a baissé. Les derniers clients sont partis. Je suis seul dans la salle qui est envahie d’ombres. A peine une lumière du Nord qui se pose sur l’arrondi des tables. Il n’y a pas de bruit et l’atmosphère est si étrange. Comme si une eau de lagune avait noyé la rue avec ses faibles clapotis, ses rumeurs de lichen, ses battements de mousse. Heure de plomb et d’étain où tout se confond avec tout, où l’on a du mal à s’apercevoir soi-même, où le vol du pigeon à la gorge lustrée se perd dans les confins de la ville. Seuil de la porte. Son encadrement de bois foncé, ses vitres où se meurent les dernières gouttes du jour. Image qui s’en détache. Mais si faiblement. Mince silhouette à contre-jour du ciel. La Forme est nue. Le corps si étroit. Une touffe de cheveux semblable à la robe de la châtaigne. Le golfe des reins cambré. Fesses joliment bombées, deux collines dans le crépuscule. Et les jambes si longues, pareilles à ces flûtes andines qui n’en ont jamais fini d’émettre leur son mélancolique. Souffle venu du fond des âges alors même que les hommes n’étaient pas. Simples remuements généalogiques dans le lointain cosmos. Les pieds si légers paraissent ne pas toucher terre. Maintenant La Forme chevauche un fier coursier à la robe si belle qu’on dirait la Beauté elle-même faite monture afin qu’une déesse y prenne place. Intime affinité de celle qui chevauche et de celui qui est chevauché. Multiples connivences. Acceptations réciproques. De natures si différentes mais, en définitive, complémentaires. Rien qui sépare. Rien qui oppose. Unité des deux dans une silhouette unique. On dirait une sculpture taillée dans une pierre claire ou bien coulée dans un bronze patiné par l’usure du temps. Le visage de La Forme est dissimulé par un masque neutre, blanc de titane, impénétrable. Même les fentes ménagées pour les yeux semblent illisibles. Sur la croupe du cheval, un châssis de bois clair tendu d’une toile grise anonyme, silencieuse. On n’en perçoit que l’envers, ses fixations, comme l’on verrait une anatomie saisie de l’intérieur. Bientôt l’étrange binôme s’éloigne dans la chute de l’instant. Il n’en demeure qu’une trace si imperceptible et l’on penserait avoir fait un rêve habité de lueurs éternelles. Maintenant je suis dehors dans l’obscurité qui nait des encoignures de portes, monte des caniveaux, badigeonne le ciel de balafres de bitume. Au loin, sans doute au-delà de l’horizon, dans une contrée de nuages et d’azur se laisse entendre un galop régulier. Serait-ce une monture échappée de mon imaginaire ? Ou bien le grondement du tonnerre ? Ou bien le bruit que fait l’art lorsqu’il vient nous visiter ici ou là dans le creux secret de notre cortex ? Mais qui donc frappe à mon âme ? Qui donc ? Mais personne ne répond. L’art n’a pas de bouche pour proférer. Seulement une attente d’être et de paraître à la cimaise humaine. Oui, à la cimaise humaine !

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27 août 2016 6 27 /08 /août /2016 07:30
 Hors la demeure des vanités.

Photographie : Katia Chausheva

***

   C'est ainsi que cela se passait, avec la force d'un rituel. Peut-être une simple façon de s'inscrire dans le jour, d'en inventer les possibles nervures. Je me levais de bonne heure dans la brume hésitante de l'aube. Les rives de Seine étaient encore dans l'indistinction et de rares passants longeaient le Quai aux Fleurs à la manière d'ombres fuyantes. Je gagnais le Pont au Change, passais sous les arcades de Rivoli et arrivais au Palais Royal alors que les boutiques soulevaient à peine leurs rideaux. J'aimais cette heure entre deux instants, cette manière de flottement alors que la ville ne bruissait encore que de quelques rumeurs. D'abord, je déambulais au milieu des colonnes noires et blanches de Buren, comme si ce passage de l'ombre à la lumière pouvait, en quelques sorte, préfigurer la pullulation des lettres sur la page vierge. Un simple clignotement annonçant le sens caché dans le filigrane des pages. La plupart du temps, j'étais un des premiers clients du Café Véry, suivi ou précédé d'une jeune femme située entre jeunesse et maturité. Son âge était à peu près illisible, mais peu importait. Son obstination à lire en rêvant était ce qui m'attachait à elle d'une façon bien plus fidèle que ne l'eût fait la connaissance de sa biographie. Nous nous installions à quelques tables de distance, dans la chaleur des boiseries et la douce lueur des lampes. Elle se plongeait dans la lecture et n'en ressortait qu'après qu'elle avait bu sa tasse de thé. Visiblement, rien ne pouvait la distraire de ces pages qui semblaient la fasciner.

   Je lisais aussi, de la poésie surtout, et parfois entre deux pages, me revenait en tête une phrase de Balzac à propos de Lucien de Rubempré prenant son premier déjeuner dans ce célèbre café parisien :

   «Une bouteille de vin de Bordeaux, des huîtres d’Ostende, un poisson, un macaroni, des fruits … Il fut tiré de ses rêves par le total de la carte qui lui enleva les cinquante francs avec lesquels il croyait aller fort loin dans Paris. Ce dîner coûtait un mois de son existence à Angoulême ».

   Je ne me souvenais plus si cette évocation apparaissait dans 'Splendeurs et misères des courtisanes' ou bien dans 'Illusions perdues', Rubempré était si loin et, bientôt, moi aussi, il me faudrait m'acquitter de ma dette. Le luxe a un prix.

   Mais, maintenant, il faut revenir à cette matinée au cours de laquelle je devais en apprendre sur 'ma Lectrice' bien plus qu'une patiente enquête ne m'eût permis de le faire. Alors qu'elle était plongée, comme à son habitude, dans les pages de son ouvrage et, peut-être appelée à l'extérieur par un rendez-vous qu'elle semblait avoir oublié, elle se leva soudain, le rouge aux joues, oubliant dans son émoi la source même de sa joie. A peine partie, je me transportai à sa place et pris le livre afin de le lui ramener. Le hasard faisait qu'à quelques pas d'ici, nous nous retrouvions chaque jour à Richelieu dans une des salles de lecture aux sombres boiseries que des milliers de maroquins illuminaient de la lumière de leur patine.

 Hors la demeure des vanités.

BnF Richelieu, salle de lecture galerie Mazarine 

© J.C. Ballot/EMOC/BnF

***

   Sur le parcours, intrigué par un fin signet marque-pages, j'ouvris le livre qui était recouvert de parchemin. Il s'agissait 'D'Obermann'de Senancour, œuvre dont j'étais familier car amateur de ce romantisme naturaliste parfois proche des thèmes de Rousseau. J'y admirais essentiellement les descriptions de paysages dont la tonalité mélancolique et solitaire coïncidait à merveille avec ce pastoralisme montagnard dans lequel elle s'inscrivait. Des notes manuscrites, au crayon, ornaient de nombreuses pages et un court passage encadré devait me conduire tout près des états d'âme de cette mystérieuse de la Mazarine, pareille à l'eau étale d'une lagune :

LETTRE XI.

Paris, 27 juin, II

   

   "Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque ; non pas précisément pour m’instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement ; mais parce que, ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant roulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie au dehors que s’il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu commandées me conviennent dans mon découragement : trop de liberté me laisserait dans l’indolence. J’ai plus de tranquillité entre des gens silencieux comme moi que seul au milieu d’une population tumultueuse. J’aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les vanités humaines."

   Ainsi, 'Celle de la Mazarine', venait dans ces salles silencieuses aux brocarts de pourpre, aux lumières tamisées, non pour y apprendre quelque savoir, mais par simple désœuvrement. Qu'y avait-il, chez elle, qui la poussait à gagner l'extérieur, puis à faire halte au Véry avant d'aller rejoindre l'atmosphère ouatée de la bibliothèque ? Avait-elle donc si peur de la liberté pour trouver refuge en un lieu privé de tentations ? Inclinait-elle à une naturelle mélancolie ? Une vive passion, peut-être inavouable, la poursuivait-elle de sa tyrannie ? Ou bien un amour déçu l'obligeait-elle à fuir un cadre de vie dont chaque objet lui rappelait un cruel souvenir ? Elle paraissait si seule dans cette quête du rien, son beau visage de porcelaine visité par une lueur d'aube qu'encadrait le buisson noir des cheveux alors que la braise éteinte des lèvres semblait enclore un éternel silence.

   Son retrait du monde, sa visible réclusion à l'intérieur de ses propres frontières étaient-ils le fruit d'une nature réservée, un excès d'orgueil ou bien le refus de ces vanités humaines dont faisait état Senancour ? J'étais assis à ma place habituelle, un peu en arrière de la lumière, 'Obermann' posé sur mon pupitre, le feuilletant distraitement et rien ne se produisait que l'allée et venue de quelques lecteurs silencieux, pareils à des ombres glissant sur des paravents. Bientôt, l'heure passant, je devais me résoudre à faire mon deuil de vous. Vous ne viendriez plus, ni à Véry, ni à la Mazarine, ni aujourd'hui, ni les jours suivants. Quel était donc ce cataclysme qui semblait vous avoir frappée alors que vous vous leviez précipitamment, l'air égaré, oubliant votre livre, sortant du café avec l'allure d'un automate ?

   Vous me manquez, je dois l'avouer, d'abord parce que vous étiez l'écho, le rythme de mes journées, ensuite parce que nos séjours parmi les livres avaient les mêmes motifs : fuir le monde, se fuir soi-même, renoncer à une illusoire liberté. Dans les salles rouge et acajou de la Mazarine, je n'ai plus personne sur qui faire flotter mon regard, faire reposer mes rêves. Pourtant il y a bien d'autres lecteurs et lectrices mais leur concentration studieuse ne m'intéresse guère. Que pourraient-ils donc m'apporter ? Les gens qui se livrent à la seule connaissance sont trop méthodiques, trop livrés à l'exercice de la raison pour pouvoir m'émouvoir. Ce qu'il me faut trouver chez l'autre pour meubler l'horizon de mes pensées : l'espace du désarroi, la quête de soi, une sourde mélancolie d'où peut naître le lieu de la poésie.

   Je viens de regagner mon appartement, Quai aux Fleurs, dans la perte du jour. C'était il y a à peine une seconde et vous étiez encore là, dans le secret du Café Véry, attendant votre boisson, lisant quelques lignes 'd'Obermann', vous installant déjà par la pensée dans la demeure accueillante de la Mazarine, dans les plis de sa douce lumière, les reflets dorés de ses boiseries. Comme une aventure en vous, intime, singulière, vous révélant mieux que ne l'aurait fait la rencontre d'un bel inconnu. Vous étiez l'objet même de votre recherche, vous étiez visage se noyant dans l'eau dont cette dernière réverbérait l'image jusqu'à une sorte de vertige. Il n'y a pas de plus grand contentement que d'aborder sa propre plénitude, hors du consentement de l'autre, dans le creux fécond de soi. C'est cela que vous pensiez, qui vous animait et vous donnait cet air d'être au bord du monde avec une hautaine réserve.

   Car vous étiez pénétrée de l'idée que l'autre était un continuel attrait en même temps que l'auteur de votre propre perdition. Mais qui est-il donc, cet autre qui, vous défenestrant de vous, vous avait jetée dans ce tourbillon sans fin dont vous ne deviez jamais plus vous exonérer ? C'est bien cela, je ne m'égare pas dans des considérations oiseuses, je dis bien la vérité ? Faut-il qu'il y ait eu une manière de séisme pour vous arracher subitement à vos habituelles polarités , le livre, le Café, la bibliothèque ! Vous étiez si hagarde dans la faille ouverte du jour ! Je ne vous reverrai pas, tel est mon pressentiment et j'irai seul dans les allées de la Mazarine, comme un orphelin livré à ses multiples errances.

   Le jour baisse dans des teintes de feuille morte et les péniches ont arrêté leurs longues dérives. Il n'y a plus de passants dans la rue. Je tire les rideaux et, dans la montée de l'ombre, je vais lire encore quelques phrases de Senancour avant d'aller me coucher. Je vous les dédie puisque vous sembliez être le simple reflet de cet 'Obermann', "L'homme des hauteurs" qui ne cherche que l'absolu alors que l'existence se perd souvent dans d'insondables bas-fonds.

   "J’avais besoin de bonheur. J’étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, voisins des frimas, dont l’aurore elle-même, épaississant les brumes, ne commence la lumière que par des traits sinistres d’une couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements funèbres ; voilà le matin de la vie : à midi, des tempêtes plus froides et plus continues ; le soir, des ténèbres plus épaisses, et la journée de l’homme est achevée."

   Pour moi aussi "la journée est achevée", la nuit recouvre de sa taie profonde la Seine et l'étrave de Saint-Louis. L'Hôtel de Ville n'est plus que cet immense vaisseau illisible qui sombre dans des eaux noires, immobiles. Demain, au Véry, je lirai encore et encore ce livre, seul testament qui me reste de vous.

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23 août 2016 2 23 /08 /août /2016 07:38
La discrète de Wrangel Island.

Photographie : Katia Chausheva.

Jamais, auparavant, je n'avais feuilleté les pages glacées de cette belle revue, "Îlienne", mémoire vivante des iles de la planète. C'est là, parmi la densité bleue des lagons et l'étendue blanche des mers polaires que j'ai fait votre découverte. C'était surprenant, tout de même, ce parti pris du photographe de ne dévoiler de vous que cette géographie elliptique, à peine apparente dans le retirement du jour. Le haut d'une robe semée de fleurs grises, la presqu'île de votre bras si semblable à une falaise au-dessus de la mer, votre main, cette avancée de vous dans le monde, reposant sur le globe de sang éteint d'une antique faïence. Rien, de vous, ne paraissait sinon cette manière d'absence qui semblait vouloir se livrer au seul feu de l'imaginaire. A seulement prendre acte de cette résurgence de vous, la pensée girait infiniment, comme prise de folie. Comment vous posséder dans l'acte même de votre dépossession ? Comment tracer au fusain de la pensée ce territoire, le vôtre, qui échappait et refluait dans le noir des incertitudes ? Comment tenir, dans le verre fragile de la conscience, cette main de porcelaine qui se retirait dans les mailles de l'indicible ? C'était comme d'apercevoir un livre au beau maroquin dans la discrétion d'une bibliothèque, derrière la vitre qui le soustrayait à votre désir. L'éclair d'une parution et la fuite dans les limbes.

La nuit était installée dans sa longue dérive lorsque j'ai consenti à me coucher, vous abandonnant à l'énigmatique illusion dont vous étiez la trace. Les brumes de novembre collaient aux vitres et le froid se faisait plus vif. Des étoilements de givre, la glace légère sur le lisse des lacs, les premières neiges qui ne tarderaient guère, le gris du ciel comme l'amorce d'une banquise. Est-ce cela, cette brusque plongée de la saison dans l'âge vertical des nécessités qui m'emporta si loin de moi, aux confins de cette île sibérienne, Wrangel Island, dont j'avais une fois aperçu l'austère beauté ? Mais peu importait d'où venait mon rêve, quelle était son origine, vers où il mettait le cap. Seule comptait cette fable dans laquelle je vous installais avec le naturel qui sied aux évidences. Voici ce qu'était votre existence dans ce pays plein de mystère. Sous la dalle d'un ciel gris, votre demeure était une simple cabane de planches posée sur un isthme de pierres. Une eau blanche, écumeuse, glissait le long des galets et votre horizon s'illustrait sous la forme d'une lame gris-bleue à la limite d'une éclipse. Le seul décor de votre intérieur, ce vase rond pareil à une brique ancienne dans lequel se tenait un rameau piqué de fleurs doucement phosphorescentes. Comme si vous aviez souhaité cette vie retirée, cet effleurement des choses, cet infini silence aux confins de l'être. Où, ailleurs qu'ici, demeurer en soi et s'ouvrir à la beauté du simple ? Tout parlait le langage de l'origine, tout proférait à voix basse dans le secret des cryptes. Tout rayonnait dans la clarté d'une terre apaisée.

Je vous voyais, longuement attentive à emplir vos yeux de ces images intemporelles qui habitent les latitudes extrêmes. Ce que vous aimiez, par-dessus tout, c'était le recueil en soi d'une nature à la limite de quelque absolu. La plaque de la mer, seulement ridée du passage du vent, était la toile de fond sur laquelle reposait une manière d'île zoomorphe, au basalte foncé, aux éclaboussures de glace. La côte étirant sa gangue brune, la barrière de pierres noires qui la ceinturait, les montagnes basses à l'horizon, couvertes de neige et bordées de nuages, tout ceci dressait l'écrin de vos songes. Parfois, quittant l'assise de votre baie, pieds nus, vous montiez jusqu'à ce lac minuscule qui reflétait la banquise du ciel, la plaine aride et noire sous laquelle couvait encore le feu des premiers âges. Ce qui vous parlait et tressait, en vous, les palmes de l'affinité : la vastitude de la toundra pareille à une croûte de pain brûlée, l'eau de cristal des lagons côtiers, celle des marais seulement traversée de la patience des lichens, les étendues de sable à l'infini, la sombre cohorte des rochers, les jeux de lumière sur le cercle des galets. Occupée à seulement regarder, à laisser l'onde infiltrer votre peau, le vent s'immiscer dans la fente oblique de vos yeux. C'est ainsi que mon rêve vous installait dans la mystérieuse densité de cette île du bout du monde. Vous y étiez une mélodie du temps, la scansion des secondes tombant de la margelle des jours dans un puits sans fond. Vous y étiez cette courbure de l'espace, cette disposition à vous effacer derrière le nuage, à vous fondre dans la ligne souple du rivage, à glisser le long des lianes dans la stupeur du marais.

On imaginait Wrangel Island et, dans un même geste de la pensée, vous surgissiez des baies polaires, de la crête des moraines, du gris cendre des oiseaux. Simple cantilène qui ne parlait que de vous, long refrain à la limite des choses, là où la parole n'avait plus cours, ensevelie dans la tourbe de l'ennui. Car, à faire se confondre tout dans une même immersion, il y avait danger d'oubli et promesse d'abandon. Existiez-vous vraiment ailleurs que dans la touffeur étroite d'Ilienne ? Wrangel Island n'était-elle pas une légende venue me dire dans les termes du rêve les désirs inatteignables que je formulais à voix basse ? Tout était si indistinct, tellement éloigné d'une simple hypothèse, fumée se dispersant dans les volutes d'un ciel absent. Vous n'aviez même pas la consistance d'une aquarelle posée sur la feuille blanche, pas même la douce insistance à paraître de l'estompe sur le velours du parchemin. Aucune mine, fût-elle de plomb, n'aurait pu poser les fondements de l'être si subtil que vous dévoiliez au monde comme par effraction.

Je me suis éveillé dans le murmure d'une aube blanche. Le jour tintait aux rideaux avec l'insistance d'une rengaine. J'ai frotté la vitre du bout des doigts, soufflant un peu d'air chaud sur la face à peine visible des heures. Sans le vouloir, l'effleurement avait posé sur le verre le tracé indistinct d'une terre qui semblait l'écho de cette île improbable dont vous étiez le double existentiel. D'une main malhabile, un peu tremblante, je complétais de vous les formes inaperçues que la photographie avait dissimulées à mon regard. C'était étonnant cette confusion avec le règne minéral, cette presque disparition dans un paysage des origines. Vous étiez cette convulsion de laves sombres qu'éclairait le soleil de minces renoncules, cette toundra d'herbe vert-de-gris, ce fleuve d'argent aux coulures de ciel, cette colline de pierres proches de l'obsidienne, le bleu des montagnes au loin que l'air teintait du reflet des longues mélancolies.

L'hiver était déjà là et les platanes de la place se desquamaient lentement, pareils à des pachydermes usés. J'ai enfilé un manteau, chaussé mes doigts d'une paire de gants. Dans le miroir, mon image était celle d'un explorateur surpris par un blizzard soudain. J'ai ouvert la porte. Le vent du nord soulevait des nuages de poussière. L'air était coupant comme la lame. Mais pourquoi donc avais-je eu l'idée de venir me confronter à ces latitudes sibériennes ? Dans la brume montante Wrangel Island prenait des allures fantomatiques. Il me faudrait m'habituer à ces mirages. Peut-être y verrais-je les belles draperies des aurores boréales ? Il suffirait d'un peu de patience. Oui, d'un peu de patience !

La discrète de Wrangel Island.

Wrangel Island.

Photographe : Kertelhein.

Source : Panoramio.

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22 août 2016 1 22 /08 /août /2016 08:49
Eloignée d'elle dans l'ombre du jour.

Photographie : Katia Chausheva.

[Cette nouvelle, comme nombre de celles qui l'ont précédée dans la même veine, est à lire avec, en tête, le principe des "variations phénoménologiques". Un même thème traité de multiples façons, selon d'infinies esquisses, afin que, de cette polyphonie, puisse apparaître, d'un paysage, d'une figure, d'un sentiment, cela qui en fait la force et la singularité, à savoir leur nature intime, leur essence. Lire autrement entraînerait le lecteur, la lectrice à ne voir, au mieux, qu'une confondante répétition, au pire, que la projection, dans un texte, d'une nervure obsessionnelle. Sans doute y a-t-il mieux à saisir que cette écume des jours qui, pour être toujours présente, doit parfois consentir à dévoiler ce qui, dans l'inapparent, s'y occulte. Une manière de lecture en creux.]

"Kamtchatka" … "Kamtchatka" … Je m'étais éveillé avec ce nom en tête et l'impossibilité de l'en déloger. Il faisait sa rumeur de bourdon, avec, en toile de fond, cette subtile forme de biface qu'il offrait au regard du monde. Sa parution, sous ce jour étrange, était-elle l'invitation à se souvenir d'un temps de pierre ? Et peut-être, au-delà, à créer l'immersion dans l'histoire du sol parcouru de feu et de lave ? Troublante géographie qui racontait sa fable première, qui dévoilait son origine à seulement figurer dans ses lignes simples. Je savais si peu de choses de cette terre du bout du monde parcourue du rythme des glaciers et des vallées de geysers, vapeurs se perdant dans l'eau étale du ciel. Il y avait des lieux presqu'innommés, qui tiraient leur fascination à demeurer à la limite de l'imaginaire. Toujours cette réserve d'invention, toujours cette disposition de soi à féconder un site seulement à l'aune de son silence. Il devait y avoir à marcher sur cette terre désolée, à écrire, ensuite, les yeux fermés, au bord de l'évanouissement. C'est ainsi, la magie d'un lieu reconduit toujours à un genre d'inexactitude, de tremblement de soi, de distraction par laquelle la poésie fait son entrée. Alors les mots sont flous. Alors la main tremble au-dessus de la plaine de papier. Alors les yeux se perdent dans la brume du songe.

Ta lettre, je l'avais lue dans une manière d'égarement. Ce passé, qui nous avait un instant réunis, était si loin. Braise s'éteignant dans les mailles serrées du temps. Des études communes, des rencontres fortuites, des correspondances, puis, le lac des jours et ses rives inaccessibles. Te revoir, aujourd'hui, après vingt années de rupture, que signifierait donc la mise en commun de deux aventures que tout portait à un naturel exil ? Les événements que nous avions vécus, l'un et l'autre, nous éloignaient plus qu'ils ne nous invitaient à lier notre présent. Mais, parfois, le flux des nécessités est tel qu'il nous emporte bien au-delà de nos propres volontés. Comme un aimant faisant son champ de force et notre irrésolution prise au piège de cette puissance qui nous dépasse. Tu étais venue photographier ces volcans qui te fascinaient tant et tes obsessions avaient pour nom : "Snegovoï" , "Fedotych", "Kizimen". Peut-être même habitaient-ils ta pensée avec la même persistance que le mot "Kamtchatka" mettait d'ardeur à me poursuivre?

Tu m'avais envoyé une photo représentant une habitation basse avec d'étroites ouvertures et un toit de pierres plates. Face à ta maison, l'aire ouverte du ciel, un lac aux eaux claires parcourue du fin cheveux des algues, une ligne de rochers dentelés de noir, l'élévation de deux cônes réguliers qu'un léger panache de fumée surmontait. Quelques volcans étaient encore en activité. Quand je suis arrivé à Petropavlovsk-Kamtchatski, le temps était uniformément gris, avec quelques traînées blanches à l'ouest. Quelques arbres en feu - étaient-ce des érables ? -, dressaient leur flamme devant les triangles blancs des volcans Koriakski et Avatchinski. L'hôtel était plutôt confortable avec quelques traces d'une rusticité soviétique. Carnet de croquis à la main, j'ai longuement dessiné la mousse verte et jaune des arbres, les cubes de quelques immeubles, les pentes glacées de montagnes qui mouraient dans des teintes d'encre marine. Parfois, comme en surimpression, le temps d'un brusque éblouissement, ton visage s'illuminait sur cette toile de fond avec le bouquet de tes cheveux roux. Je savais qu'ils habitaient encore ta tête avec la même obstination qu'ont les enfant à ne pas se séparer d'un jouet élu. Tu tenais tant à cette crinière sauvage, à cette "tignasse de lionne", me disais-tu en des temps anciens.

Le lendemain de mon arrivée, je me suis levé de bonne heure. Le jour avait des couleurs de glacier éteint et les volcans à l'horizon n'étaient que deux vagues silhouettes. Je roulais dans un véhicule tout terrain qui cahotait sur le damier des pierres. Comment aurait-il pu en être autrement dans ce théâtre entièrement dédié à la géologie, à ses soubresauts, à ses humeurs parfois surprenantes ? La pure beauté était posée à l'angle de chaque chemin, sur l'arête vive des rochers, dans l'anse des lacs que la lumière façonnait à la manière de vieux étains. Je m'arrêtais souvent, photographiant, traçant quelque esquisse sur mon carnet, notant l'éclair d'un état d'âme, la fureur insolite du paysage. On était si loin, soudain, loin du monde, aussi bien de soi. Les hautes lumières du temps semblaient effacer tout dans une même osmose et reconduire le monde à son essence : une simple giration, la courbe parfaite du cercle. Le jour commençait à décliner lorsque je suis arrivé en vue des pierres qui t'abritaient. J'ai coupé le moteur à quelque distance, je voulais te surprendre. Sans doute me surprendre aussi. Comme si le temps, pris de vitesse s'était retourné sur lui-même à la façon du ruban de Möbius. Le silence était partout, accroché au faîte du toit, enroulé dans les buissons, ancré dans le flottement des algues. C'était comme d'être arrivé sur la face inconnue d'un astre, dans la blancheur de l'évidence, la pureté des formes. Je marchais si doucement que même un lézard n'aurait pu en être alerté. Ta fenêtre était ouverte sur le calme de l'eau alors qu'une ombre grise noyait la pièce dans laquelle tu te tenais. Je suis resté dans la diagonale de la lumière, en retrait de toi qui ne pouvais m'apercevoir. Un large miroir reflétait celle que tu étais devenue, que le temps avait modelée à sa guise pour te déposer dans ce présent en forme de clair-obscur. Venue de la nuit, ta vêture était le lieu d'une subtile chorégraphie, entrelacement de fleurs que la cendre dissolvait dans un même bruissement. Dans le prolongement, ton bras - porcelaine infiniment blanche, fragile -, montait en direction de ta tête qu'incendiait toujours le cuivre de ta chevelure. Ta main, en conque, recevait la discrétion de ton visage dont j'apercevais l'ovale, genre de lunule annonçant seulement son retrait. Une bague ornait ton annulaire d'un vague trait de clarté. Combien cette attitude, là, dans la perte du jour, confinait à une sombre mélancolie ! Singulier abattement qui ne disait de toi que cette figure terrassée. Depuis le lieu de mon retrait je ne pouvais que demeurer et feindre de ne pas être. A la limite de l'exister. Dans cette évidente dramaturgie, je ne pouvais me permettre de paraître. Privé de mouvement, dans la mutité de la parole, dans l'orbe d'une conscience meurtrie. Je ne pouvais que survivre dans un genre d'hébétude et incliner à être ce que j'avais toujours été : un voyeur. Mais un voyeur des âmes, un visiteur des affinités complexes, un explorateur de ce qui, toujours, se dissimule et ne s'éclaire qu'à la mesure de son propre déploiement. Au fur et à mesure de l'avancement du jour, la paysage était devenu cette toile tachée de rouille qui, bientôt, s'enfoncerait dans les plis d'une terre dense, scellée sur son propre mystère. Tu ne bougeais pas plus que l'eau de la lagune en l'absence de vent. De toi, de ce que tu étais devenue, je ne recevais plus que cette image affaiblie, cette lueur de lampe derrière le cachot de sa vitre. Pure immolation de ce qui était et ne tarderait pas à s'habiller du voile de la Māyā, cette nature illusoire du monde chère aux mystiques indiens. A simplement être dans l'image de toi, rien ne pouvait survenir qu'un ennui infini et le présent semblait reconduit à une pure fable à la consistance de brume.

"Kamtchatka" … "Kamtchatka", les trois syllabes faisaient leur incessante ritournelle, leur bruit sourd de gong, leur cataracte de gouttes immobiles. Le temps suspendu était un simple écho, la réminiscence d'un passé disparu, un battement illusoire dans l'outre tendue des pertes définitives. J'ai attendu que la nuit paraisse dans ses premières ombres. Tu étais toujours installée au centre de ce qui s'illustrait à la façon d'une catatonie définitive. Je n'ai pu résister à faire un dernier dessin de toi, des traces de sanguine éclatant sur la cendre de la mine de plomb. Je suis remonté dans mon véhicule, ai roulé longtemps parmi les cahots du chemin auxquels s'emmêlaient ceux du souvenir. "Kamtchatka" … "Kamtchatka", la mémoire faisait son rythme continu et les premières étoiles commençaient à briller dans la vitre nocturne du ciel. "Kamtchatka" … "Kamtchatka". La ritournelle s'était logée au cœur même de mon existence que rien, désormais, n'effacerait !

Eloignée d'elle dans l'ombre du jour.

Kamtchatka et îles Kouriles.

Source : Herald Dick Magazine.

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21 août 2016 7 21 /08 /août /2016 07:17
L'inconnue de la Butte.

Photographie : Katia Chausheva

***

"Aujourd'hui, de cinq à six heures, suivi la voisine divine. Restif disait "féïque". Pas osé lui donner les vers faits hier."

Guillaume Apollinaire - Journal - 14 avril 1903

*

C'était avril et, déjà, l'hiver si près. Comme plié à l'angle des rues, l'air faisait sa lame simple aux arêtes des trottoirs. Un ciel gris, bas, parcouru de vent. Pourquoi donc, par ce matin de froidure, avais-je entendu l'appel de la Butte ? Qu'y avait-il donc à découvrir alors que l'espace était vide et l'aube à peine posée sur la cimaise des arbres ? Un moment, j'avais déambulé dans les ruelles désertes. Le jour sortait des pavés, gagnait avec lenteur la craie livide des façades. Dans la courbe qui montait, après l'Impasse du Tertre, votre présence s'était révélée avec la délicatesse d'une estompe sur la plaine d'un parchemin. Mais, plutôt que de présence, n'étiez-vous pas le simple reflet d'une absence ? Vous demeuriez l'apparition sans nom glissant dans la fente étroite du jour. Votre minceur, celle de la frêle abeille, vous inclinait à disparaître dans la brume naissante. C'était un peu comme si vous étiez née de ce fin brouillard, prête à disparaître au premier soleil. Je vous suivais à distance, mon improbable voisine, onduleuse, ophidienne, insaisissable feuille que le vent faisait sienne et reprenait dans ses doigts de verre. La Place du Tertre dormait, douce léthargie, les parasols des cafés repliés dans leur fourreau de toile, chaises empilées, alors que planait l'ombre des portraitistes qui, bientôt, feraient naître les visages au bout de leurs fusains. Mais quelle tête auriez-vous donc offerte à l'artiste afin qu'il vous fixât sur le papier pour l'éternité ? Aviez-vous les yeux de jais de Jeanne Hébuterne, le velouté des joues des modèles de Renoir, les cheveux de feu des femmes de Toulouse-Lautrec, la rigueur des autoportraits de Suzanne Valadon ? Ou bien étiez-vous tout cela à la fois, c'est-à-dire cette improbable beauté, cette ligne fuyante, ce parfum de grappe de glycine se dissolvant dans l'air bleu ?

C'était si indistinct, cette vue de vous, pareille à la vision sous-marine d'un poulpe aux yeux calots de verre. Votre longue robe, que je croyais deviner, avait des battements d'anémone, ses tentacules vibrant sous les courants d'eau blanche. Sur le point de devenir une Ophélie que l'air, constamment, reprenait en son sein. Vous marchiez à pas légers, à peine l'effleurement d'une bulle sur la vitre du marais. Parfois, au-dessus de notre étrange ballet, de notre équivoque pas de deux, le bruit d'une fenêtre qu'on ouvre sur la ravine étroite de la rue. Au détour des maisons, l'échancrure vers le moutonnement de la ville, la mélodie étroite des toits de zinc, le dôme du Panthéon sur la Montagne Sainte Geneviève. Ici était une île, une chaîne de monts glissant sous le manteau des neiges. Ici était le recueil du temps, la bogue fermée sur le silence des yeux. Plus nous avancions sous l'aile du destin, plus tout se noyait dans une touffeur de talc, dans une grise irrésolution.

Puis le déploiement d'un linge blanc d'un bout à l'autre de l'horizon et la perte de cet étonnant village dans des couleurs éteintes, n'irradiant que leur propre mutité. Le grésil volait au ras du sol avec la douce persistance de l'écume à faire sa floraison sur la mer. Nous n'avancions plus, nous faisions du surplace, à la manière des mimes sur la scène étroite du praticable. C'était si étonnant, cet effacement de tout, cette lente disparition du monde dans l'avenue du songe. Les façades, badigeonnées de chaux, ne laissaient plus apparaître que les plaques de leurs volets, mousses dans la densité de l'ombre. Les toits étaient muets. Les pavés dormaient sous leur taie de mystère. Au loin, les cubes indistincts des habitations, de simples pastels usés faisant leur apparition de lucioles. Un réverbère hissé sur sa tige de métal noir, sa lanterne coiffée de neige, ses verres givrés, était la seule présence qui rythmait l'écoulement lent des heures. Nous n'étions plus. Il fallait en faire le douloureux constat. Nous avions rétrocédé bien au-delà de notre naissance, dans un genre de mythe floconneux s'abreuvant à sa propre source. Nous étions devenus, à nos corps défendant, quelques lignes abstraites, des touches de blanc de titane, des verts Véronèse poncés, des jaune de cadmium végétant sous une lumière étroite, des gris perle si peu assurés de paraître au jour. Nous étions les personnages absents des tableaux d'Utrillo, la neige éteinte et le volet replié, la rambarde rouillée filant vers son étroit futur, la croûte blême des murs confiée à l'usure du temps. Étrangement, nous étions en-deçà de notre propre silhouette, feuilles se balançant dans le vent du doute, nervures à la recherche de leur limbe. De vous, de la Butte, de moi, il ne demeurait plus que cette toile aux frontières de l'irréel, cette teinte monochrome venue nous dire l'impermanence des choses, leur infinie disparition dans la ligne onduleuse des jours, dans le mirage du temps. Le langage polyphonique, la rumeur incessante de la ruche mondaine, les agitations bavardes, tout ceci avait soudain disparu, laissant nos mains livides et nos yeux semés de cataracte. Seule la poésie avait survécu, laquelle se disait en mode discret. Belle étrangère, nous étions réunis pour la vie dans cette noce serpentine qui nous conduirait aux rives l'un de l'autre. Il n'y avait rien d'autre à savoir que cette ultime rencontre avant que tout ne s'éteigne.

L'inconnue de la Butte.

Maurice Utrillo

Impasse trainée sous la neige à Montmartre, 1944

Source : artfinding.com

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20 août 2016 6 20 /08 /août /2016 19:18
Déluge au Marais.

Saint Paul - Le Marais.

Avec Evguénia.

Œuvre : André Maynet.

Emzara habitait à Montmartre, une modeste maison située tout en haut des pavés de la rue Norvins. Elle disposait d’un minuscule jardin dans lequel, la plupart du temps, elle descendait boire une tasse de thé, donner du grain aux pigeons ou bien humer l’odeur d’une rose. Ce matin-là, un peu désœuvrée, elle tournait en rond dans son salon à la recherche d’une occupation. Une revue traînait sur la table basse qu’elle se mit à feuilleter. Bientôt un article retint son attention. Il parlait de la fameuse crue centennale dont, depuis quelque temps, les médias faisaient des gorges chaudes, comme s’ils s’étaient complus à faire du catastrophisme une manière de vivre. Jamais on ne parle mieux de la terreur et des crimes qu’à en être éloignés. C’est ce qu’Emzara pensait et, ici, au cœur de ce Montmartre si paisible, au moins elle ne risquait pas qu’une subite crue vînt déranger le cours tranquille de son existence. Elle se mit à lire un article de L’Obs :

« A quoi ressembleraient Paris et sa région en cas de crue centennale ?

Le Louvre, le Grand Palais, la Tour Eiffel et des centaines d’immeubles d’habitation les pieds dans l’eau. Des ponts et l’accès à la Défense coupés. La menace d’une pollution aux hydrocarbures…Voici quelques unes - seulement - des conséquences d’une crue centennale de la Seine. Pour y faire face, près de 90 institutions et entreprises se mobilisent du 7 au 18 mars à travers d’une série d’exercices de simulation à Paris et dans ses départements voisins. »

C’est toujours comme ça, pensa la jeune femme, le sensationnel l’emporte sur le réel. Sinon les journaux n’auraient aucune raison d’être ! Les gens n’attendent que ça, lire des horreurs et se rassurer sur leur propre sort dans le confort de leur salon bourgeois. Elle reposa le journal et, au hasard, dans les rayonnages fournis de sa bibliothèque piocha un livre, un Librio à l’étrange format tout en longueur, aux pages jaunies, au papier grossier. Elle aimait bien ces livres de poche d’allure modeste que l’on pouvait lire tout à loisir dans le métro, sur un banc public, l’y laisser à l’intention d’un lecteur anonyme ou bien encore griffonner sur ses pages sans que ceci portât à conséquence. C’était fou, ce qu’Emzara pouvait lire. Les Librio elle en avait bien deux mètres de long qu’elle avait lus à la chaîne, comme on enfilerait des perles sur un fil de nylon : un livre de Nina Berberova, un autre de Dostoïevski, une anthologie de littérature fantastique, des policiers et ainsi de suite, jusqu’à épuisement des stocks. Elle était tombée sur Retour au métro Saint-Paul de Cyrille Fleischman, petit recueil de nouvelles dont elle lut d’un trait la seconde dont le titre avait attiré son attention :

« L’aventure.

Il n’était pas géographe, mais il était arrivé à la certitude quasi scientifique que le centre du monde se trouvait à la verticale du métro Saint-Paul. Peut-être un peu à droite de la rue Saint-Antoine, vers la rue Caron où il habitait. Mais sûrement pas plus loin. Vers la Bastille c’était un autre monde. Vers le Châtelet, la jungle. »

A peine la courte histoire débutée, elle posa le livre sur le canapé, alluma une cigarette et se laissa emporter par les volutes de fumée. Elle était coutumière de ce genre de rêveries éveillées dont elle tirait profit pour voyager, bien au centre de sa tête alors que la grande ville bourdonnait comme une ruche. Si, pour Fleischman, Saint-Paul était le centre du monde, pour Emzara, on l’aura compris, Montmartre, la rue Norvins, le minuscule jardin, la maison blanche et grise l’étaient tout autant et elle aurait pu demeurer le reste de sa vie dans cet étroit quadrilatère sans que son existence pût en pâtir en quoi que ce fût. Elle referma le livre, se vêtit d’une mince jupe de toile, couvrit sa poitrine d’un chemisier diaphane, jeta un coup d’œil rapide au journal A quoi ressembleraient Paris et sa région en cas de crue centennale ?, se mit à sourire malicieusement, à quand le Déluge ? pensa-t-elle ? Elle descendit l’escalier en sifflotant. Sur-le-champ elle se rendrait au centre du monde. Finalement du Marais elle ne connaissait guère que la célèbre Place des Vosges et sa non moins célèbre Maison de Victor Hugo, les marchands des quatre-saisons avec leurs petites carrioles peintes en vert de la rue Saint-Antoine, autrefois, elle en avait vu des cartes postales à l’étal des bouquinistes. Dès qu’elle fut dehors elle s’aperçut que le vent s’était levé. Loin, là-bas, du côté de la Défense, l’habituelle brume de pollution grise avait laissé la place à des cumulus violemment teintés d’encre. Elle descendit la rue de Steinkerque sous un début de pluie oblique qui cinglait son visage. Elle n’avait emporté ni parapluie ni imperméable. A Anvers elle descendit l’escalier du métro escortée d’un glougloutis joyeux, l’eau cascadait sur les marches, faisait des gerbes et des rigoles, s’étalait en lacs minuscules qui visitaient la station à la manière de touristes curieux. Nombre de voyageurs, surpris par la soudaineté de l’averse, s’entassaient dans les voitures en laissant, derrière eux, une traînée de vapeur. Un homme plutôt jovial, cheveux plaqués sur un crâne déjà dégarni crut bon de lancer c’est la centennale qui déboule, alors qu’une jeune femme discrète se mit à articuler du bout des lèvres, d’une voix à peine inaudible, à moins que ce ne soit le Déluge. Bien évidemment tout le monde s’esclaffa. C’est toujours ainsi, pensa Emzara, les gens font toujours les malins dès qu’ils ne tutoient plus le danger. A la station Hôtel de Ville des passagers montèrent dans les voitures. L’eau ruisselait sur leurs visages, ils avaient leurs vêtements collés au corps, leurs chaussures dégoulinaient et, chaque pas ressemblait au bruit de succion que font les bottes sur un sol gorgé d’eau. Quel cataclysme ! se plaignit une blonde dont le rimmel fondu faisait ressembler son visage au corps d’une veuve noire. Jamais vu une averse pareille ! renchérit un homme dont le feutre mouillé avait l’allure d’un béret basque. Saint-Paul, autrement dit le centre du monde état là, à portée de main. Il suffisait de prendre son mal en patience. Emzara se réjouissait d’avance du café chaud ou bien du chocolat qu’elle prendrait derrière la vitre embuée de quelque café. Puis elle ferait l’inventaire du Marais, surtout de ce minuscule ilot situé autour de la rue Caron que l’auteur de Retour au métro Saint-Paul décrivait comme le lieu des lieux, celui où poser sa toile et bivouaquer le reste de son existence. Deux autres phrases aperçues au cours de sa rapide lecture lui revinrent en mémoire :

Il n’était ni riche ni vraiment pauvre. Juste un retraité tranquille pour qui le métro Saint-Paul était la gare d’un petit bourg où il faisait bon vivre au rythme des saisons qui passaient.

Le convoi s’arrêta en grinçant. Les portes s’ouvrirent commençant à libérer leur flot de voyageurs lorsque d’autres flots, plus impétueux, se ruèrent sur le quai emportant avec eux, comme des fétus de paille, quelques voyageurs désemparés. Vraiment on ne savait plus ce qui ce passait dans cette ambiance de fin du monde. Une violente cascade coulait sur les marches, suivie de quantité de papiers, de bouts de carton, de poubelles en plastique semblables à de gros rochers pris de folie. On entendait des cris, des suppliques, des voix que l’eau colmatait de sa puissance rageuse. Bonne nageuse, Emzara entreprit de remonter le courant, tantôt brassant vigoureusement le flux liquide, tantôt s’aidant de ses bras, de ses coudes, de ses jambes nerveuses afin de se hisser dans le goulet étroit conduisant à la sortie. La voici, maintenant, assise sur la mare liquide, face de l’eau lisse comme un miroir, se demandant par quel mystère elle a pu échapper à la violence des éléments. L’air est gris anthracite, poisseux, lourd comme une ébène. Seul, à l’horizon du regard, le poteau indicateur du métro avec la boule de son luminaire, manière de cyclope aveugle qui ne voit plus rien que le désastre des hommes. Dans la bataille Emzara a perdu son corsage. Ses seins menus, deux clous de girofle, interrogent l’air, questionnent l’indicible, cherchent une explication à l’aventure, c’était bien cela, l’aventure, le titre de la nouvelle. Mais, soudain, il n’y a plus ni métro Saint-Paul, ni rue Caron, ni de Place des Vosges, ni de quincaillier de la rue Saint-Antoine dont Simpelberg, le héros de Fleischman, parlait comme si, lui rendant visite, il allait au bout du monde. Jamais ce brave homme, ce modeste n’avait voulu connaître autre chose de l’univers que ce carré de rues, cette sorte d’enclave urbaine où il avait trouvé bonheur et raison de vivre.

Emzara demeura un long moment assise sur le miroir de l’eau à contempler ce qui, sous la forme d’une apparente désolation, n’était, en réalité, qu’une allégorie venue dire aux hommes la nécessité de demeurer en soi, dans le cercle étroit d’un lieu où prendre racine, d’un espace d’où envisager le monde comme l’enfant observe une mappemonde, déposant ici une mince figurine à son effigie, puis là-bas encore une autre et ainsi de suite jusqu’à peupler la totalité de l’aire disponible. Rien ne sert de courir. Tout est là à portée des yeux, à disposition de l’imaginaire, lové dans les mailles heureuses du rêve. La réalité du monde, jamais nous ne la saisirons à l’aune de nos voyages fussent-ils quotidiens, de nos actes fussent-ils pléthoriques, de nos mouvements fussent-ils multiples. Décidément l’on peut être heureux aussi bien à Saint-Paul, dans ce territoire sans importance, aussi bien à Montmartre, rue Norvins, près des pigeons qui picorent et des pavés gris qui montent la garde. Cependant, ce qu’Emzara avait oublié de noter, c’est que la crue centennale venait d’avoir lieu, que la Seine avait quitté son lit juste histoire d’aller faire un tour du côté du Marais. Lequel portait bien son nom ! Elle avait encore beaucoup de chemin à faire pour grimper la Butte ! En définitive elle pensa qu’elle n’échangerait pas son lopin de terre contre le plat pays du Marais. Ou bien alors elle construirait son arche. C’est si terrible le Déluge ! Elle reprit le métro dans lequel le sol, pareil à une tourbière spongieuse, étalait ses théories de feuilles mortes alors que les passagers semblaient venir, en droite ligne, de quelque marigot pris de folie. Rue de Norvins l’air était calme, tissé du roucoulement des pigeons à la gorge couleur d’ardoise. Cette même teinte qui, de nouveau, traînait en longues écharpes fuligineuses sur les tours orgueilleuses de la Défense. Sur le canapé le petit livre était toujours à la même place, ses pages ouvertes sur L’aventure. Elle reprit son voyage en compagnie de Jean Simpelberg :

Jean Simpelberg était né rue de Caron. Il habitait rue Caron, ses parents avaient habité rue de Caron en venant de Russie. A part les années de guerre, il n’était jamais sorti de Paris. Non seulement du quatrième arrondissement, mais même pas d’une centaine de mètres à gauche ou à droite, au nord ou au sud de son immeuble situé près de l’angle de la rue Caron et de la place du Marché-Sainte-Catherine.

Parfois il disait à sa femme :

- Demain j’irai à la Samaritaine.

Elle le regardait :

La dernière fois que tu as été au Bazar de l’Hôtel-de-Ville, tu n’en pouvais plus. Qu’est-ce que tu veux acheter là-bas ?

Il répondait :

- Des vis pour réparer le buffet.

- Des vis ? En cette saison ? A l’Hôtel-de-Ville ?

Effrayé par les sous-entendus, Simpelberg renonçait à l’idée d’une expédition. Il attendrait la fin de la saison des pluies.

Oui, Emzara, elle aussi, attendrait la fin de la saison des pluies !

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5 août 2016 5 05 /08 /août /2016 08:00
Murmure de l’eau.

Apnée et inspiration.

Avec Douni.

Œuvre : André Maynet.

Murmure n’aimait pas le crépuscule. Murmure lui trouvait un air trop usé par le passage du jour, ces balafres rouges qui entaillaient l’horizon et lui donnaient la figure du meurtre. Comme un sang qui aurait été déversé sur le monde avant que la nuit ne le recouvrît d’un suaire noir, un suaire de deuil. Depuis l’infini du temps les hommes s’entretuaient et la violence était à fleur de peau. Un prurit au creux des mains et des désirs mortifères. La tolérance n’avait plus cours et l’on avait du mal à se supporter soi-même, à faire face à son image dans le tain révolté des jours. Partout on sortait les dagues. Partout on décimait les têtes, on ébranchait les membres. Ne demeuraient plus que d’étranges culbutos oscillant de Charybde en Scylla, de confondantes silhouettes signant dans d’étiques tubercules la disparition de cette belle tempérance qui avait cerné les temps humains de si généreux lauriers. Non, décidément, Murmure ne supportait pas ces airs de sainte nitouche du couchant qui fomentait dans le dos des Inconscients des projets de subversion, si ce n’étaient de mutilantes et définitives révolutions. Dans les cannelures des rues il fallait progresser à la manière des crabes, glissant de travers sur sa carapace ornée de pustules de goémon, une pince, la plus fine, servant d’appui, canne si dérisoire dans la demeure étroite de l’heure, l’autre pince, la plus massive, ouverte avec ses crocs de corail prêts à entailler, à dépecer. Oui, la chute du jour, son agonie crépusculaire étaient bien une manière d’allégorie disant aux Errants la survenue de l’ombre qui, bientôt, les engloutirait et il ne resterait plus sur Terre, que des monceaux de désolation, des buccinateurs déchiquetés, des éclisses de carapaces pareilles à des roches que l’érosion aurait détruites à la mesure d’un temps sans pitié, sans ouverture, seulement commis à effacer, à gommer. Détruire, disait-elle !

Alors, afin de chasser de sa conscience ces effluves délétères, Murmure se levait dès l’heure blanche qui suivait la nuit, sa première incision par les rais de lumière. Tout était au repos et nul bruit ne dérangeait le sommeil encore lourd des arbres, l’engourdissement des taupes dans leurs galeries de glaise. Les oiseaux étaient au nid et l’on n’entendait leur mince gazouillement qu’à l’aune de son propre imaginaire. Ce qu’aimait Murmure c’était cette auréole de brume qui ceignait les choses et les parait d’une innocence immédiate dont, jamais, rien ne semblait pouvoir les distraire. Comme un air d’éternité et de calme qui planait tel un grand oiseau de proie, mais avec de bienveillantes intentions, voir simplement jusqu’à l’horizon infini et décrire de grands cercles à la tombée du jour, juste avant la chute dans le sommeil. Longtemps la jeune fille marchait le long de la vallée encore ensevelie dans ses plis d’obscurité. Sous les grands pins l’ombre était drue et le silence bleu-outremer, pareil à une mer qui se serait échouée, là, si près du mystère du ciel, sans pouvoir jamais l’atteindre. La Promeneuse songeait aux cigales aux transparents élytres repliés le long du corps, aux mantes religieuses, à leur curieuse posture en prie-Dieu, aux grillons à la robe de suie qui demeuraient dans la confidence, quelque part dans le domaine invisible des ramures. Parfois, tout en haut du cirque, se découpant sur le cristal du jour, le premier vol hésitant d’un rapace dont elle ne connaissait pas le nom, curieuse seulement du dépliement des rémiges pareilles aux dents d’un peigne immatériel. En contrebas des rochers couleur d’ardoise bleue, l’eau scintillait sous les premiers glacis de la lumière. C’était une série de minuscules lacs, une succession de claires cascades qui voyageaient vers l’aval avec la discrétion propre à ce qui n’a nul besoin d’être nommé puisque beauté accomplie à seulement exister.

Un long moment, Mumure se postait sur la dalle d’un rocher, jambes à demi immergées dans l’eau qui frissonnait. C’était alors si délicieux ce sentiment de dépossession de soi, comme si une partie du corps remise à la Nature, à sa généreuse présence, disparaissait à même cette glaciation, comme si la conscience, anesthésiée, scindait le corps en deux territoires distincts : celui du haut promis aux confluences de l’air, celui du bas plongé dans cette mare liquide si semblable à une eau originelle donatrice de vie. Vêtue seulement de quelque voile léger, mince pellicule venant dire l’appartenance au monde des hommes, mais dans l’effleurement, le souvenir presque dilué, Murmure, soudain, se laissait posséder par ce grand corps souple, visqueux, tellement inapparent qu’il prenait la consistance d’un fin brouillard, d’un nuage de gouttes d’eau rassemblées à des fins de ressourcement. Car Murmure-de-l’eau avait besoin de ce bain pareil à une liqueur de jouvence, désirait cette immersion pour se laver des agonies et des barbaries du monde d’en bas. Là, au centre de son élément -, avait-elle été poisson dans une vie antérieure ou bien dauphin accompagnant les équipages de marins ? -, Celle qui vivait l’instant dans sa plus pure intensité ne se sentait plus exister, ÊTRE seulement, tout comme la feuille EST dans le tourbillon de vent qui la remet à son destin de feuille et l’y laisse à demeure dans la simplicité. Plus qu’un massif de chair, plus qu’une enveloppe de peau, elle devenait cela même qui l’accueillait, cette intensité fluide qui l’entourait avec bienveillance, qui entrait en elle pour dire l’évidence de l’eau, la fuite verte de la rainette, la grappe d’œufs de saumons comme d’impalpables pépites, les lanières des algues, leur caresse de chevelures, les minuscules diatomées dont elle percevait l’étonnante harmonie géométrique intuitivement, faisant partie de soi, comme s’il n’y avait nulle séparation entre ce dehors qui interrogeait et ce dedans qui lui répondait à la façon d’un dialogue ininterrompu, d’un chant hauturier venant d’un lointain cosmos inaperçu, mais infiniment présent, infiniment donateur de bien et de douceur.

Ainsi, franchissant chutes et cascades, contournant verrous de pierre et amoncellements de moraines, se faufilant parmi toute l’efflorescence végétale, derrière les vitres noires de ses lunettes contre lesquelles ricochaient les trilles et les filaments de sable, Murmure conduisait sûrement, avec bonheur, son destin en direction de cet estuaire où les hommes, le plus souvent, gisaient à la manière de galions ensevelis, carènes émergeant à peine des complexités du limon et des torpeurs des vasières. C’était si harassant, parfois, de nager dans ce genre de volupté, de frayer sa voie parmi la brillance de l’onde et de devoir ressortir, face au couchant, dans la chute crépusculaire des secondes, de regarder avec les yeux agrandis de la pure conscience, les errements, les perditions, les valeurs bafouées qui faseyaient au seuil de la nuit pareils à des drapeaux de prière lacérés par le vent. Alors on rentrait au logis, la tête basse, encore emplie du luxe de l’eau, on revenait chez soi, identique à un fauve qu’une trop vive lumière aurait reconduit au seuil de sa tanière. On s’allongeait sur sa couche de paille. On étirait ses membres dans lesquels survivait la mémoire liquide, on lissait sa crinière de ses griffes acérées comme la pointe de la fourche. On se surprenait à feuler parfois dans la meute des heures nocturnes. Mais pourquoi donc fallait-il que la Terre des hommes fût ce charnier, cette inextricable jungle où il fallait se métamorphoser, chaque minute qui passait, en cette lionne acculée dans son antre de peur ? Pourquoi fallait-il vivre dans cette savane semée de pièges et de fosses qui menaçaient, à chacun de vos bonds, de vous précipiter en enfer tête la première avec une armée de chasseurs dansant en cercle leur ronde mortelle ? Pourquoi ? Ah, que vienne le matin ! Que vienne l’heure salvatrice ! Que vienne l’eau lustrale d’où ressortir avec l’âme apaisée ! Il y avait cette pureté à atteindre de manière à rendre aux hommes un cheminement qui leur devînt enfin compréhensible. Il n’y avait que l’eau pour cela. Une longue immersion dans l’inconscient. Puis une sortie au grand jour lavé des cauchemars du monde. Que cela ! Que vienne l’heure de l’eau ! Enfin.

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26 juillet 2016 2 26 /07 /juillet /2016 08:03
Du sein de l’onde, Naïade.

"Canicule et tempera"

Avec Douni Hou

Œuvre : André Maynet

***

« En sa claire fontaine

La naïade s’endort au sein des verts roseaux. »

Leconte de Lisle, Poèmes antiques.

Il y avait les autres, tous les autres…

 

   Immenses et infinis rubans de goudron. On y roulait dans des carlingues chauffées à blanc. On était à l’étroit, pris dans l’étau de chaleur et la sueur faisait, sur le plancher, ses rigoles, ses confluents, ses mares pareilles à de minuscules lacs perdus dans l’anonymat de la poussière. On parlait peu. On comptait les gouttes qui perlaient au front, on repérait les spirales liquides distillant leurs minces circonvolutions autour de l’ombilic, on tâchait de deviner les minuscules cascades qui s’échappaient des tuyaux translucides des poils. Les pales des ventilateurs broyaient l’air compact, l’effeuillaient en strates rubescentes. Le rouge était partout. Le jaune produisait son incroyable énergie. L’orange coulait du convertisseur zénithal avec des bruits de gros insectes. La procession d’automobiles aux mufles luisants s’étalait le long de l’immense toile d’araignée qui corsetait la terre en tous sens. On voulait l’été, on voulait la lumière, on voulait les plages aux allures de déserts, les collines brûlées telles des sierras perdues en plein ciel. On voulait le bruit et la fureur, la peau tannée et le cercle blanc des lunettes autour des billes des yeux. On voulait la musique, le son aigu et percutant du métal. Ses cris de cigale, ses raclements de gorge, sa furie existentielle. On voulait la voix de poitrine, les exhalaisons du haschich. On voulait les camps où se concentrait la meute des vacanciers, les infinies processions pour un peu d’eau, pour deux tranches de pain, une pizza qui collait aux doigts, pour la douche froide, la poussière en longues écharpes dorées où se perdaient les criquets aveugles. On voulait la foule. On voulait les hommes en rangs serrés, les femmes aux poitrines opulentes, les hanches luisantes telles des chutes d’amphores. On voulait louvoyer parmi les confluences des corps, se lover dans l’odeur musquée du monoï, éprouver la chaleur des bassins contigus, se couler dans le grand lac anthropologique où l’amitié faisait ses lacets d’argent et ses rumeurs complexes. On voulait l’amour. Le sien, d’abord. Celui des autres, ensuite. Celui entrevu dans la résille d’un corsage, sur le fin liseré séparant le blanc du brun, tout le long de l’étroit bikini où les fesses chaloupaient dans une manière de vertige ontologique. Il s’agissait d’être, jusqu’au bout. Des ongles. Des crinières. Des toisons pareilles à des forêts pluviales. Du bassin où tanguaient de langoureux tangos. Du sexe incendié par les gerbes d’étincelles et les pluies drues d’escarbilles. On voulait exister jusqu’en sa plus infime parcelle afin que soit connue la mesure dionysiaque de la vie, son chant de plénitude porté jusqu’à l’acmé. On voulait vibrer avec ses congénères, aller au même pas, ressentir l’ivresse du contact, on voulait être un simple maillon de la chaîne. Un jour, on témoignerait de ceci devant l’humanité et les yeux s’empliraient des larmes de la nostalgie.

Il y avait Naïade, seulement Naïade…

Quelque part, dans un pays sans nom, sans histoire, sans frontières vivait Naïade en sa simplicité. Elle se sustentait de peu : une tranche de mandarine, un cerneau de noix, une pliure d’air, un zeste d’eau cristalline comme le quartz. Elle n’avait besoin de nul vêtement. Seul colifichet, sa longue chevelure qui évoquait plus la forêt d’automne que la parure d’une coquette. Un temps, cette nymphe avait vécu au contact des humains, tâchant d’éprouver leurs sensations, de comprendre leurs humeurs, d’épouser leurs mœurs. Mais elle avait vite résolu de leur fausser compagnie pour la simple raison qu’elle les trouvait, la plupart du temps ennuyeux, et le reste du temps si entichés d’eux-mêmes qu’ils ne l’apercevaient même pas, elle, Naïade, cette venue des eaux dont ils auraient dû méditer la sagesse ainsi que l’existence retirée en sa nature essentielle. Ce qu’elle faisait : plonger, nager, entraîner derrière elle toute une théorie de bulles qui constituaient son langage ordinaire. L’onde était comme son double, une deuxième peau dont elle aimait à s’entourer, glissant le long du jour parmi les lanières si souples, accueillantes qu’elles faisaient partie d’elle sans partage.

Décrire son présent consisterait à peu près en ceci : à contre-jour d’une nappe couleur de bronze, telle est Naïade dont le corps si fluet dessine une discrète chorégraphie, double effusion des jambes que surmonte et révèle la lumière des reins, courbe si peu apparente qu’elle paraît sortir du rêve, couler comme le vers du poème, susurrer telle la mélodie entendue sur le bord inaperçu de quelque clairière, puis le ventre si légèrement bombé qu’on le dirait tissé d’absence, simple rumeur sur la margelle d’un puits, enfin le doux éclair des bras repliés dans la position de la nage que recouvre, telle une nappe de goémon, la chevelure emmêlée d’eau. Une clarté venue d’on ne sait où dessine sur le sol - est-ce une pierre de lave, la solidification de quelque minéral ? -, un genre de damier, filaments qui courent au milieu d’une mosaïque ancienne pareille à celles découvertes dans des contrées antiques. Mais ce qui est le plus étonnant, c’est ce double mystérieux de la nymphe qui glisse au dessous d’elle comme s’il était son écho, peut-être le flottement de son esprit, le dessin à peine esquissé de son âme.

C’est de ce retirement, de cette discrétion, de cette position si proche d’une inconscience, peut-être proximité d’une origine, d’une innocence, qu’elle peut observer tout à loisir le monde, son agitation incessante, sa comédie, l’intense dramaturgie qui la traverse comme le ciel l’est par le lumineux éclair. Depuis la niche qu’elle a creusée dans l’onde rassurante elle se sent protégée des excès et des délires des hommes, de leurs empressements, parfois de leur folie de vivre. Elle existe au seul rythme de ses propres mouvements. Jamais ne diffère d’elle-même. Porte en soi un sentiment si intime de sa nature qu’elle l’éprouve à la manière d’un doux parfum, d’une subtile fragrance, d’un don si précieux que, jamais, elle ne le gaspille. C’est ainsi, le milieu aquatique porte en lui cette infinie réserve, cette disposition à être dans l’événement proche avec le recul nécessaire, le jugement adéquat. Nulle hâte qui vous prescrit de vous précipiter tête la première dans l’abîme d’une déconvenue ou bien vous livre, bien malgré vous, à l’inévitable aliénation qui vous tend les bras, que vous prenez pour quelque don du ciel alors que tout fomentait contre vous et qu’on n’attendait que votre chute pour vous administrer le coup fatal.

Il y avait les autres, il y avait Naïade…

Beaux éphèbes au torse de bronze, belles pulpeuses qui faites des regards des curieux une braise de désir, sachez que vous n’existez pas par vous-mêmes, seulement dans cet orbe de chaleur estivale qui vous dépouille de vos cerveaux par la même occasion qu’il vous gratifie d’un corps. Mais, selon le proverbe, on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre, sculptez donc votre anatomie jusqu’à en faire le lieu d’une fête, le culte indépassable qui fait de vous l’égal des dieux. Admirez-le tant qu’il est temps, l’entropie travaille qui vous métamorphosera bientôt, demain, peut-être même dans une heure en cette manière de naufrage dont, jamais vous ne vous relèverez. La canicule a cette vertu qu’elle fait fondre dans le même creuset la pensée qui s’essaie à penser et le produit même de cette pensée. Sans doute au terme de vos cérémonies héliopolitaines ne demeurera-t-il que l’empreinte de l’étoile blanche sur vos fragiles épidermes. Alors, lisant cette fable, vous n’aurez de cesse de vous projeter en cette Naïade que beaucoup ignorent, dont peu souhaiteraient endosser la sous-marine destinée. Pourtant c’est toujours sous la ligne de flottaison du réel que les choses apparaissent avec leur coefficient de réalité, avec leur sceau d’irréfragable vérité. Mais à ceci, au réel, à la vérité, y tenez-vous vraiment ? Y tenez-vous au point de vous dévêtir sur-le-champ et de plonger dans ce qui toujours questionne et demande réponse ? Y tenez-vous vraiment ?

« En sa claire fontaine

La naïade s’endort au sein des verts roseaux. »

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24 juillet 2016 7 24 /07 /juillet /2016 08:22
C’est Elle, pour ne pas la nommer…

« Prétérition ».

Œuvre : André Maynet.

C’est Elle, pour ne pas la nommer…

C’était un étrange dénuement qui se dégageait de Prétérition dans cette attitude de modestie dont elle paraissait affectée en son intime. Jamais elle ne levait les yeux pour regarder le monde, pas plus qu’elle ne considérait la course arquée du soleil, la déflagration blanche du goéland dans l’air chargé de mystère ou bien la fuite du jour, là-bas, dans le lointain parsemé de flocons de brume. C’était un constant étonnement que de l’apercevoir ici où là, campée dans la position de la flamme, altière dans son élévation même, simple dans le grésillement qu’elle émettait le plus naturellement, tout comme la cigale cymbalise dans les meutes d’air chaud avec la plus pure candeur qui soit. D’Elle on aura encore une idée approchante, l’imaginant sur le bord de quelque toile diaphane, son orifice excréteur, tel celui de l’épeire diadème, dévidant son fil de cristal invisible dans le silence d’un ciel vide. Elle n’avait guère de mouvement à faire pour exister, guère de son à émettre afin d’être reconnue, guère de pas à engager pour ouvrir le cheminement d’un hypothétique destin. Quiconque la voyait pour la première fois cessait sa progression, patte en l’air comme le flamant rose reposant sur un unique sarment, à peine s’il touchait terre, cherchant à deviner ce qui, dans cette étrange apparition détonait le plus : la coiffe de résille blanche, le corps d’albâtre longiligne (à peine la touche de la plume sur le bord d’une cendre), le coussin retenu sur l’ombilic par une lanière de toile, la sorte de mannequin impalpable hissé en son sommet, le luxe discret des bras paraissant sonner le glas de l’être, la cambrure du golfe des reins, l’évidence de la plante des pieds épousant le sol avec la certitude d’une réalité à connaître.

C’est Elle, pour ne pas la nommer…

Alors combien les interprétations eussent été saugrenues qui se fussent hasardées à émettre la possibilité d’une apparition, quelque part, à la jonction de l’espace et du temps, en un lieu si onirique qu’il eût été impossible d’en fixer les coordonnées terrestres. Car Elle, Prétérition, qui se nommait à même son propre effacement, comment en dresser l’esquisse signifiante sinon à se réfugier dans les oubliettes d’une amnésie, à suturer le double sillon de ses lèvres d’une parole muette, à faire de ses gestes une silencieuse chorégraphie aux imperceptibles arabesques ? Eût-on souhaité la saisir qu’elle se fût réfugiée dans cette nasse d’air cotonneuse qui l’entourait à la manière du cocon d’une chrysalide ou bien des bandelettes de la momie. Car, à l’évidence, la posture somme toute hiératique de Prétérition se donnait à voir telle une défense, une fuite, sans doute un refuge à l’encontre de tout ce qui, venant à l’horizon du monde, entaillait la conscience, plantait ses mors venimeux dans le creuset souple, onctueux de la chair. Ailleurs était violent. Autre était menace. Extérieur allumait sur la peau les braises de définitives incisions. En soi, il fallait demeurer en soi. De son corps, nulle effusion. De ses pensées une conque scellée sur elle-même.

C’est Elle, pour ne pas la nommer…

Prétérition pouvait demeurer des heures ainsi, immobile, ourlée d’une neige immatérielle, à la limite du jour et de la nuit, sur le bord de quelque joie triste, sur la lisière d’une mélancolie ascensionnelle dont on ne pouvait dire si, un jour, elle retomberait à la manière d’une plume abandonnée par les caprices du vent. Les curieux, les rationalistes, les impétrants de la réflexion itérative ne cessaient de se questionner à son sujet. Etait-elle bien réelle ? N’était-elle simplement le fruit d’une imagination assaillie de néant ? Etait-elle l’à peine concrétion d’un rêve ? Ou bien l’avait-on hallucinée pour la simple raison d’un désir voulant trouver à s’actualiser ? Sa forme si pure ne signait-elle la présence d’un vers, d’un rythme échappés d’un poème ? Ou bien alors fallait-il la percevoir dans l’ordre symbolique ? Dire d’elle qu’elle était en attente d’un événement ? Que cet événement ressortissait d’une volonté de mettre au monde, de porter au devant de soi ceci qu’elle tenait dans le secret de son ombilic, cet enfantement en puissance, cette vie à donner, ce souffle à faire s’élever parmi les contingences mondaines ? L’on pouvait tout supputer, aussi bien l’influence faste d’une invisible astrologie, la phase finale d’une alchimie dont elle était la pierre philosophale, le surgissement de quelque entité ésotérique se dressant à l’horizon des visions humaines et encore bien d’autres sornettes qui, immanquablement, n’atteignaient leur but qu’à l’aune de leur insuffisance.

C’est Elle, pour ne pas la nommer…

La réalité était bien plus simple en même temps qu’entachée de complexité. Prétérition, Elle qui se disait tout en se dissimulant dans une étrange mutité, il fallait l’approcher dans l’innocence, la deviner dans l’ombre bleue des feuillages, l’apercevoir dans sa nudité même. Ce mannequin blanc qu’elle avait perché tout en haut de son coussin était, SIMPLEMENT, NATURELLEMENT, dans une sorte d’EVIDENCE, l’archétype de la BEAUTE. La fuite dans la gorge étroite du jour, le modelé discret d’un désir, l’abondance du luxe partout répandu, la disposition de soi à s’inscrire dans l’avènement des choses immédiatement perceptibles. Cela avait la légèreté de l’intuition, la prévenance d’une forme essentielle, la sensation aboutie d’une esthétique. C’était comme de voir la mésange dans la levée de l’aube, d’apercevoir le fin voilier sur le dos de la mer, d’écouter la mélodie du vent au milieu des branches de l’olivier, de deviner l’entaille noire de l’hirondelle dans le ciel chargé d’orage. C’était comme de vivre en avant de soi, à la pointe aiguisée de la conscience avec, pour unique spectacle, la ligne infinie de l’horizon, la persistance légère de la colline, le flottement vert de la canopée, la poussière d’or de la dune touchée par les dernières vagues du couchant. Alors il n’y avait rien d’autre à faire qu’ouvrir la dalle de son corps au flux de l’univers et de nager, loin, là-bas, au milieu du fleuve des étoiles avec les yeux emplis d’un étonnement originel. Les choses laides, la violence, les meutes acharnées au combat, commises à la destruction, tout comme Prétérition, on les laissait derrière le paravent de son anatomie, on ne les regardait pas, on les ignorait à la façon de toutes les apories qui habitaient le monde de leurs haillons délétères. On ouvrait la conque de ses oreilles au chant de la mer, au clapotis des galets dans l’eau chargée de bulles, aux douces mélodies qui, partout naissaient du modeste : la voix d’un enfant dans le moutonnement de la prairie, le fouet du cerf-volant faisant vaciller les lames d’air, le nectar d’une parole d’où s’échappe le merveilleux poème. Sa peau, on en faisait le parchemin sur lequel inscrire le beau chiffre de l’humain, graver les signes de la connaissance, les lettres, les alphabets, faire naître des nuées de lignes complexes pareilles aux gribouillis d’enfants. Ses yeux, on les métamorphosait en de simples miroirs où se réverbérait la courbe de l’infini. Ce qu’il fallait faire, c’était l’apercevoir dans la dimension d’une pure pensée, dans l’inclination à être auprès des choses avec la grâce d’une brume d’eau s’élevant d’une tourbière, se fondant dans la coulée grise du ciel, simple dissolution de soi dont nul ne pouvait décrire le phénomène, circonscrire la venue. C’est ainsi, toute beauté se dispense d’être énoncée pour paraître et allumer des flammes dans les yeux des Attentifs.

C’est Elle, pour ne pas la nommer, BEAUTE, qui nous a accompagnés tout au long de cette dérive songeuse. Songeuse, oui, car elle est de la nature du rêve éveillé, cette disposition de l’être à se porter hors de soi tant en demeurant dans sa citadelle. C’est Elle pour ne pas la nommer. La Beauté !

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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 19:31
Dedans sa boîte elle observait le monde.

Œuvre : André Maynet.

Petite, déjà, elle ne rêvait que de ça, se dissimuler derrière le premier objet venu, un meuble, un fauteuil et y demeurer aussi longtemps que possible de manière à ce que sa présence fût aussi discrète que la trace du nuage dans le ciel lavé de pluie. On ne l’entendait guère, on la devinait quelque part dans une faille d’ombre, occupée d’elle-même ou bien dorlotant une poupée dont elle était, la plupart du temps, une sorte de mère abusive. Son père lui disait, Boîteline, sors donc de cette boîte et va dans le jardin, au moins tu profiteras de l’air et de la lumière. Le sobriquet de Boîteline, dont plus d’un étranger s’étonnait à juste titre, lui était venu de sa manie à elle, Line, d’habiter des boîtes de carton comme tout un chacun vit dans son salon avec naturel et simplicité. Car Line était, par essence, de la race des aimables sauvages qui vous aiment d’autant plus que vous vous éloignez d’eux. Ce n’était pas qu’elle était foncièrement fâchée avec le genre humain, mais son esprit d’indépendance faisait d’elle une îlienne lorsque les jours étaient fastes et la locataire d’une geôle ou bien d’une bien étrange cellule dès que le temps virait à l’orage. Ceci avait, entre autres avantages, le mérite de la soustraire à la vindicte de ses parents car ces derniers, parfois irrités des fugues à répétition, ne savaient plus à quel saint se vouer afin de la dénicher dans la complexité des combles ou le sombre de la cave où dormaient les araignées et les gentils mulots.

Et cette tendance à la « boîtologie » n’avait nullement régressé dans le temps si bien, qu’adolescente, elle passait le plus clair de ses journées au creux d’un taillis, au fin fond d’une combe ou bien dans les hauteurs d’une palombière désaffectée dont elle faisait son lieu de retraite favori. De là, non seulement elle n’avait pas à supporter la promiscuité de ses copines qu’elle jugeait superficielles et des garçons boutonneux qui lui faisaient la cour avec la grâce de coléoptères s’ingéniant à pousser devant eux le butin consécutif à leur laborieuse récolte, mais elle avait tout le loisir d’observer le monde de loin et de n’en tirer guère d’inconvénient sinon, parfois, de ressentir dans ses membres un engourdissement passager. Il n’était pas rare qu’elle emportât dans son retranchement volontaire un livre illustré montrant les fosses marines, les profondeurs abyssales où vivaient les poissons aveugles aux yeux globuleux et les poulpes aux longs tentacules qui fouettaient les myriades de bulles du bout de leurs flagelles paresseux. Le lecteur, la lectrice auront facilement deviné que notre modeste héroïne, sous couvert de se distraire, se consacrait aux joies de la psychologie des profondeurs, sondant l’âme de ses habituels coreligionnaires à la lumière de ses réflexions, lesquelles pour être rapides n’en étaient pas moins douées d’une belle intuition. Ainsi, parfois, sur un carnet de croquis, jetait-elle, au hasard de ses fantaisies, quelque caricature de ses frères et sœurs, de ses oncles et tantes et de ses camarades de classe, autant d’esquisses dont elle eût pu décorer le musée Grévin, autre nom pour l’aimable comédie humaine dont les Existants étaient les représentants habituels à défaut de s’en apercevoir. Ses premiers émois littéraires, elle les trouvait aussi bien dans Les Rêveries du promeneur solitaire que dans les belles pages de Vendredi ou la vie sauvage du philosophe Tournier.

Du bout de son crayon, elle se plaisait à entourer les passages qui parlaient le plus à son cœur et il ne faisait aucun doute que c’était bien cet organe subtil et sensible qui était mis en jeu, plutôt que celui où était censé siéger la raison, ce mystérieux cerveau dont, depuis longtemps, on s’ingéniait à faire le tour sans bien savoir ce que cachait sa mystérieuse matière grise. Souvent elle parcourait un mince fascicule contenant des extraits de la Cinquième Rêverie, s’identifiant à Jean-Jacques lui-même et alors la palombière flottant dans le vent devenait pour de longues minutes cette belle île Saint-Pierre qu’entouraient les flots du lac de Bienne. Savait-elle seulement, d’une connaissance sûre ou par une approche toute émotive, qu’elle renouvelait l’expérience des romantiques et mettait en exergue le pur sentiment d’exister au contact d’une nature aussi généreuse qu’oublieuse du monde et de ses maléfices ? Sans doute n’en éprouvait-elle que les harmonieuses lames de fond, tout au bord d’une jouissance quasi-mystique dont la rêverie éveillée était le creuset. Et, quant au lieu de cette mystique, elle ne pouvait qu’être immanente, limitée à la découverte de son propre moi, à la révélation immédiate d’une identité qui se déclinait le plus souvent sous d’inoffensifs patronymes, au rang desquels, figuraient la Sauvageonne ou bien Farouche, ou bien encore Marmotte en raison de son inclination à regagner le refuge de son terrier à la première alerte qui se manifestait à l’horizon de son être.

Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image: mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort.

Et, tout comme le pensionnaire des Charmettes, lorsque le signal convenu, le hululement d’une chouette ou la fuite rapide d’un pic-vert, la chassait de ses habituelles songeries, elle se disposait à quitter son abri sans, toutefois, n’avoir lu et relu quelque passage de l’auteur du Roi des aulnes dont elle appréciait aussi bien la qualité de la prose que la profondeur et la justesse des idées. Elle était particulièrement sensible à ce passage de Vendredi où l’hôte de l’île de Speranza fait la découverte d’une grotte qui, pour être mystérieuse et inconnue, n’en recèle pas moins de prodigieuses richesses, à savoir de faire signe, symboliquement, vers cette vie d’avant la vie, cette conque primitive qu’il habita avant même que la lumière du jour ne l’atteigne.

Enfin il se décida à se lever et à se diriger vers le fond de la grotte. (…) Il arriva mollement dans une sorte de niche tiède dont le fond avait exactement la forme de son corps accroupi. Il s’y installa, recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds. Il était si bien ainsi qu’il s’endormit aussitôt. Quand il se réveilla, quelle surprise ! L’obscurité était devenue blanche autour de lui. Il n’y voyait toujours rien, mais il était plongé dans du blanc et non plus dans du noir ! Et le trou où il était ainsi tapi était si doux, si tiède, si blanc qu’il ne pouvait s’empêcher de penser à sa maman. Il se croyait dans les bras de sa maman qui le berçait en chantonnant.

Donc, sur le chemin qui ramenait Line (qui, tout aussi bien aurait pu se nommer « Robinsone » (pourquoi donc le féminin de Robinson n’existe-t-il pas ?), la jeune fille avait bien du mal à s’arracher à cette manière de « re-naissance » dont le texte de Vendredi l’avait dotée à son insu mais qu’elle revivait à la façon d’un événement exceptionnel. La blancheur du jour, la clarté du réel dont elle avait fait de nouveau l’expérience, voici qu’elle venait d’en vivre, dans les profondeurs mêmes de son corps, dans les arcanes de sa psyché, l’arrière-monde empli d’obscurité, ce sublime noir alloué au rêve, à la densité de l’imaginaire, au sol originel d’où le verbe de l’existence s’arrachait afin que l’homme se connaisse et avance sur le chemin de son destin. C’était ceci, elle en était maintenant sûre, qui l’inclinait le plus souvent à choisir le terrier plutôt que l’aire découverte de la plaine où soufflait le vent, à préférer la touffeur humide et grise de la mangrove plutôt que la plaque brillante de la mer, à longer la ravine emplie d’ombres mauves plutôt que le bord du plateau où glissait la lumière. Pour toujours, sans doute, elle serait cette étrange habitante des clairs-obscurs, cette sorte de bernard-l’hermite ne faisant sortir à l’extérieur de sa forteresse que cette pince dressée qui voulait dire la subtile préhension du jour, mais la toujours possible retraite et la rapide réclusion dans le noir, là où toutes les virtualités étaient possibles, toutes les puissances en réserve avant que ne s’actualise le champ des possibles. Être Line, c’était ceci : se tenir sur le bord des choses, à la limite de soi, progressant à la manière du caméléon, un pas dans le passé, un pas dans l’avenir, puis un nouveau pas dans le passé, en attente d’être vraiment. Car l’on n’était jamais sûrs de rien, pas même d’exister, d’offrir aux Autres une silhouette qui ne fût pas seulement une hallucination, une réverbération de ce que l’on souhaitait être mais qui, jamais, ne pouvait s’actualiser puisque, aussi bien, nos désirs ne sont réellement symbolisables sauf à être des esquisses qui s’effacent sitôt parues, comme sur la face grise des ardoises magiques de l’enfance. Et les Autres, du reste, n’étaient-ils pas de simples miroirs auxquels l’on ne demandait que de réfléchir sa propre image, de refléter son visage originel, celui qui nous fut donné un jour afin de goûter, sentir, voir, entendre le monde ? Et alors quelle importance de se nommer Sauvageonne, Farouche, Marmotte ces prédicats aussi improvisés qu’amusants dont tout un chacun pourrait vêtir sa forme tellement l’humaine condition est partout semblable, douée des mêmes analogies, des mêmes ressources, soumise à d’identiques écueils ? Ne serait-il pas plus simple, plus vrai, de procéder à une unique nomination qui assurerait au genre humain le caractère essentiel par lequel en reconnaître la belle singularité en même temps que la confondante aventure ? Les hommes, les femmes, nommons-les Narcisse, ces êtres constamment à la recherche d’eux-mêmes, tout comme Rousseau était en quête de lui-même dans cette Cinquième Rêverie dont le lac de Bienne lui renvoyait l’image, tout comme Robinson s’inquiétait de retrouver la sienne (et celle de Tournier par simple participation) dans cette grotte utérine, ce premier cosmos, au sens étymologique, cet univers organisé, intelligent et intelligible, mais aussi dans son acception de parure, ornement que l’on retrouve dans le mot cosmétique. Or, qu’est-ce que la cosmétique, sinon l’art de remettre de l’ordre, de la beauté dans ce qui risquerait d’en pâtir, à savoir cette épiphanie humaine que nous présentons au monde, aux autres, a nous surtout puisque nous sommes le premier miroir que les choses nous tendent afin que nous prenions sens. Or le sens est l’acte indépassable qui ouvre en même temps qu’il clôt notre propre compréhension de l’être. Que nous sommes. Les Autres sont de surcroît, pareils à d’incomparables reflets qui nous situent à notre point focal. Pour cette raison, nous sommes des sauvageons, des farouches, des marmottes et souhaitons le demeurer !

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