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16 octobre 2018 2 16 /10 /octobre /2018 15:26
L’Eveil de Lucilla

                                "Bodhi..."

                     Œuvre : André Maynet

 

 

***

 

 

  

   Je m’appelle « Lucilla »

 

   Je m’appelle « Lucilla », mais tel n’a pas été toujours mon nom. Autrefois je me nommais, indifféremment « La Ténébreuse », « L’Ombrée », « L’Obscure ». Je vivais dans la grotte d’une gorge étroite où la lumière du jour coulait pareille à du plomb. Les chauves-souris, les araignées, les cloportes, les mille-pattes étaient mes amis. De ma cachette j’observais le monde et, parfois, j’invitais l’un de ses Représentants à venir me rejoindre dans le confus et l’énigmatique, là où les relents de soufre de l’Enfer faisaient leurs volutes jaunes. En quelque sorte ils étaient des « Elus » et, les amenant dans ma Caverne, j’en faisais des Hôtes Distingués. De mes traitements ils n’avaient nullement à se plaindre, tout heureux qu’ils étaient de se soustraire à la curiosité du jour, de connaître les délices de la nuit. Une fois qu’ils y avaient goûté, j’avais toutes les peines à les convaincre de rejoindre leurs logis. Ils m’assuraient que le Paradis était ici, en ma divine compagnie, ce dont, jamais, je ne cherchais à les dissuader.

  

   Nos farces de carabins

 

   La carte de nos loisirs - de nos plaisirs -, était infiniment variée, allant de l’abandon total à l’innocence au supplice le plus raffiné qui se puisse concevoir. Je n’en donnerai que quelques exemples. Capturer quelque Vivant et, après lui avoir inoculé le poison de l’addiction souterraine, soit le dépouiller de tous ses biens, lui raconter les pires histoires que nous avions inventées pour le tromper, soit l’amener à la déraison et le conduire à la folie au motif que son existence ne serait plus possible parmi les siens, mais seulement dans le royaume des taupes aveugles, des ombilics annelés, des araignées-chameau et des scorpions au dard levé plein d’un poison mortel plus dangereux que la Mort elle-même. Souvent, dans les boyaux de glaise qui nous servaient de couloirs, nous entendions le Malin rire aux éclats de nos farces de carabins. Longtemps ses ondes rebondissaient et s’enroulaient autour des stalagmites de notre refuge. Ainsi le temps passait, ourlé de plaisanteries et tissé de surprises dons nous gratifiaient nos Pensionnaires si naïfs que le simple vol d’un papillon les eût émerveillés ou amenés au bord des larmes. Quelques années coulèrent hors de tout souci, sauf celui de porter nos multiples joies à l’incandescence. Mais il en est des satisfactions comme des plaisirs de l’amour, toujours la décroissance intervient, alors que nous pensions son destin immortel.

  

   Un sens caché des choses

 

   Je m’appelle « Lucilla ». Autrement dit « Clarté », « Lumière », « Illumination ». Sans doute vous étonnerez-vous du prodige de ma métamorphose ? Mais il y a des changements d’états qui tiennent du mystère ou d’une bien étrange alchimie que d’aucuns nomment « mystique ». Vous aurez remarqué l’identité de leur radical qui semble incliner en direction d’un sens caché des choses. Peut-être faut-il s’initier à leurs arcanes  par un séjour initiatique ? La grotte, par son côté hermétique, paraît en constituer le plus sûr sésame. Elire domicile quelque part n’est jamais le fruit du hasard, mais pur mimétisme au gré duquel « qui se ressemble s’assemble ». Mais, savez-vous, parfois, les mauvais penchants ne sont qu’une pellicule de surface qui cache une âme sensible.

  

   Allégorie de la Caverne

 

   Voici qu’un jour, sans doute lassée de m’ingénier à tendre ces traquenards de potaches, je remonte le boyau en pente qui conduit à la sortie. Partout, sur des gradins de terre, placées telles des potiches, mes Victimes qui ressemblent plus à d’antiques objets poncés par les siècles, qu’à des formes humaines. Et si je vous précise qu’ils étaient identiques à des Prisonniers enchaînés glacés d’obscurité, vous n’aurez aucun mal à décrypter l’allégorie platonicienne de la Caverne, sorte de clé de voûte de toute la philosophie. Oui, suivez-moi, dans peu de temps, au terme de notre cheminement de grabataire, la lumière du Soleil - la Vérité - se montrera à nous avec la gloire d’une certitude enfin acquise après des jours et des jours d’égarement. Parfois faut-il se perdre afin de mieux se retrouver !

  

   S’élever vers son possible

 

   Certains de mes nouveaux amis « Lumineux » ont attaché à mon nom celui de « Bodhi » qui n’est autre que l’expérience rare de l’éveil spirituel. Mais ceci ne s’acquiert qu’au terme d’une longue et éprouvante recherche. L’or n’est jamais là, d’emblée. Toujours il est précédé de l’argent qui, lui-même, est tributaire du plomb. S’élever en soi vers son possible est toujours accomplir ce chemin du métal vil au métal précieux qui en est la quintessence. Donc, au sortir de la Caverne, je n’ai eu de cesse de prêcher la bonne parole, tel Zarathoustra, de répandre le Bien autour de moi, de regarder la Beauté, de mettre en exergue la gemme infinie des Vertus. Je ne pensais même plus à mes anciens Compagnons d’infortune, sauf parfois, de manière à ce qu’ils me servent de contre-exemples, de miroirs inversés à partir desquels emplir mon coefficient d’humanité. Après avoir éprouvé le désert, l’insignifiant, le stérile, il me fallait devenir cette outre pleine d’un vent régénérateur, promesse de déploiement à l’encontre de tout sentiment d’absurde et d’inclinations ourlées de sophismes et de contre-sens en tous genres. C’était comme de partir d’une sinistre banlieue aux immeubles sordides et de se retrouver dans une cité radieuse avec de larges places dédiées aux fontaines et au chant de l’eau.

  

   Nirvāṇa 

 

   Voici qui je suis, maintenant, après que j’ai été délivrée des tourments qui m’assaillaient dans le monde souterrain, cette lourde chape chtonienne, si près des Enfers, tout contre le Royaume des Morts. Je suis dans une pièce sans nom, ni lieu, ni temps. Peut-être se nomme-t-elle « Nirvāṇa », ce si beau nom qui ne peut désigner qu’un espace abstrait, sans attaches d’aucune sorte avec ce que nous connaissons habituellement. En aurait-il qu’il perdrait aussitôt tout son sens. Le monde de l’Eveil ne peut-être celui des Egarés, celui qui s’attache aux biens matériels, aux éblouissements des ustensiles, aux certitudes de la richesse. « Nirvāṇa » est le domaine du frugal, du simple, de la blancheur à l’état natif, du peu, du dire silencieux des choses. L’être qui en connaît « les portes de corne et d’ivoire » est hissé de lui en direction d’une extase nervalienne où ne se donnent à voir que des « Filles du feu » et les ailes silencieuses du songe.

  

   Au centre d’une spirale

 

   Je suis debout au centre d’une sorte de spirale qui me change en cette cariatide éternelle qui soutient les chapiteaux invisibles de l’essence humaine. Touchant mon corps - mais pourrez-vous faire ceci ? -, frôlant les tiges de mes jambes, la pulpe de vos doigts effleurant la douce entaille de mon sexe, contournant mon ombilic - cet omphalos qui dit le centre de Qui-je-suis -, palpitant tout contre les deux boutons de ma poitrine, entourant l’ovale de mon visage de Mime, palpant la soie cuivrée de mes cheveux, vos doigts, donc, seront-ils au contact d’une Fille, d’une Nymphe, d’une Déesse ? Sachez en tout cas que je ne sais plus qui je suis moi-même. C’est un tel état de flottement, de lévitation, que d’être soudain libérée du saṃsāra, ce cycle temporel infernal où se ruent la plupart des existences mondaines. Toujours un plaisir qui en remplace un autre. Toujours un désir qui rallume sa flamme alors que la précédente vient tout juste de s’éteindre. Toujours une envie qui fait son urticante étincelle, ici dans la pliure de l’âme, là dans la rubescence du corps, encore plus loin dans l’antre sulfureux de la convoitise, si ce n’est dans les tourbillons vertigineux de la volupté.

  

   Le clair-obscur

 

   Oui, vous avez bien vu, c’est Bouddha en personne qui, depuis le lieu de sa grande sagesse, est tout sourire puisqu’il me voit débarrassée  des motifs qui me retenaient prisonnière dans l’étroit réduit de ma grotte. Mais il n’est là qu’en tant que Passeur, que Médiateur entre l’ombre et la Lumière. Je suis dans le seul lieu qui soit humainement supportable pour une encore Vivante, dans l’entre-deux, dans le clair-obscur (ceci est bien plus qu’une simple métaphore, un indice pour percer le secret de notre complexité), le clair-obscur donc qui partage le monde en deux parties également fascinantes : la nuit du vice, le jour de la vertu. Il faut un grand courage pour se tenir à égale distance de ces deux tentations. Peut-être l’ataraxie est-elle au prix de cette éternelle indécision qui nous exonèrerait de nombre de nos tourments ?

  L’équilibre, la juste voie,  résident-t-ils dans le choix ou bien dans le non-choix ? Et puis, suis-je suffisamment autonome pour assumer ma condition ? A l’heure d’infléchir le sens de mon existence, un doute m’assaille : de quel côté se situe cette Vérité dont on prétend qu’elle nous sauverait ? Dans « La Pesanteur ou la Grâce » ?,  selon le beau titre du livre de Simone Veil. Mais le « ou » est trompeur qui entretient le paradoxe tout juste soulevé. Il nous oriente selon un dualisme dont il s’agirait de tirer, ou bien la condition d’une élévation, ou bien de son contraire, d’une chute. Cette cruelle indétermination nous ôte toute possibilité d’envisager une métaphysique de la liberté au gré de laquelle, en termes chrétiens, il s’agirait de convertir notre être en amour, compassion et don de soi. Or le destin transcendant de tout être est d’atteindre la liberté. Mais, ceci, nous ne pouvons nullement le décréter. L’espérer seulement.

 

   Qu’une étincelle jaillisse

 

  Je suis sur cette lisière qui tremble de n’être pas connue avec certitude. Je m’en remets - abandon de ma liberté ? -, au soin de votre vision, vous qui regardez cette image tremblante pareille à la flamme dans la cage d’une lampe-tempête. Puisse-t-elle m’éclairer suffisamment. Le chemin est si long, si confus de la terre ombreuse au ciel lumineux. Si ardu ! « Bodhi », बोधि, chemin si complexe, telle la graphie du sanscrit qui sinue en nous pour nous appeler à  « l’intelligence », « la  connaissance parfaite », « la révélation ». Comment tout ceci pourrait-il s’obtenir sans qu’un sacrifice soit consenti, sans qu’une mise entre parenthèses du monde soit opérée ? Constamment nous tentons de flotter au-dessus de ce quotidien qui nous aliène, de cette mystique qui nous enjoint de la connaître. Toujours nous sommes en suspens. Libres. Non-libres. Hésitant à larguer les amarres pour un autre univers. Nous sommes des êtres de l’ambiguïté. Ce que nous avons, nous le renions. Ce qui nous échappe, toujours nous le voulons. Y a-t-il un lieu de résolution de ces tensions ? Combien l’on donnerait de ses avoirs afin que, rassurés, notre voyage s’illumine enfin d’un but ! Autre que d’être soi parmi la confusion, d’être un non-être dont l’essence en fuite est ce clignotement qui parvient aux Egarés de la Caverne à défaut de les rendre lucides.

   « Lucilla », mon nom second, débarrasse-toi de tes attributs anciens. « La Ténébreuse », « L’Ombrée », « L’Obscure » ne sont là qu’à te conduire à la cécité ! Au moins provisoirement. Qu’une étincelle jaillisse qui éclaire ma nuit !

 

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11 septembre 2018 2 11 /09 /septembre /2018 15:50
Quel reflet de toi ?

      Œuvre : Assunta Genovesio

 

 

***

 

 

   Quelle était donc ta posture dans la venue du jour ? Dehors, déjà, l’air était chaud, promesse de brûlure et personne ne se hasarderait dans les rues avant qu’un peu de fraîcheur n’arrive aux abords de la nuit. La nuit aussi était une douleur, un passage à gué entre deux rives que la fureur habitait. Ces lames blanches dans le ciel, cette foudre qui habitait les nuages, ces nuages au teint de plomb, que ne se précipitaient-ils sur la terre afin de lui apporter ce repos auquel elle aspirait ? Cela durait depuis des jours, cela menaçait mais rien ne se produisait que cette étuve où chacun étouffait, cherchant un peu d’air auprès d’un ventilateur, d’une fenêtre ouverte sur un espoir vite déçu. Vraiment il n’y avait rien à espérer. Il suffisait de se calfeutrer, de faire de son corps le territoire le plus étroit, de se réfugier dans la pièce la plus obscure, peut-être une salle de bains et y demeurer jusqu’à l’infini du temps. Les choses, parfois, semblent n’avoir nulle autre fin que leur entêtement à persister dans l’absurde, à vaincre quiconque s’opposerait à leur soudaine splendeur, à leur rutilance, à leur toute puissance.

   De la maison que j’ai louée, à Port-Blanc, la vue est immense qui semble n’avoir nul horizon. Au premier plan, la masse claire des rochers, une arche de pierre qui plonge dans l’eau d’opale et d’écume. Au sommet d’une falaise, la ruine d’une bâtisse de granit découpe son étique silhouette. Quelques ilots au large qu’enveloppe une brume de chaleur. J’y viens dès l’aube, carnet de croquis à la main, traçant ici et là quelques lignes qu’ensuite j’emplis d’aquarelle légère, comme si ces touches à peine appuyées pouvaient atténuer cette impression de lassitude que procure l’ardeur solaire dès qu’elle déchaîne son envahissante houle. Invariablement, vers les dix heures, je range crayons et pinceaux et me hâte de regagner mon abri. Le jour durant, derrière les volets croisés, je tape à la machine les textes qui seront mes articles de rentrée au Journal. Parfois, à la limite de l’endormissement, je cède à un rapide somme, espérant un réveil plus lucide à sa suite. La nuit, à la faveur d’une mince fraîcheur, fenêtres grand ouvertes, sous l’œil complice de la Lune,  je termine  ce que le jour m’avait refusé. Il n’est pas rare que je gagne mon lit vers deux ou trois heures du matin. L’aube point qui me surprend au milieu de mes rêves.

   Le réveil, ce matin, est semblable à ce fin brouillard fiévreux - marque de cette haute saison -,  qui se voit renforcé par la présence de l’Océan. De fines gouttelettes en suspension qui talquent aussitôt le visage et y dessinent les minces ruisselets qui courent jusqu’à l’éperon du menton et font leurs gouttes étincelantes sur le sol de tomettes. Aujourd’hui je n’irai pas dessiner sur la falaise. Mon travail est en retard et la remise des textes à l’imprimerie est proche. Un petit déjeuner sur le bout du pouce. Juste une halte avant de me replonger dans l’écriture. Je prends mes jumelles et parcours la grande plaine liquide. Quelques voiles blanches au loin. Des promeneurs près de la ruine de granit. Ils édifient des manières de cairns qui regardent le ciel. De grands oiseaux gris décrivent des cercles au-dessus des falaises puis, soudain, obliquent vers l’intérieur des terres. Je les suis et en distingue les becs noirs, les rémiges tendues, le vol incisif, pareil à un coup de canif. Maintenant ils sont hors de portée et les deux cercles des jumelles sont vides de présence jusqu’à ce qu’ils se posent sur cette basse maison blanche que surmonte un toit d’ardoises. Les volets sont fermés à l’exception d’une pièce plus claire - une lumière y brille d’un vif éclat -, dont la fenêtre ouverte semble vouloir livrer quelque secret.

   Il me faut accommoder un instant, attendre que ma vision se règle, s’habitue à ce clair-obscur au sein duquel je te vois, Toi l’Etrangère, debout, appuyée au marbre d’une coiffeuse, entièrement dénudée, dans la pose alanguie d’une femme à sa toilette qui, sans doute, applique sur son visage les premières touches de maquillage. Vois-tu, cette image me fait étrangement penser au « Nu provençal » de Willy Ronis, cette ambiance si intime, cet abandon de la courbe du dos à tout regard inquisiteur, cette attitude si doucement disponible à être l’icône inoubliable dont je peuplerai le ciel de mes rêves. Sans doute ne te sais-tu pas observée, détaillée par une vue qui pénètre loin dans la meute ouverte de ta féminité. Du reste tu n’en sauras rien. Demain, j’aurai bouclé mes bagages, en route vers le ciel de schiste de Paris, occupé déjà à peaufiner mes articles que mes lecteurs liront bientôt.

   Alors, Toi la Survenue d’une longue nuit - celle de l’inconnaissance -, tu ne seras plus que cette vague couleur sur l’arête d’un prisme, peut-être un simple indigo, une améthyste dormant dans le feutre de son écrin. C’est pourquoi aujourd’hui, dans cet instant que je fais mien, je veux rassasier mes yeux, leur donner  à satiété cette nourriture rare que tu es. Ils sauront bien me dire la limite à ne pas dépasser, au-delà de laquelle je ne serais que le contemplateur d’une âme se livrant dans son plus total dénuement. Oui, laisse-moi encore ce genre de « permission de minuit, de midi ? » afin que, rendu à mon âme d’adolescent, je puisse rêver de ta féminité au-delà de la féminité, c'est-à-dire t’installer dans ce palais de cristal sur lequel tu règneras sans partage. Non, tu n’auras nulle concurrente. Pas même une Survenue de quelque gynécée d’Orient sur lequel quelque Prince exercerait son souverain désir.

   M’apercevrais-tu, dissimulé derrière le double foyer de mes jumelles, tu penserais avoir affaire à un Voyeur sans scrupule voulant dérober jusqu’à la plus infime parcelle de ta vie intime. Mais, je te l’assure, ma contemplation n’a rien à voir avec la pure curiosité ou bien l’intention licencieuse. Tu aurais été vêtue, je n’en aurais pas moins assuré mon tour de veille, en sauvegardant jalousement l’éternelle durée. Ceci, tu ne peux le savoir, je suis un incorrigible romantique qui lit sans discontinuer cette littérature d’un autre temps. Je m’évade dans les replis  de « Gaspard de la nuit » d’Aloysius Bertrand, je rêve avec Musset aux « Contes d’Espagne et d’Italie », je vole au rythme des songes de Gérard de Nerval, je vibre avec « Myrtho », « divine enchanteresse ». Alors le risque que tu cours n’est pas grand. Te retrouver dans l’un de ces poèmes que j’écris le soir, près de  l’Île Saint-Louis, face la Seine avec ses remous d’étain, ses longs trains de péniches, quelques promeneurs isolés à la pointe du Quai de Bourbon. Il me faut ma moisson d’images, ma collection de sensations. Sinon, comment pourrais-je sortir de moi, de cette geôle de l’ego qui, toujours, m’assigne à demeure ?, et je ne suis plus que Narcisse devant le désespoir de son propre reflet.

   Voilà le terme de mon intrusion. J’ai plié mes jumelles, prenant soin d’y loger cette saisie visuelle dont, peut-être, je bâtirai ma prochaine fiction. La plupart de mes lecteurs pensent que mes personnages sortent tout droit de ma tête. Mais il faudrait que cette dernière soit bien grande, bien fertile ! Le peuple de mes fantasmagories, dont maintenant tu fais partie, voici comment j’en assure l’existence. Voir sans être vu. Jeu de chat et de la souris. Mais, imagine, je ne sais plus, le plus souvent, du chat ou de la souris, qui je suis réellement. C’est le piège de l’imaginaire que de tout diluer dans un même creuset. De tout confondre et de ne rien rendre à soi qui dirait l’identité. Heureusement je dispose de quelques garde-corps ! La lecture, le songe éveillé, l’errance sans appui dans quelque toile découverte, au hasard d’une promenade, Rue de Seine, à la vitrine d’une galerie. Sinon la folie serait au bout avec ses habits multicolores et le bruit fascinant de ses grelots.

   Ma nuit a été illuminée des éclairs de ta chair. Des bistres se mêlant à l’acajou soutenu de tes cheveux, à l’ambre léger de tes épaules, à la terre d’ombre de ton sexe que j’imagine à la manière d’une feuille lancéolée dans la demi-nuit d’un sous-bois. Que demeurera-t-il de tout ceci qui refleurira au hasard des mots ? Je serais bien en peine de le dire tellement la confusion m’habite. Comme si j’avais bu à la fontaine de Léthé, comme si j’avais fumé du chanvre indien qui me laisserait dans l’indécision de moi-même.

   Me voici sur la route. L’air est frais encore qui coule sur la dalle de mon visage. Passant devant chez toi, j’ai pris soin de noter ton adresse. Ce poème que je ne manquerai d’écrire lorsque les jours chuteront, que les berges du temps ne seront plus que frimas, que les passants dans la rue mimeront des glaçons pendus aux branches, oui, ce poème, souvenir d’une toilette en train de s’accomplir - cette naissance -, je te l’enverrai. Tu ne sauras qui te l’a adressé. Un Voyeur est toujours un voyageur de l’ombre. Que l’ombre s’allonge donc, l’hiver est si long à venir où brasille l’impatience d’écrire. Le feu !

 

 

 

 

 

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10 septembre 2018 1 10 /09 /septembre /2018 10:17
Une idée simple du bonheur

                    « Plus qu’une cérémonie »

                       Œuvre : André Maynet

 

 

***

 

 

   Bien des quidams dont je croisais la route me demandaient quelle était la raison de mon bonheur. La raison ? Fallait-il être distrait pour interroger de la sorte ! Comme si le bonheur - cette faille dans la lumière du jour -, pouvait jamais se dénoter en termes de concept,  d’argumentation logico-rationnelle. Sans doute mes coreligionnaires faisaient-ils  appel à un rapide syllogisme du genre : « Tous les hommes de raison sont heureux. Or tu es un homme de raison. Donc tu es heureux ». Je connais bien des « honnêtes hommes » habiles dans l’art d’argumenter dont les jours sont semblables à ces débuts d’automne badigeonnés de brouillard, que nul soleil ne vient visiter et l’âme esseulée se demande le lieu de son être. Vois-tu, c’est toujours ainsi, l’existentiel se rassure de maints raccourcis. Peut-être est-ce là une façon de se réconforter, de penser qu’une joie est toujours possible à l’aune d’un simple raisonnement. Sans doute ces hommes sont-ils heureux au seul motif de ne point connaître la mystérieuse alchimie qui conduit au ravissement.

   Ta photographie, la voici posée devant moi dans le demi-jour de ma mansarde. Que crois-tu qu’il soit advenu de cette rencontre ? Elle aurait pu être banale, identique à la vision d’une carte postale d’un ami perdu de vue depuis longtemps. On regarde, puis on est loin, déjà, derrière le moutonnement des toits de Paris où l’heure est grise, la pluie vacante qui ne tardera à poudrer les trottoirs de sa lente mélancolie. De l’anonyme où tu demeures, perçois-tu ces deux taches de lumière qui font leur grésillement dans le secret de mon antre ? Ce sont les gardiennes de mes nuits lorsque, visité par quelque intuition, je griffonne sur le papier quantité de signes illisibles.  Sont-elles, ces taches,  le simple écho à ces deux ampoules atteintes de dénuement qui correspondent si bien à ta blanche apparition ? C’est un peu comme si tu naissais d’elle, la lumière, genre de concrétion dans la nuit d’une caverne, offrande faite aux hommes au plein de leur sommeil. Ou bien surgissement d’image dans la soie de leurs rêves.

Combien cette cagoule de cheveux cuivrés encadre avec douceur la lame de ton visage, cette merveilleuse étrave qui ne s’avance qu’à être déchiffrée. Et le rose de tes joues, et le rouge de tes lèvres, ces clignotements étranges, ces flamboiements assignés à résidence, disent-ils le raffiné de ta présence, dont tout un chacun voudrait recevoir le don pareil à une grâce infinie ?

Tes épaules, oui, tes épaules taillées dans ce marbre de Carrare avec leur chute infinitésimale, comment ne pas être fasciné, comment s’en éloigner autrement qu’au prix d’une immédiate douleur ? Et ton buste ? Ce signal d’un brusque revirement, l’ombre y court qui, bientôt, soustraira à mes yeux la plaine de ton corps. Voilé, visible, mais au prix d’une dilatation de la pupille. Celle de l’âme, la seule pouvant officier, ici, dans ce qui s’annonce comme le pur cérémoniel.

   Es-tu prête pour quelque mystérieux adoubement ? Pour célébrer le fleurissement de ton âge nubile ? Pour passer un pacte avec la Mort ? C’est si ouvert à la pluralité, une cérémonie ! De la naissance à son contraire, tout peut s’y inscrire qui laissera trace dans les strates du souvenir. Mais j’allais oublier les bourgeons de tes seins, ces deux mots susurrés dans le menu, l’imperceptible, le creux de ta bouche en porte encore la douce saveur. Et la goutte de ton nombril sur laquelle s’imprime ce merveilleux bouton de rose, qui est-elle pour vouloir ainsi se soustraire aux regards ? Veut-elle retourner au lieu de son éclosion, n’avoir plus de lien avec la vie que par la médiation de la fleur, cette patience en attente de son destin ? Et les lèvres de ton sexe - cette permission de bonheur -, que ne les voit-on, elles cernées d’ombre qui se refusent à la liturgie, qui demeurent dans le mutique, le retrait, la continence. Cependant, belle icône, persiste en ta virginité. Nul ne saurait offenser ce corps dont l’oblativité, nul n’en doute, sera pour plus tard, lorsque automne et hiver seront passés, que la fête du printemps appellera la sève, que les hommes de raison danseront, délaisseront leurs théorèmes pour le chant, renieront les braises de leur entendement afin que paraisse au grand jour l’éclairement de leur amour.

   Connais-tu, toi l’Abandonnée - c’est bien cela, le jeu de ta résignation ? -, pur plaisir à te hisser au-dessus du sol anonyme, à figurer dans cet orbe de jour, à questionner ceux dont tu emplis le champ de vision qui, toujours, garderont dans la lanterne de leur tête cette vacillation de l’heure dont ils feront le lieu d’un rite ? Pas d’autre voie que celle de cette infinie errance. Oui, permets-nous de divaguer et de ne point nous arrêter. Bientôt sera l’heure teintée de nuit. J’éteins les deux halos de lumière si semblables à ceux qui dessinent ta forme. Deux longs rails de réverbères font leurs étranges sémaphores en direction de la Seine. Ma page est blanche qui attend le signe que tu es. Puisse-t-il me tenir éveillé jusqu’aux premières lueurs de l’aube !

  

 

 

 

 

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8 septembre 2018 6 08 /09 /septembre /2018 12:27
A l’ombre des Demoiselles

      « Ce soir...le Canigou rêve de son passé !!! »

                 à Orgues d'Ille-sur-Têt

                Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   J’étais arrivé en Roussillon, ce pays que je croyais béni des dieux, aux alentours de Pâques. Le temps était froid, uniformément gis. Certains jours de longues lames de vent trouaient les rues et les gens étaient rares qui s’y aventuraient. J’étais descendu dans un hôtel de Saint-Cyprien, bien décidé à faire avancer l’article que je consacrais à l’écologie, une idée neuve en ces temps lointains, bien que consuméristes. Le matin serait consacré à l’écriture, les après-midis à quelques randonnées en direction des Albères. Je voulais revoir Cadaqués-la-Blanche : un amour de jeunesse que j’avais délaissé depuis bien des années. Ma fenêtre donnait sur la lagune avec ses ilots de maisons écumeuses et la nappe claire de la mer. Lors des éclipses de l’écriture, je laissais mon regard planer sur le vol silencieux des mouettes, une voile dressée dans le vent, parfois des quidams tachaient l’asphalte de leurs minces silhouettes. Ta lettre, je l’avais emmenée avec moi, glissée dans le fatras de mes notes. De temps à autre j’y jetais un coup d’œil, lisant au hasard une phrase parmi d’autres. « N’oublie pas de rendre visite aux Demoiselles ».

   Ce matin le ciel est une belle aventure, une avenue libre de toute contrainte. Les oiseaux de mer volent en rafales, font mine de plonger puis rebondissent dans l’air qui crisse telle une feuille. On s’agite dans le damier des rues. On hisse les focs, ils faseyent de belle manière, invitent au grand large. Les toilettes sont plus claires, les rires plus visibles, les hâles déjà posés sur la plaine des épidermes. Mon article bouclé, me voici disponible aux « Demoiselles ». Les rencontrant, je n’aurai, sans doute, de pensée que pour toi. Peu de monde sur la route. A ma gauche la vitre brillante d’un grand lac, un essaim de maisons, des caves aux hautes façades. Puis, dans une sorte de brume diaphane, le dessin de l’irréel lui-même, la touche subtile de l’imaginaire, le dépliement du rêve lorsque l’aurore point. J’ai posé la voiture, emprunté un chemin qui sinue en direction des hautes falaises. A cette heure matinale tout repose encore dans son étole de nuit. On en devine encore quelque réminiscence, cette nappe grise en haut du ciel, ce frémissement qui attend l’heure de sa germination. Plus bas, l’espace s’ouvre dans le genre d’un cirque de lumière. La clarté rebondit, là-bas au loin, sur l’étrave du Canigou. Elle en détoure la géométrie, en accentue le caractère sacré. Vois-tu, c’est si majestueux une montagne, avec ses sentes vives, ses étagements, ses sources, le peuple de ses arbres qui ne gravissent jamais tout à fait les pentes. Là-haut, si près du ciel, est le domaine des grands oiseaux de proie, des vents solitaires, des plaques de neige immortelle, des plumets blancs des asphodèles, des chardons hirsutes au rose fuchsia éclatant, peut-être des sublimes édelweiss à moins qu’il ne s’agisse de notre désir de les voir couronner un pic si attachant !

   Au début, ce n’étaient qu’ombres longues et visions à contre-jour. Maintenant la lumière a tout gagné qui tapisse et débusque la moindre touffe de végétation. Les habits verts des chênes pubescents, les pistachiers lentisques dont les baies rouges doivent s’impatienter de paraître, les arbousiers et leurs fruits rouges en attente de mûrissement. Tout est là dans la rumeur disponible du jour. Tout est là et la fête de la présence peut avoir lieu. Oui, les Demoiselles sont visibles dans leurs robes d’apparat. Un blanc doux que rehausse le gris discret de leurs volants, ces belles strates qui nous disent leur âge et nous inclinent à la modestie. Et puis leur coiffe est si distinguée qu’on dirait tout juste confectionnée pour aller au bal. Au bal du temps, le géologique contre le nôtre, l’humain, qui semble si inapparent dans les rouages de l’heure. Puis les couleurs qui forcissent, déploient les ramures de leur être, ces touches qu’un pinceau délicat a à peine effleurées, une lueur d’argile claire rehaussée, semblable à un miel soutenu, à la teinte accueillante d’un poil animal, peut-être un chamois, le site pourrait si bien leur être dévolu.

   Cet étonnant paysage à l’allure de rideau de scène d’un théâtre fantastique, il faut l’archiver au profond de la mémoire, le mettre en sécurité, en faire ce précieux patrimoine qui se hissera de lui-même lors des journées tristes où la Tramontane balaie la plaine du Roussillon de son haleine glacée ou bien quand le Marin, porteur de brumes, limitera la vue, glacera les yeux de ses milliers de fines gouttelettes. On pourrait demeurer un temps infini à regarder ces prodiges du sol faire leur beau ballet. Le jour, avec l’infinie variation de ses teintes. La nuit, sous le vernis blanc de la Lune, cette lactescence qui irait si bien à ces altières figures tout juste sorties d’un conte de fées. Oui, elles sont d’abord, malgré leur grand âge, des images pour de jeunes enfants babillant à la seule vue de ces hochets géants qui agiteront leur bras de celluloïd sur l’ouate de leurs rêves. A simplement les regarder, nous redevenons des bambins insoucieux des atteintes de l’âge, nous applaudissons des deux mains, naïvement, comme s’il s’agissait d’un théâtre de marionnettes qui nous aurait conviés au spectacle, quelque part, peut-être sous les frondaisons du Jardin du Luxembourg.

   Tu apercevras combien les associations d’idées sont inouïes ! Les manuscrits de mes articles, j’ai pris l’habitude de les relire près du bassin de la Fontaine Médicis, je ne sais pourquoi. Peut-être ce calme des reflets d’eau jouxtant la turbulence de la grande ville. Demain je rejoindrai Paris. Je range mes dernières affaires. Quelques voiliers rentrent au port. Quelques attardés frissonnent dans l’air qui fraîchit. Avant de rentrer à l’hôtel, je suis allé faire un tour au bord de l’étang de Canet. Sur l’eau étale, le Canigou répandait son ombre claire, ses arêtes encore enneigées dépliant leurs nervures alors que sa base reposait dans une ligne de nuit. Une bande de ciel gris-bleu au-dessus, puis des nuages à la teinte d’acier à perte de vue. D’ici, les Demoiselles sont invisibles. Sans-doute dorment-elles déjà, emmitouflées dans les plis de leur âge ! A quoi rêvent-elles, pourrais-tu me le dire ?

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

  

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15 août 2018 3 15 /08 /août /2018 15:48
Si absente à vous-même

         Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   Ce matin, les premiers frimas de l’automne. Encore dans la discrétion, certes, mais la peau est en alerte qui, déjà, bleuit sous la fraîcheur. Peu de mouvement au début du jour, seulement, dans le duvet du lointain, quelque bruit assourdi, la plainte d’un oiseau, le froissement de la mer, le râle du vent, son glissement tout contre l’anse des rochers. Ce village est si calme, ici, dans le pli des maisons, dans ses rues tortueuses. Il faut éviter les coups de boutoir de la Tramontane, se prémunir des attaques du Grec, de ses lames telles des feuilles sèches qui collent au visage. J’aime les passages ménagés entre les vieilles demeures de pierre, ces arches d’ombre où se fondent les silhouettes des indigènes. On les aperçoit dans le clignotement du jour puis, plus rien qu’une hallucination sur le cercle de la mémoire, ils ont disparu dans la rumeur d’un porche dont, peut-être, jamais, ils ne ressortiront. C’est une peine pour l’âme ces continuelles disparitions. On avait commencé, suivant une forme, à construire une histoire, puis voici que sa fin survient alors que le prologue venait tout juste de poser ses premiers mots.

   Je me suis levé de bonne heure. L’aube n’était qu’une vague traînée gris-bleue à l’horizon. La mer était libre de tout passage. Je me serais cru seul au monde, l’eau étale devant moi, le ciel profond, au-dessus, avec sa claire tache d’infini. Dans ma tête, il y avait comme un bourdonnement, un genre de persistance sourde, l’avenue d’un sentiment étrange. J’étais dans une manière de flottement pareil à celui que l’on connaît sous l’effet d’une légère ivresse. Une étrange impression de mi-distance : d’un connu à portée de la main, d’un insaisissable s’échappant de la pulpe des doigts. Sans doute le jeune enfant ressent-il ceci lors de son réveil, le jouet qui était au centre de sa joie, s’échappant soudain, dans le genre d’un fin brouillard. Le sentier montait dans l’entaille des roches, parsemé de tapis d’herbe rase. La lumière venue de la mer se réverbérait sur les tours génoises. On aurait dit d’anciens moulins à vent privés de leurs ailes. Tout en haut de leurs mâts blancs, les éoliennes brassaient l’air avec la lenteur qui sied aux tâches essentielles.

   Maintenant, je suis au sommet du plateau qui domine toute l’étendue du Cap. Le paysage est beau, infiniment, avec sa teinte pure, son air de lieu originel, ses pierres dénudées poncées par le vent, sa maigre végétation de garrigue, ses quelques hauteurs coiffées des bouquets sombres des pins. Le chemin avance en lacets jusqu’à un bâti de pierres incliné sur lequel se trouve une table d’orientation. Une rose des vents tient lieu de cimaise. Elle énonce la pluralité de l’être, l’inépuisable de sa manifestation. Au-dessous, une carte gravée avec ses noms pareils à des destinations féeriques. Magie de l’orient avec l’essaim d’îles de l’Archipel Toscan puis, sur la terre ferme, l’âme de la péninsule se déclinant en Piombino, Follonica, Punta Ala, ces noms qui font leur brillante constellation autour d’un golfe d’eau bleue ouvert à la libre échappée des hommes.

   Mais d’où êtes-vous donc, vous l’Inconnue qui hier encore, illuminait la courbe de mes yeux ? Êtes-vous une évadée de l’Archipel, une terrestre apparition, une parenthèse dans la dalle continue des jours ? Je me tenais à distance, cueillant ici un bout de bois éolien, là une pierre lustrée de lumière mais toute mon attention, je vous la destinais comme on fait l’offrande de l’aurore au premier chant du monde. Il me fallait être dans la libre disposition à tout ce qui, de vous, voudrait bien proférer : un mouvement, une attitude, le frémissement d’une émotion dont le silence de votre corps était l’infini et troublant réceptacle. Du doigt vous suiviez sur la plaque de céramique les dessins de la présence humaine. Quels étaient donc vos rêves ? Vos passions ? Vos intimes vœux ? Vous étiez si discrète, si énigmatique dans cette suie collée à votre belle anatomie. Votre robe semblait taillée à l’exacte mesure d’une tristesse ou bien à l’insondable d’une mélancolie. Ce noir profond, cette glaçure d’un deuil qui semblait vous tenir là, dans le creux intangible de votre être, sans possibilité aucune d’en traverser la singulière présence.

   Longtemps vous êtes demeurée à laisser votre index voltiger du Cap au continent, du continent à l’Archipel. Dessiniez-vous là le périple d’anciennes amours, esquissiez-vous l’itinéraire d’hypothétiques projets ? Etiez-vous seulement en perte de vous-même, cette errance à jamais qui habite les poètes, désespère les peintres, souffle aux comédiens la posture qu’ils dressent sur scène, tissée des liens de la tragédie ? Etiez-vous tout ceci ou bien était-ce pure déraison que de projeter sur votre mince silhouette l’événement d’une saison qui déclinait, d’une lumière qui baissait, laissant les hommes hagards ? Savez-vous la démesure de ma fantaisie ? Sans doute trop écrire me place en dehors de toute réalité. Nombre de mes amis pensent à moi comme on songe à une fiction, une fumée qui monte puis se dissout sans même donner le nom de sa trace. Voici que dans mon humeur inventive je vous ai remis un nom : « Piombina », cette appellation volontairement féminisée afin qu’elle pût correspondre à la réalité, au moins à un fragment. Nous ne pouvons prétendre qu’à cela : un émiettement du manifeste qui toujours s’évanouit. Tels de comiques culbutos nous oscillons sur notre base, privés de mains et de pieds qui nous diraient les lieux de nos attaches, notre emprise sur les choses, notre empreinte sur la feuille blanche du temps.

   Voici que cette nuit je vous ai rêvée comme si vous aviez été le sujet d’une peinture. Une ébauche cependant. Il était nécessaire de laisser place, de créer du jeu, d’instaurer l’espace d’une liberté. Vous étiez assise sur une chaise aux frêles montants - un écho de votre propre fragilité ? -, tête doucement inclinée vers l’arrière comme si la lumière d’une vérité vous gênait, votre corps si blanc, une porcelaine ou plutôt un biscuit en sa première touche, un bras relevé, teinté d’un vert d’eau, l’autre en col de cygne - disait-il quelque résignation ? -, votre tunique noire au plus près de votre présence, jambes croisées en signe de retrait. Au mur il semblait y avoir un de ces tableaux d’école d’autrefois. Les parois étaient austères qui prodiguaient leur blancheur au cube anonyme de la pièce. Vous étiez si peu réelle, une consistance d’abeille dans le flagelle de l’instant. Pouvais-je davantage m’aventurer dans ce retirement qui était votre propre, non le mien ? Mon regard, fût-il onirique, non doué d’une volonté consciente, me déserta peu à peu, ouvrant mon sommeil à l’entaille du jour.

   Le vent s’est levé qui vient de la mer. Le Ponant arrivant de l’ouest avec ses lames d’air doux, avec sa brise calmement insistante qui pousse les voiles blanches en direction de la côte, vers Portoferraio, Capoliveri. J’ai coiffé mes yeux d’une longue vue. Dans le cercle clair de la vision, sur un voilier aux toiles largement déployées, sise à la poupe, une figure sombre qui pourrait bien être la vôtre. Qui semble regarder en arrière de soi, dans un passé qui s’effrange et ne dit son être qu’à la hauteur d’un chuchotement. Assurément c’est bien vous, cette allure dolente, cette avancée dans le rayon du jour avec un doute inscrit au plein de la chair. Vous n’êtes plus, en cet instant, que cette feuille jouée par des courants contraires.

   Cette nuit, lorsque le soleil aura basculé derrière la ligne d’horizon, sans doute viendrez-vous visiter le ciel de mon lit. Vous y verrais-je en Ilienne, cette condition de celles qui n’ont que leur terre pour reposoir ? Toute sortie de ce lieu est sortie de soi. Demeurez donc en vous, vous n’avez d’autre aire où vous connaître. Le frais, à nouveau. Le crépuscule approche dans ses teintes violettes. Je passe devant la tour crénelée qui surveille la côte. Bientôt le village, ses passages d’ombre. Y aura-t-il un autre jour, une autre lumière afin que je puisse habiter ce lieu désert dont vous semblez ébaucher l’innombrable étendue ? « Piombina », vous êtes un continent aux invisibles limites ! Pour ceci vous êtes désirable. Infiniment !

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

  

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8 août 2018 3 08 /08 /août /2018 10:32
Cette ombre dans le gris

        Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   Cette ombre dans le gris. Fallait-il se résoudre à ne percevoir que ceci de vous ? Le temps, lui aussi, était gris, comme le sont les jours d’Octobre. La lumière se perdait dans le ciel. Les toits de zinc, qu’une première brume visitait, se mêlaient aux fibres de l’air dans une drôle de symphonie abstraite. La nuit était une longue dérive parmi l’insu des choses. Le jour une navigation à l’aveugle. Partout, au coin des rues, sur la vitrine d’un bar, à l’angle d’un parc, la mélancolie faisait ses taches poudreuses, ses pointillés sibyllins. Rien ne tenait que l’impalpable, rien ne proférait que le vertige du silence.

   Entre deux écritures mes pas me conduisaient près du Canal Saint-Martin, cette douce mer intérieure, cette eau plombée où ne se reflétait, parfois, que l’ennui sans fin de la ville, où se levait l’insignifiance des errances, où les feuilles d’automne dérivaient sans but sous les poussées hésitantes du vent. J’aimais ces métaphores temporelles d’une eau enfermée dans ses quais de ciment, sa belle langueur, son immobile visage interrogeant le souple écoulement des nuages. Je passais de longs moments à regarder tourner le pont de la Grange-aux-Belles - peut-être en saviez-vous l’ineffable lenteur ? -, ou bien observant les mouvements indolents des écluses des Récollets - peut-être en goûtiez-vous le rythme si peu visible, tel l’amour qui poudroie autour de la tête des amants ?  Ils n’en perçoivent même pas le frimas, tout occupés qu’ils sont d’eux, exilés de tout sauf de leur commune passion.

   C’est un matin de brume. Le jour, sur Paris, fait son halo triste. Les grains d’air sont serrés, fibreux, tel un coutil qui se serait épandu au-dessus des immeubles. Des fumées au ras du sol. Des clartés usées qui flottent, ici et là, à la manière d’oiseaux de mer cloués dans leur voilure blanche. On se demande si l’heure aura une issue, si la seconde fera tourner ses rouages, si l’eau poursuivra son chemin vers la Seine, vers la mer, là-bas au loin, pareille à une fable se perdant dans l’innommé, peut-être du côté de Brighton ou d’Ostende, ça va si loin un fluide, ça a une telle liberté !

   Je suis sur la passerelle de la Grange-aux-Belles - c’est si beau, ce nom, si ouvert aux caprices de l’imaginaire -, je fume lentement. De minces filets gris, ils oscillent de souris à lin, à peine un camaïeu, montent vers le ciel, se fondent et disparaissent. On les croirait inventés, posés tels un lavis à peine affirmé, une esquisse de peintre, un voile dans le clair-obscur d’un bosquet. En face, pareil à une peinture du Douanier Rousseau, l’Hôtel du Nord avec sa banne verte, les lettres bien sages de son enseigne, les souvenirs de cinéma qui le hantent. Tout en haut, au troisième étage, une seule fenêtre est éclairée dans la lumière de laquelle vous êtes. Soudain je ne sais si je dois soutenir la vue que vous m’offrez. Il est si indécent d’observer quelqu’un qui se croit seul au monde, libre de ses mouvements.

   Partir serait une dérobade, demeurer une imposture. Je choisis la seconde, non pour des raisons de commodité ou bien de faiblesse, seulement pour donner droit à cette fascination dont vous êtes l’irrémissible centre. Je ne suis qu’une marionnette que le destin aurait décidé de placer en ce lieu, en ce temps, afin que quelque chose soit accompli. Je crois que vous m’avez aperçu, à la dérobée, ce qui accroît d’autant mon trouble. Accepter ma présence est m’inviter dans votre intimité.

   C’est à peine si vous sortez du gris des murs. Vos cheveux s’y confondent. Vos jambes s’y perdent dans le genre d’une écriture effacée sur la dalle d’une ardoise. Seul, au centre, un bouillonnement blanc, une irisation, la montée d’une buée sur l’immobile d’un lac. C’est étrange, tout de même, cette nudité offerte que renforce cette gaze illisible. Que penser de cette posture, si ce n’est que la mienne ne saurait se justifier qu’au prix d’un voyeurisme ? C’est sans doute double plaisir que d’être voyeur : regarder une première fois au seul motif que les yeux balaient un champ disponible, regarder une seconde fois avec le redoublement de la surprise, de l’effraction, la satisfaction d’une solitude infiniment habitée.

   Maintenant vous êtes dans la rue, cintrée dans un tailleur qui libère la plénitude de vos formes, déplie l’amphore de vos hanches, donne à vos longues jambes gainées de soie l’attitude altière d’une personne de race. Je vous suis à distance respectueuse dans le double désir de n’être pas démasqué, de persévérer dans cette filature avec le bénéfice d’un acte gratuit. Vous aborder serait un geste annulant le charme en même temps qu’il m’assignerait à la dépossession. Seulement quelques minutes dans l’ombre de votre présence et me voici lié par un étrange serment.

   Vous vous engagez sur la passerelle. Quelques hommes vous y accostent avec lesquels vous n’avez qu’un court échange. Puis vous descendez en direction de la Rue Dieu. C’est vraiment une faveur que d’admirer votre pure beauté, votre galbe parfait, d’apercevoir la double colline de vos fesses flottant sous le tissu léger, de deviner les globes de vos seins animant l’écume de votre chemisier. Un Café à l’angle de la rue. Vous vous installez à la terrasse malgré les morsures de l’air qui sont vives.  J’entre dans la salle, fume nerveusement entre deux gorgées de café chaud. Vos jambes vous les croisez haut, si bien que les attaches de votre sous-vêtement tracent sur la plaine de vos cuisses deux chemins qui se perdent dans la rumeur de votre intimité.

   Une longue limousine noire, aux vitres teintées, se gare le long du trottoir. Le conducteur en descend. Il vient vers vous sans hésiter. S’ensuit un conciliabule à voix basse. Vous ne tardez guère à le suivre, à monter dans la berline. J’en aperçois les sièges de cuir fauve. J’y devine, dans la pénombre, un personnage qui semble vous y attendre. La porte se referme sur mon rêve d’un jour, vous que je n’aurai connue qu’à suivre une grâce infinie, qu’à être la victime consentante d’une hallucination. Je remonte la Rue Dieu en direction de Magenta. Quelques rares passants se hâtent dans l’atmosphère qui frémit. Au sol, les feuilles des platanes font leur tapis d’affliction.

   Bientôt l’hiver sera là avec son immense parenthèse. J’hibernerai, tapi dans ma mansarde, entre les murs de mes livres. Puis viendra le printemps, l’éclosion de ses bourgeons, l’ouverture de ses premières fleurs. Souvent, le soir, j’irai le long du Canal, poser sur les choses les secrets de ma méditation. Serez-vous, Belle d’un Jour, l’hôtesse, à nouveau, de cette chambre anonyme de l’Hôtel du Nord ? Les années seront si longues à passer si vous deviez vous absenter pour toujours !

 

 

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14 juin 2018 4 14 /06 /juin /2018 19:29
Demeurer dans le bleu

 

           Photographie : Livia Elèna Alessandrini

 

 

***

 

 

   Ici, aux confins de l’eau et de la montagne, tout le monde l’appelait : B. Que signifiait donc cette simple lettre ? L’abréviation de Béatrice ? Le début de Bonheur ? La troisième lettre de siBylline ? Ou bien la cinquième de ténéBreuse ? En réalité nul ne savait à quoi se rattachait cet étrange et économe sobriquet. On disait : « Tiens j’ai aperçu B. se promenant au bord du lac » ou encore « B. est passée à vélo dans la rue » ou encore « Ce matin, B. avait sa boîte de couleurs et ses pinceaux ». Mais affirmant ceci, les habitants d’ici ne faisaient que dérouler les fils d’une intuition car le signe distinctif de B. consistait en son invisibilité. Il faut dire, dans cette bonne ville d’Etrange, rien ne se laissait voir que de mystérieux, d’amplifié, et le réel, constamment métamorphosé, se diluait dans l’eau du premier nuage venu. De ceci nul ne s’offusquait car chacun sait qu’une vision altérée des choses est bien souvent préférable à la préhension solide des phénomènes, à leur matérialité têtue.

   Donc, B. qui vivait en quelque endroit seulement connu d’elle - peut-être l’abri d’une grotte, la frondaison d’un arbre ou bien une hutte de sa fabrication -, B. ne se livrait que par fragments dont il fallait reconstituer patiemment le puzzle. Nombre de gens obstinés avaient cependant renoncé à en tracer les contours. Plus d’un, à Etrange, se contentait de l’apercevoir  - ou d’en prétendre la saisie -, dans le reflet d’une vitre, un miroitement du lac, les mailles d’une brume légère. Dire à quoi B. occupait ses journées serait une entreprise aussi fastidieuse qu’inutile. Qui croit saisir la feuille d’automne dans la rumeur du vent, demeurent, le plus souvent, les mains vides et l’esprit en déroute.

      A défaut de pouvoir la cerner, nous nous contenterons de tracer de B. une esquisse qui ne soit trop fuyante. Voilà comment cette sauvageonne occupait approximativement ses journées.

   Il y avait les jours Rouges, ceux où le soleil ensanglantait le ciel, où l’amour rutilait au coin de chaque rue, où la passion faisait ses rameaux complexes et ses circonvolutions, où la rose dépliait la soie de ses corolles dans une manière de don presque impérieux, une haute évidence, une autorité des choses à dominer, à s’épandre, à coloniser la moindre parcelle d’air. En ces jours d’exubérance, B. sortait peu, demeurait tapie au fond de son abri, attendant que tout revînt à la raison.

   Il y avait les Jours Jaunes, les jours champs de tournesols, les jours vangoghiens, ceux où le pollen tapissait les rues d’une teinte vernissée, pour un peu on se serait pris les pieds dans toute cette délirante effusion. En ces heures hautement rayonnantes, B. se dissimulait le plus souvent derrière le tronc d’un arbre, sous le treillis d’une marquise, enfin en quelque endroit qui assurât à son âme fragile un lénifiant repos.

   Il y avait les jours Verts, les jours d’épanchement de la chlorophylle, on aurait dit des fleuves d’émeraude s’écoulant vers la mer. B. aimait bien le vert mais dans ses teintes adoucies : amande, anis, mousse ou bien plus soutenues, sapin, impérial, viride. Les verts crus, citron, printemps elle en redoutait le penchant acide, cela faisait en elle un genre de creux où semblait se déverser le visage urticant des choses. Parfois, s’asseyant à la terrasse d’un café - nul ne la voyait -, elle sirotait tout doucement, dans des chalumeaux de verre, une boisson mentholée qui lui disait toute la fraîcheur du monde, la souplesse du bocage, les ruisseaux allongés sous le berceau des arbres.

   Il y avait les Jours Marron, les jours châtaigne et terre, les jours à la saveur chocolat. Elle aimait bien ces déclinaisons du sol, ces glaises lourdes, ces sables légers. Cette matière la rassurait, l’ancrait dans le réel, elle l’imaginaire imaginative qui ne se sustentait guère que de vols impalpables, les siens, mais aussi de ceux des oiseaux du ciel. Elle aimait la couleur onctueuse de la banane, celle duveteuse, qui avait pour nom chamois, elle  appréciait surtout la teinte approchée de la brique, ce poil de chameau dont, sans doute, elle tressait le tapis de ses rêves. Marron la voyait aussi bien sur une nappe de feuilles mortes dans un jardin public, près des chevaux à la robe bai, de la rive du lac où les vers dressaient leurs drôles de tortillons de boue, ou bien dans la proximité d’une brûlerie de café où se mêlaient, pour son plus grand bonheur, arôme et couleur. 

   Enfin il y avait les jours Bleus. Les jours où, assurément, elle était chez elle. Car entre elle et le bleu il n’y avait nulle frontière, nulle différence. Le bleu l’habitait tout comme elle se fondait dans le bleu. La presque entière palette de cette couleur céleste, fluviale, aigue-marine, la portait bien au-delà des habituelles conventions du vivre, de ses pesanteurs, de ses emmêlements compliqués. Avec le bleu elle était en osmose si bien que ses yeux aux reflets d’océan seraient passés inaperçus auprès des grands rivages où battait l’eau, surtout dans l’anse de ce si beau lac d’Etrange. Tout s’y donnait avec générosité et profusion. Selon l’heure du jour, l’inclinaison de la lumière, la gamme des tons variait sans cesse, chacun affirmant l’unicité de son caractère : l’indéfini du bleu-vert, l’évanescence du céleste, le soutenu du cobalt, le sombre du denim, l’ombré de gris du persan.

   Face aux cimes des montagnes, B. passait de longues heures dissimulée par des bouquets de gentianes aux ponctuations violettes, que traversait parfois le vol turquoise des libellules. Pour B., le bleu était assurément la couleur de l’âme, celle du ressourcement, de la plénitude. Tout ceci qui se dilatait et montait jusqu’au dôme translucide du ciel, se réverbérait sur les flancs des grands pics, ricochait  sur les toits des maisons de la ville. Et puis, son oiseau porte-bonheur, le martin-pêcheur, n’était-il paré de cet éclat de gemme, de cette phosphorescence si étonnante qu’elle disparaissait toujours trop vite de son regard, un éclair qu’elle aurait voulu suivre jusqu’à sa fuite, là-bas, au loin, dans les frondaisons majuscules du platane de l’Île de Peilz. Mais qu’y avait-il donc de plus beau que cette immense quiétude d’un paysage uni, sans faille, cette manière de camaïeu où tout se fondait dans une harmonie qui semblait immuable ? B. demeurait donc dans le bleu le plus longtemps possible. Lorsque le ciel commençait à se décolorer, que l’agitation se manifestait, que les allées et venues se faisaient trop pressantes, que de grandes flammes envahissaient l’air, B. quittait à regret sa cachette, regagnait son refuge : le Bleu d’où elle venait, où elle repartait.

   Bien qu’experts en enquêtes et filatures de toutes sortes - souvent des contrebandiers sillonnaient dès après le crépuscule les eaux bleu-nuit du lac -, nul ne vit jamais l’insaisissable B., seulement une petite musique dans le pavillon de l’oreille, un frisson se levant sur l’épiderme, le passage du vent sur le globe de l’œil, une fraîcheur au creux du palais, un égouttement de pluie sous la voûte des arbres, un pincement au cœur, l’ombre d’une nostalgie, le souvenir d’anciennes amours, un adagio se perdant au fond d’une ruelle, la plainte d’un violon, un sanglot d’automne. Ainsi coulent les heures à Etrange dans le carrousel polychrome des humeurs printanières ou estivales qu’atténuent les premiers frimas d’octobre, les neiges hâtives de décembre. Une suite de verts, de rouges, de jaunes, de marron avec, parfois, la surprenante résonnance d’un bleu. Oui, d’un bleu !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 janvier 2018 4 11 /01 /janvier /2018 15:48
Flamme dans la neige

           Photographie : Anonyme

 

***

 

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

  Depuis des jours le ciel était bas, poudré de gris, mêlé aux échardes de lumière, pris dans des masses filandreuses. Le vent venait du Nord, brusques bourrasques auxquelles succédait un soleil avare, blanc, anémique, si loin des hommes qu’il paraissait n’être qu’un simple fantôme bien au-delà des destinées ordinaires. Rien ne réchauffait que l’âtre incandescent, la tasse de thé brûlante, les couvertures de laine, le soir, sous la mansarde aux croisées givrées. Le chalet que j’avais loué - à vrai dire plus cabane que logis confortable -, était situé à mi-pente sur ce qui, à la belle saison, devait être une estive pour les bêtes. Le toit, coiffé d’une dalle épaisse de poudreuse, la porte encombrée de congères, le chemin envahi de blanc, tout ceci me condamnait à l’exil. Pouvait-on rêver mieux pour écrire, corriger des textes déjà anciens, mettre en ordre quelques idées, développer de nouveaux chapitres ?

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Le matin, dans le gris-bleu du petit jour, assis à ma table en cèdre - une odeur de résine s’en échappait -, parmi les volutes de fumée, mitaines aux doigts, je consignais dans mon volumineux manuscrit quelques impressions fugaces du présent qui allaient rejoindre les méditations du passé. Ce temps insaisissable, voici qu’il s’accommodait fort bien de ces teintes si douces, si inclinées à la pente de quelque mélancolie. Je n’avais jamais écrit que des histoires tristes, des fables envahies de pénombre, des récits imaginaires empreints d’une étrange gravité. Ceci m’habitait comme les nuages voguent au ciel sans même avoir conscience de leur appartenance à cette longue vacuité.

   Mes séances de travail ne s’interrompaient guère que pour laisser place à un frugal repas en compagnie de la radio qui égrenait sentencieusement quelques nouvelles du monde éphémère. La plupart ne faisaient que frôler mon attention, une manière de sourd bourdonnement qui disparaissait dans l’inconsistance des choses. Je dois dire, les informations ne m’avaient jamais passionné et je ne les écoutais que pour m’acquitter d’une dette envers la nécessité d’un possible présent. Combien, en effet, à toutes ces incursions mondaines, je préférais l’aire souple, mouvante, toujours infiniment diaprée de la rêverie. Il n’était pas rare que, stylo à la main, dans un mouvement de suspens, je puisse demeurer de longues minutes, comme absenté du monde, aussi bien de mon propre moi, dégustant comme une ambroisie l’instant délicieux d’un saut de l’imaginaire au-dessus du réel.

 

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Mais pourquoi donc cette antienne brodait-elle, autour de ma tête, ce ténébreux cocon dont je ne percevais ni l’origine, ni le lieu de sa tenue, ni l’adresse à un quelconque destinataire ? Cela passait simplement, cela butinait, cela faisait son vol stationnaire de colibri, un calice par-ci, un autre par-là, puis plus rien que la vibration de l’air dans le massif douloureux des oreilles, dans le pli des cerneaux, la cabosse de la tête qui ne résonnait que de ses graines vides. Mais d’où venait donc cette incantation, de quelle source dissimulée dans un frais vallon, sous l’étoile discrète d’une mousse, au creux du chemin parmi les tiges d’herbe ? Voyez-vous c’est, soudain, tout un univers qui surgit, un flux ininterrompu de sons, une mystérieuse cantilène qui vous condamne à ne plus être qu’un diapason que dirige une main inconnue, peut-être seulement est-on SEUL au monde avec cette folie vissée au mitan du crâne, ces grelots qui s’agitent, dansent leur gigue dans l’antre bousculé de l’imaginaire ? Peut-être n’est-ce que cela le REEL, cette mêlée confuse dont rien de précis ne saurait se dégager si ce n’est ce maelstrom de gestes, ce chaos d’images, cette percussion constante de mots, cette résonance babélienne qui vous pousse au vertige et vous désolidarise de qui vous êtes ou croyez être ? Peut-être ceci et nullement de justification ailleurs.

 

   Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Ce matin le froid est moins vif, les volutes de vent plus souples, l’air plus accueillant. Certes pas une risée printanière, seulement une accalmie, un passage à gué au milieu de la banquise hivernale. Je n’écrirai pas ce matin. Il faut me distraire de cette meute obsessionnelle qui habite mon esprit, le métamorphose en une sombre crypte là où dansent les feux-follets de la démence. J’ai chaussé des Pataugas, ai entouré mon cou d’une écharpe, coiffé ma tête d’une casquette. La porte s’ouvre en grinçant. Partout sont les immenses collines de neige et ma voiture est une forme amusante à mi-chemin de l’animal fabuleux et de l’installation artistique. Plus de trace de chemin, le manteau blanc a tout aplani. Plus de bruits, tout a été remisé dans quelque étrange ouate et l’horizon est illisible. Où donc aller pour ne pas m’égarer ?

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Bientôt des empreintes partiellement recouvertes par une chute de flocons. L’air est dense, genre de brume grise qui court au ras du sol. Pas de visibilité si ce n’est à quelques mètres. Parfois une déchirure, un éclat plus vif de clarté, un espacement du paysage vite repris dans sa mutité première. Je dois ressembler à ces dykes de lave que recouvre une épaisseur de gel aux pays du Grand Nord. J’ai bien du mal à garder les yeux ouverts, à ne pas larmoyer et mes lunettes ne me sont plus d’aucun secours, recouvertes qu’elles sont d’un fin glacis de brouillard. Etonnant tout de même que cette avancée à l’aveugle, mains tendues vers l’avant, identique au somnambule dans sa dérive nocturne ! Peut-être ne fait-on que tourner en rond, revenir au point de départ, initier l’éternel retour du même, cette existence toujours recommencée qui a pour nom Nihilisme, pour prénom Absurde.

   « Absurde Nihiliste avancez jusqu’à la barre. Déclinez votre identité. Jurez de ne dire que la Vérité, toute la Vérité ! »

   Mais quelle autre Vérité qu’une errance éternelle sur des chemins de fortune, dépourvus de balises, cernés de haies mortifères, traversés des hallebardes du doute ? Cela fait bien une heure que je progresse, presque malgré moi, allure de farfadet à la consistance d’étoupe. Et rien ne vient à ma rencontre si ce n’est, par intervalles, ces marques dans la neige, ces amers d’une présence qui, jamais, ne consent à se donner, seulement à lancer un appel comme le font les cornes de brume des vaisseaux fantômes. Mais voici que le voile s’ouvre enfin, mais voici qu’une altérité se montre à l’horizon de l’être, qu’une forme monte de la neige pareille à ces filaments de fumée échappés au frais vallon.

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Oui, VOUS que je vois, êtes-vous seulement réelle, incarnée, douée de pensées, envahie de sentiments, traversée de passions parfois ? VOUS connaître c’est seulement VOUS décrire, activité d’entomologiste se penchant sur la tunique mordorée du scarabée. VOUS au travers de la résille de branches. VOUS au massif de cheveux à la teinte auburn. VOUS au gilet noir, vous me faites penser au très sérieux Victor Hugo, portraituré par Léon Bonnat, dans des vêtements de deuil. VOUS, êtes-vous en deuil de l’exister, d’un Amant, d’une aventure qui s’achève ? Voyez combien il est curieux de constater le rapide débridement de la fantaisie, la brusque montée des  spirales de l’imaginaire, cela file, cela galope, cela fuse dans l’instant comme s’il y avait urgence à connaître au-delà de soi, à projeter dans une esquisse ses propres attendus, ses intimes désirs ? Pourtant, ici, dans ce luxe de paix et de silence, je ne suis en manque de rien, sinon peut-être d’une certitude relative à ma vie. Une attestation, un document sur lequel on appose un timbre. Une lettre que l’on frappe du sceau d’une cire. Indélébile, inaltérable, une image fixe semblable à la transcendance d’une Idée.

   VOUS, que je ne désire qu’à me prouver Existant, à me confirmer dans mon être, à imprimer à la cimaise de mon front, en caractères d’encre : « Je vis, j’existe », cet étrange cogito qui me prend au pied de la lettre et m’emporte dans cette phrase à la période infinie, celle  des rencontres, des lieux, des temps. Une fuite au loin de soi qui n’est, en toute hypothèse, qu’une manière de coïncider avec son intime substance. Enfin parvenu à un début d’accomplissement. Bien sûr, seule la Mort, diront les esprits chagrins ou bien les Hyper Réalistes, mais ne meurt-on à chaque seconde, à chaque souffle, à chaque battement de cœur ?

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

  Mais voici que VOUS m’échappez, que la brume me prive de votre belle apparition, que je sens dans les fibres de ma chair quelque chose qui s’en détache, des linéaments rouges, des marbrures, des moirages indistincts. J’allonge mon bras aussi loin que je le peux, j’étire mes doigts, mes ongles avancent telles les griffes d’un rapace. Ce que je saisis, une flamme dans la neige, une escarbille s’échappant d’une cheminée, la muleta du torero dans l’arène, une braise au chevet d’une bûche, un bâton de rouge à lèvres, un coquelicot de Monet, une tache de sang, des traces de sanguine dans la nuit de la grotte, la coulée rouge du crépuscule, la lumière de l’envie, l’éclat du rubis, une émotion portée au front, le flamboiement d’une cerise, l’emblème de l’interdit, un fil rouge qui déploie son cheminement bien au-delà de VOUS, bien au-delà de moi, dans une bien étrange combustion. Seriez-vous une « Fille du Feu » qui m’entraîneriez dans une ronde endiablée ? Une Angélique que je suivrais, errant à sa suite dans le Valois ?  Une brune Sylvie, une ténébreuse Adrienne m’invitant aux fêtes de Senlis ? L’anglaise Octavie me fixant un rendez-vous au « Portici » ? Une Isis disparaissant toujours sous ses voiles ? Ou bien, tout simplement une Chimère me déposant au-delà des portes d’ivoire, dans la folie nervalienne ?

   A l’instant même où VOUS ne m’apparaissez plus qu’à l’aune d’un vain songe, - la neige vous a repris dans son haleine blanche -, voici que me reviennent en mémoire, comme du plus lointain passé, ces mots si énigmatiques de Gérard de Nerval dans Aurélia : « Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Oui, VOUS l’Inconnue, m’avez conduit au seuil de ces portes qui déjà me font frémir à l’idée de franchir la frontière du rêve, avant que de m’immerger dans les sombres arcanes du monde invisible. N’aurez-vous été que ce Passage, cette Médiatrice accompagnant l’Irraisonné que je suis, l’Obscur,  dans le seul domaine qui soit jamais le sien, celui de l’aliénation ? Vivre, n’est-ce point ceci, confier sa destinée au désordre, au chaos, à l’indistinction native ? Nous provenons bien du Néant, n’est-ce pas ? Il en demeure toujours quelques bribes attachées au revers de nos basques. Tous nous souhaitons le rejoindre, si peu l’avouent.

   C’est ceci qui s’écrit en ce moment sur les pages blanches de mon manuscrit que maculent de minuscules signes noirs, minces bâtonnets pris dans une éternelle tempête de neige. Toujours le blanc le dispute au noir. Toujours le non-sens polémique avec le sens.

   « Portes d’ivoire », tel sera le titre de mon prochain recueil. Grâce à VOUS, flamme dans la neige. Le souvenir que j’ai de VOUS puisse-t-il survivre à cette bourrasque ! Survivre, oui !  VOUS êtes la seule lumière dans mon exil. Peut-être la dernière. Demain il fera froid sur l’ensemble de la Terre !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 janvier 2018 4 11 /01 /janvier /2018 15:40
Cette flamme dans la neige

     Photographie : Anonyme. 

 

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Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

  Depuis des jours le ciel était bas, poudré de gris, mêlé aux échardes de lumière, pris dans des masses filandreuses. Le vent venait du Nord, brusques bourrasques auxquelles succédait un soleil avare, blanc, anémique, si loin des hommes qu’il paraissait n’être qu’un simple fantôme bien au-delà des destinées ordinaires. Rien ne réchauffait que l’âtre incandescent, la tasse de thé brûlante, les couvertures de laine, le soir, sous la mansarde aux croisées givrées. Le chalet que j’avais loué - à vrai dire plus cabane que logis confortable -, était situé à mi-pente sur ce qui, à la belle saison, devait être une estive pour les bêtes. Le toit, coiffé d’une dalle épaisse de poudreuse, la porte encombrée de congères, le chemin envahi de blanc, tout ceci me condamnait à l’exil. Pouvait-on rêver mieux pour écrire, corriger des textes déjà anciens, mettre en ordre quelques idées, développer de nouveaux chapitres ?

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Le matin, dans le gris-bleu du petit jour, assis à ma table en cèdre - une odeur de résine s’en échappait -, parmi les volutes de fumée, mitaines aux doigts, je consignais dans mon volumineux manuscrit quelques impressions fugaces du présent qui allaient rejoindre les méditations du passé. Ce temps insaisissable, voici qu’il s’accommodait fort bien de ces teintes si douces, si inclinées à la pente de quelque mélancolie. Je n’avais jamais écrit que des histoires tristes, des fables envahies de pénombre, des récits imaginaires empreints d’une étrange gravité. Ceci m’habitait comme les nuages voguent au ciel sans même avoir conscience de leur appartenance à cette longue vacuité.

   Mes séances de travail ne s’interrompaient guère que pour laisser place à un frugal repas en compagnie de la radio qui égrenait sentencieusement quelques nouvelles du monde éphémère. La plupart ne faisaient que frôler mon attention, une manière de sourd bourdonnement qui disparaissait dans l’inconsistance des choses. Je dois dire, les informations ne m’avaient jamais passionné et je ne les écoutais que pour m’acquitter d’une dette envers la nécessité d’un possible présent. Combien, en effet, à toutes ces incursions mondaines, je préférais l’aire souple, mouvante, toujours infiniment diaprée de la rêverie. Il n’était pas rare que, stylo à la main, dans un mouvement de suspens, je puisse demeurer de longues minutes, comme absenté du monde, aussi bien de mon propre moi, dégustant comme une ambroisie l’instant délicieux d’un saut de l’imaginaire au-dessus du réel.

 

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Mais pourquoi donc cette antienne brodait-elle, autour de ma tête, ce ténébreux cocon dont je ne percevais ni l’origine, ni le lieu de sa tenue, ni l’adresse à un quelconque destinataire ? Cela passait simplement, cela butinait, cela faisait son vol stationnaire de colibri, un calice par-ci, un autre par-là, puis plus rien que la vibration de l’air dans le massif douloureux des oreilles, dans le pli des cerneaux, la cabosse de la tête qui ne résonnait que de ses graines vides. Mais d’où venait donc cette incantation, de quelle source dissimulée dans un frais vallon, sous l’étoile discrète d’une mousse, au creux du chemin parmi les tiges d’herbe ? Voyez-vous c’est, soudain, tout un univers qui surgit, un flux ininterrompu de sons, une mystérieuse cantilène qui vous condamne à ne plus être qu’un diapason que dirige une main inconnue, peut-être seulement est-on SEUL au monde avec cette folie vissée au mitan du crâne, ces grelots qui s’agitent, dansent leur gigue dans l’antre bousculé de l’imaginaire ? Peut-être n’est-ce que cela le REEL, cette mêlée confuse dont rien de précis ne saurait se dégager si ce n’est ce maelstrom de gestes, ce chaos d’images, cette percussion constante de mots, cette résonance babélienne qui vous pousse au vertige et vous désolidarise de qui vous êtes ou croyez être ? Peut-être ceci et nullement de justification ailleurs.

 

   Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Ce matin le froid est moins vif, les volutes de vent plus souples, l’air plus accueillant. Certes pas une risée printanière, seulement une accalmie, un passage à gué au milieu de la banquise hivernale. Je n’écrirai pas ce matin. Il faut me distraire de cette meute obsessionnelle qui habite mon esprit, le métamorphose en une sombre crypte là où dansent les feux-follets de la démence. J’ai chaussé des Pataugas, ai entouré mon cou d’une écharpe, coiffé ma tête d’une casquette. La porte s’ouvre en grinçant. Partout sont les immenses collines de neige et ma voiture est une forme amusante à mi-chemin de l’animal fabuleux et de l’installation artistique. Plus de trace de chemin, le manteau blanc a tout aplani. Plus de bruits, tout a été remisé dans quelque étrange ouate et l’horizon est illisible. Où donc aller pour ne pas m’égarer ?

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Bientôt des empreintes partiellement recouvertes par une chute de flocons. L’air est dense, genre de brume grise qui court au ras du sol. Pas de visibilité si ce n’est à quelques mètres. Parfois une déchirure, un éclat plus vif de clarté, un espacement du paysage vite repris dans sa mutité première. Je dois ressembler à ces dykes de lave que recouvre une épaisseur de gel aux pays du Grand Nord. J’ai bien du mal à garder les yeux ouverts, à ne pas larmoyer et mes lunettes ne me sont plus d’aucun secours, recouvertes qu’elles sont d’un fin glacis de brouillard. Etonnant tout de même que cette avancée à l’aveugle, mains tendues vers l’avant, identique au somnambule dans sa dérive nocturne ! Peut-être ne fait-on que tourner en rond, revenir au point de départ, initier l’éternel retour du même, cette existence toujours recommencée qui a pour nom Nihilisme, pour prénom Absurde.

   « Absurde Nihiliste avancez jusqu’à la barre. Déclinez votre identité. Jurez de ne dire que la Vérité, toute la Vérité ! »

   Mais quelle autre Vérité qu’une errance éternelle sur des chemins de fortune, dépourvus de balises, cernés de haies mortifères, traversés des hallebardes du doute ? Cela fait bien une heure que je progresse, presque malgré moi, allure de farfadet à la consistance d’étoupe. Et rien ne vient à ma rencontre si ce n’est, par intervalles, ces marques dans la neige, ces amers d’une présence qui, jamais, ne consent à se donner, seulement à lancer un appel comme le font les cornes de brume des vaisseaux fantômes. Mais voici que le voile s’ouvre enfin, mais voici qu’une altérité se montre à l’horizon de l’être, qu’une forme monte de la neige pareille à ces filaments de fumée échappés au frais vallon.

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Oui, VOUS que je vois, êtes-vous seulement réelle, incarnée, douée de pensées, envahie de sentiments, traversée de passions parfois ? VOUS connaître c’est seulement VOUS décrire, activité d’entomologiste se penchant sur la tunique mordorée du scarabée. VOUS au travers de la résille de branches. VOUS au massif de cheveux à la teinte auburn. VOUS au gilet noir, vous me faites penser au très sérieux Victor Hugo, portraituré par Léon Bonnat, dans des vêtements de deuil. VOUS, êtes-vous en deuil de l’exister, d’un Amant, d’une aventure qui s’achève ? Voyez combien il est curieux de constater le rapide débridement de la fantaisie, la brusque montée des  spirales de l’imaginaire, cela file, cela galope, cela fuse dans l’instant comme s’il y avait urgence à connaître au-delà de soi, à projeter dans une esquisse ses propres attendus, ses intimes désirs ? Pourtant, ici, dans ce luxe de paix et de silence, je ne suis en manque de rien, sinon peut-être d’une certitude relative à ma vie. Une attestation, un document sur lequel on appose un timbre. Une lettre que l’on frappe du sceau d’une cire. Indélébile, inaltérable, une image fixe semblable à la transcendance d’une Idée.

   VOUS, que je ne désire qu’à me prouver Existant, à me confirmer dans mon être, à imprimer à la cimaise de mon front, en caractères d’encre : « Je vis, j’existe », cet étrange cogito qui me prend au pied de la lettre et m’emporte dans cette phrase à la période infinie, celle  des rencontres, des lieux, des temps. Une fuite au loin de soi qui n’est, en toute hypothèse, qu’une manière de coïncider avec son intime substance. Enfin parvenu à un début d’accomplissement. Bien sûr, seule la Mort, diront les esprits chagrins ou bien les Hyper Réalistes, mais ne meurt-on à chaque seconde, à chaque souffle, à chaque battement de cœur ?

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

  Mais voici que VOUS m’échappez, que la brume me prive de votre belle apparition, que je sens dans les fibres de ma chair quelque chose qui s’en détache, des linéaments rouges, des marbrures, des moirages indistincts. J’allonge mon bras aussi loin que je le peux, j’étire mes doigts, mes ongles avancent telles les griffes d’un rapace. Ce que je saisis, une flamme dans la neige, une escarbille s’échappant d’une cheminée, la muleta du torero dans l’arène, une braise au chevet d’une bûche, un bâton de rouge à lèvres, un coquelicot de Monet, une tache de sang, des traces de sanguine dans la nuit de la grotte, la coulée rouge du crépuscule, la lumière de l’envie, l’éclat du rubis, une émotion portée au front, le flamboiement d’une cerise, l’emblème de l’interdit, un fil rouge qui déploie son cheminement bien au-delà de VOUS, bien au-delà de moi, dans une bien étrange combustion. Seriez-vous une « Fille du Feu » qui m’entraîneriez dans une ronde endiablée ? Une Angélique que je suivrais, errant à sa suite dans le Valois ?  Une brune Sylvie, une ténébreuse Adrienne m’invitant aux fêtes de Senlis ? L’anglaise Octavie me fixant un rendez-vous au « Portici » ? Une Isis disparaissant toujours sous ses voiles ? Ou bien, tout simplement une Chimère me déposant au-delà des portes d’ivoire, dans la folie nervalienne ?

   A l’instant même où VOUS ne m’apparaissez plus qu’à l’aune d’un vain songe, - la neige vous a repris dans son haleine blanche -, voici que me reviennent en mémoire, comme du plus lointain passé, ces mots si énigmatiques de Gérard de Nerval dans Aurélia : « Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »

  

Cette flamme dans la neige. Mais quelle flamme ?

 

   Oui, VOUS l’Inconnue, m’avez conduit au seuil de ces portes qui déjà me font frémir à l’idée de franchir la frontière du rêve, avant que de m’immerger dans les sombres arcanes du monde invisible. N’aurez-vous été que ce Passage, cette Médiatrice accompagnant l’Irraisonné que je suis, l’Obscur,  dans le seul domaine qui soit jamais le sien, celui de l’aliénation ? Vivre, n’est-ce point ceci, confier sa destinée au désordre, au chaos, à l’indistinction native ? Nous provenons bien du Néant, n’est-ce pas ? Il en demeure toujours quelques bribes attachées au revers de nos basques. Tous nous souhaitons le rejoindre, si peu l’avouent.

   C’est ceci qui s’écrit en ce moment sur les pages blanches de mon manuscrit que maculent de minuscules signes noirs, minces bâtonnets pris dans une éternelle tempête de neige. Toujours le blanc le dispute au noir. Toujours le non-sens polémique avec le sens.

   « Portes d’ivoire », tel sera le titre de mon prochain recueil. Grâce à VOUS, flamme dans la neige. Le souvenir que j’ai de VOUS puisse-t-il survivre à cette bourrasque ! Survivre, oui !  VOUS êtes la seule lumière dans mon exil. Peut-être la dernière. Demain il fera froid sur l’ensemble de la Terre !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 novembre 2017 6 11 /11 /novembre /2017 10:40
Si l’hiver se disait.

                  Photographie : Patrick Dreux.

 

 

 

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Bien sûr on s’y attendait. Ici, dans ce pays de montagnes, de plateaux sans fin, de vallées taillées dans le roc, tout était minéral, immédiat, sauvagement présent. Tout surgissait à l’improviste. Aussi bien l’Ami que l’on n’attendait pas, aussi bien la meute de loups erratique aperçue se découpant sur la crête, aussi bien l’œil du soleil faisant son cercle blanc au-dessus des brumes. Vivre ici, c’était se disposer à être selon la fantaisie du vent, la brusque survenue de la pluie, la subite chaleur d’été dépliant ses anneaux dans les hautes herbes jaunes et brûlées.

 

    De glace et d’harmattan.

 

    Tout ici tenait du lointain hostile du septentrion et de l’aridité désertique. Tout était de glace et d’harmattan. Tout était inscrit dans une manière d’amplitude et ceci, ce brusque saut du réel, on le trouvait immensément gravé dans les visages des vieux hommes. Dans les faces abruptes que le temps avait burinées à coup de serpe et de varlope, à chute de neige et à clameur solaire.

   Leur front bombé, c’était la colline là-bas, à l’horizon, que le vent parcourait de sa course acide.

   Ces yeux gris qui paraissaient n’avoir pas de fond, c’était neige et verglas, froidure et souvenirs anciens, nostalgie et illisible avenir.

   Ces nez busqués, épatés, larges comme des battoirs, c’était l’éperon rocheux qui lançait vers le ciel sa supplique muette. Combien d’orages ils avaient essuyés, de tempêtes magnétiques, d’aurores boréales, de lueurs d’oasis sous la férule de la lumière. Une géologie à découvert, un témoignage plus que séculaire, la pointe avancée d’une douleur parfois, le siège de la fragrance d’une Belle croisée autrefois, aujourd’hui un illisible mot dans l’abîme de la mémoire.

   Et ces joues lustrées, poncées par les ans, ces plaines labourées de sillons profonds, une pour la joie, une pour la peine, une autre pour l’amour, son crépuscule, son clignotement dans les vingt ans si loin qu’ils auraient pu, aussi bien, être imaginés, les vingt ans ! Ne pas avoir vécu. Hallucination de l’imaginaire dont il ne demeurerait qu’un vague état d’âme, une complainte sise en quelque inaccessible endroit. Un espace pour le rien et le vagabondage. L’illusion faisant son bruit de fontaine quelque part au rivage de l’être.

   Et ces lèvres aux fines ridules. Encore y traînent quelque merveilleuse promesse, le suc de miel d’une « Fiancée », la parole belle qui lie et attache à une terre, à un homme, une femme de passage.

   Et ce cou fripé tel celui du reptile, cette intumescence, ces vagues de chair et de peau : voyez-y les congères qui partout courent sur le sol avec leur belle insolence, leurs lignes claires, leurs revers d’ombre bleue où se dissimule le secret du paysage, sa souple splendeur, son envie de dire dans le simple et l’intime.

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Un soir on s’était couché dans le modeste logis au toit de chaume, on avait tisonné une dernière fois les braises dans l’âtre, les cendres les avaient recouvertes de gris. On avait poussé les lourds chenets de fonte noire contre la plaque tachée de suie. On s’était couché dans le lit de mémoire - plusieurs générations y avaient laissé l’empreinte du temps -, on s’était rassemblé autour de son corps vieilli, en chien de fusil, on avait mouché la flamme, on avait confié son repos au lac immense de la nuit.

   Dehors le ciel courait d’un bout à l’autre de l’horizon, clair, net, lavé de toute inquiétude. Des étoiles criblaient le ciel. La lune pleine colorait les vallées de blanc. Les cirques de pierre, les creux des dolines, le fond des vallées étaient une encre bleu-marine que rien ne semblait pouvoir atteindre qu’une profonde paix venue du lointain des âges. Une fin du monde eût pu ressembler à cette chute paisible, à ce retrait de la Nature si discret que même les hommes les plus avisés n’auraient eu conscience de rien, seulement le souffle d’une vague prémonition que le néant aurait éteinte de sa dague froide, anonyme. Plus rien n’aurait alors eu lieu que l’errance des planètes dans le vide sidéral.

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Le matin, dans la lueur grise de l’avant-jour, on s’était levé sans bien savoir ce que serait l’heure prochaine, peut-être simplement la reconduction de la précédente, l’annonce de la suivante dans un éternel recommencement du même. Tellement de temps s’était empilé depuis l’âge de sa naissance. Cela faisait une cohorte charnelle, un genre de chenille processionnaire dont on n’apercevait ni le début ni la fin et ceci s’appelait « vivre » et l’on ne se posait même plus de questions à ce sujet.

   On avait appliqué sa main au carreau terni de buée, on ne sentait plus le froid puisqu’il faisait partie de vous et l’on percevait à peine son trajet glacé dans la tunique des vaisseaux. On s’était sustenté de quelques fruits, d’amandes et de noix. On avait enfilé ses galoches de bois - un peu de paille fatiguée en ornait la semelle -, on était sorti dans la première lumière du matin. Les yeux encore maculés d’ombre ne voyaient que dans l’approximation. C’était le rugueux de la peau qui réagissait en premier. Quelques picots s’y levaient sous le bourgeonnement de l’heure. C’étaient des trilles d’épingles qui foraient l’épiderme. C’étaient les gouttes de brume qui faisaient pleurer les yeux et l’on était un peu dans une manière de demi-cécité

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Hiver avait frappé un grand coup. Comme au théâtre avec le brigadier qui sort les spectateurs de leur torpeur. La grande représentation pouvait enfin commencer. Les Acteurs et Actrices étaient grimés de blanc, tels des mimes, tels des hommes en perruque tout droit venus du siècle des Lumières. Peut-être un bal se donnait-il en quelque endroit prestigieux, peut-être un salon littéraire ou la demeure d’un homme d’influence ?

   Le rideau de scène était cette pure nébulosité, cette estompe dont quelques arbres émergeaient pareils à des fantômes venus d’on ne sait où.

   Un peu au devant, le tapis jaune des herbes flottait entre terre et ciel comme si, jamais, il ne pourrait trouver de position fixe.

   Des coulisses sortaient des rameaux dénudés, quelques branches griffant l’air de leurs pathétiques nervures.

   Au plein de la scène se montrait un ruisseau si immobile qu’on l’eût dit reposant à jamais dans sa native lueur.

   Sur les rives quelques joncs aux teintes sourdes n’attendaient peut-être que l’impulsion du Souffleur pour dire enfin le texte de la pure beauté.

   Un tapis de neige que trouait le vert des herbes clôturait cette étrange scène qui semblait être figée, en attente de retrouver la vigueur qui semblait l’avoir désertée. Mais il y avait là un tel sentiment de calme, une telle ampleur de pensée, une halte si favorable à la méditation que l’on restait hagard, pareil à un oiseau que le frimas aurait cloué en plein ciel.

 

   Longuement on regardait.

 

   Comme si, de cette vision, pût ressortir quelque chose comme une vérité. Le froid serrait les tempes, étrécissait l’amygdale de la tête, cintrait les pensées dans un corridor si étroit qu’il ne pouvait, ici, y avoir de place pour une simple dérobade, une fuite, le jeu pervers d’une commedia dell’arte. Tout se donnait dans la netteté. Tout ruisselait d’exactitude et ce n’était pas la fine brume qui eût pu compromettre l’indéfectible lien qu’on entretenait avec le paysage.

   On n’était pas isolé, séparé. On était à même la présence. Langue de glace, haleine de frimas, banquise de jambes, sérac de mains tels des freux perdus dans la démesure de l’air tendu, vibrant, iceberg du tronc flottant au-dessus des immémoriales contrées de l’expérience, du savoir, là, enfoui tel une écharde dans la clameur de la chair. Le Pays on le portait en soi comme le Saint tenait sur sa poitrine le scapulaire où vibre l’image sacrée, autrement dit l’image de soi puisque c’est toujours d’abord le soi qui est en cause, qui réclame son dû, son Dieu, son idole.

 

   Longuement on regardait.

 

   Parfois, dans l’échancrure de l’esprit, une brusque diversion, un éclair, le libre champ d’une clairière. Cela s’éclairait, au loin, dans la prairie ouverte du souvenir. Ciel de plomb que le bleu adoucissait. Des crêtes à l’impalpable couleur dessinaient dans l’espace le triangle émoussé d’anciens cratères. Le feu s’y laissait entendre dans le dense tressage de la terre. On y devinait le lacis rubescent de la lave, les tapis de magma tels des fauves assoupis en train d’amasser leurs forces, de fomenter de sombres desseins. Il y avait le fleuve vert tendre des pâtures, des chibottes de pierres vives que le vent traversait. Il y avait, dans le goulet d’un cirque de rochers, la chute d’une eau vive. On la suivait en imagination dans la gorge étroite où rugissait l’éclat de milliers de gouttes joyeuses. Il y avait un plateau semé des pluies d’étoiles jaunes des scorsonères, on y devinait le petit peuple des insectes occupés à butiner. Il y avait infiniment de choses à voir lorsque, vieil homme, l’on dressait l’inventaire de son « musée imaginaire », multitudes de sensations qui, encore, couraient quelque part à bas bruit dans la citadelle du corps.

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Mais on ne voulait nullement se laisser distraire par cette fantaisie d’un âge antiquaire. On voulait demeurer, ici, dans le vif de l’éprouver, à la proue de son être, conscience aiguisée, sentir le froid traverser le linge de la peau, s’insinuer dans les cordes blanches des ligaments, souder condyles et glénoïdes, chauler le réseau pressé du sang, bleuir les articulations, planter ses bottes d’épingles dans la corne des talons. On voulait être soi jusqu’au vertige, à la limite d’un évanouissement. Et puis, « exister », était-ce autre chose que se laisser envahir par les marées successives des saisons, en goûter l’amère potion, parfois le luxueux éblouissement ? Alors, cahin-caha, « on existait », c'est-à-dire que l’on avançait sur le chemin de l’âge, sans amertume cependant, avec lucidité toutefois. Un Hiver cachait un Printemps qui annonçait un Eté qui préparait un Automne. Ainsi était le carrousel de la vie, sous le ciel de feu, de feuilles rouillées, de nervures étiques, de verdissements soudains. Ainsi était la vie !

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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