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12 septembre 2016 1 12 /09 /septembre /2016 08:28
Milieu du Gué.

"Réquisitoire muet d'Emilie".

Œuvre : André Maynet.

Puisqu’il faut parler en métaphores… Parfois tout fait sens dans une manière d’évidence. Parfois tout s’ouvre dans la plénitude et il n’est même pas besoin d’interpréter le monde. Les symboles parlent d’eux-mêmes. L’oiseau sur la branche est liberté. Le jaune est la passion de Van Gogh. Le blanc, la mélancolie d’Utrillo. La ruelle pavée, étroite, sombre, le signe d’une proche finitude. Le corps, le vôtre, une machine à vivre, à aimer selon le moment du jour, le coefficient de la passion. L’Autre, celui qui, vous renvoyant votre propre image, vous installe dans votre présence et vous y laisse le temps que durera l’éternité, vous n’avez même pas à le postuler tellement son cheminement tout contre votre hanche coule de source. L’abeille butine le nectar, l’abricotier fleurit, la fritillaire couronne fait bouger sa clochette parfumée, la fumée grise monte dans le ciel, disant l’activité de l’homme, son passage de comète, sa joie à jouer du tisonnier dans la chaumière où est rassemblée la meute des amis. Tout dans le naturel, tout dans la mécanique huilée et l’on n’entend même pas le cliquetis que font les rouages qui décomptent nos heures. Du reste nous n’y pensons pas puisque nous sommes tout en haut de la vague, sur la crête d’écume où rien ne peut nous atteindre que ce bonheur disponible et l’on s’endort, pareils à des chatons heureux contre le ventre souple de la mère. Et l’on rêve.

Puisqu’il faut parler en métaphores… Disons, vous êtes une belle Jeune Fille, à la taille mince, aux yeux lumineux, à la cambrure des reins si remarquable, qu’en effet l’on vous remarque. Vous êtes au bord d’une rivière, la Gélise par exemple. C’est le printemps et, parmi les confluences de l’air, vous sentez les rémiges de l’existence qui font leur chant à l’entour de votre peuple de chair. Vous retroussez votre jupe qui, déjà est bien mince, un mouchoir de poche, vous la retenez dans les paumes de vos mains et la serrez autour de votre taille. Vous entrez dans l’eau. Premiers frissonnements des gouttes, premiers picots de l’épiderme qui se dilate pour dire la joie simple d’être là, au milieu des prés semés de pâquerettes et du vol capricieux des papillons. Vous êtes comme aimantée, aspirée en quelque sorte par la rive opposée où nous supputons que vous allez rejoindre votre Amoureux. A moins qu’il ne s’agisse simplement de batifoler, de vous ébrouer et de terminer l’aventure, seule, abandonnée sur l’herbe verte, en attente de vous. C’est déjà une bien appréciable tâche que de vous confier à ce genre d’introspection saisonnière, laquelle vous disposant à accueillir l’été proche, ne pourra que vous combler. On n’est nullement triste lorsque les jours allongent, que son ombre portée au sol lutine avec la poussière et les rayons de lumière. Et pourtant.

Un instant, vous levez les yeux. Il y a eu, soudain, comme une césure de l’air, un hémistiche du temps, une ouverture de l’espace. Tout événement d’importance est de cette nature qu’il affecte les habituelles catégories grâce auxquelles nous percevons le monde. Là, au bord de la rive de sable et de gravier, c’est comme votre propre silhouette qui serait réverbérée par l’eau. Comme si Celle que vous apercevez, c’était simplement vous qu’un facétieux destin aurait décalée afin que, vous apercevant, vous prissiez enfin acte de vous-même comme vous le faites de vos amis, de vos voisins ou bien des quidams que vous croisez au hasard des rues. En réalité vous ne savez pas qui est Celle qui, maintenant, ôtant ses ballerines, ôtant la pellicule de son chemisier, la dentelle de sa culotte, en tenue d’Eve donc, avance à pas comptés au milieu de l’onde avec à peine plus d’insistance que les gerridés, ces « patineurs de l’eau », sur le miroir du lac. Sans doute pensez-vous qu’il s’agit d’une Etrange, peut-être d’une Adepte de quelque rituel, tant sa progression est lente, précautionneuse, semée de doute et clouée d’hésitation. Mais peut-être ne s’agit-il que de vous en un autre temps, un autre lieu alors que votre capricieuse mémoire n’a eu de cesse d’archiver ce souvenir dans la geôle de la mémoire. Celle qui vous occupe tant n’est autre que Milieu du Gué, autrement dit, vous, moi, l’amie d’enfance, la tante aimée, une personne qui ne perçoit plus très bien où sont les rives, quel signe d’un oracle pourrait se manifester afin de connaître le chemin à poursuivre, quel aruspice pouvant tracer sous le chemin des étoiles la voie à emprunter. C’est ainsi, parfois la vue se brouille, la volonté paraît se dissoudre et puisqu’il faut parler en métaphores l’esquif demeure prisonnier des courants contraires qui le mènent à hue et à dia et, le plus souvent nulle part, ce qui constitue le propre même de l’absurde. Mais il faut conter Milieu du Gué, comme on le ferait d’une fable à un enfant afin que, pénétré des enseignements qui s’y font jour, une leçon pût en être tirée. On disait, en des temps anciens, une morale.

Ce qu’il faut, maintenant, c’est apercevoir les symboles qui traversent l’image (la flamme de la torche, la rangée d’icônes séchant sur un fil, enfin l’ombre partout présente dans sa densité grise) et faire de ces signes la possibilité d’une compréhension de Celle qui en est le lieu géométrique, l’inspiratrice, Celle à partir de qui tout s’organise, rayonne et, enfin, retourne au repos. La flamme. Donc, au début, Milieu du Gué, se passionna d’abord pour tout ce qui était lumière. Aussi bien le faisceau d’une torche dans le grisé du jour, aussi bien la belle intellection dont le mouvement du même nom, les Lumières, fut l’emblème, cette philosophie qui éclaira les grands esprits au XVIII° siècle. Elle prit fait et cause pour La Lettre sur les aveugles dans laquelle Diderot s’interrogeait sur le rapport qui existait entre sensation et jugement à partir d’une opération que Réaumur avait réalisée sur un aveugle de naissance. Elle fit de la raison le centre de la pensée, de la connaissance sa préoccupation quotidienne et vit le monde aussi bien que la Nature par la catégorie de l’expérience et la vision de Buffon au travers de sa monumentale Histoire naturelle. Mais le feu de son désir ne pouvait demeurer sur le plan de ces abstractions, de ces projections sur l’entendement humain. Il fallait aller plus loin, au-delà de la pure intelligence, surgir dans le domaine flamboyant des sentiments, l’immense complexité des rapports humains, des rencontres, des révélations, du somptueux amour qui fait de la peau un miroir, des yeux des lacs emplis d’étoiles. Avec Rousseau et ses Confessions elle fit l’apprentissage d’une profonde introspection, elle remonta aux sources de l’enfance d’Emile, mais aussi de celle de Jean-Jacques, mais aussi, mais surtout, de la sienne où elle trouva quantité d’émotions, de penchants naturels oubliés qui, aujourd’hui, faisaient leurs lentes et fascinantes résurgences. Mais ce n’était pas encore assez, il était nécessaire d’aller plus loin, de goûter à cette lueur obsédante, à cette coruscation qui forait l’âme de son impérieux besoin d’éprouver le vertige, de disparaître au centre de soi. Avec Racine, elle fut Phèdre la passionnée, Phèdre l’adultère, l’incestueuse, Phèdre la condamnée, la suicidée d’un inexorable destin car l’amour n’est jamais libre, surtout lorsqu’il brave les interdits et s’exonère des règles intangibles d’une société. Là, à cet endroit où plus rien ne tenait que l’ivresse d’une passion incontrôlée, le point limite était atteint, le point de rupture au-delà duquel le sens n’a plus d’endroit où paraître. Alors les yeux se ferment et le gris envahit tout qui confine à une nuit proche, peut-être à un effacement.

L’ombre. Puisqu’il faut parler en métaphores… Que Milieu du Gué connut cette aporie était inévitable. C’était gravé dans sa complexion même. Elle n’était pas faite pour atteindre l’autre rive, celle où l’attend l’Amant, où ruisselle la félicité, où tout geste est une offrande infinie. C’est bien le milieu du gué, ce suspens de l’histoire personnelle, cette coupure d’avec soi qui, de toute éternité, était commise à paraître, tout comme l’orage éclate en raison même de sa propre nécessité. Le renoncement aux lumières, celles de l’esprit, du corps, de l’art, c’était cela, une confondante immobilité, un genre d’éternel présent s’alimentant à d’étiques et incompréhensibles heures. Le passé s’était dissous dans une vaporeuse brume. Le futur était devenu pure illusion. Le regard était fixe, comme perdu dans une interrogation vide. Milieu n’avait plus de vision de la torche qui dispensait sa flamme pareille à une goutte de résine blanche, pas plus qu’elle ne considérait la théorie d’icônes pointant vers l’art. Ses mains ne tenaient plus qu’un fil d’Ariane si invisible qu’on l’eût dit privé d’origine mais doué d’une fin terrible. Au bout était le labyrinthe et ses inextricables complexités. Au bout était l’enfer et ses cercles maléfiques, ceux-là même dont Dante faisait l’épreuve dans sa Divine Comédie, alors que guidé par le Poète Virgile il découvre l’étrange monde des Limbes. La ressemblance était si frappante qu’aussi bien Milieu du Gué eût pu faire siennes les paroles du Poète au début du Chant quatrième :

D’un bond, comme en sursaut, je me levai de terre,

Et cherchant de la nuit à sonder le mystère,

Mon œil de tous côtés se fixait incertain.

Je touchais à l’abîme où les ombres punies

Font tonner les échos de clameurs infinies.

J’étais au bord du gouffre : il était si profond.

Si chargé de vapeurs et d’épaisses ténèbres,

Que mes regards plongés dans ses cercles funèbres

S’y perdaient sans pouvoir en distinguer le fond.

Ici prend fin la fable de Milieu du Gué dont une phrase tirée de La Mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï clôturera le sens, posant, ce qui toujours se manifeste lorsque nous voulons tutoyer l’indicible, à savoir le questionnement dont nous sommes, nous-mêmes, l’origine et la fin :

C'était la lumière avant, maintenant ce sont les ténèbres.

J'étais ici et maintenant, où vais-je ? Où ?

Pour cette simple raison nous sommes toujours au milieu du gué, aussi bien l’énigmatique héroïne d’André Maynet que vous, moi, les autres qui ne visons la lumière qu’à mieux oublier les ombres.

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8 septembre 2016 4 08 /09 /septembre /2016 21:24
Vous ne le saviez pas …

"Le coquelicot" 1919 ou "Graine de pavot"
- Muséum of fine Arts - Houston -

Source : Impasse des Pas Perdus.

Vous ne le saviez pas et, pourtant, vous existiez bien au-delà de vous-même, dans l’ombre portée de celle que vous étiez. Cela faisait si longtemps que je vous habitais. J’étais votre alter ego, votre double de chair, le prolongement de votre esprit, l’écho de votre âme. Et il s’en fallait de peu que le feu de mon désir ne se confondît avec cette pourpre dont vous sembliez être l’hôtesse, qui me troublait et me donnait, chaque jour, l’ardente envie de connaître cette étrange citadelle. Car vous sembliez inaccessible, silhouette dressée contre la lumière du jour. C’était cela qu’il fallait conquérir, cette image lointaine, cette île entourée de flots et en faire une presqu’île, une terre à connaître, mais à ne jamais posséder, à simplement approcher dans le mystère de sa virginité. C’est ainsi, il faut demeurer dans l’orbe des choses pour les saisir avec exactitude. Dans la zone d’invisibilité où le regard s’ouvre, lance ses rayons en direction de cela qui est à dévoiler. Les cerneaux de la noix ne fouettent notre curiosité qu’à l’aune de leur dissimulation. C’est, armé de ces certitudes, que je réalisai une manière d’approche à distance, une lente reptation m’amenant dans le clair-obscur de votre esquisse. Du reste, comment aurais-je pu aborder celle que vous étiez, simple image fuyant sous l’horizon du jour ? Rien ne m’aurait servi de serrer les doigts, de mettre ma paume en conque, de dilater la pupille de mes yeux. L’eau, la lumière, sont animées d’une constante fuite, tout comme le temps qui nous intime l’ordre de ne jamais nous retourner sur les heures passées.

Novembre est arrivé, douloureuse supplique s’imprimant sur les feux d’un été mourant. Encore quelques lambeaux de chaleur, quelques robes frivoles aux terrasses, leurs corolles blanches s’ouvrant sur la vibration de l’air. Encore quelques boissons ambrées sur le cercle des tables alors que, bientôt, les cafés replieront leurs auvents de toile. Je suis assis sur un banc derrière les grilles du Parc Balency. Regard rêveusement appuyé sur les mouvements de la rue. Groupes d’étudiants joyeux, vieux messieurs un journal à la main, jeunes enfants dans la dispersion de leurs rires. La longue limousine s’arrête devant l’Hôtel de l’Etoile d’Or, somptueuse résidence aux encorbellements de pierre. Derrière les vitre fumées, vous n’êtes encore qu’un territoire anonyme, une Ultima Thulé dont chacun attend la révélation, sur le bord de l’étonnement. C’est si étrange de voir l’autre surgir de son propre retrait alors même qu’il ne se sait pas observé, qu’il vit dans le creux de sa doline avec la certitude d’une existence solitaire. Vous regardant descendre de votre voiture, tailleur gris cintré à la taille, large capeline coquelicot, escarpins vernis, je me surprenais à violer votre intimité avec l’impudeur naturelle d’un adolescent en quête de lui-même. Vous faisiez figure d’une servitude involontaire dont j’usais et abusais à ma guise, vous pliant au plus secret de mes caprices. Avait-on seulement le droit de regarder une inconnue à son corps défendant et de l’approprier à sa fantaisie sans qu’une sorte de culpabilité envahît l’esprit et obligeât à détourner les yeux ? Mais l’acuité de mon désir emportait avec lui tout sentiment contraire à la satisfaction de mon plaisir immédiat et le remords dont il eût été ordinaire que je sois saisi gisait à terre parmi la jonchée des feuilles mortes.

Le portier vous accueille sur le perron de pierre, prend votre bagage de cuir fauve alors que vous disparaissez à ma vue avec la souplesse du félin. A ce moment précis de votre effacement, c’est un phénomène d’empreinte qui m’envahit, me submerge et me laisse sur l’assise de mon banc, pareil à l’amoureux transi. Seul recours à la mémoire afin que votre évanouissement ne soit pas total. La flamme de votre capeline brûle mon front avec l’insistance du soleil d’été. Le gris de votre veste est le fin brouillard qui voile mes yeux. La minceur de votre taille le peu de certitude de pouvoir, un jour, vous revêtir d’un nom aimé, connaître l’intime de votre prénom avec la grâce de pouvoir le murmurer. Vos escarpins frappant la pierre, l’obsession de vous approcher enfin.

Vous ne le saviez pas mais j’étais celui commis à vous observer de loin, à vous entourer de soins, à vous protéger des autres, de vous-même aussi, le plus grand danger. Je devais demeurer dans cette réserve, me confiner à cette part d’ombre d’où pouvait surgir la lumière, la vôtre, à la manière d’un présent inconscient de son geste de donation. Longtemps votre image a flotté dans l’air chargé d’effluves automnales. Bientôt les grilles du Parc fermeraient. Alors, je me suis disposé à devenir inapparent aux autres, à moi-même, dans la silhouette la plus fuyante qui soit. Je me suis dissimulé derrière un bouquet de fusains, attendant le claquement du lourd portail qui disait la fermeture au public. Mon costume de toile serait bien léger pour affronter les vagues de la nuit, mais je crois que ceci était superficiel au regard de ce que, sans doute, vous dévoileriez de vous. Un long moment à rester dans l’incertitude de ce qui allait paraître, ou pire, la perte définitive d’une étrangère, puisque vous n’étiez que cela, une apparition et, bientôt, une simple effervescence sur le cercle de la mémoire.

Au deuxième étage de l’hôtel, sous les feux d’une opaline de cristal, une silhouette se déplace avec la légèreté du rêve, l’évanescence de l’imaginaire. La porte-fenêtre s’ouvre et je vous aperçois sur le balcon, derrière le rythme clair des balustres de pierre. La clarté de la rue monte jusqu’à vous, vous fait surgir de l’ombre à la manière d’une figure de proue. Vos cheveux, ramenés vers l’arrière, en chignon, ont l’éclat de la nuit, le lustre d’un lac sous la persistance des étoiles. La profondeur de vos yeux, leur noirceur, le large ovale dont ils s’entourent, l’éclair blanc de la sclérotique, tout ceci s’imprime sur la partie libre de mon corps, ricoche sur cette nébuleuse romantique dont, depuis toujours, je suis atteint. Votre visage, baigné par un doux voile est fait de porcelaine et de rose avec l’étincelle des lèvres qui y allume un rapide feu follet. Votre cou plonge dans le col du tailleur, pareil à la chute d’une neige précoce. Le reste de votre anatomie est un long poème nocturne se fondant dans l’air qui fraîchit. Vous fumez une longue cigarette dans une attitude aussi détendue que songeuse qui me fait penser à la présence de quelque contradiction dont seulement des nervures apparaissent. La rue est presque déserte avec, seulement, la trace vite dissoute de quelques passants attardés. J’ai remonté le col de ma veste, davantage par souci d’enclore en moi les images fascinantes dont vous me faites l’offrande, plutôt que par un réflexe de protection. La braise de votre cigarette décrit, dans l’air limpide, une rapide ellipse qui vient se terminer sur le ciment gris du trottoir. Ce geste ressemble si peu à la distinction dont vous semblez être le recueil naturel.

Vous ne le saviez pas mais il y avait une manière de perversité à oser apparaître sous les traits de la vulgarité. Mais, j’oubliais, vous ne vous perceviez pas épiée par un inconnu dissimulé dans l’anonymat d’un jardin public. En réalité, n’étais-je pas porteur de ce trouble de l’âme dont je vous accusais avec la légèreté des jugements hâtifs ? Et quand bien même votre conscience eût été avisée de mon acte de voyeurisme - il s’agissait bien de cela -, cela vous eût-il dispensé de vous comporter selon votre désir spontané ? J’attachais sans doute trop d’importance à un fait qui n’était qu’insignifiant.

Vous êtes à l’intérieur de la pièce dont je perçois les murs couleur d’ivoire possiblement tendus de soie. La lumière y est douce comme à l’intérieur d’une conque de corail. J’imagine des tableaux apaisés dans des cadres dorés, des amours de la Renaissance décochant leur flèche sur quelque robe fleurie, ricochant sur une gorge de nacre, un visage angélique parcouru de plénitude. Maintenant, c’est sur la clarté diffuse renvoyée par un miroir sur pied que j’aperçois vos mouvements de liane lente, vos gestes si semblables à une savante chorégraphie. La veste de votre tailleur, vous l’avez ôtée dans le silence de la nuit avec une manière de ferveur voluptueuse. Vos bras ramenés vers l’arrière ont calmement détaché l’agrafe de votre soutien-gorge et votre poitrine menue a jailli dans le demi-jour de la pièce avec l’affirmation d’un rare bonheur. Vous êtes dans l’évidence de vous-même, dans la conquête sans fard de votre corps, dans son exposition à l’aire ouverte de l’exister. Vos aréoles brunes sont l’affirmation du plaisir en même temps que la pointe avancée de votre liberté. C’est un grand bonheur que de vous observer ainsi, depuis ce corridor obscur faisant office de coulisses ombreuses alors que vous vous déployez sur la scène sans entrave de votre infinie solitude. La jupe de lin a glissé sur le fuseau de vos jambes avec une musique dont je suppute qu’elle a la discrète coloration d’une eau s’écoulant dans les replis de la glaise. Vous êtes simplement vêtue, maintenant, d’un porte-jarretelles noir, d’un mince triangle dissimulant encore votre intimité. Le dialogue est si beau qui s’instaure avec la soie blanche de la peau, les lanières sombres qui retiennent vos bas. Lentement, comme s’il s’agissait d’une cérémonie ou bien d’un rituel longuement éprouvé, vos doigts longs détachent les colifichets pareils à des fils de la vierge, laissant à nu l’aire lisse de vos genoux, jusqu’à l’extrême limite de vos pieds où s’allument cinq pétales couleur de rubis. Vous êtes si belle, ainsi, dans cette presque nudité qui vous révèle mieux que ne le ferait votre corps mis à nu. Vous demeurez là, dans cette pose hiératique, apollinienne, sculpturale, gemme tendue sur son propre désir. La mousse de votre mont de Vénus est cette forêt dans laquelle j’aimerais me perdre, si près de la source de vie, de la ressource à nulle autre pareille alors que, tout en haut, la canopée fait son bruit de bourdon, ses balancements incessants sous la meute du vent chargé de lourdes fragrances. Oui, vous êtes cette forêt pluviale, ce monde clos où ne parviennent plus les rumeurs de la foule. Seulement un long apaisement, une onction se posant sur la fontanelle ouverte de ma silencieuse demande. Je vous sens entrer en moi, prendre possession de mon antre de chair. C’est si délicieux cette sensation d’envahissement, de fusion, cette lente progression par laquelle une unité survient. Vous êtes moi comme je suis vous, jusque dans les mailles les plus secrètes de mon corps. Nous sommes enlacés, mêlés, nous sommes simples battements liquidiens dans le flux incessant du monde. Je vous sens progresser en bonds de jaguar dans le couloir de mon cou, je vous sens glisser comme l’anaconda dans les soufflets de mes poumons, vous immiscer dans la grotte de mon estomac, vous lover dans la capsule de mes reins, forer mon sexe, darder mon désir jusqu’à l’insoutenable incandescence, chuter le long de mes genoux, agiter la fougue étroite de mes orteils. Oh, non, ne vous retirez pas si tôt, demeurez en moi comme la source s’invagine dans l’ombilic de la terre. Non, ne me désertez pas car je serai orphelin de vous, inconsolable à jamais, perdu dans l’œil d’un puits sans fond.

Le soleil d’automne a commencé sa course lente en direction du zénith. La rue s’anime de quelques mouvements. Bientôt, un cliquetis de clés, la rotation du lourd portail de fer forgé. Le Parc Balency étire ses frondaisons dans un bruissement de feuilles mortes. Ma casquette, posée sur le banc, je la visse sur ma tête encore envahie des brumes du rêve. Je rajuste le nœud de ma cravate. Madame a horreur des tenues négligées. Le portier a amené la limousine devant la porte de l’Etoile d’Or. J’y regagne ma place. Je me rase avant de reprendre ma fonction. Il me faut être présentable, effacer les traces d’une nuit singulière. La portière arrière s’ouvre avec la retenue qui sied aux solennités. Vous vous installez sur le siège arrière. Je sens déjà votre odeur discrète, ses tons ambrés Chanel de jasmin et de patchouli avec un soupçon de rose. Vous êtes habillée du même tailleur gris qui flatte si bien votre teint léger, coiffée de la capeline coquelicot sous laquelle vos yeux sont des lacs sombres. Un moment je vous observe dans le miroir de courtoisie. La pulpe de vos lèvres y allume un premier feu alors que la veste, dans son échancrure, livre l’éclair noir d’une bretelle. La gorge de vos jambes croisées haut et c’est la mousse d’une forêt pluviale qui y apparaît dans tout son mystère, un abîme qui s’ouvre et appelle infiniment …

« William, je vous sens bien rêveur ce matin … Conduisez-moi à Paris, si vous le voulez bien … »

« Je veux bien, Madame, je veux … »

La longue limousine a quitté l’asphalte gris dans un bruit de chiffon mouillé. Quelques feuilles du Parc Balency folâtrent le long de la vitre dans un ballet incessant. Dans le miroir de courtoisie l’Hôtel de l’Etoile d’Or n’est plus qu’un genre d’hallucination. Quelques gouttes de pluie viennent s’écraser sur le pare-brise, pareilles au poinçon de la pluie sur les hautes frondaisons de la canopée. Il fera nuit quand Paris se montrera à l’horizon. Il sera temps d’aller dormir, les heures sont si courtes à l’approche de l’hiver !

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8 septembre 2016 4 08 /09 /septembre /2016 07:47
Au puits du secret.

Et puits, mine de riens.

Œuvre : André Maynet.

Là-bas, au loin…

Là-bas, au loin, il y avait cette foule compacte, ces rumeurs pareilles à des boules cotonneuses qui ciraient les tympans, bourdonnaient longuement dans le vestibule des oreilles. Mais pourquoi donc fallait-il ces constantes déflagrations, ces clameurs étouffées comme si quelque foudre céleste eût menacé les hommes de ses longues déchirures ? Des groupes déambulaient dans le fleuve des rues, les immeubles de verre lançaient leurs éclats anguleux, projetaient leurs yatagans de lumière. Les voitures jaunes aux mufles carrés avançaient derrière leurs vitres fumées, pareilles à des dangers impalpables, à des menaces anonymes. Piétons, errants, insulaires perdus dans le maelstrom humain, l’on essayait de se frayer un chemin parmi les confluences, les jeux complexes de jambes, les confus pas de deux, le golfe des hanches pressées, la trémulation des chairs, le glissement impalpable des peaux dont on ne percevait que l’abstrait clignotement. Le sol, hachuré de grandes entailles blanches, déglutissait sans cesse ses milliers de passants, ses milliers de cloportes montés sur leurs filins de cristal. De grandes entailles s’ouvraient à même le sol, d’immenses bouches par où s’engouffrait le peuple des Existants. Des femmes en habits, étincelantes oriflammes, poinçonnaient les trottoirs de leurs talons vindicatifs. Accrochées aux façades, de grandes enseignes lumineuses jetaient leurs dards de sang et leurs flots d’invectives multicolores. C’était une grande douleur d’avancer dans cette glaise visqueuse, de n’en être plus qu’un vague limon inconscient de ses mouvements, un égarement au milieu de ce qui ressemblait à une manière de déluge. Mais, en réalité, on n’avait guère conscience de cette folie, de ce continuel piétinement qui vous reconduisait au libre arbitre d’une paramécie dans un bouillon de culture. On progressait par petits bonds sournois, on frétillait de la croupe, on lançait des œillades à la cantonade, on s’aimait violemment sur un banc ou bien à l’ombre d’une gloriette dans un jardin public. On mâchait son pain azyme sur un tabouret de cuir. On buvait de longues rasades de bulles couleur de café. On rejetait bruyamment, par le nez, en deux longs jets écumeux, la fumée d’une cigarette. On entrait dans une salle de cinéma. Parfois on s’y endormait. Puis on rentrait au logis, cube étroit empilé tout en haut d’un empilement de cubes homologues. On avalait un barbiturique en somnolant devant les syncopes bleutées d’un écran. Puis on dormait jusqu’au déchirement de l’aube et tout recommençait dans un infini et vertigineux carrousel.

Ici, tout près…

Ici, tout près des choses intimes, tout se révélait dans le luxe des bonheurs ordinaires. La jeune fille qui s’appelait Mine de riens, était la seule Reine au milieu de son royaume. Elle avait choisi l’exil. Un jour, s’extrayant des pièges de la ville, marchant longuement sur les chemins du monde, elle avait découvert le Désert Blanc. Pure merveille pour les yeux. Enchantement pour le corps. Félicité pour l’âme. Dire la beauté de ce lieu, c’était énoncer ceci, dans la simplicité : des falaises pareilles à un talc étincelant se dressaient sous la forme de cônes tronqués. Leur sommet était plat. De profondes entailles labouraient leurs flancs, conséquence d’une érosion immémoriale. D’autres élévations, plus modestes, en forme de triangles, se découpaient sur l’ombre légère qui coulait le long de leurs roches impalpables. Au premier plan, une plage de sable blond aux ondulations douces. Des touffes d’oyats bistre en rythment la souple étendue. Au centre du paysage, l’éventail vert amande d’un palmier, son tronc de terre cuite découpé en damiers. Dans son prolongement, une ouverture en ogive ménagée dans le calcaire à des fins d’habitat troglodyte. C’est ici, dans la fraîcheur de la pierre, au centre des ombres bleues, pareille à la reine dans sa ruche que Mine de riens a élu domicile.

Mine de riens, on la regarde et l’étonnement n’en finit pas de faire ses pointes et ses piques quelque part dans l’épaisseur du derme, tout près de la peau où vibre la lumière. Elle est là, debout au centre de la demeure blanche, de la cellule secrète dans laquelle elle rayonne et diffuse ce bonheur qui lui appartient en propre. Pièce éclairée par un abat-jour de tôle. Cercle de clarté. Phosphènes gris pareils à un glacis sur l’épaule d’une terre antique. Une corde double descend du plafond. En son extrémité une poulie de bois grossier comme on en trouve sur les points d’eau, près des puits creusés dans les parois de sable. Au fond on entend tinter l’eau, on devine le ruissellement de gouttes translucides. Sous la poulie un cercle d’ombre dans lequel plonge une corde. Puis plus rien que le silence. Puis plus rien que le mystère. Ce trou dans le sol au jour uniforme, c’est la cachette secrète dans laquelle la Jeune Ermite recueille ce qui, du monde, doit être sauvé, cette beauté originelle que les hommes ont en garde mais dont, la plupart du temps, ils n’assurent le recel qu’avec distraction. Souvent, aux choses précieuses, au pur poème, à la toile simple et minimale, à la statuette d’ivoire ils préfèrent les scintillements et les éblouissements du superficiel, de l’immédiate satisfaction, du désir comblé avant même qu’il ne se soit manifesté avec la justesse nécessaire dont il doit être l’objet.

Ce que l’on trouve dans ce refuge souterrain (on pourrait facilement penser au secret de pyramides), des jarres au ventre lisse, des amphores couleur d’éternité, de délicates porcelaines aux reflets de parchemin. A l’intérieur, non de l’or ou des diamants, des gemmes précieuses mais de petits riens, de minuscules présents que la Fille du désert collectionne comme ses biens les plus précieux. Et, en effet, quoi de plus essentiel que ce qui surgit de la roche, de la plante, de l’animal avec la grâce de ce qui est évident, direct, ne demande rien d’autre que d’être au monde dans la confidence, l’à peine révélation, le bruit si ténu de la source au creux du feuillage. Dès l’aube, lorsque la fraîcheur fait ses éphémères attouchements, que la nuit bascule, que les étoiles en percent encore la toile diaphane, Mine sort de sa grotte, dans le plus simple appareil. Rien de plus beau que d’apercevoir, pour l’oiseau de passage, le rapide fennec, le scarabée à la tunique d’acier cet étonnant éphèbe, corps si semblable aux falaises alentour, orné des deux bourgeons menus de la poitrine, du triangle pubien avec sa toison légère (on y devine une mystérieuse bouche d’ombre lovée dans son secret), les fuseaux bien droits des cuisses, le glaive des jambes et enfin, subtile touche érotique, seule compromission à cette civilisation qu’elle vient de quitter, deux escarpins couleur de fraise, de plaisir, peut-être de désir, mais contenu, en attente, braise tapie dans une volupté silencieuse.

Alors Saharienne se baisse au gré de ses subtils déplacements. Cueille ici une branche sèche d’épineux acacia, là le reste noueux d’une souche d’olivier, ici encore une tunique d’insecte avec ses pattes semblables à des cils, encore plus loin la peau sèche d’un varan, la corne effilée, crénelée, d’un oryx. Parfois aussi des tessons de poteries anciennes, des sculptures de sel aux éblouissants cristaux. Puis, dans l’orbe d’un réel bonheur, ici ou là, au creux d’un rocher, sur la dalle de sable lissée par l’harmattan, une pointe de flèche, un galet aménagé à la belle teinte de terre, des signes épars, parfois une hache polie en néphrite aux veines profondes, des traces de sanguine et d’ocre, (on croirait y deviner l’élégance de la girafe, l’agilité de l’antilope, puis des hommes, des arcs aux formes si dépouillées qu’elles semblent dessiner ce qui, de l’humain, trace les prémices de la culture, grave dans la psyché universelle les signes de sa confondante parution). La suite des jours de Mine, ce n’est rien que ceci : un tissage d’enchantements, de merveilleuses mélodies qui font frissonner son corps, des musiques aériennes portées par le vent, des poèmes bleus à la naissance du jour, couleur de corail au crépuscule, teintés d’obsidienne dès que le soleil bascule derrière l’horizon, que les oiseaux se taisent, les lézard regagnent leur terrier d’ombre, les rêves naissent sous le croissant de la Lune. Rien que ceci : la vie pleine, disponible, immédiate de qui sait confier son destin au mouvement des astres. Se ressourcer au puits du secret, tel est le prodige par lequel cette Modeste tisse ses jours, brode ses nuits. Il n’y a pas de révélation plus belle que celle-ci.

Là-bas, au loin…

Pendant ce temps, dans les ornières des villes, aux nœuds complexes des carrefours, dans les hautes tours aux façades aveugles, dans les temples du consumérisme mondial, sur le mode du temps pressé, de l’espace condensé en sa plus étroite valeur, les hommes, les femmes tressent leurs rondes interminables, échafaudent les conditions de leur aliénation. Mais qu’attendent-ils donc ces aveugles, ces paralytiques, pour se débarrasser de la corne qui soude leurs yeux, des liens qui entravent leurs mouvements ? Qu’attendent-ils donc ? La Terre est grande qui peut accueillir la beauté. Oui, la Terre est grande.

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8 septembre 2016 4 08 /09 /septembre /2016 07:07
Dans la pliure pensive du jour.

Photographe : Stefano Brunesci.

« Estrella del dia », tel était le nom qui lui avait été attribué. « Etoile du jour », comme pour dire la rareté du présent et l’humilité des hommes devant la pure beauté. C’était ainsi, avant sa parution, une pure perte des choses dans l’ombre du monde. Les arbres, sur la colline, étaient dans une manière d’invisibilité. Les troncs inclinant vers des formes premières, indistinctes, simples traces de limon dans l’ornière du jour. Les yeux des feuilles étaient abolis, pliés sur leur cécité native. Dans les cimaises des rochers, les oiseaux de mer, les goélands à la vue puissante, les mouettes rieuses, les sternes rapides, tout le peuple céleste sommeillait comme si la nuit captatrice les avait retenus dans d’impalpables fils. Sur les cubes blancs du village, c’était une ombre longue qui faisait avancer sa toile et, alors, tout virait dans le gris de la lave, la surdité, ses reptations infinies. Sur le schiste des rues, la lumière avançait en longeant l’arête bleue des trottoirs et les hommes dormaient dans la douleur de l’aube. La respiration était si lente qu’elle soulevait à peine la nappe de brume, rumeur indistincte sur le cercle des chambres. Les lourds volets de fer ceinturaient les échoppes où dormaient les monceaux d’olives brunes, les pyramides de dattes. La lueur jaune du safran était un sable éteint en attente de clarté. Tout en bas de l’église, les chats glissaient dans les gouttières des rues avec le rythme du silence.

On se serait bien levés, on aurait enfilé le cuir de ses chaussures, on se serait vêtus d’un pantalon de toile, d’une veste élimée aux coudes, on aurait plissé ses yeux sur la naissance de la lumière, on serait allés rejoindre les autres, les vieux hommes aux visages de cuir sous l’arbre à palabres. Les rumeurs de la parole auraient festonné de larges essaims de mots se diluant dans la vitre grise du ciel. On aurait joué aux tarots dans la salle fraîche de l’Amistad, on aurait allumé de fins cigares avec leurs fils de cendre tendus dans l’air matinal. Tout ceci on l’aurait fait, ainsi que d’aller au Forn de pa, y acheter des pains à la croûte odorante dont la mie aurait habité les palais, on aurait regardé le chapelet des îles sortir du mystère de la nuit. Ceci aurait suffi à peupler d’images colorées, bavardes, la meute arbustive des têtes chenues, déjà en partance pour ce non-lieu dont ils étaient les anonymes passagers. L’autre côté du réel, là où les rêves dépliaient leur ombilic, l’imaginaire ses diagonales de cristal, la pure pensée ses myriades de fragments polychromes. Bientôt ils y seraient et ils verraient les coutures du monde, les fils des marionnettes, les poulies et les cintres faire se mouvoir l’étonnante dramaturgie humaine. Ils verraient leurs mains de corde usée hisser les filets tissés de poissons d’argent, ils verraient les fêtes de l’olivier, l’huile généreuse suinter dans les rigoles de pierre, ils verraient les vignes en terrasses, les grappes noires et le sang du vin faire sa tache en attente de la libation. Ils verraient les confluences d’espoir, les heures éclatantes de l’amour natif, les rendez-vous au clair de lune, ils regarderaient les criques se découper sons l’onction blanche de la lune, les feux follets des lamparos clignoter à l’encontre des étoiles, la ligne des lampadaires pareille à des sémaphores indiquant aux cieux l’étonnante présence de Calentia, ce prodige remis aux mains des hommes afin qu’ils en prennent soin. Ils verraient la boutique de Can Martinez, son store de toile rayé, ses étals de pommes luisantes, ses aubergines à la peau mulâtresse, ses grains de raisin gonflés de la lactation des femmes de la mer, ces déesses seulement atteignables depuis la pointe immaculée du songe. Les hommes étaient là, dans la pliure pensive du jour, leurs mains battant l’air, pareilles à des griffes de rapaces ne saisissant que le vide, un grand creux se dessinant en arrière de leurs fronts ridés, un abîme s’ouvrant dans l’arc usé de leur tête. Ils savaient, depuis leur intuition ancestrale, cette heure sublime mais hautement insaisissable où tout se soustrayait à leurs yeux assoiffés d’images, à leurs mains orphelines d’une forme à y recueillir. Ils savaient combien cette perte de la nuit, ce gain du jour ne se réalisaient jamais qu’à l’aune d’une longue déchirure. Il fallait se perdre nocturne pour se retrouver diurne, sur le bord du monde, en attente de l’évènement qui, bientôt, surviendrait, déploierait ses rémiges dans la poudre solaire.

Car il fallait qu’il y eût parution, car il fallait que se montre Estrella del dia , cette pure mise en forme de la beauté, cette esquisse platonicienne réalisée, cette hallucination plantant son écharde vive dans la braise des yeux. Alors, les vieux choucas, vieilles corneilles, les déjà-en-partance-pour-l’au-delà, les agitateurs de mots de l’arbre à paroles retrouveraient un semblant d’existence et, dans les canaux éreintés de leurs veines s’allumerait la fuite rouge du sang, dans la sclérotique de porcelaine s’animeraient les réseaux incendiés de la vue, dans leurs mains trembleraient les mailles ardentes du désir. C’était ainsi, chaque matin, dès l’aube radieuse étincelant de rosée. Là-bas, au loin, parmi les déchirements de la brume et la pluie de phosphènes, c’était la survenue à nulle autre pareille, comme si Estrella surgie des eaux prenait forme et le monde s’ordonnait en un immense et incroyable cosmos. Car, alors que l’événement avait lieu, plus rien n’existait que cela, le mystère d’être dans la lumière du jour.

On regardait la dimension ouverte de l’évènement. On disait la cascade d’obsidienne de la chevelure, le mystère des yeux pareils à d’étranges insectes sous la falaise du front, le linceul des joues lissées de clarté, l’arête droite du nez, la pulpe d’argile des lèvres, la douceur du menton, sa fuite dans une ellipse d’aube ; on disait la chute grise de l’épaule, sa lumineuse présence, on disait les colonnes des bras si semblables à celles d’un temple sacré, le pli des mains soutenant la résille de la vêture - semis d’étoiles sur l’encre du ciel -, on disait la discrétion de l’index faisant signe vers le secret de l’être qui, jamais, ne se dévoilerait ; les yeux des hommes tellement pris de cécité. On disait tout ceci mais dans le silence de soi, dans la réserve, le retrait, la pure discrétion car la beauté vraie ne peut qu’être effleurée, jamais proférée comme on le ferait pour l’objet posé devant soi.

C’était ainsi, après l’apparition, la lumière blanche coulait du haut de la colline. Les chênes-lièges se réveillaient, secouaient leurs troncs couleur de sanguine et une pluie de glands touchait le sol avec la douce insistance d’une comptine. Les eucalyptus faisaient chuter leurs écailles, dispersaient leurs capsules aux mille rayons de l’espace. Les dalles de pierre réverbéraient la lumière du ciel. Le lacis des venelles abandonnait sa glaçure bleue, se teintait d’une harmonie d’eau et l’on croyait à la chute d’une cascade dans quelque lieu tenu à l’écart des foules. L’arbre à paroles résonnait de cris joyeux, de bourdonnements, du dépliement des élytres des cigales. Au Forn de pa, c’était une infinité d’odeurs de levain et de croûte qui semaient leur fragrance dans l’air se déplissant. Dans les salles claires de L’Amistad, on entendait le glissement des lames du tarot et l’on croyait à des vagues souples faisant leur flux avec un bonheur simple. Sur les rochers noirs, sur les façades de ciment, sous les porches et les passages couverts se répercutaient les images circulaires du vol des goélands, les cris aigus des sternes, le crépitement des essaims d’abeilles. C’était cela, ce bonheur simple qu’Estrella apportait aux vivants sur ce coin de terre. C’était cela que les existants, sur cette île d’exil, recevaient comme une ultime faveur. Puis le jour baissait, la guirlande des lampes festonnait le port, les ruelles se teintaient de bleu profond, la forteresse de l’église faisait sa découpe claire alors que les hommes regagnaient leur solitude. Longue serait la nuit, immenses les rêves, impérieux les désirs du jour, les seuls à porter Estrella au-devant d’eux, à allumer dans les yeux les flammes de la joie. Il n’y avait plus qu’à attendre. Ceci était déjà l’amorce d’un bonheur ! D’une révélation de soi à soi.

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6 septembre 2016 2 06 /09 /septembre /2016 07:28
Dans la flamme du jour.

Kees Van Dongen.

"Femme au chapeau noir" vers 1905.

Source : Impasse des Pas Perdus.

Au Journal on m'avait dit cette ville pleine de mystère, son éternel brouillard, le réseau dense de ses canaux, les hautes bicyclettes noires, les pavés luisant dans la pénombre, les hautes façades de briques, leurs parements de pierres blanches, le Quartier Rouge et ses filles en vitrine, la drogue et les Coffee shops. Etonnante faune interlope qui dérivait parmi le lacis des rues comme les feuilles mortes glissaient sur les eaux en direction de la Mer du Nord. Mais je pensais, dans le train qui me conduisait vers cette étrange Venise, que ce pays ne pouvait se limiter aux seules images d'Epinal, aux facettes de carte postale avec ses vagues de tulipes polychromes et ses moulins drainant l'eau des canaux. Sans doute y avait-il mieux à connaître, à découvrir dans ce peuple somme toute austère qui, au fil de l'Histoire, avait su résister aux envahissements des flots. Un peuple discipliné, exposé aux caprices du temps mais n'en subissant nullement les effets, seulement à la force d'une farouche détermination. Ma première nuit, je la passai dans un hôtel modeste mais confortable, sur le Kloveniersburgwal, au bord du canal, relisant quelques notes que j'avais prises à la hâte avant mon départ de Paris. Le but de mon voyage, d'abord flâner au hasard des rues et des fantaisies, ensuite rendre visite au Musée Van Gogh, projetant d'écrire un article sur la peinture du Hollandais.

Le jour est installé dans le ciel avec ses teintes de tableaux flamands, cette longue nostalgie ivre d'elle-même. J'arrive au musée à l'ouverture, avant que la foule ne déferle. Un long moment à l'extérieur à regarder la beauté simple et toute nordique de l'architecture, sa couleur grise qu'éclairent un cube en porte à faux et le rythme blanc des ouvertures. Les salles sont encore dans un calme qui convient à ma quête. Je passe du temps à regarder, surtout, les tableaux "solaires" de Vincent, ce vertige de la conscience portée à son acmé, brûlant de la flamme de la passion. « Les tournesols »; « La chambre de Vincent à Arles »; « La salle de billard »; « Café éclairé la nuit ». Combien ces teintes jaunes de la Provence contrastent avec ce ciel infiniment gris dont le soleil semble définitivement absent ! J'erre longtemps à la recherche de cette flamme du jour dont j'espère qu'elle deviendra visible, plus tard, dans un futur texte. Mais comment refléter le génie en même temps que la folie ? Comment dégager de la pâte lourde de l'huile cette quintessence de l'esprit ? Il est si difficile de parler de ces choses immatérielles qui nous dépassent, que seulement nous souhaiterions effleurer, l'espace d'un instant, et alors nous aurions approché l'invisible dont nos yeux étonnés garderaient l'empreinte indélébile. Je quitte les grandes salles blanches alors que les visiteurs affluent sur le parvis devant le musée. Je ne sais si j'aurai suffisamment d'ombres à saisir, de ciel bas à faire descendre sur ma tête pour éteindre l'incendie qui s'y est allumé. C'est si éprouvant pour les yeux, le corps, l'âme de s'extraire de cette peinture rayonnante et de retomber dans l'exténuation du jour !

Longtemps je marche sous le ciel violenté d'échardes et de braises parmi les cierges des cyprès, le tumulte des étoiles, la lueur verte des opalines. Comme si le pinceau du Hollandais venait de recouvrir Amsterdam d'une couche épaisse de bleu outremer, de vert Véronèse, de jaune de cadmium. Longtemps je ne suis plus qu'un passager des Alyscamps, un homme de la Crau caillouteuse, un oiseau noir volant au-dessus des tiges ardentes d'un champ de blé. Longtemps je ne suis plus que cet étranger au chapeau de paille, un égaré à l'oreille coupé, un candidat à l'exil, un hôte de passage vers une destinée asilaire. Ce sont, sans doute, les eaux plombées du canal, le rythme de briques des façades, les bouquets apaisants des arbres qui m'ont reconduit au lieu de ma présence. Comme si Van Gogh avait été remplacé par la lumière de Rembrandt, son clair-obscur ou par les teintes adoucies d’un Vermeer de Delft, ces bleus si intemporels qu’on les croirait simplement imaginaires. Et, dans cet écrin issu du songe, un immeuble de pierres beiges, de larges portes de verre, une enseigne se balançant dans l’eau claire du ciel : « Page Blanche – Librairie française ». A l’intérieur, le luxe d’une clarté que rythment les cercles des opalines, le cuir des reliures, des gravures anciennes. De rares clients et des volumes à foison. J’y fais la découverte de deux ouvrages reliés dans un maroquin ancien : « Caroline de Lichtfield » par Madame De *** - Chez Buisson, Libraire, Hôtel de Mesgrigny, rue des Poitevins, N°.13. M.DCC.LXXVI. »

Dans la flamme du jour.

Source : Gallica . BNF.

C’est en flânant parmi les rayons noyés dans l’ombre que je vous aperçois, ombre discrète se faufilant parmi les livres. Votre élégance, c’est d’abord elle que j’ai vue, à défaut de vous apercevoir, vous, la lectrice anonyme. Vous étiez comme un personnage échappé d’une toile de l’école hollandaise, avec cette capeline sombre dont la teinte contrastait avec votre visage si proche d’une terre ancienne, délicatement cernée de quelques touches de couleur. Votre regard semblait absent, flottant au-dessus des choses, à la recherche, peut-être, d’un point d’ancrage. Je vous imaginais volontiers sous les traits d’une aristocrate ou bien d’un personnage tout droit venu d’une mystérieuse mythologie nordique. Je feignais de m’intéresser aux maroquins rouges ; aux vignettes, aux culs-de-lampe, aux dorures au fer mais, en réalité, c’est à vous, l’étrangère matinale, que mes pensées étaient dédiées. Il faut dire, votre beauté était si visible, si présente dans la pénombre qu’elle semblait agir à la manière d’un bien envoûtant magnétisme. Seulement, à mieux vous observer parmi le luxe des pages, à tâcher de mieux vous cerner dans les orbes du réel, vous demeuriez à cent lieues du monde comme si vous en aviez été un précieux satellite, une simple image se réverbérant dans le lac du ciel. Vous étiez inapparente dans votre esquisse même, flottant entre deux eaux, entre imaginaire et contingences mondaines. Mais il me fallait mieux vous observer. Ne pas m’y appliquer risquait, d’un instant à l’autre, de vous ôter de mon champ de vision et alors le jour serait long à errer au bord des canaux.

Oui, faisant votre inventaire, c’est bien cette touche matinale, à la Vermeer, qui est d’abord apparente. Vous semblez tellement inclinée à une rêverie dont les eaux lisses et calmes des paysages du peintre de Delft semblaient être l’écho. Des teintes douces, la quiétude sous l’ombre de votre capeline, les nuages sur lesquels vous paraissez reposer, cette onctuosité enveloppante de votre châle, cette pureté des choses dans le commencement du monde. Rien n’est encore amené à la parution, sinon sur un mode mineur, pareil à une fugue dans le luxe d’un clavecin. Heureusement vous n’êtes pas pressée, vous absorbant dans l’examen d’anciens journaux, de gravures jaunies, de reliures aux teintes fauves. Mais en vous se reflètent mille nuances, mille affairements qui pour être réels n’en demeurent pas moins invisibles, hors de portée. Car vous avez, aussi, cette perspective crépusculaire, cette heure chère aux Romantiques, cette effusion d’un clair-obscur qui vous installe dans la plus précieuse des ambiguïtés. Clair reflété par votre cou de pur albâtre, obscur de vos yeux. Clair disant la pureté d’être ; obscur dissimulant les flammes du désir. Ombre de votre capeline que tutoie la lumière du front. Êtes-vous la résurgence d’un modèle de Rembrandt ? De quelle lumière intérieure témoigne cette réserve à la limite d’une fuite, d’une possible disparition ? Combien il était étrange, pour moi, de tenter de déchiffrer votre énigme, là, dans la rumeur assourdie du jour, dans l’absence de mouvements. Nous sommes hors des choses, à leur périphérie, sur le cercle brillant d’une contemplation, dans l’aire circonscrite d’une pensive méditation. Vous ne me remarquez pas faisant votre analyse, tout absorbée à votre inventaire de la librairie. Dehors, des passants revenant du musée, des cris d’enfants parfois, la perte d’un oiseau dans la fumée grise des nuages.

Bientôt, il sera trop tard pour tenter d’approcher ce qui ressemble à une « forteresse vide », tant la solitude paraît grande, les idées préoccupées, l’âme forée de l’intérieur. Jusqu’ici, c’étaient les similitudes de traits, de teintes qui m’avaient fait me diriger vers Vermeer, Rembrandt. Mais à mieux vous cerner, voici que surgit Van Gogh avec toute sa fougue, sa passion, son déploiement coloré, le tragique qui l’habite. Voici que, sous le masque social, sous l’empreinte lisse et uniforme de la femme du monde, se dessinent les lignes de force nocturnes, que surgissent le crépitement des étoiles, le flamboiement solaire avec lequel Vincent peignait la combustion de son âme ravagée par l’obsession de la quête de soi, du monde, de l’art. L’absolu faisant ses girations folles et plus rien n’existe que la force du vide, sa mortelle attirance. Les traits fougueux de la palette du Hollandais, vous en êtes saisie de votre centre même, semble-t-il. Tornade vrillant votre corps, ligaturant les mailles de votre esprit. Vous êtes le vert du feuillage du « Café éclairé la nuit », ce tableau qui, en définitive, vous définit encore mieux que les œuvres des autres peintres. Sur la falaise de craie de votre visage, les atteintes de la couleur qui viennent dire le trouble de l’âme, sa résurgence à même la peau, son évasion, peut-être, vers des cieux inconnus. Oui, grattant la surface, ôtant la pellicule de terre meuble, de limon doux, voilà que se dévoilent la lave incandescente, les fumerolles, les jets acides et les irisations du soufre. Combien il est tentant pour l’intellect de se livrer aux polysémies lexicales, de jouer avec les homonymies et d’en tirer de rapides hypothèses de sens. Comme si le « soufre » des tableaux de Van Gogh, celui aussi que je prétends deviner sous le fard de votre visage, trouvaient leur justification dans le mot « souffre », cette première personne du verbe souffrir. Il y a tellement de souffrance partout répandue, muette mais non absente des choses. Sans doute mon approche de celle que vous êtes n’est-elle que pure projection subjective, translation d’un état d’âme, réaménagement de mon profond narcissisme à la lumière de votre être. Mais voit-on jamais le monde autrement que par ses propres yeux ? S’approche-t-on de quelqu’un à ne le considérer tel qu’en lui-même ? Il est si agréable de s’approprier tout ce qui entre dans notre champ de vision, de le métamorphoser selon nos propres désirs ! Mais je n’irai au-delà de ces quelques remarques, simples prolégomènes à une connaissance de vous qui se dissoudra dans les prochaines brumes. Déjà, pile de livres sur les bras, vous quittez « La Page Blanche » comme vous y êtes entrée, dans le simple remuement de votre robe verte, eau qui se confond vite avec l’air taché d’incertitude. Un moment je vous suis le long du canal, dans la fascination de vous, de la parenthèse imaginaire que vous avez ouverte dans la trame du jour. Votre silhouette, peu à peu, se fond dans la résille dense de l’air. Vous n’êtes plus que cette ombre qui aura hanté ma vie à la façon d’un ris de vent, heures hors du temps, hors de l’espace.

Le train roule à vive allure, laissant vers l’arrière du paysage les damiers des canaux, les lentes girations des moulins, le chuintement des écluses, les pavés de pierre grise. Votre image m’accompagne, déjà en partance vers l’inconnu. Le rythme du voyage, la scansion des bogies sur la longue perspective des rails est propice à un genre de rêverie éveillé. Voici que tout se mélange comme dans les boules festives que l’on retourne pour y voir chuter la neige sur des chalets rouges et verts. Sur des sapins aux aiguilles givrées. Comme si le temps, dans son ralentissement, se disposait à une merveilleuse harmonie du monde. Fluidité des tableaux de Vermeer se mêlant aux subtiles touches dorées, frémissantes, crépusculaires de Rembrandt alors qu’approchent les toiles de Vincent, leur insoutenable tension, leur flamboiement à l’orée de la nuit trouée d’étoiles. Qu’aurais-je à retenir de mon bref voyage, sinon cette image d’un portrait d’un Van Dongen faisant une synthèse de l’âme hollandaise, de sa complexité, de son ambiguïté, de son déchirement entre la lumière grise du Nord et la lumière éclatante du Sud ? Vous en êtes devenue la précieuse et rare icône l’espace d’un songe. Puissiez-vous y demeurer longtemps. Pour moi, Amsterdam ne saurait avoir d’autre visage !

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5 septembre 2016 1 05 /09 /septembre /2016 08:36
Elle de beauté.

Juillet 2014© Nadège Costa

Tous droits réservés

***

 « Lorsque tu vins, à pas réfléchis, dans la brume, Le ciel mêlait aux ors le cristal et l’airain. Ton corps se devinait, ondoiement incertain, Plus souple que la vague et plus frais que l’écume. Le soir d’été semblait un rêve oriental De rose et de santal. »       Renée Vivien

*

[Nouvelle à partir du couple Texte-image]

  Cela faisait six mois que je logeais en haut de cet immeuble, tout près du ciel gris de Paris. Pour voisins, les orgues monotones des cheminées, le vol lourd des pigeons, les gouttières de zinc, les façades pareilles à de hautes roches noyées dans la brume. De voir, ici, depuis le septième étage, c’était comme de flotter sur la peau de la mer et d’apercevoir la ligne courbe de l’horizon avec, parfois, simplement l’étrave de quelques îlots perdus dans une éternelle dérive. En réalité, je laissais les choses venir à moi plutôt que de chercher à m’en emparer d’un geste qui eût été de pur hasard. L’écriture de mes articles monopolisait l’entièreté de mon attention, si bien que tout ce qui y était extérieur, ne s’imprimait dans ma conscience qu’avec une singulière fugacité. Parfois, appuyé sur la rambarde de fer, cigarette faisant son filet blanchâtre, je regardais du côté des tours d’Italie ou bien l’avenue descendant vers la Seine. En bas, dans la rue, des passages piétons faisaient leur rythme noir et blanc. Des passants s’y imprimaient, rapides, comme emportés par des rafales de vent. Une station de vélos en libre accès. Quelques façades colorées de restaurants chinois. C’était cela mon quotidien, la page blanche et ses signes noirs, le ciel plombé, la vision distraite des gens qui couraient, pressés, vers on ne savait quel destin. L’été était là, avec ses nappes de chaleur, ses grappes de touristes accrochées aux monuments, ses avenues bruyantes, ses parcs accueillant, dans le frais des ombrages, des silhouettes fatiguées. Je sortais rarement, consacrant à ma tâche le plus clair de mes heures.

  Face à ma fenêtre, de l’autre côté de l’avenue, il y avait un immeuble de pierres claires que surmontaient, comme d’aimables guérites, une théorie de mansardes encadrées de frises de plomb. Jusqu’à présent je n’y avais guère prêté attention. Parfois, j’y apercevais, sans pour autant chercher à y deviner quoi que ce fût, des ombres chinoises derrière des rideaux de tulle. A la proue du bâtiment, un genre de galetas, plus étroit, muni d’une petite fenêtre à un seul battant que recouvrait, en partie, une toile de coutil rouge. Un soir, alors que la chaleur encore visible nappait de vermeil un ciel exténué, je gagnai la fenêtre pour tenter d’y trouver un genre de rémission. Mon studio avait des airs de mousson. A peine étais-je installé dans l’embrasure que le rideau en face, rouge éteint en cette fin de journée, s’écarta sur une nappe lumineuse. Une lampe blanche y était allumée dont on ne voyait que l’orbe clair au plafond. Glissant au-dessus des bruits qui diminuaient à cette heure tardive, quelques notes de musique me parvenaient. Une sonatine de Diabelli. Tout au moins c’était ce genre d’hymne mélancolique et enjoué à la fois qui semblait flotter dans la pièce aux teintes adoucies.

  Rien ne semblait plus immobile, plus serein et somme toute banal que cette vitre ouverte sur une impossible fraîcheur et cette musique tressant ses notes dans la chute du crépuscule. Je rêvais, pensant à la suite d’un article demeuré en suspens sur « Paulina 1880 » de Pierre Jean Jouve et, je ne sais pourquoi, cette vision, en face, m’installait, presque à mon insu, dans cet étrange roman. Comme si une arche temporelle avait réalisé la jonction entre une supposée inconnue et l’héroïne de la chronique italienne où la passion le disputait à une mystique. Ceci, cette association d’idées, provenait, sans doute, de cette atmosphère subtile de « rose et de santal » dont le rouge de velours associé à une absence sous le dais d’une lumière blanche semblait tracer les mystérieux contours. Cependant, la nuit commençait à déplier ses voiles d’encre et rien ne semblait pouvoir troubler ce spectacle dont j’attendais qu’il me fît l’offrande de quelques idées et de somptueuses images, lesquelles trouveraient place dans l’épilogue de mon article. Assis sur une chaise pour le moins étique, sans doute gagné par une légitime fatigue, j’avais cédé au sommeil, traversé des paysages vallonnés de la Toscane avec ses collines plantées de cyprès-chandelles. L’obscurité avait basculé, laissant place à une clarté brumeuse pareille à un cristal que serait venu troubler une persistante poussière. La chaleur avait décru, laissant derrière elle ces longs filaments grisâtres, genre d’algues flottant dans un air incertain.

  Dans la pièce en face, la lumière blanche s’était éteinte, métamorphosant l’espace comme si une eau de lagune s’y était introduite avec des battements et des clapotis indistincts. De ce flux liquide s’élevait une manière d’île si peu visible, avec sa végétation, ses collines d’argile réverbérant la lumière, un minuscule lac au centre, genre de doline creusant sa cavité dans la densité du sol, des aires de rochers sombres, du basalte sans doute, une arche enjambant une vallée, des lignes d’arbres régulières longeant des crêtes, une végétation courte évoquant la dentelle, un genre de plage couverte d'un sable gris, si près de la teinte de la chair. L'île, tissée de rêve et empreinte d'une douce utopie ne laissait de m'inviter à une aimable rêverie. Mes articles étaient loin, dans une brume équivoque et le charme de Paulina - il ne pouvait s'agir que d'elle sur cette terre si mystérieuse - elle, Paulina, se confondant avec le sol dont émanaient, dans un même élan visuel, aussi bien l'idée d'une jouissance que d'une pulsion de mort, aussi bien le site d'une expérience religieuse que le tragique pouvant survenir à tout instant. Vous, Paulina, que je cherchais fiévreusement depuis si longtemps, voilà que vous me faisiez le don de celle que vous étiez, là, dans l'espace étroit de ce galetas, à portée de main, à portée d'écriture car, maintenant, il était urgent que je consigne tout cela dans l'espace de la page blanche.

  Maintenant, la lumière est levée dans le ciel, amenant toute chose dans la présence. Faisant surgir des ombres de la nuit ce qui s'y dissimulait sous la figure de l'étrange, sous la poussée de l'imaginaire. C'est à peine si le rideau rouge a bougé et il y a eu, dans la pièce me faisant face, une soudaine illumination, une révélation. Cela que je prenais pour une île, eh bien c'était Paulina, telle qu'en elle-même, fécondée par le génie poétique de Pierre Jean Jouve. Alors que jusqu'ici, votre "corps se devinait, ondoiement incertain", voici qu'il paraît avec grâce et volupté comme dans un subtil écrin ne dévoilant de vous qu'une géographie parcellaire mais si étonnante, si voluptueuse. Lisant "Paulina", maintes fois, par la pensée, j'avais tenté de dresser votre portrait, d'en deviner les traits à l'aune de l'intrigue, des descriptions, des dialogues. Mais rien ne subsistait de vous qu'une manière de filigrane se dissolvant dans les fibres d'une toile insaisissable. C'est si difficile à cerner la passion, si complexe à percevoir un caractère fait de fascination, mais aussi d'attrait pour un violent amour charnel, d'inclination au scandale et au revirement soudain dans la claustration. Comment, par quel prodige pouviez-vous être tout cela à la fois et demeurer vivante et exister parmi les aberrations du monde ? Vous voici donc dans cette magnifique apparition qui, à la réflexion, correspond assez bien à l'esquisse que j'aurais pu tracer de vous si j'avais eu l'audace de le faire, jusqu'au bout, sans vous remettre aussitôt dans les arcanes de l'intrigue. Oui, vous êtes là et n’y êtes pas car vous demeurez dans l’ombre du mystère. Du reste, possède-t-on jamais une fiction, une image, une fuite parmi les pages d’un livre ? Votre séduction est à ce prix d’un évitement à paraître. Seriez-vous réelle, incarnée, cette jeune femme située sur l’autre rive de la rue et, aussitôt, vous chuteriez dans la vie ordinaire, ses remous, devenant une sorte d’Ophélie que le courant des contingences emporterait au-delà de vous dans de bien étranges compromissions. Une simple errance au milieu des tumultes du monde.

  Cette offrande qui est la vôtre, depuis l’étroit galetas habillé d’incarnat, maintenez-là dans son linceul de pourpre, ne la distrayez pas de son objet qui est d’être une œuvre d’art tutoyant l’absolu. Et votre corps, son étrange apparitionnel, portez-le au-delà des événements, disposez-le à être « plus souple que la vague et plus frais que l’écume », toujours empli de belles mouvances, de surprises, d’étonnements sans fin. Le soir, lorsque l’air se vêt « de rose et de santal », posté à ma fenêtre, attiré comme le phalène par le cercle de lumière blanche, je demeure dans la connaissance de vous, "Paulina 1880", sublime apparition d’un passé à peine révolu. Vous connaître, c’est ceci : puiser dans les collines douces de votre corps la force d’exister, de penser à demain, d’écrire sur le papier des milliers de signes, d’offrir à mes yeux la merveille de la contemplation. C’est comme un rituel, une cérémonie, un acte rare qui menacerait de ne jamais se reproduire. C’est le tulle noir de votre caraco auquel s’accroche mon regard, c’est sa lisière sur la porcelaine de votre peau, ce que cette limite dit de vous, de votre vêture si près de la mort, si près de l’amour, le tout dans le même creuset dont l’étroitesse est le signe le plus patent. Votre nombril, cette pure dépression vers le centre d’où vous provenez, m’entraîne toujours dans des abîmes de pensée et il s’en faut de peu que je ne me mêle à votre propre provenance, dans un désir de m’effacer, me dissoudre en vous. Puis le triangle qui dissimule votre mont de Vénus, cette barrière que votre bras replié accentue dans un geste de naturelle pudeur, ce triangle disant la source des plaisirs en même temps que l’interdit d’y demeurer, ceci est plus troublant encore que ne le serait votre nudité. Et l’attache de vos bas, cette double tresse par laquelle le haut de vos jambes profère l’élégance du boudoir - seules les femmes rares peuvent se permettre le luxe de tels colifichets -, et ces hanches, ces cuisses s’inscrivant dans un ovale parfait. Paulina, vous êtes si précieuse que le silence du livre convient mieux que mon incontinent bavardage. Mais énonçons encore, juste le temps de donner au désir l'exacte mesure qu’il attend. Vous êtes si présente dans cela que vous montrez, mais aussi tout autant dans ce que vous dissimulez. Car votre habileté est de n’amener au jour que cette manière d’île dont une partie s’efface sans doute sous les eaux. Rien n’est plus souhaité que ce qui s’absente. Pour cette raison et pour mille autres encore, je pars à votre découverte. Au sens strict de « découvrir ce qui s’occulte ». Votre visage, par exemple, est-il régulier, ovale, carré et volontaire, semé de taches de rousseur ? La pulpe de vos lèvres possède-t-elle une carnation proche du soleil au crépuscule ? Vos joues sont-elles de soie ou bien de parchemin ? Portez-vous de larges créoles comme les femmes métissées ? Vous maquillez-vous ? Dans la discrétion ou bien avec ostentation afin que nul ne puisse échapper à votre sensualité ? Votre cou est-il orné d’un jonc en or, d’un pendentif, d’une miniature persane en émail ? Votre poitrine dissimule-t-elle, dans son inaperçue échancrure, un grain de beauté, un tatouage discret, un scarabée à la tunique phosphorescente ? Vos genoux sont-ils aussi écumeux que votre gorge incline à l’albâtre ? Vos chevilles sont-elles ornées de bracelets, de fines attaches de couleur pareilles à des lianes ? Et vos pieds, que je suppute étroits et graciles, sont-ils chaussés de simples ballerines, d’escarpins aux hauts talons, de bottines lacées sur l’arrière ? C’est étonnant, tout de même, cette incroyable richesse que recèle, toujours, l’inconnu, l’invisible. Immense réserve de liberté qui nous porte à imaginer, rêver, divaguer parfois. Du continent visible que vous présentez, l’on peut faire une brève description. De celui, inaperçu, on pourrait disserter pendant des heures, tant le secret est propice à délier la langue, à faire s’épanouir les flots inépuisables de la parole.

  Mais, Paulina, le jour baisse que la brume nocturne, bientôt, viendra recouvrir d’une taie légère. Je vais fermer mes fenêtres - la tentation est trop grande de disparaître en vous -, saisir mon stylo, noircir des feuilles. L’article sur vous, Paulina, je crois que je vais le laisser en suspens, inachevé, telle l’image que vous m’offrez qui paraît tellement pleine, indépassable, liée à la méditation. Jamais on ne saisit d’ombres entre les mains, seulement des réalités et nous demeurons cloués à ces étreintes définitives. Paulina, depuis la mansarde où la nuit coule maintenant, en pensée, je vous offre mon corps, entier le mien, sans mystère, presque sans ombre, mais peuplé de rêves. De rêves orientaux. Auront-ils, au moins, cette note « de rose et de santal », cette forme d’île de beauté, celle qui vous révèle dans une manière d’éblouissement ? « Elle de beauté », je vous attends, au moins jusqu’à demain ! Je vous attends depuis si longtemps !

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4 septembre 2016 7 04 /09 /septembre /2016 15:34
Épiphanie distraite.

Œuvre : Barbara Kroll.

Brugge, Oostende perdues dans d'irréversibles brumes et la route à peine visible dans l'hésitation crépusculaire. Continuer sur cette lancée aurait été pure folie. Le capot de la voiture enfonçait sa proue dans une masse cotonneuse, filandreuse qui collait aux vitres. Alors, j'ai pris le premier chemin de traverse. Un instant, il m'a semblé franchir un pont puis arriver sur une sorte d'île que je ne connaissais pas. Comme si, dans un rêve - le temps s'était dilué dans de bien étranges perditions -, un chemin n'en finissant pas m'emmenait plus loin que mon propre corps dans un imprévisible événement. Je me suis arrêté sur ce qui ressemblait à un môle de pierre que surmontait la lame blanche d'un phare. À peine un clignotement syncopé dans le ciel pris d'une pluie floconneuse. À quelques mètres devant moi, l'étique et fantomatique silhouette d'un bâtiment presque ruiné, tel qu'on les voit dans les banlieues perdues des villes. Un décor de cinéma pour un policier ou bien un film d'avant-garde. Ou bien encore pour ces essais intellectuels de mise en scène de l'étrange. À l'angle de la bâtisse s'allumait et s'éteignait, dans une espèce d'évanouissement une enseigne dont quelques lettres avaient été effacées par le temps. Il n'en restait plus que ceci :

Épiphanie distraite.

Je n'avais guère à faire la fine bouche en cet endroit du bout du monde, lequel, du reste, ne figurait sur aucune carte, je devais bientôt en faire l'inquiétante découverte. Sur le parking, je devinais quelques antiques automobiles, la plupart rongées par la corrosion des brumes et du sel, du moins le supposais-je. Il s'agissait plus d'un cimetière de voitures - je me remémorais alors la célèbre pièce d'Arrabal vue, il y a longtemps, à Paris -, que d'une aire de stationnement. Cependant mes remarques paraissaient bien superfétatoires si l'on considérait la singulière situation dans laquelle je me trouvais. Je remontai le col de mon trench-coat, allumai une cigarette pour me donner du cœur à l'ouvrage. Mes pas, sur la dalle de béton, déposaient des empreintes grises telles qu'on les voit sur les premières chutes du grésil. Je me réjouissais déjà intérieurement à l'idée de rencontrer quelqu'un, un portier fût-il revêche, tellement la solitude commençait à poisser entre mes doigts gourds. La bise s'était levée qui faisait sa petite musique de nuit. Je devais me rendre à l'évidence, le progrès, ici aussi avait frappé, en cette Ultima Thulé, et l'hôtel n'était accessible qu'à l'aide d'une carte bleue. La porte pivota avec un bruit de charançon. Une coursive longeait le bâtiment sur sa longueur. Je devais me trouver sur la façade qui devait être orientée vers la mer. La chambre disponible, genre de box de béton était dans le plus simple appareil : un lit métallique, un chevet avec une lampe à l'ampoule nue, une chaise et, au mur, un miroir dans un renfoncement du mur. Il me faisait inévitablement penser à un mirador, enfoncé qu'il était dans la paroi de ciment gris. Et mirador, en quelque manière, il l'était. Constitué d'une glace sans tain, il donnait accès à la chambre contiguë. Cette disposition, pour étrange qu'elle fût, si elle me choquait, n'en piquait pas moins ma curiosité. Mais je décidai de différer ma contemplation de ce qui me serait donné à voir, dont je supputais la proche parenté avec la figure du néant.

Un réchaud électrique était posé sur une console en métal avec quelques sachets tenant lieu de petit déjeuner. Je dégustai donc un "délicieux" capuccino, envoyant en direction du plafond quelques volutes de fumée. Je ne percevais rien d'autre que le raclement continu du vent sur les arêtes de ciment. Cependant, parfois, à intervalles réguliers, comme le râle amplifié d'une respiration. Sans doute la fatigue, alliée à un imaginaire prompt à s'enflammer, justifiait-elle ce qui apparaissait comme de simples hallucinations. Persuadé de ne rien voir que de très banal, je me postai cependant à l'arrière du miroir. La pièce était faiblement éclairée, sans doute par une imposte ou un genre de meurtrière. Le temps que mes yeux accommodent puis apparut l'esquisse dont, à ma conscience, vous délivriez la tremblante image, pour ne pas dire fantomatique. Adossée au mur d'en face, vous disparaissiez dans une blancheur de talc, comme si vous sembliez en partance pour une mort prochaine. Combien ceci était confondant et proche d'un simple cauchemar. Mais, à défaut de m'inscrire dans un retrait - j'aurais pu vous tourner le dos -, je n'avais de cesse de creuser votre intimité jusqu'aux limites d'une possible vérité. Que faisiez-vous donc là, seule dans cet archipel du bout du monde, dévêtue alors que le froid gagnait certainement tous les pores de votre peau ? Quelle sinistre aventure vous avait contrainte à trouver refuge dans cette cellule quasi-monastique, aussi blême que l'espace du vide ? Aviez-vous été abandonnée au bord d'une route ? S'agissait-il d'une réclusion volontaire ? Faisiez-vous pénitence afin de vous laver d'un inavouable péché ? Le carrousel des questions frappait contre ma tête à la façon du maillet sur le gong. Il n'y avait aucune des hypothèses qui tenait. Étais-je l'objet d'une cruelle abolition de mon état de conscience ? Ou bien la folie commençait-elle à grignoter la fragile langue de sable sur laquelle je me tenais, alors que le flux montait ? Fallait-il que je me pince au sang pour retrouver un semblant de lucidité ? Il me fallait savoir et ne pas demeurer dans cet étrange pas de deux où, ni l'un ni l'autre, n'avancions, cloués sur le liège par la volonté d'un destin qui nous dépassait. Je demeurai un instant à faire votre inventaire, à commencer par cette étrange statue d'albâtre que vous offriez à ma vue dans une sorte d'offrande impudique. Corps fluet, seins menus comme ceux d'une fille impubère, dôme du ventre effacé, bassin étroit, jambes réunies devant vos mains qui se rejoignaient dans un geste d'impuissance plutôt que de protection. Une momie dans ses bandelettes eût été douée d'une vie plus visible. Du bout de l'ongle j'ai frappé plusieurs fois l'écaille de la vitre. Un clapotis de catacombe s'en est suivi qui, un instant, vous a fait tressaillir. Ô juste un frémissement d'eau sous la palme du vent. Tout de même j'étais rassuré. Il n'aurait pas fallu que je fusse la victime d'un mauvais songe. Cependant mon apaisement fut de courte durée. Voilà que, faisant glisser mon regard vers le haut de votre corps - une pénombre y faisait couler sa densité -, je m'apercevais que vous étiez dépourvue de visage. Comment ceci était-il seulement possible ? Un nuage d'encre ou bien une huile grasse, bitumeuse, l'avait recouvert d'un violent sédiment qui vous rendait invisible aux yeux des mortels. Et, pour mon plus grand désarroi, j'étais ce mortel envahi de ce "sentiment tragique de la vie" dont je ne savais guère, en cet instant, si je m'en relèverais jamais.

Combien il était aporétique de constater l'effacement de ceci qui donnait à l'humaine condition ses plus nobles assises. Visage contre visage. Face contre face. Cimaise contre cimaise. Ce si beau visage qui portait l'existant au faîte de ce qu'il était, à savoir pure transcendance et sortie du néant vers son probable destin. Mais voici que vous étiez annulée, réduite au cercle du vide, à l'absence totale, à la perte de votre identité. Épiphanie distraite d'elle-même qui reconduisait à la condition du végétal, au rythme immémorial de la pierre. À cette heure incisée de ténèbre, au milieu des brumes, je ne me posais même pas la question de savoir comment cela était possible, anatomiquement, physiologiquement. D'être sans tête, sans sémaphore dans lequel l'autre pût vous reconnaître en même temps qu'il procédait à sa propre reconnaissance. C'était si surréel cette situation, comme au bord d'un vertige, saisi d'évanouissement. Le vôtre, s'entend. Le mien par voie de conséquence. Biffée parmi la foule des signifiants. Les autres, les vivants sur Terre, les mobiles, les ténébreux, les commis de salle, les manucures, les éphèbes, les vieillards, y compris les valétudinaires, les vivants donc étaient assurés de leur être comme la mer l'est d'être parcourue de vagues. D'être balancée entre flux et reflux. D'être fouettée des longs cheveux des algues. Une existence sans doute bien végétative, mais une existence tout de même ! De vous regarder, cependant, je ne me lassais pas. Situé sur le bord de l'abîme qui fascine et ne cherchant nullement à y échapper. La sensation de perte suffisant à entretenir ce mortel suspens. Identiquement à celui qui devient gemme dure et solide sous le regard de feu du cobra alors qu'illuminent les écailles et que darde la langue érectile, que s'affûtent les crochets qui, bientôt, planteront dans la chair le poison définitif. Oui, je crois que le curare m'avait atteint au plus profond de l'esprit, au pli douloureux de l'âme. Votre secret, il me faudrait le percer, y consacrerais-je toute mon énergie, ce qui restait de la puissance d'un cerveau décidément bien malmené. A poser la chose devant soi et à l'examiner, voici ce qu'elle laissait apercevoir de son funeste destin. Les quatre fontaines par lesquelles s'annonçait le ruissellement humain depuis la source jusqu'à l'estuaire, il n'en restait qu'un simple égouttement indistinct, non perceptible, simple réminiscence s'épuisant à sa propre profération. Les yeux, recueil de la beauté du monde, étaient scellés. Les oreilles, conques largement ouvertes au poème, à l'ébruitement des odes de l'amour, demeuraient operculées dans leur cire native. Le nez ouvert aux fragrances, à l'odeur musquée de la peau de l'amant, à la douceur iodée de l'air marin, voici que n'y circulaient plus que l'air plombé de l'ennui et le renoncement à être. Et la bouche, la sublime bouche qui dit l'amitié, déplie les sonnets de la rencontre, sublime l'arche ouverte du langage, il n'en demeurait que l'abolition des lèvres et la gangue de la langue soudée dans un obséquieux silence. Comment pouvait-on porter un corps en avant de soi sans l'aide de ces sens qui donnaient lieu à la sensualité, à la plénitude du sensualisme, à la démesure de vivre parmi les touffeurs du monde ? À cette statue d'albâtre n'étaient plus confiés que ses bras afin de connaître et d'avancer. Mais peut-on seulement embrasser quoi que ce soit sans que des yeux voient, des oreilles ne saisissent des sons et des paroles, sans que des narines ne se dilatent sous la poussée des effluves, qu'une bouche pulpeuse et carminée ne se dispose à accueillir l'expérience définitive d'aimer ? Comment ?

La fatigue, métamorphosée en épuisement, a eu raison de moi. Je suis allongé sur le sol de poudre grise dans un drôle d'état comateux. Comme après une nuit entre potaches et des beuveries sans fin. La tête lourde, prise en tenailles. La mâchoire contractée. Langue collée au palais. Vision en strabisme où tout vacille à l'infini. J'attends que le monde autour de moi arrête de tourner, que la sarabande s'apaise. Je me hisse péniblement contre la falaise verticale du mur, mes doigts imprimant dans le plâtre la trace de l'effroi. La vitre est là, si proche qu'elle me brûle et vrille étrangement mon sexe comme pour dire la fin de la partie. La descendance qui s'arrêtera là, dans ce cube de béton, cette geôle étroite et silencieuse. Il fait si froid soudain et je sens, dans mes vertèbres, les coups de griffe de Thanatos. Il a gagné la partie. C'est l'évidence même. Ici, je ne l'avais pas encore compris, est la demeure d'Hadès celui qui a reçu les "ombres brumeuses ", et ouvert les portes de l'enfer. Déjà le roi des morts nous tient dans sa poigne. Cet hôtel était notre dernière demeure, laquelle, sur la carte, ne pouvait recevoir de lieu où figurer. Car la mort n'a pas de lieu puisqu'elle nous appartient comme l'ombre appartient au soleil lui-même. Le soleil a des taches qui témoignent, déjà, de sa lente extinction. Mais est-il l'heure de s'intéresser aux astres et à la marche des étoiles alors que le feu de vivre nous quitte et que la glace nous atteint en plein front. Oui, je comprends maintenant, cette impression de dévastation qui habite mon corps, le désert dans lequel ma tête se dilue comme la couleuvre des sables disparaît dans la dune. Voici comment la mort s’empare de nous, nous grignote de l’intérieur, nous déglutit jusqu’à ce que ne demeure que l’empreinte livide de son passage. Comme un tourteau que l’on débarrasse de sa matière blanche, de sa matière grise et il ne reste plus que sa carapace pour témoigner de ce qu’il fut. Le tourteau, nous, c’est pareil. La poussière aura fait son œuvre qui nous dissoudra dans le vent de l’Histoire.

Je me redresse lentement, mes ongles incrustés dans la nappe de ciment, je titube et parviens à trouver une pause me permettant de tenir debout. Encore quelques instants. Au-dessus de moi le vide et le vent du silence. Mon corps s’arrête au-dessus du moignon de mon cou, éminence ronde, phallique, rendant son dernier sperme, ses ultimes gouttes de sang. C’est l’autre côté de la vitre qui m’intrigue et me questionne. Mon double mortel, mon écho, mon alter ego de chair amputé de sa sève. Au travers de la feuille de verre, la lumière est basse comme dans un catafalque. Ma coreligionnaire n’est plus là. Simplement une flaque au sol : larmes de résine, pertes aquatiques, lymphe blanchâtre, grises desquamations. Epiphanie gommée de son sol ontologique, de sa statuaire sémantique. Même plus un lexique aphasique qui dirait, quoique le disant mal, la douleur d’exister. Je pousse le verrou de ma chambre. Le long de la coursive, des traces que je ne peux voir, ni sentir, pas plus que je ne peux en saisir l’odeur, en goûter le fumet. Quel goût a donc la mort ? Sucré, salé, acide, amer ? Ou bien un goût métaphysique ? Ou bien pas de goût du tout ? Ou bien un goût de revenez-y ? La clé, dans la serrure gelée et embrumée de la voiture fait un drôle de grésillement. Un peu comme des tibias que l’on frotterait l’un contre l’autre dans l’espoir d’en faire jaillir des étincelles. Le cuir des sièges est froid, mare gelée qui s’accommode de mon anatomie tronquée. Après tout les sièges sont si loin de ma tête, de ce qu’il en reste, cette bosse bleue, pleine d’ecchymoses et de souvenirs douloureux, de frustrations écloses et de désirs rentrés. Devant, dans le faisceau des projecteurs, une silhouette - une compagne, enfin -, fait du stop le pouce levé vers le ciel fardé de gris. Je m’arrête et elle s’assoit sur le siège frère, croisant haut ses jambes, dévoilant ses longues pattes de mante religieuse. Alors nous parlons sans voix. Alors, nous regardons sans yeux. Alors, nous écoutons sans oreilles. Alors nous nous donnons le baiser de la mort, sans lèvres, ni bouches, ni langues. Longtemps nous roulons sur le pont qui, jamais, ne semble finir. C’est long la descente aux enfers ! Au fur et à mesure des stations du chemin de croix, nous nous délestons de ce qui nous embarrasse et nous lie encore trop à la mesure étroite de l’humain. Une constante et langoureuse perdition de ce que nous sommes, ces corps de gloire qui se délitent sans que nous n’y prenions garde. Comme sur un tableau enduit de tragique et de désespérance, nous confions nos corps à l’aire de la toile. Du haut, partent de longues giclures d’huile comme si l’artiste - la mort ? -, avait voulu biffer cela même qui apparaissait et était inéluctablement voué, par essence, à la destruction. Le spalter, nous le sentons donner de vigoureux coups de queue comme l’espadon ferré par l’hameçon chargé de finitude attaque la chair qui sera métabolisée afin que quelqu’un vive d’une mort donnée, d’une mort nourricière, en quelque sorte. Chaque jour qui passe, nous mourons de vivre, nous vivons de mourir. Car tout est si subtilement emmêlé que, jamais, nous ne voyons dans nos corps existentiels, le territoire d’Eros, celui de Thanatos. Lutte immémoriale qui nous remet à notre intime nature, à notre seule vérité sur Terre : nés pour mourir. Tout comme l’œuvre d’art que l’on dit immortelle. Sans doute l’est-elle en principe, non en fait puisque toute matière porte en germe les racines de sa propre destruction. Oui, le jour baisse, oui le noir partout se répand, fait ses flaques, ses irisations de goudron, ses mares d’huile visqueuse. Le jour de la toile, qui n’était que lumière, étoile au ciel du monde, perd aussi sa clarté, plonge dans ces teintes sourdes qui ne parlent pas, ne sentent pas, ne goûtent pas, n’entendent pas la mort arriver sus ses pattes soyeuses comme le porc des pinceaux. La toile est noire maintenant, maculée de grandes zébrures qui disent l’impossibilité de l’art à nous faire demeurer tout là-haut, dans l’altitude altière de notre propre cimaise. Chaque jour nous perdons la tête pour un rien ou bien pour quelque chose dans la relativité des événements qui viennent à notre encontre. Nous perdons la tête comme ces personnages qui nous disent en mode pictural ce que nous, les hommes, les femmes disons en mode corporel. La lumière est éteinte dans l’atelier. Cette nuit il y aura du brouillard sur Brugge, sur Ostende, sur la mer du Nord, sur toutes les mers du monde, des voyageurs égarés, des hôtels sans retour, des rideaux tirés sur des exils définitifs. Fera-t-il jour demain ? Fera-t-il j…?

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4 septembre 2016 7 04 /09 /septembre /2016 07:44
Haut, sous le ciel du désir.

La gitane, 1910, Kees van Dongen,

(Saint-Tropez, Musée de l’Annonciade)

Je venais de passer une période difficile au Journal et j'avais besoin de faire une pause avant de me lancer dans de nouveaux projets. C'est Lorenzo qui m'avait conseillé d'aller faire un tour dans les Corbières. "Tu vas à Baljac-sur-Ciel, m'avait-il dit, sans me donner davantage de précisions, là tu pourras écrire tes chroniques. Dans le calme parfait !" Je ne lui avais guère demandé d'autres précisions et, par ce brumeux matin d'octobre, j'arrivais bientôt dans ce village du bout du monde, plutôt un hameau d'ailleurs. Cinq ou six maisons sombres, comme taillées dans la lave avec d'étroites ouvertures pareilles à des meurtrières. La population : deux couples de retraités dont un, anglais, chez qui j'étais allé récupérer la clé du gîte; deux bergers; un homme toutes mains et sa jeune femme; une étrangère à l'identité inconnue. En tout, une petite communauté ne dépassant pas les dix âmes. Maintenant je comprenais mieux pourquoi le calme promis par Lorenzo ne pouvait qu'être réalité. J'espérais, cependant, qu'il ne devienne, par sa verticalité, obstacle à l'écriture. J'avais un retard qu'il me fallait combler.

Je logeais dans un modeste appartement de deux pièces, orienté vers le sud avec, ce qui était rare dans cette contrée, une grande baie vitrée. Un pré d'herbe courte et de plantes sauvages, quelques platanes aux feuilles déjà jaunissantes, un banc de bois avec une auge en pierre, un bâtiment vers l'ouest, flanqué, sur sa partie postérieure, d'un escalier métallique montant vers une minuscule terrasse. Les seules traces de vie, s'il y en avait, ne pouvaient venir que du gîte discret et de ses deux fenêtres dont une était partiellement occupée par la tenture d'un rideau pourpre. Parfois, à intervalles réguliers, le chant d'un coq, le passage du tracteur des bergers, les sonnailles des troupeaux dans les pâturages. Rien ne me tentait plus que de me mettre à mes chroniques dans ce lieu de sérénité. Le paysage, je le verrais plus tard, après un nécessaire travail de débroussaillage. A la rédaction, ils attendaient un papier sur "Le soleil et l'acier" de Mishima; un autre sur "Mexico midi moins cinq" de José Agustin, enfin un dernier sur "La famille royale" de William T. Vollman. Près de deux mille pages à lire. Bien que coutumier de la lecture en diagonale, la semaine ne serait pas de trop pour mener la tâche à bien. Je m'étais installé derrière la baie, rideaux de tulle filtrant cette belle lumière d'automne, dans l'émiettement des teintes de l'arrière-saison. Le pur bonheur d'exister après les remous et les eaux grises de Paris. J'avais commencé par Mishima. Sans doute "le soleil et l'acier" de cette œuvre magistrale avaient-ils infusé en moi leur singulière énergie. En tous cas l'écriture semblait se calquer sur le rythme facile de ces jours au cours serein. Mon travail, non seulement avançait bien, mais le premier article brillait d'un éclat dont je ne l'aurais cru capable, il y a quelques jours de cela, entre les quatre murs du Quai aux Fleurs avec la perspective du ruban lent de la Seine. Mes journées se déclinaient donc en lectures intensives, productions d'écrits, repas pris sur le pouce et cendrier menaçant de déborder.

C'est, justement, en allant vider le cendrier à l'extérieur que votre présence s'est dévoilée. Oui, "dévoilée", ici le terme ne pouvait trouver d'autre substitut. En effet, le voile pourpre de la fenêtre située à l'étage avait un instant tressailli, alors qu'une silhouette fuyante s'y était inscrite dans l'appréhension de paraître. C'est du moins cette impression qui ressortait de ce qui se traduisait par un évitement, sinon une fugue. Mon interprétation, rapidement confirmée par les brèves et discrètes remarques de ma logeuse anglaise. Varjo, tel était le seul patronyme par lequel on vous connaissait, possiblement d'origine finnoise. Mystérieuse Varjo vivant à l'écart du monde, seulement occupée de solitude, de longues errances sur les terres désolées de la garrigue. Tantôt l'on vous apercevait sur les collines d'argile rouge lacérées par la pluie, tantôt sur les plateaux d'herbe rase semés de moutons hirsutes et de vaches à la robe grise ou bien dans les talus de sédiments où roulaient les meutes de galets ronds. Parfois, de vos promenades, vous rameniez des bois éoliens blanchis comme des os, des souches usées de genévriers, des pierres porteuses de traces de fossiles. Les bergers, ces hommes taciturnes, ne vivant qu'au rythme de leurs troupeaux, vous ne laissiez de les inquiéter. Et, dans ce pays austère ratissé par le vent et brûlé de soleil, vous apparaissiez inévitablement sous les traits de l'étrange, du mystère, sinon d'une vie à cacher à la curiosité des vivants.

Mes notes avançant plus qu'il n'était espéré, je m'accordais quelques pauses et profitais de cette contrée à l'étonnante géologie. Tout s'y imprimait dans une manière de générosité en même temps que de démesure et j'imaginais volontiers qu'à souder son oreille au ventre des rochers, on eût pu encore y percevoir les sourdes reptations de la lave. Plusieurs fois je vous avais croisée sur ces erratiques chemins, vous saluant d'un unique "bonjour" auquel, invariablement, vous répondiez par un énigmatique et indépassable "hei", sans modulation ni coloration particulière, comme une porte entr'ouverte que l'on prend soin de refermer aussitôt. Grande, élancée, au beau visage couleur d'olive que détourait un casque de cheveux de jais. "Etonnant pour une fille du Nord, pensais-je, que cette allure tellement proche de l'andalouse ou bien de la sombre beauté murcienne." Vous n'en deveniez que plus secrète en même temps que désirable car, je dois en convenir, cette démarche de liane au creux des chemins parcourus de vent était hautement voluptueuse, inatteignable en quelques sorte, comme si la nature elle-même se fût heurtée à l'éclipse de votre silhouette. Fortification dressée contre le jour, figure de proue à l'avant de bien étranges flots. Rien ne m'excitait plus que de forer cette impénétrable cuirasse, rien ne me soulevait davantage que de traverser cette douve qui vous séparait du monde. Sur ma table, depuis quelques jours, cette bouteille "d'Alaric", ce vin rouge, corsé, généreux, à la teinte si sombre, comme du sang séché, à la rudesse toute minérale, qui brûlait agréablement la gorge, semblant vous reconduire aux tumultes primitifs dont ce pays avait été la proie en des temps diluviens. Cette bouteille de pur plaisir, il devenait urgent qu'on la boive ensemble, afin qu'un mur fût franchi, qu'un semblant de relation s'installât.

Il est tout juste dix-huit heures, ce soir-là, et après que la tramontane a cessé de balayer les hauts plateaux, ce sont des caravanes de nuages gris qui viennent de la mer et se drossent vers les hauteurs de Baljac en longues volutes si semblables à la densité de l'encre. Et, soudain, le jour a presque basculé dans la nuit. Comme une tempête qui grossirait, venue des confins de la terre, pressée de charrier ses flots contre l'argile assoiffée. Dans votre appartement, derrière le rideau pourpre, ce sont des lueurs de braise qui dansent au plafond. Sans doute un feu de cheminée dans l'air brusquement rafraîchi. Je crois qu'il est temps que je vous invite à boire un verre de ce vin si étonnant. Parfois les plus belles amitiés naissent du simple geste de la libation. Je gravis les degrés de fer qui montent chez vous. Je frappe à la porte vitrée. Un "hei" me parvient qu'une rafale de vent dissout. J'entre. Sauf le feu, nulle autre source d'éclairage. Quelques secondes pour accommoder et vous êtes là dans la splendeur de votre nudité. Allongée sur la nacre de fourrures blanches, des peaux de mouton, sans doute. Votre corps, comme une offrande. Nulle défense qui consisterait à vous revêtir d'un voile, à porter vos bras dans le geste d'une poitrine à dissimuler, dans un autre à croiser vos jambes sur le dénuement de votre sexe. Là, entièrement présente, comme disposée à un rituel, à une immémoriale cérémonie. Désormais, je vous sais inatteignable par la parole. Votre sculpture de chair est un bronze qui dit la pure beauté. Le carmin de votre bouche, la virgule rubescente du désir. La grappe lourde de vos seins, l'aréole brune, la donation ultime. Le lac de votre ombilic, la doline du secret. Le cuivre de votre ventre, l'exigence de l'acte à accomplir. La cambrure de vos reins, la source de vos errances sur les chemins de poussière. La forêt pluviale de votre sexe, la douleur d'une vacance qui réclame, en silence, sa part de plénitude. La chute de vos jambes, l'impérieuse nécessité à échapper à ces contingences terrestres qui vous terrassent. En quelque manière, je vous sens au bord d'une terrible finitude, un glaive traversant la bannière de votre anatomie, un étau serrant votre front d'albâtre. Je n'ai que trop tardé. Nous n'avons que trop tardé. La bouteille "d'Alaric", par mégarde je l'avais amenée, comme une ombre me suivant, comme un subtil breuvage m'intimant l'ordre de rejoindre cette lourde et lente géologie qui m'attendait, là, de toute éternité. Le vin, couleur de sang éteint, je l'ai fait couler sur l'ovale de cristal de verres juchés sur leur pied aussi fin que la corde des songes. Nos verres se sont choqués dans un tintement crépusculaire. Nous avons bu longuement. Moi, ce qui était votre corps sublimé. Vous ce qui était mon plus haut désir dans le ciel sans étoiles. Nous étions tendus, comme au bord d'une arène, en habits de lumière, et nous attendions qu'un sacrifice fût consenti. Car nous savions qu'il s'agissait de cela et qu'à dépasser ce feu qui nous animait, nous taraudait de l'intérieur, nous y perdrions nos âmes. Nous y perdrions les nervures qui soutenaient les limbes de l'exister. Que serions-nous, après le désir, sinon des outres résonnant dans le vide ? Que serions-nous à nous précipiter dans l'abîme dont personne, jamais, n'était ressorti indemne. Nous étions comme des enfants, la faim au ventre, derrière les vitrines de friandises. Nos doigts poissaient déjà, nos glottes déglutissaient, nos ventres métabolisaient les sucs avec des meutes de plaisir. Pourtant, c'est au bord de l'inanition qu'il nous aurait fallu faire halte et maintenir nos êtres en suspens. Mais le néant appelait, mais l'absolu faisait ses étincelants rubans et nous étions fascinés, suspendus entre vivre et mourir, au milieu du gué qui nous crucifiait métaphysiquement, nous priverait bientôt de notre assise ontologique. Car, franchir la faille qui nous séparait et nous tenait en haleine était bien pire que l'attente : la porte ouverte sur une éternelle perdition dont, jamais, nous ne pourrions racheter la dette.

Il pleuvait, maintenant. De longues cordes d'eau tressaient la surface livide des vitres. Parfois des éclairs et des lueurs d'acier sous le ventre bleu des nuages. Et le vent qui faisait son battement sur la cimaise des tuiles. Alors, je suis entré en toi avec l'heureuse certitude d'un savoir à posséder. Alors tu es entrée en moi avec l'ardeur d'une pure vérité. Nous ne connaissions plus nos limites, soudés que nous étions aux rives d'un vivre immédiat. Ni temps, ni espace. Seulement cette sublime voix qui naissait de nos corps unis, avec, en toile de fond le ressac de la mer, au loin, son rythme de balancier. En toi, je sentais le travail de la houle. En toi, étaient les lames blanches du ciel, le vol étourdi et un peu ivre des oiseaux, les cascades de lave, les sourdes reptations du magma. En toi, cet absolu qui te portait aux limites de l'évanouissement ou bien d'une connaissance extrême. Tout cela était pareil. Tout cela fusionnait dans une manière de perdition qui gommait tout, animus et anima confondus dans une éternelle libation. Toi, moi, comme le rythme du jour et de la nuit. Moi, toi, comme la quintessence réalisée dans la demeure de l'androgyne. Nous étions immergés dans cette longue perte géologique, nous étions argile et galet, moraines et glacier, lente immersion dans un lac de lave primitive. Le feu, les braises, les théories de cendre n'étaient plus qu'une lointaine allégorie ne nous atteignant même plus. Nous étions feu, braises et bientôt cendres puisque le temps se saisirait de nous avant même que nos souffles mêlés se soient apaisés, que nos doigts se soient dénoués. La nuit avançait sur son tapis de feutre et tout glissait dans une unique indistinction. Où étais-tu, toi, Varjo ? Où étais-je, moi qui n'avais plus de nom ni de prénom ? Seulement deux lignes de fuite courant vers l'horizon des songes.

Le ciel s'est éclairci et les gouttes de pluie poudrent les vitres d'un paisible frimas. Une lueur d'aube rampe à ras du sol, touchant à peine la demeure étroite de notre couche. La lumière est si faible qu'elle nous tient, encore un instant, dans les limbes d'une heureuse inconscience. Réunis comme deux parchemins dans le mystère des pages. Un coq lance vers le ciel gris le chant qui sépare les hommes, les jette encore hagards dans la demeure incertaine de leurs destins. Il fait si doux dans les rêves à peine issus des mailles nocturnes. Mais voilà que la déchirure se produit, que la différence fait naître de l'ombre ce qui, par nature, doit être séparé. Comme une loi infrangible sécrétée par la marche des heures, disposant ici le blanc, ici le noir; ici l'amant, ici l'aimée. Rien ne sert de s'abreuver plus longtemps d'illusions. Là est la limite au-delà de laquelle le songe se dévêt devant la réalité. Alors, comme Adam, comme Ève, on se retrouve nus, les mains vides, nulle trace de paradis. Alors on se lève et on marche vers le jour en essayant de tituber le moins possible. Alors on avance et l'on distrait de soi toute pensée qui reconduirait vers un passé immédiat. Il y a si peu de certitude dans la clarté qui vacille. Je descends le rythme de métal et les marches impriment, sur mes pieds nus, les picots existentiels comme autant de dards enfoncés dans la chair attentive. La lumière est dans le ciel, haute, indivisible, faite d'une même onde parcourant la contrée infinie. Juste le temps de prendre mes affaires, mes articles terminés surtout. Mishima, Agustin, Vollman seront mes confidents pendant mon retour parmi les hommes. Car, oui, je les avais oubliés mes compagnons d'infortune, mes compagnons des jours inquiets. Je dirai à Lorenzo combien ce pays est merveilleux, combien le vin y est bon, rude en même temps qu'apaisant. Je lui dirai combien les filles … Non, je ne dirai rien, ni à Lorenzo, ni aux autres, ni à moi-même, du reste. Sur vous, Varjo - votre prénom signifie bien "ombre", n'est-ce pas ? -, que pourrais-je dire ? Une ombre que les premiers rayons du soleil dissolvent pour la remettre à son étrange condition. Immobile parmi le silence des pierres. Oui, je vous aperçois, vous la discrète, au revers du rideau pourpre, dissimulée dans votre propre finitude, à peine un glacis posé sur la lunule claire de votre visage. C'est étonnant combien, déjà, vous appartenez au passé, au monde brumeux des rêves, aux lisières qui toujours abusent nos yeux alors que nous croyons y lire des promesses de vie. Je roule sur la route dans le clignotement alterné des ombres et des trouées ménagées par les platanes. Chaque tronc dépassé, chaque flaque blanche oubliée m'éloigne de vous. Hei, Varjo, quand donc visiterez-vous à nouveau mes rêves ? Ne me laissez pas à moi-même, Varjo, c'est si terrible la solitude. Et votre corps est si beau dans la danse qui est le sien, à contre-jour de la mémoire. Oui, votre corps est si beau ! Infiniment !

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3 septembre 2016 6 03 /09 /septembre /2016 19:51
Scellée sur le jour qui vient.

Photographie : Katia Chausheva.

Votre photographie, je l'ai reçue par la poste ce matin. Un peu froissée, égratignée, avec les taches visibles du temps. Est-elle ancienne ou bien est-ce une simple négligence qui en aurait affecté la trame ? Mais, voyez-vous, je la préfère à ces images trop bien léchées, lisses et glacées qui ne disent rien d'autre que l'illusion et le mensonge. Ces griffures, ces accrocs sont la marque insigne de ceci qui a vécu, sans doute souffert et incline à disparaître. L'écorce des arbres, au fil des jours, se décolle de l'aubier, se couvre de vergetures. De rides, devrions-nous dire. Ces sillons qui disent, bien mieux que n'importe quel langage, la souffrance des heures, la maturité et les feuilles d'automne qui ne tarderont guère à tomber. Dites-moi, au moins, ces cernes qui vous installaient dans une manière de jouissance heureuse, l'étoilement de la peau à la pliure des paupières, cette légère fossette qui entaillait votre menton, tout ceci, vous l'avez bien conservé ? Vous n'avez rien gommé ? Ce serait faillir et tomber hors de vous que de vous laisser aller à ces enfantillages. Je vous sais droite, naturelle, concentrée sur la marche de votre destin. Nul ne peut progresser à côté de ses pas sans risquer de chuter et de ne point se reconnaître, une fois levé. C'est un tel bonheur de coïncider à soi, de voir, dans le miroir, son image inaltérée, pareille à un écho disant sa jeunesse, son enfance, son origine. Qui cherche à s'échapper de soi finit, inévitablement, dans l'errance, et, à tout le moins, dans l'erreur.

Mais je ne voudrais vous ennuyer avec ces considérations par trop morales et je vais me hâter de faire votre portrait. Vous êtes si belle dans la juste mesure des choses. Cela, vous le savez. Est-ce la raison qui précipite votre tête dans la douceur d'une précieuse modestie, dans le geste d'une esquive ? Vous êtes si discrète et c'est à peine si la lumière ose vous toucher. Un simple effleurement de palme. Une fontaine qui ruisselle vers l'aval et, bientôt, se confondra avec les eaux terrestres. A bien vous regarder, je retrouve ce retrait, cette permission de vous absenter, cette quête d'un lac intérieur. C'est si élégant le retirement de soi jusqu'à l'effacement, l'illisibilité. Un trait de libellule dans l'air qui vibre. L'aile du papillon à contre-jour du ciel. Mais ne nous laissons pas aller à ces faciles métaphores qui nous éloignent de notre objet. Vous, dans le creux de mes mains, vous dont je voudrais me désaltérer et disparaître dans le souvenir de vous et rien d'autre ne viendrait à l'encontre. L'osmose est une telle joie. Un don des dieux. La pure oblativité qui dissout le monde et se sublime dans les merveilleuses "affinités électives". Deux êtres fusionnant en un seul. Il fallait le génie de Goethe pour écrire ce roman et le porter à l'incandescence. Seul un génie. Mais à quoi bon disserter ? Votre image me tient lieu de nourriture intellectuelle et spirituelle si, par ce dernier mot, on entend la seule piété qui soit : l'amour porté à celle par qui la vie se métamorphose en existence. Et qu'importe la séparation, vous qui vivez loin, au-delà des monts, au-delà des mers. L'amour est-il plus fort quand les amants demeurent dans un boudoir ? L'amour aurait-il peur des frontières, des distances ? Nos sentiments sont intacts depuis cette séparation dont nous n'avons même plus le souvenir. Et peut-être le sont-ils en raison même de cet océan qui nous porte, chacun, aux limites du monde. Oui, je cesse ce discours oiseux, cette énumération de poncifs qui faisaient le bonheur des œuvres romantiques du XIX° siècle. Ou, plutôt, romanesques. Convenons-en, nous sommes des romans, à moins qu'il ne s'agisse de simples romances et nous nous perdons dans les trames de la fable, les remous de l'histoire. Nous avons mieux à faire. Je regarderai votre beau portrait et m'isolerai dans ce territoire. La vérité est là, dans cette image de vous qui vous détermine bien au-delà de ce que vous pensez. Vous êtes votre épiphanie, le reste est simple bavardage.

Que je vous dise. Vous êtes si troublante avec ce casque de cheveux sagement tiré vers l'arrière, comme s'il souhaitait demeurer dans l'ombre du passé. Et ce front bombé, lissé de clarté qui dissimule, j'en suis sûr, de bien belles pensées. Et cet ovale de nacre qui fait le tour de vous et se perd dans la souple éminence du menton. Les traits de fusain de vos sourcils aussi inapparents que le vol de l'abeille. Votre nez perdu dans la cendre. L'arc de Cupidon qu'effleure le bourgeonnement du désir. Mais en sourdine. Comme un clavecin bien tempéré. Votre bouche fermée sur les mots du poème, cela que vous proférez, comme un enfant susurre. Et la mer d'ambre de votre gorge que recouvre la neige d'un talc. C'est si étonnant la réserve de cette couleur, assourdie, qui paraît mutique mais qui dit, de vous, l'irréfragable présence. Pur acte de donation qui vous fait paraître, en même temps que vous vous retirez du champ de vision, de la curiosité anonyme, des complots qui tissent le monde.

Vous savez, vous me faites tellement penser à l'étrange beauté de la geisha, à son mystère, à cette discrétion ourlée d'élégance et de culture à fleur de peau. Vous en avez le charme subtil, l'apparence raffinée. Le haut chignon de jais que traverse une écaille blanche, le kimono de soie et sa large ceinture obi, les pétales de soie d'une rose, les mains de porcelaine, tout ceci est en vous avec tellement de naturel que vous en avez les attributs à seulement respirer, bouger avec souplesse, demeurer dans l'aire immaculée de votre corps. Et le regard de la dame de compagnie, s'il se détourne pudiquement de l'objectif du photographe, n'atteint pas la profondeur du vôtre, son éclipse, sa profondeur. C'est cela qui fait votre charme et trouble ceux qui vous rencontrent. Pensant vous absenter des désirs ordinaires, vous ne faites que les porter à la densité de la braise. Les yeux, ces "fenêtres de l'âme", dit-on, n'ont jamais autant de puissance qu'à être dissimulés. Dans ceux de la coquette l'on voit la danse de la séduction; dans ceux de l'effrontée la cerise de la tentation; dans ceux de l'impudique les prémices de la volupté. Dans l'absence des vôtres, l'on ne voit rien et c'est bien pour cela que l'on y voit tout. Scellée sur le jour qui vient, vous êtes le bouton de fleur, le germe que l'on rêve d'ouvrir mais qui se refuse au dépouillement. Ceci est votre force qui, pourtant, aurait l'apparence d'une faiblesse. Pour cette raison mon amour vous est acquis jusqu'à la nuit définitive. L'on n'aime jamais tant que ce qui, toujours, nous échappe. Votre photographie, je la cloue sur le mur de ma chambre, à l'envers, votre visage contre le blanc de la chaux. Ainsi, je n'aurais plus aucune raison de ne plus vous aimer. Votre absence en sera illuminée. Mais cela vous le savez, à demeurer seulement dans le silence de votre effigie. Qui est pure beauté. mais de cela aussi, vous êtes alertée. J'éteins la lumière, il y a trop de clarté. Le rayon de la lune suffira. Ne croyez-vous pas ? Mais à trop poser de questions je sais vous ennuyer. Dormons, si vous le voulez bien. L'océan qui nous sépare n'est pas si large. A peine une flaque sous le scintillement des étoiles. Prenez donc ma main, que je cueille la vôtre. Ainsi la nuit nous surprendra en flagrant délit de mensonge. Il faut bien savoir mentir, parfois …

Scellée sur le jour qui vient.

Photographe inconnu - Vers 1910

Source : MailOnline.

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2 septembre 2016 5 02 /09 /septembre /2016 10:51
Noir - Rouge - Chair.

"Oblivion".

Photographie : Katia Chausheva.

Noir - Rouge Chair - Voici les trois notes fondamentales par lesquelles vous apparaissiez et demeuriez au monde. Il semblait qu'au-delà de ces tonalités brutes, rien de plus ne devait faire sens. Vous étiez ramenée - à votre insu ? - à ce triptyque qui semblait, une fois pour toutes, vous avoir installée dans l'aire d'une immense solitude. Mais, au moins, entreteniez-vous un dialogue avec ces couleurs usées si proches d'une extinction ? Le rouge vous parlait-il une langue de feu, vous entraînait-il dans une violente passion, vous faisait-il basculer dans un lac de sang aux bien étranges contours ? Le noir était-il la marque insigne d'un deuil que vous n'auriez pu dépasser, d'une nuit vous enfermant dans l'avant-parution d'un poème, d'une nuée d'oiseaux noirs - des freux, par exemple -, vous précipitant dans quelque éternelle mélancolie ? Cette chair, si proche d'une argile claire, était-elle la réminiscence d'un passé, alors qu'elle portait votre parution sous les auspices de la pure beauté ? Ou bien était-elle la précipitation dans un âge mûr dont vous redoutiez qu'il ne devînt une simple réclusion ? Ou bien encore était-elle stigmate d'un temps à proprement parler indépassable ?

Tout ceci était tellement mystérieux ! Arrivant à Portopalo, dans cette Sicile ardente, brûlée par les flammes blanches du soleil, on m'avait parlé de vous. De votre réclusion dans cette sorte de palais baroque donnant sur la mer, avec ses encorbellements de pierre, ses prétentieuses fenêtres renaissance, sa curieuse tour hexagonale surmontée de créneaux, son belvédère en porte-à-faux sur la dalle bleue de la mer. Votre demeure, pour étrange qu'elle fût, l'était moins cependant que votre personne. Car aucun des existants, ici, ne savait le lieu de votre provenance, la nature de votre long séjour - deux ans d'une interminable claustration -, le projet qui pouvait couver sous une cendre menaçant de s'éteindre. Personne n'était autorisé à vous rencontrer et votre refuge était pareil au repaire de l'aigle, si haut perché que nul n'aurait pu s'y présenter qu'au risque de sa propre chute. Avais-je au moins l'envie de chuter ou bien une inconscience habitait-elle mon désir d'en savoir plus sur vous ? Rien ne servait de s'interroger sur des motivations complexes. J'ai sonné longuement. Le pas de votre porte donnait sur un jardin planté d'oliviers et l'horizon était un fil tremblant de chaleur. J'entendais le carillon faire son grésillement entre les murs du vestibule que j'imaginais blanchis de chaux. Puis, soudain, un déclic, la porte s'ouvrant, sans doute sous l'effet d'une action à distance. Je vous voyais, abandonnée, sur un sofa grenat, pliée dans le bouillonnement des voiles noirs, votre visage d'albâtre étonnamment posé sur la ramure ouverte de votre main, votre bras de marbre surgissant d'un étrange clair-obscur avec sa charge d'énigme. En réalité vous étiez, du point de vue de la chair, cette simple cimaise, cette curieuse épiphanie portée par l'ascension de votre coude, de votre poignet comme si ces derniers, ramenés à leur supposée origine, étaient sortis d'un proche néant. Cela faisait froid dans le dos de penser à cette dentelle de peau qui paraissait au bord d'un évanouissement. Il y avait si peu de présence, le tout noyé dans ces trois harmoniques Noir - Rouge - Chair - dont il semblait qu'ils constituaient une fin en soi, l'espace d'un non-retour, la figure ternaire indépassable d'un destin scellé à son propre môle.

Un bruit léger me parvenait de l'étage, alors que je m'engageais dans l'escalier. Peut-être le cliquetis d'une antique machine à écrire. Un large couloir partageait la bâtisse en deux. Des boiseries sombres au mur, quelques tableaux dont je ne pouvais deviner le sujet dans cette clarté troublée d'ombre. Au fond, sur la gauche, une coulée de lumière que je supposais venir de la pièce la plus éclairée. Je pensais qu'elle était le lieu de votre habituel séjour. Les rayons obliques du soleil ménageaient un espace plus sombre et mes yeux devaient accommoder afin de saisir ce qui se passait dans le salon. Votre présence se faisait discrète, à peine une brume dans la levée grise de l'aube. Je me suis assis sur un tabouret en face du sofa. Je redoutais d'engager une conversation que, sans doute, vous ne souhaitiez pas. Du reste vous demeuriez dans le silence. Le rideau, agité par une brise légère faisait son battement régulier, celui que j'avais pris pour le bruit d'un clavier. Dans leur course descendante, les rayons du soleil frappaient bientôt un miroir, éclairant ce qui, jusqu'alors, était demeuré dans l'obscurité. Devant moi j'avais bien la braise éteinte du sofa, ses plissements de lave, ses sourdes reptations semblant exprimer la nécessité de traverser le voile compact des apparences.

Un livre était posé sur cette manière d'énigme, ouvert sur une page qui, bientôt, ne laisserait de m'interroger. J'y reconnaissais cette belle œuvre de l'expressionnisme allemand, une gravure sur bois d'Erich Heckel "Fränzi allongée", Noir - Rouge - Chair -, cet alphabet minimal dont vous étiez supposée, vous l'hallucinée, être la figure emblématique. Le soleil brûlait dans le ciel incendié. Le soleil brûlait dans ma tête aussi. Cette inextinguible soif de fouiller le réel jusqu'à l'os, d'en extraire cette moelle qui disait le monde en mode majeur à partir seulement de quelques unes de ses tonalités, de ses lignes de force. Noir - Rouge - Chair -, comme une sublime partition mettant en demeure de comprendre et de ne jamais rester sur le bord acéré du doute. Noir - Rouge - Chair -. Vous n'étiez donc que cela, cet infime clignotement entre nuit, braise, corps. Que cela, mais question ouverte à l'infini à laquelle il fallait répondre au risque de se fourvoyer. Plutôt errer que de s'immoler dans le silence. Noir - Rouge - Chair -, voilà ce que j'étais venu chercher, ici, sous le ciel bouillant, sur la terre fissurée de cette île, dans les racines fondatrices rejoignant le grand bassin d'eau bleue.

Noir - Rouge - Chair.

Erich Heckel.

"Fränzi couchée".

Source : MOMA.

Mon séjour, sur cette île du bout du monde, trouva sa résolution à simplement passer de l'image que vous étiez à sa réalisation picturale dans ce merveilleux expressionnisme que "Die Brücke" mit en exergue avec tant d'exactitude et de force expressive. "Die Brücke" : "Le Pont". Oui, c'était cela, il fallait toujours mettre en relation les deux rives du fleuve, les deux rives de l'exister. L'origine et la fin et le parcours qui permettait à la tension de se produire.

L'aile blanche de l'avion décrit son cercle au-dessus du Capo Passero. La mer est cette flaque d'eau qui scintille au loin. Un castelet de briques et de pierres blanches comme un rêve qui se dissout. Un rideau de tulle prend son envol par l'ouverture d'une fenêtre. Les feuilles d'un livre se tournent. Noir - Rouge - Chair, bientôt dans le ciel blanc, il ne restera plus que cette mélodie à trois temps effeuillant son rythme imaginaire. Il sera l'heure de dormir, les rêves éveillés sont toujours des évasions dont, jamais, on ne revient ! Partons pour plus loin, il y aura encore d'autres fleuves étincelants, d'autres ponts les franchissant. Jamais rien ne cesse dans l'instant qu'à l'aune de la finitude. Le ciel est ouvert qui appelle.

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