Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
3 octobre 2017 2 03 /10 /octobre /2017 12:52
Nalya-de-l’eau.

 

« Cérémonie ».

Œuvre : André Maynet.

 

 

 

  

   Nul ne la connaissait.

 

   Ici, dans le hameau, personne ne connaissait son nom, pas plus que l’endroit où elle vivait. Elle était un mystère, une pure apparition, la consistance d’une brume dans la levée d’automne. Un simple passage que n’altérait ni l’ardeur solaire, ni la froidure pas plus que la pluie lorsqu’elle déployait ses faisceaux de gouttes. Nul ne l’avait jamais rencontrée, ni dans les ruelles du hameau, ni sur l’arrondi des collines et quiconque eût voulu tracer son portrait se fût heurté à l’impossibilité d’en produire quelque esquisse. C’est ainsi, certains êtres échappent à la courbure du temps, à la pliure de l’espace, au feu noir des pupilles dès qu’elles veulent forer ce qui ne doit pas l’être et cette curiosité se heurte, toujours, à l’insaisissable événement que l’on pourrait nommer « fugue » ou bien « adagio », tellement le phénomène se dissout à même sa venue au monde dans une manière d’étrange composition musicale aux confins du silence.

 

   Son nom de Nalya.

 

   Pourtant, et sans doute à cause de cela, cette irréelle chimère, cette fuite à jamais, on l’avait nommée de façon à s’en approprier. On ne connaît jamais quelqu’un qu’à en posséder le nom, à en dessiner dans la langue les nervures de la profération. Pourrait-on songer à l’Aimée selon la vacuité d’une abstraction, le dépliement d’un vide ? Pourrait-on lui dédier une prière sans que, nulle part, ne paraisse un prénom, un diminutif, une suite de sons au terme desquels jouir au moins d’une sonorité, d’un rythme, d’une harmonie ?  Mais comment donc faire coïncider nomination et réalité lorsque cette dernière, la réalité, est fuyante, constamment en réaménagement de soi, sujette aux multiples métamorphoses de la représentation ? On le voit, l’Inconnue n’était, tout au plus, qu’une suite de questions irrésolues, d’énigmes vacantes, de secrets rebelles aux investigations. Mais, un jour, par on ne sait quel hasard, une forme s’était imprimée sur la conscience des villageois et cette forme disait simplement, comme eût pu le faire un enfant primesautier au sortir d’une cour d’école : « Nalya-de-l’eau…Nalya-de-l’eau ». Cela chantait en arrière des fronts, cela susurrait et cascadait dans le tube des gorges, cela faisait son doux clapotis si semblable à la chute d’une eau claire dans le profond d’une gorge. 

 

   Née au creux des incertitudes.

 

   Nommée, il ne lui restait plus qu’à s’accomplir selon la décision des hommes. C’eût été, du moins,  une loi infrangible, un cheminement imposé pour quiconque se fût manifesté sous la figure de la docilité, de la soumission, de l’acceptation sans rébellion d’une loi qui lui fût extérieure. Cependant, si Nalya avait reçu des hommes le don de la nomination, pour autant elle ne pouvait que se soustraire à leur volonté de puissance, à leur instinct de domination. Car la jeune sauvageonne n’aimait rien moins que la liberté, le pur vagabondage, la fantaisie d’être ici ou là dans l’instant même où elle le décidait. Et puis, désignée par le prédicat infiniment fluide, disponible, transitif de « Nalya-de-l’eau », elle était pareille à la source jaillissante, à la rivière se glissant en ondulant parmi les rives semées de roseaux, pareille enfin à ces larges estuaires qui partageaient leur existence en mille et un bras afin de connaître l’ivresse du multiple, du polyphonique. Baptisée elle l’avait été à son corps défendant, sise au centre d’une cérémonie initiatique qui devait la livrer au monde avec l’estampille indélébile d’un destin scellé par avance.

 

   Cérémonie de soi.

 

   Or Nalya ne redoutait rien tant que les cérémonies, les afféteries, les préparatifs, les rituels, les conduites dûment établies, les étiquettes sociales, l’étroitesse des dogmes, la pratique gelée des us et coutumes, les dispositions puritaines des cultes, les postures protocolaires, les conditionnements liturgiques, les préceptes religieux, les corsets ajustés des traditions. A simplement évoquer tous ces mondes figés, à les porter au devant d’elle et elle s’en détournait comme si une mauvaise maladie l’eût menacée dans son intégrité même. Alors quoi de plus excitant que de se dissimuler, d’avancer en catimini, cachée par sa propre retenue, sous couvert de son intime pudeur et de dévisager toutes  ces bizarres pratiques grégaires qui, d’un seul et même mouvement, aimantaient les foules, les canalisaient ici et là dans les rets d’une possible et inaperçue aliénation. Exister était porter la liberté à sa plus ample possibilité, à savoir décider de soi, de l’utilisation des choses, s’abreuver au puits d’une irrésistible joie que seule pouvait procurer la maîtrise d’un libre arbitre que tempérait, bien évidemment, la convenance d’une éthique.

 

   Le spectacle du monde.

 

   Nalya, parfois, se déguisait en voyeuse. Située dans les coulisses du hameau, elle observait les processions de croyants, ces noires déambulations qui gravissaient la montagne jusqu’à la croix qui, en plein ciel, jetait son ossature de fer pareille à la verticalité d’un châtiment. Elle se distrayait des baptêmes, se plaisait à écouter les murmures inquiets des  officiants, à deviner les pleurs du nouveau-né qu’une onde salée parcourait en électrisant le jeune corps. Elle aimait regarder la pompe des mariages, les tenues guindées, les brocarts, les soies rutilantes, les hermines éclatantes et elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il ne s’agissait que de cache-misère, de vêtures en trompe-l’œil, de simagrées se dissolvant bien vite dans les nécessités de la réalité. Scène de théâtre sur laquelle s’agitaient les marionnettes, castelet avec leurs touchantes figurines de bois polychrome, acteurs disant leurs rôles sous la dictée du souffleur. Nalya avait, de l’eau, le continuel bondissement, le mouvement ininterrompu, l’impétuosité, la fraîcheur, la vivacité tant et si bien qu’elle se fût dispensée de rives afin que son parcours rendu à sa neuve liberté, elle pût, telle l’étendue d’une mangrove, se dispenser là où elle le voulait sans qu’un huissier, un majordome vinssent lui souffler à l’oreille le lexique de son mouvement, l’inflexion de sa parole, la distance entre ses pas, la modalité de son accomplissement.

 

   Nalya en son élément.

 

   Après qu’elle avait bu à satiété le film tressautant des usages, elle s’empressait de regagner son antre aquatique - nul n’en savait le lieu -, se dévêtait entièrement, sauf des bas à mi-jambe, couleur de chair, sauf une traîne de mariée, flottant voluptueusement entre deux eaux, entourée d’une théorie de bulles qui n’étaient que la métaphore de son émancipation, de sa belle impertinence, de son affranchissement de toute contrainte que des rhéteurs lui auraient dictée, des législateurs auraient consignée en termes exacts dans la pierre sévère de leurs livres sacrés. Le seul sacré dont elle pensait devoir faire l’épreuve, celui qui la sustentait à la force de l’eau, cette matière si souple, ondulante, éthérée qu’elle se confondait presque avec la sublime texture de l’air, avec la délicate mouvementation de l’amour. Sans doute eût-elle pu être Sirène, Ondine, Messagère des flux  en leur abyssale profondeur, lumière traversée par la libre fulguration du temps. Flotter était le destin de sa nature. S’enquérir de soi dans l’orbe d’une immédiate félicité. Vivre en solitude le seul précepte auquel elle accordât une quelconque valeur. Elle était l’épousée  de la vague et des flots, la disposée à être selon l’aventure silencieuse de soi. Elle était « cérémonie » précédant toute cérémonie, elle était le simple, le dénué d’artifice, l’ouverture à ce qui se disait en mode crypté et jamais ne demandait l’exposition, le projecteur, la rampe, la scène, le tumulte, la foule avec ses codes et ses étiquettes, ses formules et ses incantations. Elle était ELLE en sa spontanéité, en son imminente donation. Rien d’autre que cela. Rien d’autre ! A partir de là, toute cérémonie se dissolvait à même sa frivolité. Seule la présence !

  

 

 

Partager cet article
Repost0
8 septembre 2017 5 08 /09 /septembre /2017 17:19
D’elle, le passé uniquement.

Havfrue de Elisabeth Jerichau-Baumann (1873)

Source : Wikipédia

 

***

 

 L’automne teintait de brume lumineuse ce beau pays du Danemark où mon Journal - Le Cosmopolite -, m’avait envoyé à des fins de reportage sur la ville de Copenhague, notamment sur son quartier atypique de Fristaden Christiania, cette enclave libertaire dans le Royaume de Scandinavie. Après en avoir arpenté les rues étranges et bariolées, avoir vu flotter les grands oriflammes rouges que ponctuaient trois points jaunes, m’être mêlé à la foule des squatters hirsutes et des hippies chancelants, avoir observé l’habitat décalé et surréaliste, cette sorte de chalet ubuesque aux toits multiples, aux pans imbriqués dans une logique qui ne semblait dictée qu’à la démesure d’un tropisme hallucinogène, il devenait urgent que je quitte cette Principauté à l’odeur entêtante de cannabis pour retrouver de plus paisibles contrées. J’avais engrangé suffisamment de photographies, noté de remarques ésotériques, échangé avec des toxicomanes pour que l’architecture d’un article puisse se dégager de ce maelstrom. Mon retour à Paris serait la condition d’une mise en ordre. Traiter les sujets à chaud ne convenait pas à mon style de travail. D’abord il me fallait métaboliser ce qui m’avait traversé à la manière d’une marée d’équinoxe. Le calme revenu, les images perdraient de leur énergie, les dialogues se réorganiseraient, les impressions canalisées trouveraient leur rythme ordonnateur de signes.

 

***

 

  Mes pas me portèrent donc dans un quartier plus apaisé, le long de cette belle avenue de Sortedam Dossering qui longeait le Lac Søerne, cette immense étendue d’eau canalisée qu’affectionnaient tout particulièrement les flâneurs, les mélancoliques (n’était-on pas dans la patrie de Søren Kierkegaard, cet « égaré » de la pensée existentialiste ?), que plébiscitaient les chercheurs de quiétude dans un siècle qui en était souverainement dépourvu. Sur l’arrière, au-delà de la contre-allée plantée de robustes platanes, quelques immeubles de brique rouge que rythmaient des bandeaux de pierre claire. Je m’étais assis sur un banc face à un minuscule ilot que longeaient de leur nage gracieuse des couples de cygnes. Après les turbulences de Fristaden Christiania, c’était comme la venue d’un luxe, l’offrande d’une félicité qui paraissait n’avoir pas de fin.

 

***

 

   Sur la rive opposée vous n’étiez qu’une tache d’ombre, une vague silhouette qui se confondait avec la densité des frondaisons. Pourquoi donc la vue approximative de celle que vous étiez m’intriguait, je n’aurais su le dire. Sur le quai de ciment se trouvait l’une de ces longues-vues que les touristes utilisent afin de pouvoir jouir d’une vision panoramique. Bientôt mon œil fut vissé à l’œilleton. Après une mise au point, votre image, de floue qu’elle était, devint claire. Vous sembliez une jeune femme dans la fleur de l’âge, vêtue sobrement d’un cardigan de toile beige, d’une jupe longue qui affinait encore une taille fluette. Vous aviez la grâce d’un roseau que mon éloignement de vous multipliait au centuple. Il me fallait vous rejoindre, priant le ciel que la durée de mon trajet - il me fallait emprunter un ponton de ciment, loin, là-bas -, ne vous occultât à mes yeux. Il y avait, parfois, de bien étranges aimantations. Il était nécessaire d’en connaître les fondements.

 

***

 

   Bientôt je fus sur vos pas, vous suivant dans les vastes allées de Telia Parken, parmi les touffes des bouleaux cendrés, les rochers de granit rose, les obsidiennes tronquées aux faces brillantes de sculptures abstraites. Vous vous arrêtiez, parfois, prenant une photographie, consignant dans un carnet de moleskine noire quelques mystérieuses notes. Mais qui donc étiez-vous avec votre air sérieux d’étudiante des Beaux-Arts, à moins qu’il ne s’agît d’une Conservatrice de quelque patrimoine paysager dont vous auriez pu avoir la charge. Nous marchions à quelques pas de distance et vous sembliez si absorbée par votre tâche que je devenais aussi invisible que le vol de l’éphémère dans l’air léger et teinté d’absence de l’automne finissant. Puis nous avons longé les bastions du Kastellet, les douves avec leur porte fortifiée, leurs surfaces liquides parcourues des feuilles vert d’eau des nénuphars. Vous vous êtes arrêtée un moment, prenant dans le champ de votre viseur - étiez-vous Historienne, Chroniqueuse des Monuments Historiques ? -, ces canons aux fûts de bronze patiné avec leur berceau de bois rouge, leurs  roues aux rayons de bois, on aurait dit des jouets d’enfants plutôt que des armes belliqueuses capables de donner la mort.

 

***

 

   Bientôt, par la voie tout en courbe de Langelinie, nous parvenions en vue du large canal par lequel se terminait la ville de Copenhague avant de rejoindre l’Øresund et, plus loin, les côtes de la Suède en direction de Malmö. Vous sembliez entièrement occupée à votre tâche d’inventaire et le monde alentour devait avoir pris à vos yeux l’apparence d’une fable ou bien d’une illusion. Nous débouchions tout juste face au plan incliné qui communiquait avec les eaux étales du lac. Une foule de curieux, appareils photographiques en main, immortalisaient « Den Lille Havfrue », « La Petite Sirène », ce « monument » de bronze si modeste qu’on ne comprenait guère cette forme d’engouement oculaire pour une œuvre, somme toute, bien « légère ». De voir cette foule compacte me rappelait le passage que j’avais dû me  frayer dans la bizarre Principauté de Fristaden Christiania, cette utopie en voie de réalisation, autrement dit cette curieuse facétie qui se prenait, selon toute vraisemblance, pour un nouvel

D’elle, le passé uniquement.

 

La Petite Sirène

Source : Pinterest

*

 

art de vivre, sinon une esthétique novatrice. Devant tant de massive présence je m’apprêtais à retourner sur mes pas lorsque, me surprenant (je vous avais un instant quittée des yeux pour cette multitude bruyante et bigarrée), vous m’avez interpellé : "Har du en ild, vær venlig?". Vous teniez délicatement, entre index et majeur, une longue cigarette au filtre couleur de feuille morte. J’ai saisi mon briquet dans ma poche, vous ai tendu une flamme que le vent du large courbait et menaçait d’éteindre. Vous avez entouré mes mains de l’enceinte de vos doigts dans le souci de conserver le feu qui y était enclos. Je dois dire qu’une subtile émotion était venue faire mon siège à cette douce pression qui aurait pu être le signe de quelque connivence, sinon un appel à peine déguisé en geste d’utilité. Je vous ai observée à la dérobée. Cheveux à la garçonne d’un blond plus clair que les blés, yeux gris se perdant dans les traits bleus du khôl, longs cils bruns, visage parsemé de quelques taches de rousseur. Vous étiez mieux qu’un cliché de ces blondeurs septentrionales que véhiculaient les magazines de mode. Vous étiez le Septentrion même, une langue de feu se glissant sous la froidure d’une bise hivernale, quelque part, au loin, vers les brumes grises du Cap Nord, cet inaccessible.

 

***

 

   Je ne connaissais guère que deux ou trois mots de danois : « Hej », « Tak », « Hvordan har du det ? », ce qui promettait de bien rapides échanges. Heureusement nous avions en commun de parler la langue véhiculaire des nomades et, bientôt, notre conversation en anglais s’orna de quelques propos compréhensibles. Vous étiez donc étudiante en lettres et vos photographies n’étaient que le prétexte à illustrer le sujet d’un mémoire que vous prépariez sur un écrivain Danois dont, du reste, je n’ai pas retenu le nom. Il se faisait tard en cette saison qui, ici, déclinait si vite que le crépuscule surgissait sans crier gare. J’avisais, sur le chemin de retour vers la ville que nous accomplissions tous les deux, sur Israels Plads, cette aire de vastes dalles blanches et grises, une petite auberge qui confectionnait des spécialités locales. Nous nous y installâmes face à face sur une table juponnée comme l’auraient fait deux amoureux. Et pourtant notre différence d’âge nous en eût naturellement empêchés. J’étais votre aîné d’une bonne vingtaine d’années. Mais peu importait, il s’agissait d’une rencontre de hasard avec toutes les saveurs de l’imprévu. Buvant de longs traits d’une bière brune, nous dégustions de délicieux smørrebrød, ces pains de seigle noir nappés de crevettes et de saumon fumé. Les cigarettes de Karen - elle m’avait livré son prénom comme on dévoile un secret -, avaient cette singularité de plonger l’esprit dans une douce euphorie si bien que l’heure passait en bavardages divers sans que le temps eût sur nous une quelconque prise. Bientôt les quelques tables de la petite salle se dégarnirent. Les lumières, au-dehors, festonnaient les lampadaires de guirlandes blanches.

 

***

 

   Nous avons marché côte à côte  dans la nuit qui arrivait. Nous avons longé Ørstedsparken, ses bouquets d’arbres nocturnes, l’eau de son lac qui scintillait sous les premières étoiles. Nous parlions peu. Nous fumions en silence, sans doute occupés d’une idée commune. Qu’adviendrait-il de notre rencontre ? Nous avons traversé la digue de Gyldenløvesgade, nos corps séparés par un isthme si étroit qu’ils se touchaient presque. Je sentais la vibration de Karen, je devinais la braise de son désir tout contre l’étrave du mien et c’était comme une ivresse, le sentiment d’un moment jamais rencontré, le bonheur d’une immédiate donation des choses, la compréhension jusqu’à l’absurde de ce qui, parfois, ne pouvait se résoudre qu’à l’aune d’une disparition, d’une absence et alors le monde perdrait sa couleur, la vie son éclat, la musique son rythme. Il y avait beaucoup de tristesse qui colorait cette vague pensée. Elle flottait entre nous à la manière d’un iceberg qui se serait détaché de son continent de glace et qui dériverait dans les eaux froides à la façon d’un courant inaperçu. Un genre de Gulf-Stream plongeant sous la banquise dont l’exception d’être ne ressortirait que bien plus tard, bien plus loin, méconnaissable dans un bassin d’eau tiède, quelque part sous les Tropiques, dans la touffeur d’un air tressé d’ennui. Oui, d’ennui, la meute des jours est si semblable dans la rumeur solaire.

 

***

 

   Nos lèvres se sont frôlées. Nos corps étaient  sous l’emprise d’une aimantation à laquelle il fallait bien s’arracher. Il y avait réel danger à aller plus loin, à tenter une aventure qui n’aurait nulle suite, qui ne pourrait que souiller la force de cette rencontre. Karen, j’ai vu ta frêle mais si belle silhouette se fondre à l’angle de Rosenørns Alle. Bientôt tu n’étais plus que cette Petite Sirène nageant dans les lames souples de la nuit. Les fenêtres de mon hôtel donnaient sur la nappe liquide de Peblinge Sø. Sur l’autre rive, des immeubles de brique, des toits de tuiles brunes que lustrait une lune gibbeuse. J’ai longuement fumé, regardant les volutes grises se dissiper dans les dernières rumeurs du soir. Au loin quelques notes musicales, peut-être une discothèque où, bientôt, Karen, tu rejoindrais tes amies étudiantes, peut-être un amant de passage t’y attendait-il ? « Lille Havfrue », le nom du paquet de cigarettes que tu m’as donné. Sous la feuille de cristal transparent, une forme qui te ressemble. Serais-tu une Sirène qui aurait coupé ses cheveux, les aurait décolorés pour séduire les hommes de hasard dans cette ville presque fluviale à force d’être traversée par les eaux, par la puissance d’incantation des zones noyées dans le fin brouillard ? Mais voici que je m’égare, que la mythologie nordique m’irrigue de part en part comme si j’étais devenu un simple lamantin perdu dans le dédale des canaux, le sombre des rivières, l’ombre portée des ponts qui sont comme des mystères qui enjambent le trajet immémorial de l’onde illisible sauf à être l’hôte de son parcours.

 

***

  

   Ma nuit a été cette manière de déluge où tout se confondait sous la poussée du rêve. Ton visage, si beau, si régulier, le blond platine de ce casque qui détourait ton front avec une sorte de simplicité enfantine apparaissait parmi les rires et les soubresauts convulsifs des visages perdus du monde fantastique de Fristaden Christiania. Puis une pluie de photographies où s’emmêlaient, pêle-mêle, les rives de Sortedams Sø, les frondaisons des parcs, l’étendue immobile du Lac Søerne, les pierres noires taillées de Telia Parken, quelques éclats de voix, ton rire ponctué de « Hej », de « Tak », ta langue collée contre ton palais que suivait ce genre de petit claquement espiègle, puis le gris de tes yeux, ces pièges où ne pas tomber, puis cette fumée que tu projetais au devant de toi avec un si évident bonheur. Les Danoises étaient-elles toutes frappées au coin de cette spontanéité, au sceau de ce bonheur de vivre dans la pure joie d’exister ? C’était un tel bain de jouvence que de côtoyer cette manière nordique de « sindsro », de sérénité. Tu articulais ce beau mot à la manière dont tu aurais apprécié une friandise, une à peine élongation des lèvres, puis tu reprenais cette sérénité en toi, ce bien si précieux qu’il semblait te définir  plus que tout autre prédicat.

 

***

  

   Ce matin est pluvieux sur Paris et les chalands sur la Seine font leur sillage gris qui se confond avec la couleur monotone des murs, les frondaisons des arbres qui inclinent à la finitude. Je viens d’ouvrir un livre lu autrefois, « Aux sources de l’existentialisme chrétien, Kierkegaard ». L’existentialisme est-il chrétien, athée, libertaire, iconoclaste, germanopratin ?  Est-il cette vie qui flamboie un instant puis se résout en quelques étincelles fugitives que la nuit reprend en son ombre ? Certes ces questions sont oiseuses pour la seule raison qu’elles n’ont pas de réponse.

   En guise de marque-page, au chapitre intitulé : « Le stade esthétique - Le primat de la jouissance », une carte de toi avec ton nom, ton adresse, une écriture nerveuse, souvent anguleuse comme pour dire l’urgence de vivre, de ne pas se retourner sur un passé qui se dilue dans les eaux mortes, lagunaires, du souvenir. Et pourtant « l’oublieuse mémoire » marque, parfois, de pierres blanches, telle ou telle rencontre, telle énigmatique croisée sur un quai de gare qui n’est plus qu’une fumée à l’horizon de l’être. Ce que, brièvement, nous avons connu tous les deux l’espace d’une fin de journée s’apparentait au stade esthétique du penseur Danois. Un simple plaisir de figurer au monde dans le luxe d’un temps condensé, recueilli, dont, bien plus tard, parfois, la bogue des réminiscences consent à s’ouvrir. Primat de la jouissance immédiate, cette navigation de front dans les rues presque désertes, notre dîner sur Israels Plads, notre sourde complicité à vivre l’instant présent, à planter nos dents dans la croûte noire des smørrebrøds, à fumer dans l’air crépitant de mystère ces cigarettes qui nous installaient si près d’une ivresse. Ce baiser volé, cette fuite irrémédiable dans Rosenørns Alle, une lumière qu’efface l’ombre de la rue comme pour dire la fin d’une histoire.

 

***

  

   Vingt ans ont passé. Tempes grisonnantes, quelques rides traversent le front, des lunettes, peut-être plus de lenteur à exister mais de clairs souvenirs pareils à un cristal posé dans un précieux écrin. Bientôt le train de nuit arrivera à Copenhague. Bientôt, identique à ces voyageurs hagards qui titubent dans l’aube blanche, mes pas résonneront jusqu’à toi. Oui, à toi que je ne suis pas sûr de pouvoir retrouver. Un genre d’idée folle, d’acte spontané qui ne parviennent même pas à extraire de leur mouvement la justification qui les porte. Sinon celui de revivre ce stade esthétique, de gagner tant qu’il en est encore temps ce primat de la jouissance que les jours gomment avec une belle assiduité. Je relis ton adresse sur le petit carton qui contient le tout d’un bonheur sans doute primesautier, presque versatile, si semblable au caprice d’enfant :

 

Karen Christiansen

4 Julius Thomsens Pl.

København

 

   Combien j’aime le nom de cette ville dans sa graphie danoise. Ce [K] qui claquait comme un coup de fouet au sortir de tes lèvres. Ce [ø] « o barré obliquement » qui dit l’ensemble vide, le néant en quelque sorte, ta bouche s’arrondissait joliment lors de son émission. Puis la fin du mot ce [havn] imprononçable pour qui n’est pas natif des pays du Nord, cet épilogue que tu articulais à la manière dont le vent balaie le paysage en hiver, une longue fuite insaisissable, une fugue, une disparition. København,  par toi évoquée, était-elle l’aveu de cette soudaine inapparence qui, un soir d’automne, ôta à ma vue celle qui devint rêve, qui devint imaginaire, « petite musique de nuit » accrochée  à mon musée intérieur, cette toile sans nom qui flottait à la cimaise inatteignable du temps ?

   Sur la place Julius Thomsens les arbres sont sagement rangés, taillés selon un bel ordonnancement. Personne dans la rue sinon quelques mouettes qui volent en silence et, parfois, l’envolée d’une feuille qui retombe plus loin dans un bruit de papier. Le numéro 4 est un immeuble de couleur grise comportant une large porte surmontée d’un motif de pierre sculptée. Une plaque de laiton brillante porte les noms des personnes qui y logent. Comment ne pas être ému après un si long temps d’absence ? Retrouverais-je, au moins, un peu de celle qui fut puis s’effaça dans un silence absolu ? Oui, c’est bien cela, et je crois que mes yeux se sont embués :

 

Karen Christiansen

 fjerde sal

 

   Je ne saisis pas très bien la nature de l’inscription mais qu’importe, l’intuition est un guide précieux. La porte de chêne n’est pas fermée. Un large hall taillé dans un  clair-obscur, des ferrures nouveau style, un large escalier de pierres blanches. Les étages les uns après les autres. Au quatrième une plaque avec ton nom, Karen. Quelle coïncidence, tout de même ! Quelle condensation du temps : 20 ans sur une feuille de laiton qui brille dans l’ombre. Ta porte légèrement entrouverte. Peut-être es-tu sortie sans y prendre garde ? Un couloir. Au bout une pièce claire qui doit donner sur la place.

 

D’elle, le passé uniquement.

Edvard Munch  Modèle assis

Source : Pinterest

*

 

   Une femme à la chevelure brune, le torse nu, est assise à même le parquet, un linge entoure ses reins alors que son bras droit est appuyé au sol. Des images se croisent, se superposent. La tienne Karen et celle de « Lille Havfrue », la Petite Sirène. Aperçue dans le lointain de la mémoire.  Même attitude méditative, même posture qui semble sonder le vide. A quoi pensez-vous donc mystérieuses Danoises perdues dans un songe sans fin ?

   Pourtant je me souviens de cette fraîcheur, de cette vivacité de ta parole, du rire joyeux qui cascadait de ta bouche, tes yeux étonnés traversés des larmes du plaisir sans distance. Existe-t-il un paradoxe du Septentrion qui ne livrerait de vous qu’une face, celle du soleil, de l’ouverture, de la félicité à fleur de peau alors que l’autre face serait embrumée, plongée dans cet éternel frimas de l’hiver qui reconduit toute jouissance dans l’ornière étroite d’une longue mélancolie, d’une indéfinissable tristesse ?

   Méditant ces pensées de l’ombre me voici saisi d’un remords, peut-être suis-je interpellé par une exigence morale ? Me voici soudain conduit au stade éthique de Kierkegaard. N’est-ce pas violer une intimité que de s’immiscer dans une vie qui ne se sait nullement observée ? Mais comment se détacher d’un sortilège ? Comment se détacher de soi lorsqu’une plénitude de sens se laisse voir à la façon d’une récompense trop longtemps attendue ? Une console dans le couloir. Un paquet de cigarette sur la console. Une photographie. Des boucles d’oreilles en écaille. Il ne m’a guère fallu de temps pour dérober un peu de toi. Après tout j’ai attendu deux décennies alors mon geste n’appellera aucune expiation, seulement un larcin d’enfant espiègle, une pochette surprise subtilisée dans le magasin aux mille reflets, aux mille tentations. Je suis un gamin que l’envie fascine et cloue à l’acte résolu et inconscient qui le déchire mais lui enjoint de franchir les limites de la bienséance. Un enfant, cependant, qui n’éprouvera nulle repentance que celle d’avoir goûté au fruit défendu.

 

***

 

   Me voici revenu à Paris. La Seine charrie toujours des eaux grises. Les trains de péniches longent la pointe de l’Île Saint-Louis, suivies de longs tourbillons d’écume. Oui, c’est bien toi, Karen que j’ai vue dans cet intermède automnal dans la pose méditative qui convient si bien à l’approche de la saison du froid. Peut-être, simplement, te préparais-tu à hiberner ? Ta photographie en beauté avec ta couronne de cheveux noirs. Cela te va bien. Est-ce une marque de l’âge, cette couleur de deuil, cet air sérieux qui, maintenant, semble t’habiter ? Au pli de tes lèvres je reconnais cette fossette qui fait son énigmatique présence. Au dos de l’image, la note suivante :

 

Karen - 8 Septembre 2017

(inscriptions suivies d’une signature).

 

  Vingt ans jour pour jour la date de notre première et dernière rencontre. J’ai vérifié sur l’agenda de « Cosmopolite ». J’en ai profité pour relire mon article sur le « no man’s land » de Fristaden Christiania, cette cité fantôme que parcouraient de leurs silhouettes hallucinées les marginaux de tous bords, cette utopie qui ne dressait son pavillon que dans les eaux illisibles d’une terre privée de réel horizon. Je souris aujourd’hui à mon titre qui avait fait polémique : « Fristaden ou l’aire du no man’s land ». Ceci voulait seulement signifier que l’on ne pouvait substituer à l’humanisme renaissant les trajets infiniment hasardeux d’un peuple errant.

   Il n’y avait plus Vénus, la Belle Etoile, au ciel du monde pour guider les bergers. Il n’y avait plus, en guise d’espoir, que de fragiles cerfs-volants lâchés dans le tumulte du ciel. Ils retombaient dans le bruit de leurs membrures défaites en un éparpillement de fragments colorés. C’est ainsi tous les rêves ont une fin. Si je n’avais entre les mains les preuves tangibles de notre rencontre, je croirais en avoir bâti l’architecture arachnéenne à la seule force de mon invention. Pourtant ces boucles d’oreille en écaille si semblables au ciel de Scandinavie quand il tourne aux premiers froids, cette photographie avec ton paraphe - ton écriture n’a nullement changé, toujours aussi empreinte d’une belle énergie, d’une inclination à vivre dans l’instant, à cueillir les fruits tant qu’ils sont mûrs -, ce paquet de cigarettes dont je sens la belle odeur entêtante, un brin alambiquée, fiévreuse à souhait comme peut l’être le moment qui précède aux ablutions secrètes, aux prières intimes, aux volutes que tresse l’amour en son inimitable efflorescence.

   Je suis à ma fenêtre sous le ciel qui dérive lentement, pareil à un voyage qui ne connaîtrait son destin, le lieu de sa halte. Je fume une « Lille Havfrue », ma façon proustienne à moi de rejoindre cela même qui s’est dissipé dans le lointain avec un grésillement de papier d’Arménie, une odeur de benjoin et de vanille qui semblent faire signe vers d’illusoires horizons. Karen, tu es à mes côtés, toi la Fille blonde-brune aux cheveux de platine, aux mèches d’obsidienne, au large sourire qui n’est que la tumescence de mes chimères les plus insolites. Cela se dilate en moi, tout contre le dôme du diaphragme, cela fait son bruit de source. La Seine est  le Lac Søerne, les frondaisons de Saint-Louis les bouquets d’arbres de Telia Parken, cette proue de péniche ornée, la Petite Sirène qui regarde en direction d’un grand large qui n’est peut-être que la rive de soi.

   Oui, Karen, peut-être l’as-tu deviné, tu as été cette Fille Idéale dont on tresse son esprit les jours de grisaille et de mélancolie. Une bribe d’existence qui m’appartient  flotte infiniment entre les rives de Sortedams Sø, la digue de Gyldenløvesgade, l’aire blanche d’Israels Plads où nous mangions délicatement ces petits pains de seigle à la croûte couleur de terre sombre. Les mouettes rieuses tournoient-elles encore au dessus de l’Auberge, pareilles à des chiffons gris qui auraient oublié le lieu de leur séjour ? Ceci, Karen, j’aimerais tant le savoir. Oui le savoir et parler avec toi, d’une seule et même voix, la langue de la fugitive rencontre. Il n’y a que ceci de sûr dans notre passage, cette ligne au loin qui se perd dans les tourbillons du temps, quelque part du côté de København ou bien de Copenhague, je te laisse choisir le nom d’un songe commun. Ce qui restera des jours passés. Oui, passés !

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
3 juillet 2017 1 03 /07 /juillet /2017 18:54
Pluriel singulier.

Tous pareils ! Tous différents...

 

Œuvre : Marc Bourlier.

 

 

 

 

 

   Jusqu’à l’infini du temps.

 

   Cela faisait une éternité que les Petits Boisés vivaient sur leur île pas plus grande qu’un confetti, en bonne intelligence, dans un bonheur immédiat, à l’écart des soucis communs éprouvés par leurs voisins, les Terriens. Tout ceci, cette insouciance, cette belle harmonie auraient pu durer jusqu’à l’infini du temps s’il n’y avait eu, un jour, cette voix tonnante venue du ventre des nuages, une immense profération qui, d’abord, avait pétrifié les Petites Figurines, les avait, en une certaine façon congelées et elles s’étaient serrées dans leur tunique d’écorce à en devenir presque invisibles.

 

CROISSEZ ET MULTIPLIEZ.

 

   Ils ne savaient d’où provenait cette injonction céleste. Si elle n’était qu’une illusion. Une hallucination, le produit d’un rêve. Si elle s’était levée à même leur propre corps. Si elle surgissait de quelque grotte qu’ils n’auraient point perçue, dissimulée dans un pli du bois. Quant à Dieu, son existence leur était inconnue, aussi bien que celle des locataires du panthéon grec depuis Zeus lui-même jusqu’à Héphaïstos, en passant par Aphrodite. Ils existaient à même la sève dont ils conservaient le souvenir dans leurs textures, à même le bruissement des feuilles et leur chute silencieuse, dans une pluie d’or sur les versants de l’automne. Leur vie consistait surtout en longues méditations et il n’était pas rare qu’ils s’endormissent dans un rayon contemplatif, les yeux emplis d’étoiles. Alors, comment vous dire l’émoi de ces âmes simples, le tourneboulis se frayant un chemin parmi la simplicité de leur anatomie ? Mais que voulait donc signifier cette étrange formule ? CROISSEZ ? Ils ne le pouvaient plus pour la simple raison que leur complexion sèche ne se serait jamais résolue à s’immerger dans quelque source que ce fût afin de verdir et de redevenir rameau orné de feuilles. MULTIPLIEZ ! Qu’y avait-il donc à multiplier sinon le prodige de la vision, à engranger pléthore d’images dont, plus tard, ils feraient le lieu de superbes rêveries ? Mais c’était sans compter sur la volonté divine dont la puissance d’expansion aurait pu métamorphoser une brindille en fagot, une branche en large frondaison.

 

   Et le Petit Peuple essaima.

 

   Mais c’était sans compter sur le mystère qui s’emparait des choses, les transformait en de nouvelles réalités, à leur insu, disposât-on d’une résistance pareille à celle d’un antique chêne. Donc, petit à petit, l’injonction s’était coulée parmi le Petit Peuple Boisé, avait fait ses remous et ses confluences, bâti ses ilots et poussé ses presqu’îles dans toutes les directions de l’espace. Et le Petit Peuple essaima, tel le destin d’une ruche occupée à coloniser la moindre parcelle d’espace disponible. Mais, à cette expansion, devait bientôt correspondre une inévitable contrainte. Du fait de l’exiguïté de leur territoire, un problème se posait. Croître aussi bien que multiplier ne pouvait se faire qu’au détriment d’un confort corporel qui, jusqu’ici, bien qu’il fût mince, se déclinait en une tête et un simple fût pour le reste du corps. Alors, que pensez-vous qu’il arrivât ? Eh bien, sous l’irrépressible pression de la croissance et de la multiplication, les corps fondirent comme neige au soleil. Ne demeurèrent plus que les têtes. Autrement dit un bataillon de visages serrés, sans doute énigmatiques, tant il est difficile de savoir ce que ressent une écaille de bois. Un genre de tumulte siamois dans lequel nul ne se fût immiscé qu’au prix d’une quasi-disparition. Dieu avait réussi son coup au-delà de toute espérance, l’imaginât-on sans limites.

 

   Sagesse millénaire des arbres.

 

   Sans doute le lecteur s’étonnera-t-il de cette nouvelle condition boisée dans laquelle chacun, chacune, risquait bien de perdre son âme en même temps que son aire corporelle. Comment pouvait-on accepter d’exister à l’aune de ce rétrécissement, de cette perte de soi, de cette promiscuité dont on pouvait penser qu’elle fondrait tout dans une même confusion ? A être si nombreux l’on risquait le conflit, l’altercation, la polémique. Au pire la guerre, cet « art » dont les Terriens savaient si bien user pour parvenir à leurs fins : dominer l’autre, lui prendre ses richesses, rayonner du haut d’une gloire sublime. Pour les Boisés il y avait urgence à trouver une solution. Heureusement la mémoire des arbres est immense, leur sagesse millénaire et leurs ressources inépuisables.

 

   Demeure exiguë, foule dense.

 

   L’épiphanie de tous ces portraits minuscules, certains pouvant être dits tristes, d’autres mélancoliques, d’autres encore neutres ou bien sur le bord d’une joie, cette apparition, donc, laissait tout de même les Voyeurs dans un état proche de la sidération. Combien de civilisations antiques avaient disparu faute de savoir gérer la multiplicité, un peuple décimant l’autre jusqu’à l’extinction complète. Il y avait donc péril en la demeure. La demeure était exiguë, la foule dense ! Mais, à l’instant, nous parlions de la grande sagesse des arbres. Alors ce qu’il faut faire, ceci : retourner la peau du réel - l’île minuscule avec ses sympathiques petits personnages - et regarder l’envers du décor. Qu’y voit-on ? En bien tout simplement un arbre merveilleux auquel s’abreuvent, par racines interposées, les innombrables Petites Figures qui nous ont occupés jusqu’ici. Mais de quel miracle s’agit-il donc ? Du Pluriel devenu Singulier. De la meute devenue unitaire. De la multiplicité s’étant rangée sous le régime de l’Un. Combien de sages et de philosophes ont recherché cette position idéale qui confondait le multiple dans un être uniment rassemblé ! Un aboutissement, le couronnement d’une ascèse. La nature revenue à sa source. L’homme à son origine. Les choses à leur simplicité. Oui, tout ceci est extraordinaire, tout ceci est admirable. D’autant plus que réalisé par la modestie en soi. Ces inapparentes Esquisses de Bois matérialisent un grand rêve de l’humanité : s’évader du divers, s’abstraire de la polyphonie du monde, effacer l’éventail de la polychromie, proférer d’une seule voix dans l’intime creuset d’un sens enfin réuni.

 

   Retrouver cette force sylvestre.

 

   Le Petit Peuple, s’il ne disposait nullement de la puissance divine qui posait l’acte en même temps qu’il en exigeait la réalisation, vivait dans l’orbe d’une impérieuse nostalgie : retrouver cette force sylvestre qui, un jour, les avait irrigués de la beauté ouverte de sa sève, avait porté au bout de leurs doigts les yeux inquisiteurs des feuilles, poussé leurs rameaux tout en haut du ciel où brillent les étoiles. Ils avaient donc crû et multiplié en surface, amassé une force, forgé une volonté qui était inapparente aux Distraits mais visible aux yeux des Rares, ceux qui savaient apprécier avec justesse la volonté de déploiement de ce qui vivait ou avait vécu. Donc vous avez regardé avec attention et curiosité ces aimables visages façonnés dans la matière de leurs séculaires ancêtres. Donc vous avez pensé que ces petits carrés de bois troués de trois trous étaient arrivés au terme de leur parcours, comme fossilisés pour l’éternité. Mais de croire ceci vous aviez tort car les Petits Modestes ne sont nullement à juger selon le visage de l’homme, seulement de la prodigieuse Nature.

 

   La source qui un jour a surgi.

 

   Mais revenons à l’arbre merveilleux, à l’arbre majestueux qui se trouve de l’autre côté du monde. Le vôtre. Celui des Petits Boisés aussi mais à la différence près que ces derniers sont reliés à leur source verte, qu’ils en sont le prolongement, la voix qui s’élève des ramures et envahit la totalité du ciel. Car jamais on ne peut s’exonérer de ses racines, couper le tapis de rhizome qui nous traverse et remonte en amont vers la source qui un jour a surgi, dont nous ne sommes que les apparentes et infimes gouttelettes. Mais imaginez ceci. Juste au revers de la marée de visages se déploie cet arbre dont on s’aperçoit bientôt qu’il s’agit d’un olivier venu du plus loin du temps, avec son tronc percé de trous, sa marée complexe de nœuds, de dépressions, d’étranges monticules. En chacun d’eux, une mince histoire, un minuscule événement, la marque d’une sécheresse, l’empreinte d’une brume, le passage du vent avec ses infinies agitations. Au sommet, immense sphère teintée de vert clair, la touffeur végétale qui dit encore la vigueur, la puissance, la force immémoriale qui en parcourt l’architecture. Dans la rumeur des frondaisons pourrait aussi bien s’élever l’injonction sylvestre CROISSEZ ET MULTIPLIEZ. car l’Arbre est une Divinité, un Esprit, le lieu d’une Âme qui pousse partout les rayons de la joie, reproduit à l’infini l’incroyable mystère de la présence. Oui, le mystère, car l’Arbre est celui à qui les anciens Druides ont voué un culte. Il s’agissait du chêne rouvre mais, ici, peu importe la conformité à la tradition. L’olivier est cet éternel symbole d’une paix qui résonne encore dans le cœur de ces Simples, peint sur leurs écussons de bois les yeux pour contempler et s’étonner, la bouche pour dire l’amour de la rencontre, la brindille du nez afin que s’y impriment les fragrances du rare et du subtil. Ces Minces Effigies sont le lieu de cette unité. Puissions-nous, nous-mêmes, y parvenir avec cette belle exactitude, avec cette sagesse dont on pourrait penser qu’elle n’est tissée que de résignation. Toute joie est visible qui est intérieure. Oui, intérieure !

 

Partager cet article
Repost0
6 mai 2017 6 06 /05 /mai /2017 08:54
« Sous la lune pleine »

« Sous la lune pleine… »

 

« Sous la lune pleine

Dans la tendre intimité

D’un chalet de Calais…

Caresses du vent

Cris des goélands

Murmures des vagues

Porte bien fermée

Toi et moi, enlacés… »

 

Plage de Calais.

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

   Il était de la lumière.

 

   Il était du matin. Il était du soir. Il était des lisières. Il était de la lumière lorsqu’elle naissait pareille à la bulle de savon dans l’air de cristal. Il était de la lumière lorsqu’elle baissait et n’était plus qu’une traînée de cendre rouge à l’horizon. Il était de tout ce qui apparaissait ou bien fuyait et amenait avec soi un peu de certitude d’être. Il était si conscient de la chute du temps, du remous des jours, de la perte de l’heure dans celle qui la précédait, dans celle qui la suivait. Il avait beau tendre les bras, plier les poings, il ne happait jamais que le silence et le ruissellement infini d’une longue tristesse. Non qu’il fût incliné à la mélancolie ou bien envahi par quelque désespoir romantique, par quelque nostalgie qui l’eût porté dans un ineffable souvenir. Mais, peut-on être nostalgique quand l’on n’a pas de lieu où habiter ? Car Chemineau n’avait pas de chez soi, sauf l’aire souple des nuages, le rivage où battaient les vagues, la lande où bruissaient les herbes sous la lame du vent. Nul ne savait d’où il venait, à quoi il passait ses journées, quel était le contenu de ses pensées, s’il avait des projets hormis de vagabonder tout le jour en quelque endroit improbable, à la limite d’un faubourg, sur le cercle d’une clairière, peut-être près des ruines ouvertes sur le vide. En réalité, les Rares qui l’avaient aperçu ici où là ne s’inquiétaient nullement de son sort pour la simple raison que ce jeune garçon - certains disaient ce Rôdeur -, possédait le bien le plus appréciable qui, un jour, fut remis aux hommes, la LIBERTE. Oui, Chemineau était libre, totalement libre d’errer où bon lui semblait, de dormir à la belle étoile sous l’œil bienveillant de Vénus, de déjeuner d’une patelle cueillie dans le creux d’un rocher, de rêver longuement en regardant le vol d’une mouette, la crinière flottante d’un alezan ou encore une rangée de cabanes qu’éclairait de sa laiteuse clarté la Lune figée en plein ciel comme s’il s’agissait d’un étonnant photophore voguant au gré des eaux marines.

 

   Au songe, il faut la liberté

 

   Le soir est venu sur ses sandales de velours. C’est l’heure bénie où, les hommes rentrés au foyer, les bêtes sortent pour leur maraude crépusculaire. C’est l’heure suspendue où le jour le dispute à la nuit et de cette hésitation naissent les songes les plus beaux. Au songe, il faut un temps de ressourcement, un espace flottant pareil à la queue du cerf-volant, une limpidité de l’air sur laquelle les choses de l’imaginaire pourront déposer leur belle empreinte, faire leurs mille feux-follets. Au songe, il faut la liberté. La plage est déserte, le sable un bouillonnement apaisé. Rien ne bouge qui ferait effraction, distrairait de soi, écarterait du recueil des sensations présentes. Le ciel est une laque profonde. La Lune un simple mot dans le texte ouvert du monde. Le rythme blanc des cabines de bain allume sa douce phosphorescence, sa perspective fuyante jusqu’à la limite d’une disparition. Identique à une phrase murmurée qui s’éteindrait dans le silence des lèvres. Là, tout se rejoint dans l’unité d’un sens singulier. Plénitude de l’être qui regarde contre la plénitude de ce qui est regardé. Comme si le paysage attendait d’être vu à la mesure d’une contemplation, à la hauteur infime d’un illisible secret. Seule l’approche discrète de la nuit autorise cela, cette effusion, cette sublime rencontre des consciences. Conscience du Songeur jouant avec la conscience de la Nature. Oui, la Nature parle, soupire, rêve à la longue marche des étoiles, s’ouvre à la beauté et alors elle devient lumineuse. Lumière contre lumière.

 

   Dans la pliure bleue de l’air.

 

   Sur la plaine de sable que rien ne vient troubler, Chemineau est assis dans la position de celui qui médite. On dirait une congère d’ombre à contre-jour du temps. C’est tout juste si un filet de vapeur sort de sa bouche, si les cils battent à intervalles réguliers, si la sclérotique fait sa lueur grise dans la perte des yeux. Il y a si peu à faire pour exister, ici, dans la pliure bleue de l’air. Tout ceci pourrait durer une éternité si ne s’allumaient, dans l’antre de la tête, quantité de légendes, myriade de fables, pléthore de souvenirs dont nul ne pourrait savoir d’où ils viennent, comment ils peuvent peupler les rêves du petit Sauvageon. Est-il saisi d’une connaissance immédiate ? Est-il omniscient, possédant en un seul empan de la conscience la pluralité des choses présentes, passées et futures ? D’où tient-il ces étranges images qui déferlent à la vitesse des marées dans le corridor de sa pensée ? Possède-t-il un savoir pareil aux résurgences d’eau dans les dunes du désert ? On croirait à une pure désolation et l’on a devant soi, soudain, des floraisons, des arabesques, des grappes végétales qui colonisent l’air, font leurs étonnantes symphonies. Une agitation intérieure plaquée sur du silence, de l’immobilité, peut-être du doute. Est-il VRAIMENT réel ce réel qui vient à l’encontre avec, dans ses basques, plein de fantaisies, de murmures, de revers chatoyants et de surprises à foison ?

   

   Tellement la vie est sauvage.

 

   Cet enfant sans feu ni lieu est comme fasciné par cette meute de cabanes qui sont les endroits où s’abritent les hommes. Des regards, du froid, des morsures du soleil aussi. Des autres hommes parfois, tellement la vie est sauvage qui entame les chairs, plonge sa langue venimeuse dans les plaies ouvertes. Souvent une lutte sans merci où une existence terrasse l’autre. Plusieurs fois, dans les zones à peine éclairées des villes, il a vu des combats, l’éclair d’une lame, un destin s’enfuir par la gueule ouverte d’un caniveau. Chemineau le sait de l’intérieur même de sa citadelle de peau, avancer sur Terre est une décision semée d’embûches, un itinéraire qui, parfois, se perd comme les eaux dans les fentes assoiffées de l’argile. C’est pour cette raison et pour plein d’autres qu’il vient ici penser à ce qui est, mais aussi à ce qui serait si l’amour unissait, alors que, souvent, la haine divise. Chemineau fixe son regard sur cette ligne de refuges dont il imagine peut-être que ce sont les maisons où il aurait pu vivre si le hasard avait ménagé un toit au-dessus de sa tête. Mais c’est ainsi. Animé d’un doux fatalisme, d’une réflexion jamais empreinte d’amertume ni de jalousie, il se crée un monde à la mesure de ses ambitions, il taille un rêve dans le réel et l’habite tout d’un trait, sans arrière-pensée, avec la même facilité qu’ont les navires à frayer leur sillage blanc au milieu de l’onde qui s’écarte et bouillonne.

 

   Mince anthologie à l’usage du rêve.

 

   D’où lui viennent les images qui vont suivre ? D’où surgissent les phrases qui envahissent sa tête avec une urgence à être saisies ? Comment connaît-il tous ces Auteurs, lui l’enfant sauvage qui n’a vu que des cours d’école, leurs tilleuls chenus, entendu les jeux de marelle et de Chat perché, lui qui n’a jamais appris à lire, qui ne connaît nul poème, qui ignore l’Histoire et la Géographie ? D’où vient cette manne céleste qui fait ses yeux brillants, rend sa bouche pourpre telle celle du gourmand, incendie ses cheveux dans le vermeil du couchant ? Parfois il faut laisser la place au merveilleux, admettre le prodige et se laisser aller à ceci qui vient avec naturel. Alors, avec Chemineau nous écoutons et nous habitons le monde. Avec lui nous sommes au cœur de ces cabanes de planches, nous en faisons le lieu d’une pure joie. Nous sommes les hôtes de ces si belles maisons inventées par des écrivains, ces espaces familiers qui hantent notre imaginaire depuis les bancs de l’école primaire.

 

   * Maison d’André Theuriet : « Aux solives du plafond blanchies à la chaux, des claies chargées de noix, des poupées de chanvre, de jaunes épis de maïs, des chapelets de reinettes grises attachées par un lien de paille pendaient dans la pénombre et ajoutaient une note de plus au tableau d’abondance et de bien-être que présentait l’ensemble de la salle. »

   * Maison de Jean-Jacques Rousseau : « Sur le penchant de quelque agréable colline, bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts ; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préfèrerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que la chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons de mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. ».

   * Maison de Guy de Maupassant : « C’est une petite demeure de pêcheur, aux murs d’argile, au toit de chaume empanaché d’iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent des oignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre devant la porte. Une haie le clôt le long du chemin. »

 

   Le réel, là, devant.

 

   Pourquoi Chemineau, cet enfant livré d’abord à lui-même, remis ensuite au bon vouloir et aux caprices de la Nature, se laisse-t-il bercer par ces textes qui, somme toute, pourraient aussi bien le laisser indifférent ? Ecoutant venir à lui ces anciennes demeures tissées de mots et ourdies d’imaginaire, se transporte-t-il aussitôt dans une Arcadie antique, est-il proche d’une « Lacédémone aux profondes vallées », d’une mythologie, d’un exutoire qui l’exilerait de son propre monde pour le reconduire dans un ailleurs qu’il ne connaît pas mais qui l’attirerait comme une chose secrète ? Est-il sensible à la simplicité des claies chargées de noix, à la rusticité d’un chaume tel que chanté par Rousseau, aux touches bucoliques des iris bleus que Maupassant tend à ses lecteurs comme si les douces fragrances des fleurs s’exhalaient des mots eux-mêmes ? Pourquoi ce penchant en direction du conte alors que le réel est là, devant, avec les mains ouvertes, l’œil rond de la Lune blanche et la voûte du ciel où, bientôt, s’allumeront les gardiennes de la nuit ?

 

   La chute oblique de la pluie.

 

   Se confier aux paroles des poètes c’est, pour Chemineau, comme s’envelopper d’un songe et flotter au rythme de ses flux et de ses reflux. Une manière de musique qui parcourt son corps, y fait lever des frissons, allume dans ses yeux le bonheur d’être. Mais ce que Chemineau aime par-dessus tout, c’est se laisser aller au bruit des étoiles, dériver dans le long scintillement de la parole nocturne. Regarder ces silhouettes blanches dans laquelle les hommes et les femmes se dénudent avant d’aller au bain n’est qu’un prétexte à éprouver ce que la liberté a de saveur, de félicité immédiate. Partout sont les peuples soumis, les enchaînés, les aliénés devant les puissants, les humiliés qui s’agenouillent et prient en silence. Nul besoin de logis pour notre Aventurier. Un coin de terre, le lisse d’une plage, le creux d’un rocher, la courbe assourdie d’une dune, une anse de la mer, le tronc évidé d’un arbre. Nature contre nature. Car Chemineau est encore dans l’âge d’homme où il n’y a nulle servitude. Vivre n’est pas un effort, une dette à payer, un écot à verser dans la sébile de quelque mendiant, une offrande en direction des dieux. Vivre c’est cueillir la blanche corolle et en goûter le nectar sucré. Vivre, c’est s’allonger dans la vague et laisser son corps flotter dans l’écume. Vivre, c’est apercevoir le goéland cendré qui fauche l’air et fait un trou dans l’eau dans un éblouissement de gouttes. Il n’y a guère d’autre vérité pour lui que de confier sa jeune existence à la courbe du soleil, au grésillement de l’aube, à la chute oblique de la pluie, au sourire aperçu, au loin, sur un visage buriné par la gouge du temps. Pour Chemineau, l’espace est ouvert, infiniment ouvert, à la manière d’un éventail multicolore dont chaque feuillet porterait en lui le lumineux message du monde. Exister n’est pas un devoir, seulement une possibilité d’être selon soi dans l’avancée du jour. Rien d’autre à éprouver que cette griserie qui s’éploie à partir de l’humble présent de la Nature, de la présence discrète de celui qui s’attache à vos pas, de celle qui vous porte affection et réconfort. Coïncider à son être, sans doute la plus belle faveur qui échoie aux attentifs et aux silencieux.

 

   Un bref moment d’éternité.

 

   Nous ne savons jamais si nous avons traduit en mots exacts ce que l’autre ressent ? Avons-nous parlé de Chemineau, cet enfant de légende, avec suffisamment d’exactitude ? Ou bien n’avons-nous fait que projeter nos propres sentiments, délivrer quelques unes de nos affinités ? Toujours le problème insoluble de la distance de soi à l’autre. Mais peu importe. Peut-être cette histoire n’est-elle que pur imaginaire. Peut-être ne sommes-nous, dans le fond, seulement une histoire qui se développe, grandit puis meurt afin de céder la place à une autre fiction ? Ne sommes-nous que littérature, c'est-à-dire jeu de langage, et alors tout cesse dès l’instant où nous cessons de parler ? Avant de quitter cette jeune vie si proche de la Nature, mais aussi des mots, offrons-lui un bref moment d’éternité afin que, ressourcé à l’aune d’une parole, il puisse poursuivre son errance infinie.

 

   « Toute leur vie était dirigée non par les lois, statuts ou règles, mais selon leur bon vouloir et libre-arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit… Ainsi l’avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause :

 

FAIS CE QUE VOUDRAS,

 

car des gens libres, bien nés, biens instruits, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice; c’est ce qu’ils nommaient l’honneur. »

 

   Sans doute le seul habitat que Chemineau aurait été capable d’adopter était-elle cette Abbaye de Thélème immortalisée par l’immense Rabelais. Habiter s’inscrit toujours dans un projet humaniste. Seul l’homme habite. L’animal s’abrite. La plante végète. Chemineau poursuit son voyage. Et nous, le nôtre, dans l’invisibilité du temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 08:56
Avant que le langage ne soit.

"Un limonaire des plages".

 

Œuvre : André Maynet.

 

 

 

 

   Sur la margelle de l’infini.

 

   Il faut se déporter bien au-delà du temps, longer les coursives infinies de l’espace et se trouver dans cette espèce d’origine cosmique dont les Planètes n’ont guère conscience. Ce qui se montre comme la plus confondante aporie qui soit : nul langage à l’horizon et les choses sont muettes et les grosses boules qui peuplent l’immensité girent à la manière de totons ivres sur la margelle de l’infini. Ce sont de simples sphères pareilles à des gonflements de mercure, à des dilatations de platine. Vénus n’est encore nullement parée de sa belle teinte orangée, Mars est une tache livide semblable à du talc, Jupiter reflète en abyme l’image de ses compagnes, Saturne est dépourvue d’anneaux, Uranus est livide comme un masque de mime, Neptune n’a ni la profondeur des eaux marines, ni le lustre de l’éther, seulement une manière de mélancolie qui fait de soi le centre d’une énigme.

 

   Cette aube du Monde.

 

   Rien de plus désolant, dans cette aube du Monde que cette lourde mutité dont il s’en faudrait de peu qu’elle ne fasse se lever un assourdissant silence. Peut-être quelque feulement, un barrissement ou bien encore un rugissement dont l’Univers tout entier tremblerait du fond de sa laborieuse solitude. Parfois, dans le vide sidéral, les Planètes se regardent de leurs yeux sans pupilles et cela donne des bourdonnements d’images, des éclisses de clarté, des échardes de lumière mais jamais l’amorce de ce qui pourrait constituer une compréhension de cette procession astrale vers on ne sait quelle destination. C’est assez semblable à ce nihilisme qui, bien plus tard, fera des Philosophes des êtres en perdition, des Prophètes déclinant sur le bord de leur grotte les misères à venir de l’humain.

   « Mais si misère il y a c’est tout simplement en raison de la perte du langage, cette essence qui fait tenir les hommes debout et les conduit bien au-delà de leur être, dans la région immense des éclatantes lumières ».

   Voici ce qu’auraient pu formuler ces Habitantes du Rien si le luxe d’une Parole leur avait été conféré. Si elles avaient pu faire l’hypothèse de l’homme, de sa présence, de son futur bavardage. Mais leurs lèvres demeuraient soudées et une stupeur totalement sphérique les habitait de l’intérieur avec leurs turbulences éteintes et leurs vagues languides. Alors, par on ne sait quelle intuition géniale, une des Planètes se mit en devoir d’élaborer toute une théorie (sans langage cependant, seulement une suite de sons, de trilles, de percussions), théorie qui unissait les intervalles de ses Sœurs et les reliait entre elles par la grâce d’une Musique des Sphères dont les Antiques, notamment Pythagore, Aristote et le divin Platon firent leur ordinaire avec le bonheur que l’on sait. Donc l’univers avait cessé d’être mutique. Certes la rhétorique était loin, la poétique encore un balbutiement inaperçu, mais un premier pas était franchi qui allait tirer de l’occlusion originelle quelque chose comme une fable. Du reste cette belle concordance des sons provenant de l’univers, voici comment, à l’ère langagière, elle devait trouver son heureuse traduction dans un texte bouddhique : « Le moine, (...) avec cette claire, céleste oreille surpassant l'oreille des hommes, entend à la fois les sons humains et les sons célestes, fussent-ils loin ou près ». Plus tard le dilemme serait ceci : ou bien il fallait se convertir et devenir moine, ou bien colmater ses oreilles de cire en attendant que cela veuille bien chanter à l’intérieur du corps. Cependant on ne pouvait demeurer dans l’incertitude et, sans doute, fallait-il admettre cette étonnante présence d’une symphonie des étoiles.

 

   Tout était musique.

 

 

 

Avant que le langage ne soit.

   Voici, bien du temps a passé, l’espace a déroulé ses volutes. Bien des lieux se sont affranchis de la cosmologie antique. Bien des hommes sont nés, des femmes aussi, des enfants font leurs jeux espiègles dans les cours des écoles. Les ruisseaux coulent avec leur claire mélodie. Les ailes des moulins tournent en froissant le vent. L’eau franchit les écluses en joyeux clapotis. Sur les longues plages de sable les grains de mica grésillent et on entend leur mince voix depuis les nasses des villes où dorment les hommes. La lumière aussi profère à la façon d’un chuchotement, une lumière grise, si douce, pareille à une berceuse pour nouveau-nés. C’est pure joie que d’apercevoir, sur la vitre du jour, se dérouler les arabesques de la signification. Ici, près de la lagune, rien n’est encore présent et une brume enveloppe tout dans la silhouette d’un songe. On est quelque part dans l’indistinction des choses. On est peut-être oiseau de cendre dans le ciel blanchi. Peut-être coquillage soudé dans le fond de sa nacre ou bien Marcheur égaré en quête de soi. On ne sait pas très bien. Mais ce que l’on sait, à la manière d’une expérience première, c’est toute cette musique qui, soudain, fait sa joyeuse mélodie et rebondit sur le sable de la plage, pareille à un cabri dans le pré printanier. Ce ne sont que sauts et gambades. Ce ne sont que pirouettes et rapides carrousels. Ça fait des bruits couleur de menthe, des sons pareils aux arcs-en-ciel des berlingots, cela s’enroule tout autour de la spire de la cochlée tel un ruban de réglisse avec, au milieu, sa bille d’anis blanche. Ça entre dans le palais avec la douceur d’une dragée. Ça fait briller les joues et les rend purpurines, on croirait des pommes d’api.

 

   La caisse en bois d’un limonaire.

 

   Cependant nul ne s’étonne, parmi les Déambulants de la plage, de cet air de kermesse joyeuse, de ce rythme souple de farandole, de ces airs pareils aux musiques de cirque, de ces flonflons de foire et de manèges. Ça y est, maintenant la brume se dissipe, maintenant l’on commence à discerner. Cette étrange musique que l’on croyait tout droit venue des Sphères de l’univers, voici qu’elle sort de la caisse en bois d’un limonaire. On dirait un jouet d’enfant avec ses trois roues à rayons, son guidon, son étrange phare qui éclaire la toile encore compacte de l’air. Ce ne sont que polkas endiablées et valses ondoyantes, bourrées enlevées et gigues alertes, sarabandes mutines et vifs rigaudons. Sans doute ce limonaire est-il un automate puisque nul ne semble en actionner le mécanisme. Tout autour la lagune grise vibre à la « Marche des gladiateurs », s’émeut au chant du « Merle blanc », tangue sous les assauts de la « Valse de Mai », s’enivre des fragrances des « Tulipes d’Amsterdam », se hisse sur « Les chevaux de bois » qui filent à la vitesse du galop.

 

   Vérité qui murmure à mi-voix.

 

   Puis, soudain, dans l’air qui se défroisse, les notes de musique semblent être poncées par quelque phénomène naturel - peut-être le vent de la lagune -, les sons sont plus doux, ils s’amenuisent comme s’ils voulaient s’introduire dans le chas d’une aiguille, leurs aspérités s’érodent, les harmonies se diluent, le timbre, de cuivré qu’il était, prend des teintes plus claires, plus limpides, moins rutilantes, pareilles à l’écoulement d’une eau de source dans le secret des veines de la terre. C’est la mesure juste qui convient aux âmes simples et à ceux et celles qui vivent dans leur propre intimité, là tout près d’une vérité qui murmure à mi-voix, qui ne se révèle que dans la confidence et dans la chambre étroite d’un secret. Finis les flonflons et les figures sémillantes du quadrille, les sauts primesautiers de la pastourelle. Finies les immenses portées musicales avec leurs sarabandes de rondes et de blanches, de croches multiples. Des annotations qui deviennent si simples qu’elles ne semblent plus revêtir que le dessin d’une ligne unique, flexueuse mais dans la plus belle modération qui soit. Seulement une ondulation pareille à la justesse d’un sentiment, à la courbe exacte de l’amour, à la beauté d’une feuille qu’un souffle d’air métamorphose en ce rien qui devient un tout à la seule image d’un évident accomplissement.

Avant que le langage ne soit.

   Loin sont les musiques des Sphères, il n’en demeure plus que cette manière de lumière céleste, de souffle pareil à celui d’une flûte andine sur les hauts plateaux parcourus d’herbes claires, cet à peine disant du monde lorsqu’il veut se faire le messager d’une confidence. Mais voici que se produit le prodige. Voici que la brume se déchire tel un songe d’hiver sous le rougeoiement de l’aube. Voici que dans le faisceau de la lampe (est-ce la métaphore de la vérité ?), se révèle le précieux que nos yeux avaient occulté à la mesure de cette belle inconscience humaine qui est comme notre indéfectible empreinte.

 

   Un crépuscule antique.

 

   Harmonie, nous la voyons dans une manière de crépuscule antique, pareille à la blancheur marmoréenne de l’Aphrodite de Praxitèle, posture infiniment hiératique que rien ne semblerait pouvoir soustraire à la méditation qui l’occupe. Ce corps n’est nullement un corps qui exhiberait quelque volupté. Il se retient dans sa propre frontière de peau. Il se dissimule dans l’anonymat d’une teinte si inaccessible qu’elle semblerait hors d’atteinte. Alors cette Déesse serait-elle définitivement hors de portée, simple apparence qui s’évanouirait à même notre regard sans qu’il soit possible d’en connaître l’essence ? Non, ceci serait trop cruel.

 

   De Jupiter à Neptune.

 

   Cette coiffe relevée en chignon, avec sa belle teinte de cuivre, n’évoquerait-elle pas Jupiter, sa Grande Tache rouge, ses ondes, ses turbulences, ses anticyclones ? Ces yeux qu’on suppose bleus (comment pourrait-il en être autrement ?), ne pourrait-on les rapporter à une aurore polaire d’Uranus avec sa belle teinte de glace flottant dans la banquise ? La double éminence de la poitrine ne nous ferait-elle penser à cette douceur d’argile de Vénus, la Belle Etoile ? La discrétion de l’ombilic ne serait-elle le reflet de la couleur de métal de Mercure ? Le mystérieux triangle pubien ne ferait-il signe en direction du volcanisme de Mars, plaines de lave à la somptueuse vie interne ? Les boules des genoux seraient-elles des Pluton gémellaires décorées de leurs mosaïques de glace ? Enfin, ce dos que l’on ne peut atteindre ne se présenterait-il à la façon de Neptune avec sa grande tache sombre qui correspondrait peut-être à la plaine s’étendant entre les omoplates ? Belle géographie cosmographique s’il en est !

 

   Etirez le parchemin de votre peau.

 

   Mais approchez-vous donc, mais tendez l’oreille, mais étirez le parchemin de votre peau, mais faites de vos sens le réceptacle de ce qui se donne comme le plus subtil spectacle qui se puisse imaginer. Oui, le corps d’Harmonie est le lieu de convergence de toutes les planètes et le réceptacle de la joie. Disparues les petites farces mondaines qui s’échappaient du gentil limonaire à trois roues, de l’orgue à quatre sous, de l’instrument à cinq sens. C’est ce lieu du corps qui est celui de la Musique des Sphères. Non celle imaginée par les Philosophes antiques, ces grands enfants qui n’inventaient des cosmologies qu’à se désennuyer du temps et se rendre intéressants. Autrement passionnante est la grande symphonie qui se joue en sourdine à la lisière de l’âme de cette Attentive. C’est une manière de panthéisme qui court partout et hérisse les picots du fragile épiderme. Cela bruit dans le genre d’une forêt de bouleaux sous la poussée du vent du septentrion. Cela coule dans la chevelure avec une note cuivrée qui semble celle de la chute d’une feuille d’automne sur le sol jonché d’ocelles clairs et bruns. Cela glougloute en suintant le long du cou et l’on pense à la chute d’une eau cristalline dans le tuyau d’une stalactite. Cela fait son frottis léger sur le dôme des épaules. Cela tinte tout au bout des bourgeons des seins et l’on dirait le buccinateur d’un insecte occupé à grignoter une écaille ou bien une résine. Cela imite la chute de la cascade dans la gouttière de la poitrine. Cela chuinte et zinzinule dans le golfe du bassin comme si un troupeau de mésanges bavardes venaient s’y abreuver. Cela grésille dans la forêt du mont de Vénus, cela fait son murmure de mousse dans la forêt pluviale. Cela crépite sur le tronc des jambes. Cela trisse tout contre les collines des genoux, vol d’hirondelles sous l’orage qui gronde. Cela fait son frôlement d’herbe le long des pieux des jambes. Cela tambourine sur les racines des pieds. Cela n’en finit pas de chanter et de nous porter bien au-delà de notre hésitante statue. Il suffirait d’un seul souffle d’air pour nous réduire en cette poudre qu’un enfant facétieux pousserait de son pied taquin juste pour s’amuser, pour voir en vrai ce qu’une existence finale est, une cendre envolée dans la brume d’une lagune. Puis des oiseaux plongeraient dans l’eau et des ondes à l’infini se répercuteraient dans notre mémoire éteinte. Puis on ne parlerait plus de rien. Comme une Planète qui cesserait de faire sa farandole et la nuit continuerait à produire ses ombres et le jour à distiller sa lumière.

 

   Bruit de l’homme dans le monde.

 

   En guise de Musique des Sphères, il n’y a que la mélodie de la Nature, la complainte éternelle des Hommes sur la Terre, sous les étoiles, dans l’arche ouverte du destin. Ce que l’on entend : d’abord le bruit de l’homme dans le monde. Le reste n’est que de surcroît, tout comme l’ornement sur le chapiteau baroque : une anecdote qui joue à nous tromper. Mais nous sommes vigilants, infiniment vigilants. C’est Harmonie que nous voulons voir, autrement dit la Beauté ! Rien qui vaille hormis cette levée de clarté dans la maille grise des jours. Oui, infiniment grise !

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
2 avril 2017 7 02 /04 /avril /2017 07:53
D’eau et de terre.

" Et nous restons plantés là ... "

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

« Et nous restons plantés là

comme Aldo sur le rivage des Syrtes

à attendre je ne sais quoi. »

 

« Très tôt le matin, plage des Hemmes

près de Calais, près de chez moi

en plein brouillard matinal... »

 

 

 

 

   On s’appelle Ayal.

 

   De ceci, cette « irréelle réalité », on ne peut se rendre compte qu’à l’aborder un matin tôt, dans la lenteur des premières heures. On s’appelle Ayal. Seulement Ayal et rien d’autre. D’où vient ce nom, où va-t-il, comment joue-t-il avec le monde ? On n’en sait rien. On ne s’en soucie guère. Marchant depuis la lisière de la ville où sont les hommes occupés à dormir, on flotte entre deux eaux, on chante doucement, on fait son bruit de claire fontaine. On n’est pas plus apparent que le vent dans la nasse étroite des roseaux. On ne sait pourquoi, on susurre son nom, comme ceci : « Ayal…Ayaaal..Ayalll… », en faisant de sa bouche un tube d’où s’écoulent les sons en un mince clapotis. Cela gonfle tout contre le massif de la langue, cela fuit dans le goulet des lèvres, cela murmure sous le dais du ciel teinté de brouillard. « Ayyaaall » : on est soi-même brume, flocon d’eau, goutte de rosée, gemme de cristal transparent que nul ne pourrait apercevoir si ce n’est le goéland aux yeux perçants, la mouette rapide avec son rire éraillé qui entaille le temps. On est immensément liquide. On est déjà bien au-delà de ces pieux plantés dans la vase qui délimitent les choses, les enserrent dans des ornières terrestres. On est fils de l’air, cousin du peuple liquide.

 

   On est plein. On est bulle.

 

   La barrière, là, qui croyait nous retenir, on l’a franchie à la manière du poisson : quelques coups de nageoire, un frétillement de la queue et on est dans un autre univers, on est onde, on est écume, on est abysse. Quelle liberté alors ! Quelle ivresse de sentir son corps aussi fluide que l’heure belle, aussi souple que le frôlement de l’amour, aussi généreux que l’ami qui accueille sur le seuil de son logis avec les bras qui s’ouvrent, baie pour abriter la goélette. On est plein. On est bulle. On est sphère avec une musique venue de quelque Ondine, son qui s’enroule autour de soi avec l’inoubliable fluence de l’algue, l’affinité de l’anémone de mer. On est toutes les étendues d’eau du monde. Sans limite, sans séparation.

 

   Infiniment libre.

 

   On est les eaux grises qui écument le long de la côte d’Irlande. Les eaux de la blanche Albion et ses touffes de galets. Celles du Baïkal où glissent les glaces bleues. Celles du Querococha qui étincellent sous les coups de boutoir du soleil péruvien. Celles du Saimaa que lustre la lame translucide du ciel de Finlande. On est tout ceci et aussi les chemins clairs des grands fleuves qui traversent la Terre de leurs sinueux parcours, les rivières sous les frais ombrages, les cascades franchissant les digues de moraines dans le silence des grottes. Alors on est libre, infiniment libre et on le sent jusqu’au centre de ses grappes d’eau, dans la texture même de ses molécules, dans le jeu subtil de ses atomes. Dans les mailles imperceptibles du brouillard. On n’est peut-être que ceci, d’infimes gouttelettes pareilles à du mercure avec son étonnante mobilité, son idée de plénitude, sa dilatation heureuse. Soudain l’on comprend son nom, Ayal. Une ouverture, puis le glissement d’une liquide, puis une ouverture à nouveau, enfin une finale liquide comme si cette succession d’ondulations, cette ligne flexueuse disaient une façon d’éternel recommencement, une liberté se ressourçant à sa propre origine. Alors on comprend l’incompréhensible : à savoir l’essence de la liberté. Ce prodige !

 

   Rodéric ou bien Pierrick.

 

   L’on aurait pu, aussi bien, se nommer Rodéric ou bien Pierrick ou bien encore Gregor mais on se serait situé d’emblée en-deçà des brise-lames, du côté de la terre avec ses tas de cailloux aigus et les moignons de ses cairns, avec ses môles de granit, ses affleurements de schistes et ses tubercules de grès. Certes on n’avait rien contre le pays intérieur et l’on aimait aussi bien ses landes sauvages couvertes de bruyère que ses massifs usés d’où l’on pouvait apercevoir le moutonnement des vagues. Mais demeurer en retrait de cette belle eau c’était comme confier son existence à quelque piège, s’enclore entre les murailles d’une geôle qui obturait le regard, rendait sourd à tous les bruits du large. Oui, du large, de l’espace qui courait loin là-bas sur l’immense steppe d’eau.

 

   Être un simple nom.

 

   Il y avait tant de bonheur à être un simple nom, un genre de poème glissant tout en haut des gerbes vertes et bleues de la Manche ou bien de l’Océan ou encore de la Mer, fût-elle Tyrrhénienne à la si forte densité qu’elle ne semblait être qu’une ombre ; Baltique avec ses remous de bulles claires ; d’Iroise avec ses paquets d’écume blanche, les hampes de ses phares plantés dans la brume solaire. Vent de liberté que de pouvoir proférer entre les lames d’eau son simple nom Ayal, Ayaaal, comme une antique mélopée, une sourde modulation venue du fond des âges, peut-être d’un brick échoué sur les hauts-fonds avec encore entre ses flancs décharnés les refrains des marins en partance pour quelque aventure.

 

   Leur haute solitude.

 

   " Et nous restons plantés là ... ", semblent dire les pieux de bois, méditant sur leur sort de sédentaires à vie, promis à la tâche destructrice d’une infinie érosion. Usure du bois, abolition du temps. Trame d’un destin que dessinent les heures emmêlées à leur haute solitude. Navette immémoriale des secondes qui s’écoulent, invisibles, laborieuses, entêtées à poursuivre leur œuvre maléfique. Pourtant le spectacle est si beau de cette brume diaphane, à peine la couleur légère d’une aurore ou bien la délicatesse d’une rose-thé dans le luxe d’un clair-obscur. Inclination infiniment poétique que cette belle alternance, dans le flou de la perspective, de ce peuple aussi calme que mystérieux, tout occupé à défendre la Terre des assauts de la mer. Comme si tout pouvait soudainement s’inverser : la liberté maritime devenant le danger alors que l’anse de terre est la protectrice des furies venues du plus profond mystère. La grande mesa liquide prise de folie, déchaînée, emportant avec elle des milliers d’oiseaux blancs sacrifiés qui joncheront les plages de leur effroi roidi. Supplications muettes disant au rocher, à la vague, aux coquillages, au sable mutique le danger de l’inconnu où sifflent les aquilons de la mort. Oui, ce qui était si rassurant s’est métamorphosé en un monde aveugle, sans pitié, semant la terreur et allumant dans les cœurs les flammes vives de la peur. Alors on se prend à regarder les Sentinelles de Bois avec infiniment de tendresse, avec reconnaissance. Leur sombre régularité nous rassure, leur haie à claire-voie nous protège, leur présence est celle d’une mère bienveillante qui prend en garde nos existences hasardeuses.

 

   Rodéric-de-la-Terre.

 

   On s’appelle Ayal-de-l’eau et l’on devient, comme par miracle, Rodéric-de-la-Terre. On ramasse à la hâte quelques guirlandes de goémon, des bouts de branche, quelques cailloux épars qui, déjà, relient au sol qui attend, au seuil qui appelle, au feu qui fait son bruit de forge dans le foyer cerné de vives lueurs. On entend la respiration des hommes. On devine la lumière dans les yeux des femmes, on perçoit le grincement des jouets de bois dans les mains des enfants. On vient du bout du monde, de l’univers flottant qui n’était peut être qu’un mirage. On est traversé de rapides images. De hautes tours de bois montent la garde. Etranges silhouettes que démultiplie le brouillard, qu’avive le miroir des songes. On ne sait plus très bien qui l’on est. Ayal-l’enfant-libre, Rodéric-de-la-Terre et ses cabanes de bruyère d’où l’on voit le grand dôme d’azur partir vers l’horizon illimité. Ou bien encore ces pieux de bois n’étaient-ils que les survivants d’une ville fantôme qui avait existé autrefois, telle la ville d’Ys, la « ville sous la mer » telle que nous la restitue le mythe ? Ou bien s’est-on échappé, comme par magie, du livre d’un poète ? Peut-être de celui de Jules Supervielle qui nous parle de cet étonnant « Enfant de la haute mer ». Mais écoutez, tendez l’oreille. C’est une voix très lointaine qui court entre ces vestiges d’un temps passé, c’est une parole faite d’eau et de pierre, de bois et de légende :

   « Comment s’était formée cette rue flottante ? Quels marins, avec l’aide de quels architectes, l’avaient construite dans le haut Atlantique à la surface de la mer, au-dessus d’un gouffre de six mille mètres ? Cette longue rue aux maisons de briques rouges si décolorées qu’elles prenaient une teinte gris-de-France, ces toits d’ardoise, de tuile, ces humbles boutiques immuables ? Et ce clocher très ajouré ? Et ceci qui ne contenait que de l’eau marine et voulait sans doute être un jardin clos de murs, garnis de tessons de bouteilles, par-dessus lesquels sautait parfois un poisson ? »

   N’est-ce pas ceci, cette ville fantomatique que notre imaginaire a bâtie à la seule vision de ces rythmes de bois ? N’est-ce pas ceci ?

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
23 mars 2017 4 23 /03 /mars /2017 11:46
Voyage vers Lilliput.

« Pas se cogner à la vitre... »

Œuvre : André Maynet.

 

 

 

 

   Dénuement.

 

   Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus déroutant que l’image d’une Jeune Femme en son plus évident dénuement ? Voici comment elle se donne à voir : seule, debout dans la poussière grise du jour, pareille au balancier d’une pendule qui aurait arrêté sa course au milieu de l’heure, immobile, sans acte et sans parole, pas même le plus mince murmure qui la manifesterait comme tension d’un proche événement. Figée dans sa propre chair, cette meute inaudible de confluences discrètes. Seule la torche de cuivre des cheveux dit l’appartenance au monde. Tout le reste du corps se fait silence et éternel repos. Ovale blanc du visage dont on aurait pu penser qu’il appartient à l’inapparence d’un Mime. Epaules tombantes que les bras soudés à l’anatomie entraînent vers le sol comme pour une chute. Torse étroit avec les deux bourgeons de la poitrine à peine éclos, simples braises éteintes à peine visibles dans le tumulte du monde. Bassin discret avec le V prononcé de l’aine en fuite vers une supposée féminité. Sans doute troublante. Jambes fluettes jointes en une manière de supplication, rencontre à peine lisible des boules des genoux. Triangles des pieds confondus avec la nappe lisse d’une surface dont elle ne paraît être que le simple reflet.

   Et la vêture ? Ces pelures, ces buées, ces brumes qui dénudent le corps plus qu’elles ne le dissimulent. Un chemisier si mince qu’il ne parvient nullement à soustraire à la vue des Curieux la perle de l’ombilic. Un étique triangle de toile qui dit le pli de l’antre d’Eros et le laisse en suspens en son étrange absence. Et le collier de perles ne souligne le cou qu’à la façon d’une esquisse dont on penserait qu’elle pourrait à tout moment s’occulter de la scène. Alors, soi-même on fait partie de l’oubli. Alors on se dissimule dans quelque coin de l’image en attente de quelque chose qui pourrait advenir. Rien n’est pire que cette halte, cette indécision qui fait sa goutte cristalline tout en haut de la colline du front, genre de supplice dont on attend la chute régulière, itérative, prologue à une possible folie.

 

   En partance pour Lilliput.

 

Voyage vers Lilliput.

"Gulliver and the Liliputans".

Source : Wikipédia.

 

   Afin que l’histoire puisse se poursuivre et conter ses menus faits il faut une double révolution. La nôtre d’abord. Devenir les lecteurs attentifs que nous fumes un jour, dans le demi-jour d’une bibliothèque, appuyé à la douce anfractuosité maternelle, écoutant la belle voix faire ses sinuosités, distiller ses rayons de miel, diffuser cette lumière d’éternité alors que bourdonne, dans le luxe de la pièce, le Petit Peuple de Lilliput, tout occupé à livrer la guerre à ses sempiternels ennemis de l’Île de Blefuscu. Sujet du conflit : on se bat afin de savoir par quel bout casser les œufs à la coque. Le prétexte est aussi mince que les habitants de Lilliput sont petits. De cette fable l’on n’a guère retenu que le nanisme des Îliens. Six pouces de haut, c’est une bien faible taille, que l’on se situe d’un côté ou de l’autre de l’œuf !

   L’autre mouvement de révolution tient à Dénuement que nous inviterons au voyage en direction de cette île aussi fantastique que dépourvue, sans doute, de vrai lieu. Une utopie n’est nullement faite d’autre chose que de cette consistance de brouillard et de croyance immédiate des choses. Parfois les utopies servent-elles, renversant le réel, à le dépasser, à le rendre supportable.

 

   A Lilliput.

 

   Contrairement à Lemuel Gulliver que le Petit Peuple retint prisonnier, étroitement ligoté dans une résille de cordes, Dénuement est ici reçue comme une Reine. Non seulement elle n’est nullement soumise au régime strict d’une geôle mais on lui réserve le meilleur accueil. Pour logis elle a un bassin d’eau claire, pour Compagne son double de chair. Etonnante ubiquité. Ravissant pouvoir de dédoublement. S’apercevant en totalité elle se perçoit comme quelqu’un de libre, d’infiniment libre. Elle vogue à son aise entre deux eaux. Tantôt elle est Elle, tantôt l’Autre qui n’est qu’Elle en sa réverbération. Là où elle finit, l’Autre commence. Là où elle commence, l’Autre finit. Merveilleux jeu de miroir, incroyable écho qui part d’Elle et revient à Elle comme si le Monde n’était que sa propre image que se renverraient des myriades de vitres polies, éblouissantes.

 

   Plus de dénuement.

 

   Alors il n’y a plus de dénuement. Alors les bruits glissent tout autour avec des chuintements de soie. Les clartés frôlent le corps de leurs rémiges d’écume. Nue ou bien habillée plus rien n’a d’importance que le sentiment de soi, l’arche ouverte de la plénitude, la sublime complétude qui soude Soi à Soi dans la plus parfaite esquisse qui se puisse imaginer. Plus de discours qui blesse et humilie. Plus de laideur qui entaille la conscience. On flotte à la recherche de sa propre existence qui devient corne d’abondance. On capte son propre langage, cette voix venue d’on ne sait où, peut-être un murmure de Sirène dans le mystère des ondes, les plis de la vague, les rouleaux de bulles, loin là-bas où les choses communient dans l’évidence. On a soi-même la taille des habitants de Lilliput. Et tous les drames, toutes les tragédies se dimensionnent à cette nouvelle configuration de la présence humaine. Et, par un simple effet d’échelle, la beauté, la vérité, la liberté, les choses précieuses deviennent immenses. Très estimables Géants qui portent avec eux la quintessence de ce qui brille et resplendit dans le cœur et l’intellect des hommes.

 

   Une riche symbolique.

 

   Si la Jeune Femme qui se nommait Dénuement a accepté ce statut de Lilliputienne, ce n’est que pour en éprouver la riche symbolique. D’abord la simplicité de ce qui est petit, retenu, presque inaperçu. Ensuite pour goûter à l’ivresse de ce qui rayonne et éblouit mais dans la juste mesure de l’être, à savoir la pure beauté. Non le clinquant, l’apparence, la suffisance qui aveuglent tant d’Existants à la taille normale, aux désirs extravagants. C’est un tel bonheur depuis ce qui ressemble à un humble bocal, de devenir poisson, de nager dans une certaine insouciance, de ne plus percevoir les contraintes ni du temps, ni de l’espace. On dilate le globe de ses yeux, on ouvre l’éventail de ses nageoires, on remue à peine le fouet de sa queue, on progresse comme dans un rêve au milieu des images douces et des chants qui habitent le corps.

 

   Soi et non-soi.

 

   On est soi et non-soi. On est l’autre et non l’autre. On est l’un dans le multiple, le multiple en l’un. Etrange dédoublement qui n’en est pas un. Fusion harmonieuse des opposés. Complémentarité des ressemblances. Fusion des harmonies. Osmose des affinités. Alors plus rien ne blesse, plus rien n’isole de soi ni des autres. Puisque, en un seul empan de la conscience, on est soi dans l’autre, l’autre en soi. Monde dans le monde. Univers dans l’univers. Langage dans le langage. Il n’y a plus de différences. Les pauvres sont riches. Les riches pauvres. Les immobiles mobiles. Les tristes heureux. Les esseulés amoureux. Les pessimistes optimistes. Les inquestionnés philosophes. Les prosaïques artistes.

 

   On dit un mot.

 

   On dit un mot et on est le mot. On dit oiseau et le ciel accueille comme si l’on était un nuage. On dit bouteille et la mer vous emporte comme si on était un message. On dit nuit et l’on est mille et une dans quelque province d’un lointain Orient. On dit grain et on est le froment, l’odeur chaude du pain, l’enfant qui croque la croûte à belle dents, la mère qui sourit, le père attendri, l’ami de passage qui lève son verre, l’amitié en train de faire sa douce comptine, le monde émerveillé de tant d’insouciance, de tant de joie réunie dans une si modeste présence. On dit ce que l’on veut et mille mots à la suite font leur incroyable farandole. On dit parce qu’on est homme, qu’on est femme et que ceci est le don le plus précieux qui nous ait été fait depuis que le monde est monde. On dit Dénuement, on dit Lilliputienne et en même temps on dit le tout des choses lorsqu’elles viennent à notre rencontre dans la simple gaieté du jour. On vit nu. On vit habillé d’une feuille de vigne ou bien d’une simple coquille de noix. On connaît l’amour. Depuis son mince bocal où l’on nage avec la certitude d’être. Quoi de plus précieux que ce sentiment d’une vie qui se suffit à elle-même tout comme la Nature se limite à sa propre profusion. Être, c’est être en soi, en l’autre, dans le monde d’un seul élan de la pensée. Seulement cela : ÊTRE. Le reste, avoirs, possessions, pignons sur rue : poudre aux yeux et nuée de perlimpinpin. Assurément nous voulons être et n’être que cela. Tout autour volent les lucioles de l’envie. Que leur vol soit assuré de notre gratitude. Nous demeurerons dans la contrée de Lilliput ! Oui, de Lilliput !

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
17 janvier 2017 2 17 /01 /janvier /2017 09:02
L’invention du Poilomaron.

Œuvre : Marc Bourlier.

 

 

 

 

D’une mémorable découverte.

 

   Longtemps les Sages du Bois avaient flotté dans l’espace. Tous les points de la lointaine galaxie ils en avaient sondé les longs corridors, en avaient éprouvé les labyrinthes célestes, avaient chuté sur d’infinis toboggans aux belles pliures d’éther. La musique des sphères s’enroulait à l’entour de leurs minuscules oreilles, les filaments verts de la lumière cosmique tapissaient leurs minces corps de la lueur des aurores boréales. Les piquants des étoiles, parfois, se plantaient à même leur chair, mais dans la douceur, mais dans la douce insistance à être parmi le peuple des Pacifiques et des Dévoués à la cause du Ciel. Oui, sans doute était-il étrange que ce fussent ces modestes morceaux de bois qui aient été naturellement commis à servir la cause des dieux. On eût plutôt imaginé, dans l’exercice de ce sacerdoce, quelque espèce ailée, aigle à la vue perçante ou bien faucon au bec courbe ou encore huppe invisible au regard des hommes. Que pensaient de tout ceci les divinités qui scrutaient le vaste monde du haut de leur empyrée ? Nul ne s’en préoccupait, sinon quelque obscur spécialiste d’une mythologie poussiéreuse incluse dans de lourds et volumineux grimoires. Parmi l’assemblée pléthorique des dieux, les Boisés avaient leur préférence, comme tout un chacun choisit plutôt la fragrance de la rose que celle du lis.

   Lors de l’un de leurs derniers séjours sur Terre (ils n’y faisaient jamais que de rapides incursions), ils avaient trouvé, au hasard d’une plage, parmi des écueils de toutes sortes, un objet de fer rouillé dont ils ne connaissaient nullement l’usage mais qu’ils nommèrent, d’une voix, d’une seule le Poilomaron, sans doute par souci d’euphonie et aussi en raison du fait que les quatre syllabes de ce néologisme correspondaient à celles, homologues, des Pe-tits-Boi-sés (Petits Boisés, sobriquet habituel dont ils étaient affublés comme de leur essence la plus proche). Et cette mince histoire de métal, de rouille et de trous avait immédiatement tenu son langage signifiant à telle enseigne, qu’à peine possédée, ils en connaissaient tous les usages selon lesquels faire apparaître un monde dont ils ne possédaient nullement l’usage, faire surgir des secrets dont l’univers regorgeait à condition qu’on disposât de l’œil exact afin de les bien apercevoir. Son utilité la plus remarquable résultait de cet étrange phénomène : le regard appliqué aux trous ne laissait apparaître, de toute réalité, que son côté faste et chatoyant alors que les parties pleines occultaient tout ce qui aurait pu fâcher, à savoir la laideur, le mal, les piètres opinions, les marches de guingois et les chausse-trappes des dieux ou des humains par exemple.

 

Les dieux jugés à l’aune du Poilomaron.

 

   Ainsi, appliqué à l’observation du vaste empyrée où logeaient les dieux, voici comment, d’une manière toute céleste, éthérée mais non moins efficace s’opérait le phénomène des affinités ou bien son contraire, la répulsion éprouvée par rapport à tout ce qui fâchait et obérait la belle vérité. Affinité : la beauté qui, ici, se laissait apercevoir, qui était celle d’Aphrodite elle-même, non la laideur de son époux Héphaïstos, ce forgeron boiteux qui ne vivait qu’au rythme des fumées et odeurs acres de son foyer. Affinité : celui qu’on voyait, rayonnant au travers des trous, Apollon, dieu du soleil, de la musique, de la prophétie, cette si belle figure humaine dont son homonyme du Belvédère était comme la mise en image de toutes les vertus imaginables qui se pussent accorder aux existants. Répulsion : Arès, lui, on l’ignorait et sa cohorte guerrière, vindicative, Les Chagrin, Discorde, Crainte, Terreur, toutes ces déclinaisons de l’âme charbonneuse, venues se perdre dans les fosses de l’innommable. D’Artémis, on ne conservait que le croissant de Lune comme attribut, non l’arc au destin guerrier et chasseur qui réduisait à néant la prétention à exister d’innocents animaux. Affinités : Chez Athéna on fêtait l’admirable sagesse (dont soi-même, dans son âme boisée, l’on était affecté), la verticale raison qui savait démêler le vrai du faux, tenir le jugement hors de portée des idées toutes faites mais on ignorait sa disposition à la stratégie guerrière, le motif en fût-il de sauver la noble Athènes. Héra, on l’accueillait en tant que déesse du mariage, cette belle promesse d’union par laquelle faire advenir la génération. Chez Hermès on chantait la gloire du mouvement, l’office qu’il remplissait en tant que messager des dieux alors qu’on abhorrait sa proximité avec les voleurs qui hantaient les chemins sur lesquels s’aventuraient les voyageurs. Poséidon on l’aimait comme l’un des dieux les plus remarquables, lui qui régnait sur les vastes océans et présidait à la destinée des chevaux. Affinités : Zeus, toutes ces minuscules effigies de bois savaient en apprécier la grandeur, en éprouver un vif sentiment d’admiration quant à son côté justicier et protecteur, bienfaiteur et sauveur mais ce qui les choquait, c’était l’exaltation de cette toute puissance qu’il exerçait à l’encontre de ses plus proches, sa propre mère, ses femmes qu’il violente ou bien répudie sans l’ombre d’un remords. Et ce dernier point s’annonçait, évidemment, avec la froidure qu’inspire toute répulsion.

 

Archiver grandeurs et servitudes.

 

   C’était assurément une belle trouvaille que celle de cet étonnant Poilomaron, cet objet certes doué d’un manichéisme parfois étroit, classant ici le Bien, là le Mal, ici encore le Bon Grain, ici l’Ivraie. Mais comment faire, lorsque, fraîchement émoulus d’une racine, tout droit sortis d’une écorce, à peine levés d’un rameau, comment procéder donc pour se doter d’un libre arbitre, faire la place à une conscience aussi libre que mesurée, donner assise à des paradigmes de la connaissance qui ne fussent simplement des décisions du hasard ? Car ce qui était considéré par les Gardiens du Poilomaron comme leur mission la plus haute, c’était de viser les choses et le monde avec la plus belle exactitude qui soit, non seulement dans une approximation proche d’un aveuglement. Alors, dans la suite des jours et des heures, postés au bord de leur bastingage, Poilomaron faisant devant leurs corps comme un étrange rempart, ils scrutaient le vaste horizon, s’appliquant, de plus en plus, à noter et à archiver sur les feuillets de leur mémoire les us et coutumes des Terriens. Ils avaient fort à faire comme pourra en témoigner le compte rendu suivant.

 

Des hommes et du Poilomaron.

 

   On aura donc compris que les Boisés affutaient leurs yeux autant que possible, amenant à la vue, au travers des minces oculus, tout ce qui les réconfortait, dont ils pensaient le plus grand bien, laissant dans l’ombre, derrière le rempart de tôle rouillée, toutes les aberrations, les déviances, les simagrées au travers desquelles l’existence semblait ne chercher que les ornières d’une confondante condition humaine.

Dans les fentes de lumière : le sourire franc, gonflé de plénitude de l’enfant ; les œuvres belles façonnées par les artisans amoureux de leur art ; la toile du Maître avec ses délicates touches en clair-obscur ne disant non seulement le clignotement des tons, leurs valeurs respectives, mais aussi, allégoriquement, la danse de la vie et de la mort, la gigue de l’amour et le deuil de la guerre ; lumière : les voyages au long cours qui ouvraient toutes les « Routes de la Soie » du monde, toutes les cours magiques des Kubilai Khan du mystérieux Orient ; dans la libre ouverture ménagée par les morsures de la rouille, les gestes généreux des humanistes, ces belles lettres disant la vertu de l’Âge Classique, ses impérissables valeurs, ce luxe de l’exactitude pareil à l’âme droite, à la décision mûrement pesée ; ouverture : le beau travail des scribes penchés sur leurs manuscrits et plus rien ne compte que la gloire de ces enluminures, leur ravissement du jour, le déploiement du pur bonheur ; dans la faille ouverte, telle la marque d’une indépassable lucidité, les signes précieux des Civilisations : les empreintes des tablettes mésopotamiennes, les hiéroglyphes traçant leur ineffable présence, les flancs des amphores sur lesquels brille l’intelligence de l’homme à connaître ce qui le porte en avant et l’accomplit telle la conscience qu’il est.

Derrière la surdité du métal : comme s’il s’agissait de se dissimuler, de se soustraire au feu de la vérité, la duplicité des faux-monnayeurs qui transforment la vie en un jeu continuel de dupes ; la dérobade face aux engagements ; la mutilation de l’autre que l’on ne reconnaît même plus ; le goût du lucre porté à sa toute puissance ; fermeture : le pouvoir des forts réduisant leurs victimes à n’être plus que de simples ombres, de fuyantes silhouettes déjà absentes d’elles-mêmes ; extinction : la suffisance des palais dorés où l’on se goberge du peuple, de sa disposition à n’être que par défaut dans les ornières étroites des contingences ; derrière ce qui isole et porte la vue à la cécité, toutes les aberrations des hôtes de la Terre qui, le plus souvent, n’avancent qu’à la mesure de leur propre gloire, réduisant l’altérité à n’être que peau de chagrin, se gaussant de tout ce qui n’est pas soi, insufflant au plein de leur ego la mesure d’un orgueil éblouissant comme mille soleils.

 

Epilogue.

 

   Etonnant, tout de même qu’un tel objet, en soi modeste, inapparent, laissé pour compte sur quelque plage déserte, pût porter en son sein autant de significations multiples, autant de bonheurs légers, de malheurs denses comme la finitude. C’est là le sort de tout humain que de ne voir que le brillant des objets, la lumière des choses sous la clarté d’une vie insouciante, portée le plus souvent au plaisir immédiat, à la frivolité, au ravissement dans l’instant, sans même qu’un futur puisse s’intercaler entre leur désir d’être et leur vérité d’exister sur cette constante ligne de crête inscrite, depuis la nuit des temps, sur la limite séparant Charybde de Scylla. Il en est ainsi du sort des Petits Boisés que leur immémoriale sagesse, leur infinie disposition à la compréhension de la beauté, au saisissement de la simplicité, nous intime l’ordre de frotter la pupille de notre connaissance afin que, regardées avec exactitude, les nervures du réel tissent à notre égard le langage ouvert de notre présence parmi le monde, ses joies mais aussi ses vicissitudes. Lecteur, Lectrice, si au cours de vos déambulations rêveuses sur quelque rivage océanique, un Poilomaron vient échouer tout contre vos pieds éblouis, regardez, mais regardez donc avec toute l’attention dont vous pouvez être la manifestation. Là est le domaine du merveilleux qui ne fait sens qu’à éliminer son contraire, à savoir cette couche épaisse et cornée qui envahit notre cristallin pour nous empêcher de voir. Or nous voulons voir, oui, seulement voir, ce qui veut dire être en harmonie avec le monde. Oui, avec le monde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
18 septembre 2016 7 18 /09 /septembre /2016 07:40
Du dépouillement de soi.

Confection.

Avec Sonyna.

Œuvre : André Maynet.

Ce que voulait Nativité, c’était le contact direct avec la nature, le saut dans le simple, la rencontre avec la vérité, la seule chose qui importât dans ce monde de folie et de stupeur massive. Partout où l’on portait le regard, ce n’était qu’immenses comédies, rapides pas de côté dans la figure de l’évitement, incroyables sauts de carpes grâce auxquels on échappait à sa propre image en même temps, qu’aux yeux des Autres, on se métamorphosait en illusionnistes. Car on ne voulait nullement devenir proie en quelque manière que ce fût. Partout étaient les prédateurs avec leurs dents de vampires et leurs canines acérées. C’était une telle douleur que de sortir dans la rue, de constamment se courber afin d’éviter la lame acide des regards, de fuir de manière à ne pas subir les bruits contondants des paroles, les sifflements des jugements a priori. En ces temps de fureur partout répandue, on adoptait le profil bas, on longeait le corridor des rues dans la diagonale de l’ombre, on évitait jusqu’aux entailles de lumière qui, à chaque instant, menaçaient d’user jusqu’à la lie votre corps et de le réduire à la taille d’une peau de chagrin. Ainsi, pour éviter les coups du sort et en amortir le danger permanent, on se dissimulait derrière des forteresses de vêtements, on calfeutrait ses yeux derrière des verres noirs, on glissait les ventouses de ses pieds dans de lourds sabots dont on pensait qu’ils constituaient les derniers remparts avant la disparition dans quelque sillon de terre, dans quelque fissure partie à l’assaut des anatomies. Ce n’était, partout, que confusion et perte du sens et l’horizon lui-même ne savait plus à quel orient se vouer.

Cependant, Nativité vivait à l’abri de sa mansarde de zinc, sous l’aile grise des nuages. De sa soupente elle voyait la marée des toits indistincts, les fumées blanches des cheminées, les meutes de voiles couleur de suie qui faisaient leurs lourds cortèges, là-bas, sous les assauts de la pollution et le roulement incessant des voitures. C’était un peu comme d’être, ici, tout en haut de l’immeuble de pierres, un genre de district du Paradis, une île déserte où couraient de vifs ruisseaux, où broutaient des biches aux yeux profonds, où s’étoilaient quelques bonheurs du monde d’en bas qui avaient fui la déshérence des hommes. Au début de sa vie haut perchée et par un simple réflexe, un inévitable mimétisme, Nativité s’était réfugiée dans le luxe d’épaisses fourrures, d’amples vêtures qui faisaient de son corps un cocon le mettant à l’abri des surprises. Elle pensait constituer un inexpugnable bastion dont nul ne pourrait la déloger, sauf peut-être le chant d’un oiseau, la caresse du vent ou bien la musique d’une fugue dans le crépuscule lissant le jour de ses derniers feux. Cette Douée de vie était constamment alimentée, telle une fontaine céleste, par des chants aussi purs que la bulle d’eau, hantée de poèmes aux rythmes subtils, d’images de l’art qui lui faisaient le regard doux et le teint pareil à une porcelaine. On aura compris, qu’animée d’un vif romantisme, parcourue des courants d’une libre esthétique, elle ne pouvait demeurer dans cet état si proche d’une prostration qu’au risque de se perdre et d’abandonner son inclination naturelle à découvrir, partout où cela se dissimulait, la phrase et sa mélodie, le tableau et ses rêves, la sculpture et ses formes taillées à la mesure de l’intellect.

Heureusement, la mansarde était pourvue, sur l’un de ses murs, d’un grand miroir sur lequel se reflétaient, comme en écho, les images des autres parois, ainsi qu’un pan de ciel tellement semblable à une ouverture de l’esprit qu’on ne pouvait demeurer à regarder sa propre image sans en tirer, aussitôt, les fondements d’une histoire. Nativité s’y aperçut, la première fois, tellement engoncée dans la complexité de ses étranges atours qu’elle crut d’emblée à une farce, à une parodie, à moins qu’elle n’eût endossé, à son corps défendant, ces accoutrements grotesques dont la commedia d’ellarte prodiguait à foison le ridicule sous les traits naïfs de la soubrette Colombine ou bien sous ceux de Pantalon dont le collant rouge archaïque le faisait ressembler au diable lui-même. Elle avait le sens des valeurs au plus haut point, la visée de l’exactitude des choses logée au creux même de sa passion et il ne fallut guère de temps pour qu’elle s’aperçût combien son attitude était inopportune, son comportement pareil à celui de la confidente du drame bourgeois en mal d’une gentille bluette.

Elle commença par ôter prestement sa zibeline, par dégrafer sa robe à godets, se débarrasser de ses chandails en mohair pour se retrouver, bientôt, simplement vêtue d’un strict collant blanc qui adhérait à sa peau telle la combinaison sur les cuisses fuselées des plongeurs. Mais c’était encore trop et Nativité (cet aimable prédicat disait, ô combien, le souhait d’une origine, la tentation d’une virginité), se saisissant d’une paire de ciseaux s’empressa de taillader ce qu’elle considérait, maintenant, comme un attentat à la pudeur, une offense faite à la belle nudité. Le nourrisson ne venait-il au monde dans le plus simple appareil ? La loutre n’était-elle pas belle dans son fourreau lustré lorsqu’elle plongeait dans l’onde sans même que celle-ci se troublât, juste l’empreinte d’un rapide passage puis les plis d’eau se refermaient sur quelques cercles pareils à la solitude ? Eve, la mère originelle, n’était-elle pas la forme même, l’épure au titre de laquelle le monde se révélait à l’aune de cette grâce infinie, de ce dépouillement qui confinait au silence et au recueillement ? Nue, il fallait être nue dans l’instant, la seule manière de résister au mensonge qui, partout, affectait les hommes, les femmes et les transformait en mannequins grotesques, tels des Ubu-rois en quête d’un improbable royaume. Le seul dont ils pussent être assurés, n’était rien de moins que leur propre corps, mais sevrés de leurs ornements, de leurs colifichets qui n’étaient jamais que les simagrées dont ils s’entouraient afin de se dérober au regard de qui voudrait les connaître. Voici, au milieu du sable gris de la mansarde, ce qui faisait phénomène comme l’une des plus belles représentations qui fût. Nativité, tête inclinée sur son ouvrage, découpait soigneusement tout ce qui pouvait obérer ce qu’elle était, à savoir ce corps volubile qui parlait de lui-même sans le secours d’aucun subterfuge, tout comme le jeu de l’enfant qui n’a nul besoin d’un objet pour faire surgir de son imaginaire, le château, la contrée tout autour et le chevalier sur son destrier fièrement caparaçonné.

Là, dans l’unité de lieu, d’action, de temps, identiquement à une tragédie classique et à sa règle intangible se renouvelait un geste si primitif, si originel, qu’il ne faisait pas plus de bruit que l’eau de la fontaine sur le lisse du pavé. C’était si beau d’assister à cet effeuillement, de voir l’arbre perdre peu à peu son habit, dévoiler la géographie de son tronc, faire l’offrande de sa nature profonde qui consistait à se laisser saisir, tel le chêne qu’il était, et non sous un inconsistant anonymat. Alors l’on se mettait à rêver de blanches racines avançant dans les meutes de terre, de fins rhizomes tapissant la voûte terrestre de ses mailles infinies. Maintenant, le meurtre du déguisement était presque accompli, le loup ôté, la perruque un lointain souvenir sur l’écran nébuleux du carnaval humain. Les cheveux coulaient vers l’aval tels de minces ruisselets, les épaules étaient si adoucies, si lissées de lumière blanche qu’elles en devenaient presque imperceptibles, deux grains de café brillaient dans la modestie en haut de la poitrine, la taille encore enveloppée d’un linge léger demeurait un pur mystère, les bas flottaient à mi jambes tels d’inutiles dépouilles, ménageant des plages de chair lumineuse à la consistance d’irréel et il n’était jusqu’à la discrète pliure du sexe qui ne fût devenue invisible à une vue distraite dans la rumeur simple du jour. Oui, combien le tableau était saisissant qui faisait penser à d’autres nativités, celle d’un Georges de La Tour où la venue en présence est comme suspendue à son propre événement ou bien dans le tableau de Lorenzo Costa où le corps est tellement transfiguré qu’il semble s’évanouir dans un songe bien au-delà des hommes et de leurs préoccupations. L’art disant le sacré, le rare, l’imperceptible que nul vêtement ne portera à son accomplissement. Tout comme cette buée que représente Nativité se défait de son existence pour se retirer dans son essence. Ceci, ce sentiment est si rare, qu’il ne peut que nous laisser sans voix et nous priver de parole, les usuels atours auxquels nous confions habituellement notre propre manifestation. Alors faisons silence !

Partager cet article
Repost0
17 septembre 2016 6 17 /09 /septembre /2016 07:55
Dans la souplesse inventive du temps.

Sophie Rousseau : Encre de Chine.

« Aguadulce », l’enfant aux yeux de lagune ne savait pas d’où lui venait son nom. Ou bien il ne s’en souvenait plus. Les choses étaient si lointaines et la mémoire oublieuse. Dans le pays, on disait volontiers que ce nom étrange, il le devait à ce qu’il était en son fond, à savoir une pure disposition à l’accueil des choses. Dans le pays, on disait que, parfois, Aguadulce se postait face à la longue théorie de rochers, ses mains en conque, criant aux quatre vents les syllabes chantantes. Alors, lui revenait en échos gonflés de sens le nom qui, de toute éternité, semblait lui avoir été confié afin qu’il pût témoigner de sa présence sur Terre. D’abord « agua », en de longues modulations, comme une pluie de gouttes dans l’œil sombre d’un puits. Ensuite « dulce », et l’enfant sentait sur sa peau l’éventail de palmes aériennes faire sa musique de cristal. Longtemps cette petite symphonie aérienne habitait la spirale éblouie de sa cochlée. Cela faisait son crépitement de sable, son fin brouillard, son écume polychrome et la pointe de ses orteils s’ourlait de cette efflorescence pareille aux ramures du corail dans les eaux vertes des lagons.

Ce qu’aimait faire Aguadulce, c’était ceci : partir le matin dans l’aube cendrée, longer l’ombre des cubes de terre où reposaient les hommes, gagner le plateau où s’agitait la tête épineuse des acacias. Nus pieds sur la dalle de roches usées, il en sentait les paillettes de mica, les cristaux de quartz pareils au picotement d’une colonie de fourmis. C’était comme si les secondes s’étaient assemblés en un sablier horizontal afin de signifier la marche en avant de l’existence. La sensation était agréable mais ce n’était pas cela qu’Aguadulce recherchait. Certes il aimait le large plateau de latérite, ses meutes de rochers teintées de sanguine, ses falaises dressées contre la blancheur du ciel. Mais le temps qui lui était offert était trop géologique, dense, alloué à une immobilité empreinte d’éternité. Rien ne bougeait et les heures semblaient s’être réfugiées dans la lourdeur de la roche. Il y avait bien les touffes d’euphorbe, l’éclatement des asphodèles, quelques buissons d’épines pour dire la vie, mais tout ceci semblait tellement sédimenté, tellement incliné à une sombre mutité. Comme la lave refroidie et ses vagues immobiles, le jour avait succombé à la lourdeur des choses.

Dans la souplesse inventive du temps.

Aguadulce se hâtait, se faufilant parmi les touffes d’herbe, genre de savane identique à la désolation des plateaux andins. Bientôt la vue se découvrait, s’élargissait en un empan visuel qui semblait sans limites. Au-delà d’une crête arrondie, le champ était libre qui laissait la place au ciel libre, à l’eau comme une immense plaque liquide étalée jusqu’à l’horizon. Une brise légère glissait dans la faille ouverte du temps sans faire plus de bruit que le vol du courlis sous le ventre des nuages. C’était le lieu paisible d’une halte, d’un possible ressourcement, cela parlait aux sens le langage du luxe, cela disait les mots de l’harmonie, cela proférait un lexique aux limites de l’audible. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à laisser s’éployer le monde en une large corolle, à écouter, en soi, les courants multiples d’une fontaine originelle et ses libres confluences. Alors Aguadulce s’asseyait sur la rive du lac immense et portait ses yeux au bord d’une révélation. Là, le temps s’ouvrait infiniment, se dilatait, s’immergeait dans la pliure de l’horizon, pareil à une faille disant l’impermanence des choses, l’urgence à s’en saisir avant que le jour ne sombre, que le nuit ne dilue l’espace dans une même ambiguïté, reconduisant les formes à leur nullité, à leur insaisissable essence. C’était un flottement, une presque disparition de soi dans les mailles serrées des certitudes. Car, ici, rien de fâcheux ne pouvait survenir. Ni la morsure venimeuse du serpent, ni l’entaille de l’âme, ni la vindicte des hommes. Ils étaient si loin, ramassés dans leurs rêves compacts, dans la laine de leur chrysalide. Ils étaient inapparents, pareils à la vibration de la libellule sur la vitre de l’air.

Aguadulce le savait depuis l’intérieur même de son corps, depuis la graine fermée de son ombilic, depuis les battements de son sang, ici était la splendeur multiple des heures, leurs caresses infinies, leur pureté à nulle autre pareille. C’était une osmose, une fusion que d’être « Agua » et d’observer la nappe d’eau faire ses reflets argentés, c’était le glissement en soi d’une mousse, d’une agréable torpeur que d’être « dulce » et de se relier au langage du monde. C’était la certitude d’être dans la plénitude que de porter ce si beau nom « d’Aguadulce », « eau douce », amniotique, lustrale, purificatrice de tout ce qui avait lieu sur Terre. Car la terre était épuisée, car la terre ne disait plus les heures, car la terre se retirait dans le silence et le temps s’était arrêté au creux des sillons pareils aux douleurs des abîmes. Il n’y avait plus que cela, la toile mobile de l’eau, sa densité grise, sa lourdeur de plomb, sa pensée des profondeurs, sa disposition à proférer la beauté. Il n’y avait que cela, l’encre des nuages que traversait la lueur d’un éclair de lumière, les cumulus comme les cendres des volcans, des chutes de pluie oblique, des copeaux d’oiseaux au pli de l’horizon, puis rien d’autre que cette manière de genèse par laquelle l’existence paraissait sur le point de paraître. Jusqu’ici, l’on n’avait rien vu, l’on avait laissé ses yeux de chiots soudés sur l’inconscience native des hommes, on avait répandu sur sa neuve sclérotique la poudre céciteuse de l’ennui. Il était temps de découvrir le passage, la fuite, d’expérimenter, sur l’aire libre de sa peau, la souple percussion des minutes, le divin contact des milliers d’aiguilles des secondes. Soi-même, l’on était devenu simple rouage du temps, balancier de laiton faisant ses lentes oscillations dans la comtoise au ventre dodu, poids de fonte montant et descendant dans le corridor du vivant.

C’était cela que pensait l’enfant aux yeux de lagune, tout ébloui d’être si près des ressources infinies de l’être. Alors il fallait disparaître de soi, procéder à sa propre métamorphose, héler son imago afin que quelque chose comme une révélation pût avoir lieu. C’était si facile de se laisser aller à la splendeur de son essence, de confier son sort aux mélodies infinies du langage. On disait « loutre » et l’on était cette liane grise à la peau soyeuse faisant ses glissements ophidiens parmi le lacis des algues. On disait « saumon » et son corps se recouvrait d’écailles luisantes, d’une infinité de points, son ventre gonflait sous la poussée des grappes d’œufs translucides et l’on semait sa fraie dans le tumulte des eaux. On disait « castor » et l’on lustrait sa fourrure grise à l’abri de son nid de branches, sous la voûte du ciel. C’était si facile, là, en dehors des rumeurs et des manigances de se confier à sa propre profération, au recueil intime des sensations dans la demeure de peau et de chair. On disait « héron » et l’on était cette voilure infiniment tendue, brindilles des pattes repliées, bec allongé dans le signe de la pêche. On disait « butor » et l’on était ce simple étoilement dans la discrétion du jour. On disait « milan » et l’on était cette forteresse de plumes sombres, ces rémiges en éventail, cet œil à la dureté de porcelaine, cette pupille d’obsidienne prenant acte de l’immense solitude de l’espace. Alors l’on n’était plus séparé, tout coulait facilement depuis le dôme du ciel jusqu’à la plaque de l’eau, immense chant venant dire aux existants le bonheur de vivre en ce temps, en ce lieu, sur ce coin de Terre. Alors, on emplissait les boules de ses yeux de milliers d’images, on laissait chuter sur l’aire de sa peau les gerbes de lumière, alors on poussait sur ses talons, on étirait son corps à sa limite pour saisir une ultime bribe de beauté. C’était une telle joie que de se laisser aller à la fascination du simple, de l’immédiat, à la saisie de cela qui voulait bien visiter le corps à la manière d’une ambroisie. Une ivresse. Un vertige. La limite d’un évanouissement.

Puis Aguadulce se redressait, cueillait une dernière herbe, un dernier bout de branche, la lunule blanche d’un galet et, dans le silence des heures, consentait à laisser ce temps à son immémoriale demeure. Derrière lui, dans les grottes lacustres, dans les gonflements du ciel, dans l’encre des nuages, il sentait combien toutes ces choses, encore, retenaient de lignes inaperçues, de comptines en sourdine, de fables en attente, de poésie sur le point d’éclore. Mais il ne fallait pas puiser à la source son eau prodigue à la faveur d’une trop rapide vision, mais il fallait laisser libre les meutes d’air, les volutes de cendre, les spirales de l’imaginaire. Aguadulce redescendait du plateau de latérite au milieu des craquements des fissures de terre. Il entendait, parmi les touffes d’euphorbe, la lente dilatation des gorges bleues et vertes des lézards. Il sentait sous la corne de ses pieds la musique infinie du sable, son crissement, son écoulement infini sur la pente du monde. Bientôt les hommes se lèveraient, enveloppés dans leurs toiles blanches. Il serait temps d’aller les rejoindre sous les palmes étroites de l’arbre à paroles. Il y avait, encore, plein de choses à savoir. Jamais rien ne s’arrêtait dans la bascule du jour. Rien ! Jamais !

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher