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25 août 2018 6 25 /08 /août /2018 19:39
Piliers de la Nuit

                       Le temple du noir

             (série "Graphique par nature")

                Copyright Denis Davoult

 

 

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   [Cet article sur cette belle photographie de Denis Davoult est à entendre comme faisant signe en direction de la relation signifiant/signifié en peinture. Elle joue en écho avec sa gémellité linguistique. Tout mot a deux faces : l’une qui nous regarde, qui est sa manifestation, l’autre qui est invisible, qui en est le signifié, autrement dit l’indéfectible miroir. Ces colonnes du « Temple noir » sont des mots qui appellent leur complétude, tout comme l’Amant (Orphée) attend de l’Aimée (Eurydice) le comblement de son être. Toute œuvre portée à sa cimaise est en souci de ceci : resplendir à partir de sa nuit afin qu’une lumière paraisse, initiant le jeu d’une désocclusion au terme de laquelle l’œuvre parlera et se laissera entendre telle la vérité qu’elle est. Une fois de plus il est fait appel, d’une manière complémentaire à l’image,  à l’art subtil de Pierre Soulages afin d’illustrer notre propos, lequel souhaite faire émerger un sens à partir d’une proposition plastique aussi singulière qu’esthétiquement lumineuse. Certaines Figues de l’art sont incontournables à la mesure du saut interne qui s’y accomplit. Alors, pourquoi nous retiendrions-nous de sauter ?]

 

**

 

   Piliers de la Nuit, vous êtes teintés de blancheurs océanes, de rumeurs d’étoiles. Tout en haut, le ciel est de suie, les nuages sont d’ébène qui dissimulent Céphée et Cygne, Véga est un point perdu dans la flaque bistre, la Lune un pâle reflet qui jouxte Capricorne. Nuit, tu portes au firmament la longue peine des hommes, tu déploies la bannière de leurs rêves si loin dans l’espace que, sans doute, ils n’y ont même plus accès et les images se brouillent dont ils ne saisissent que quelques haillons. Il faut dire l’extrême difficulté de tutoyer les « portes de corne et d’ivoire » (Gérard de Nerval), d’en franchir le seuil, de déboucher dans le monde invisible, dans le désert habité des perles périlleuses de l’imaginaire, des diamants de la folie aux fascinantes facettes. A peine ton œil, aventurier Rêveur, en a-t-il aperçu les inquiétantes icônes et, soudain, tu es perdu pour la communauté des Vivants et, déjà, tu vogues près du Tartare aux étangs glacés et, déjà, ton âme est esseulée qui n’échappera au marécage des émois, aux tourments et aux tortures.

   Piliers de la Nuit, vous êtes beaux parce que redoutables. Jamais l’on n’est attiré par la facile vision, l’objet à portée de la main, l’évidence, là, qui fait sa mince comédie et n’attend que d’être déchiffrée. Piliers de la Nuit, sur vos puissantes colonnes, encore quelques traces du jour, quelques reflets des désirs des Humains qui ne songent qu’à rejoindre la satanique alcôve où brûle l’alcool capiteux de l’amour. On dit la Nuit l’intercesseur des plaisirs, seulement parce qu’il y a mystère à s’enfoncer dans ses plis, à éprouver son bouillonnement, son effervescence au gré desquels s’approcher de l’ensorcelante Mort, en jauger l’attrait puis, tel Orphée, sortir des Enfers suivi de son Eurydice. Mais Eurydice meurt d’être seulement regardée. L’Amour est nocturne ou ne peut être !

   Dans le sein de la Nuit il faudrait demeurer de façon à ce que sa propre passion ne s’éteigne et l’objet sur lequel elle porte. Mais les Hommes sont curieux qui, toujours, après le baiser de la Petite Mort, veulent connaître l’embrasement du jour, la dague tranchante de la vérité. Alors ils sortent de l’ombreuse caverne, orphelins, privés de l’Aimée et l’infini vortex s’empare du centre de leur être et recommence l’éternelle quête de Celle-qui-manque. (Au regard de ceci, tout poème est d’essence orphique, lui qui cherche sa propre signifiance, cette perte à jamais). En réalité c’est leur vide constitutif que les Egarés veulent combler. L’auraient-ils accompli que leur incessante pérégrination nocturne prendrait fin car, en eux, au sein d’une multiple confiance, rougeoierait la gloire de leur plénitude. De ceci seulement ils sont affairés car l’Autre, toujours, est de surcroît. Car l’Autre est constamment présence destinée à obturer une absence. Oh, ceci, ils ne le reconnaissent nullement. Il y aurait indécence à en formuler la tranchante affirmation. Et pourtant, du fond de leur lucidité - cette lumière -, ils savent que l’enjeu fondamental est celui de la solitude dont, jamais, la condition n’est envisageable. Solitude est lieu du pur non-sens. Alors ils lancent des filins dans toutes les directions de l’espace, espérant, ici, dérober un flocon d’existence, là, l’écume d’un don.

   Tout ceci qui apaise et situe au plein de son être, les Esseulés l’entendent en tant que Jour venant dissoudre Nuit, Lumière effaçant Ombre. Les Artistes - ces consciences avancées -, en sont les habiles metteurs en scène qui font surgir du noir de la nuit la clarté qui pourrait les en affranchir. Ainsi Pierre Soulages qui édifie son Temple de « l’Outre-Noir », cet astucieux concept esthétique hissant de l’obscur cette lueur hautement signifiante, comme si la toile scarifiée tirait de sa propre matière l’essor nécessaire et suffisant permettant de s’abstraire d’un trop aliénant coefficient de réalité. Passage dans une manière « d’outre-monde », non péjoratif cependant puisque transcendé par l’art, il conduit aux cimaises qui n’ont plus d’attaches terrestres, seulement la fluidité d’une pure Idée. Ici, d’un coup de spalter vigoureux ou bien d’outil cranté, l’Artiste-Orphée se sauve tout en sauvant son Œuvre-Eurydice car c’est du Noir lui-même (l’Obscur, le Tartare) que se lève la grâce éclairée d’une sortie hors-monde (« l’Outre-noir »), là où même la Mort ne saurait frapper, elle qui manigance ses sombres desseins et affûte sa faux dans l’ombre portée des Condamnés.

   Si la Mort fomente ses basses œuvres afin d’atteindre un Au-delà, qui ne saurait avoir de nom, ni de sens, si ce n’est celui d’un dogme falsifiant la matière même du réel, elle ne saurait avoir de prise sur cet « Outre-noir » qui est tout sauf l’antre d’une métaphysique. Si cette dernière, la métaphysique,  clive d’une manière radicale la dualité Matière/Esprit et donc sans qu’il soit aucunement possible d’établir une continuité de l’une à l’autre (sauf par l’entremise du Saint-Esprit), la Matière Noire de Soulages tire de son propre événement les conditions mêmes d’une modulation de son être qui ouvre un nouvel espace de figuration. Il résulte de la translation du corps physique de la peinture en son aura spirituelle, ce nouvel « espace mental » - selon la belle désignation de son inventeur -, lequel, s’il semble se détacher de son fondement, n’en garde pas moins des attaches qui le relient au monde de la perception-sensation, ce que, bien évidemment, ne saurait faire la métaphysique en son idéologie offensant la réalité, lui faisant violence au prix d’une rupture de la signification habituelle attachée aux enchaînements rationnels des causes et des conséquences.

   Si « l’Outre-Noir » ne saurait pour autant se définir par un strict rapport d’influences communes entre la matière et son effervescence sous la forme lumineuse, cependant un lien existe entre ces deux états de la vision. Il est semblable au rapport du signifiant (le noir) et du signifié (l’envol lumineux) en linguistique qui, dans le cas qui nous intéresse ici, est la transformation de l’œuvre terrestre et matérielle en son sens spirituel qui en accomplit la totalité signifiante. C’est un peu comme si la face noire du tableau du Peintre était l’avers d’une pièce de monnaie qui épiphanise son être, alors que ce dernier serait son envers, là où il dévoile son essence, et la carnèle, cette mince lisière (les stries où vibre la lumière) jouant le rôle médiateur entre les deux faces de cette même réalité. Puisque, aussi bien, un étant ne saurait se priver de son être, vérité bien entendu corrélative.

   Souhaitant mettre en exergue cette insaisissable présence, Henri Focillon utilisait la métaphore du « halo » (tout aussi bien on eût pu lui substituer celle de « l’écho ») -, halo à l’aune duquel la forme plastique s’envisage à la manière d’une « fissure » qui autorise sa propre dissolution par laquelle physique et spirituel s’entr’appartiennent sans que l’on sache bien définir le lieu de leur rencontre. La chose essentielle demeurant ce sens qui se lève de la forme initiale, la portant à l’entièreté de sa présence. Seuls les Voyeurs des œuvres qui en appréhenderont cette étonnante dimension seront au foyer même de ce qui se dit dans ces énigmatiques polyptiques qui vibrent depuis leur centre d’irradiation.   

   « Piliers de la Nuit », médiateurs du dicible et de l’indicible, du signifiant et du signifié, du visible et de l’invisible, « vous êtes teintés des blancheurs océanes, des rumeurs des étoiles ». Voici, nous avons fait retour aux prémisses de cet article. « Blancheurs », « rumeurs » sont les manifestations à la limite d’une invisibilité de ces lourds piliers qui en falsifient la présence. De simples lueurs en irisent la surface, glissent, éclairent la matière dense, profonde, immuable, pachydermique à proprement la nommer. « Blancheurs, rumeurs », telles les incisions du signifié sublimant le signifiant, le portant à son être. Le hissant des ténèbres auxquelles sa nature opaque le destine tant qu’une parole ne s’est annoncée pour en effectuer la mise en relief. Tout est toujours relié à l’ouverture de notre entendement. Le monde ne se dévoile qu’à cette mesure. Se comprendre dans le monde, décrypter la forme qui y apparaît en tant que cette sibylline effigie, c’est devenir soi-même forme interprétante dont le sens est la figure obligée. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’au risque d’une éternelle confusion.

   Cette image dans sa simplicité, dans le procès dialectique du noir et du blanc qu’elle institue, en actualise l’étonnante question. C’est pourquoi elle nous requiert telle notre ombre qu’il nous faut porter à la lumière. Ainsi est la voie de tout destin humain.

  

 

 

 

 

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23 août 2018 4 23 /08 /août /2018 10:22
Ces ailes qui tournent dans le vent

                  Photographie : Bérénice Loyer

 

 

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   Sais-tu l’immense qui déploie sa courbe sous le vaste dôme du ciel ? Sais-tu le sentiment de solitude sans bords, sans attache, cette sorte de vertige qui plante son canif au centre de la chair et le monde vacille et nous vacillons dans le monde ? Sais-tu l’avancée sur le fil du rivage, personne n’y est présent, la vacuité  est effroi qui fait reculer les hommes, ils se terrent dans leurs termitières et serrent leurs poings sur l’étoupe du vide. Voici longtemps j’étais comme eux, en partance pour un rêve aux mailles si lâches, il n’avait de cesse de se poursuivre jusqu’à l’impossible. Peut-être, tout au bout, dans la confusion et l’air de laine, le visage d’une Amante, quelques rimes, des alexandrins en leur antique beauté. Vois-tu, c’est ainsi, aux hommes il faut cet empan de gloire au gré duquel leur navigation à l’aveugle prend sens soudain, une flamme dans l’étroit corridor de l’exister. Il faut une cible à atteindre, un but à fixer au futur, une borne sur laquelle reposer le regard,  fixer sa permanente lassitude.  

   Cette marche infinie que serait-elle sans cette brume diaphane qui se lève de l’eau et fait son argile claire sur le bandeau de la conscience ? Tout en haut, le ciel est dans sa teinte d’absolu, il vogue à une impensable altitude comme pour nous signifier le peu auquel nous nous confrontons que, toujours, nous pensons être la totalité des choses, leur continu ressourcement. La ligne d’horizon est si bas, elle ploie sous la loi invincible du jour. Quelques oiseaux de mer, mouettes, goélands, sternes, signes noir et blanc dans l’heure vacante, raient le lointain, virent sur l’aile, écrivent le premier poème de l’heure. Le silence est si grand, l’espace si lisse, le cœur si ouvert à recevoir une trace, à embrasser une empreinte que la moindre chose faisant signe serait déjà hiéroglyphe déchiffré, lettre d’encre apposant sa rumeur dans l’écrin de notre désir. Toujours nous sommes en attente de l’image belle, du symbole et de son double, de l’allégorie et de l’idée à laquelle elle nous convie.

   Le sol est une immense plaine blanche couleur de neige. Quelques sillons y déposent leur chemin ordonné, leurs points de fuite dans une convergence sans nom. Ces ailes qui tournent dans le vent, voici ce dont nous cherchions la présence sans bien le savoir. Elles battent l’air avec la régularité d’un métronome. Elles parlent aux hommes le langage de la lenteur, cette patience que, depuis toujours, ils semblent avoir oubliée, ce susurrement, cette voix assourdie  qui devrait être leur demeure et qu’ils n’entendent plus. Nul bruit cependant hormis cette scansion du temps, cette circularité, ce dessin si régulier, cette esquisse dont ils devraient faire leur emblème quotidien. Eloge de la douceur, de l’instant qui se dilate, tutoie soudain l’éternité pour peu que l’on soit attentif à ce qui a lieu hors de soi, non dans sa propre enceinte où repose la tyrannie de l’ego.

   Le haut fût blanc - ce menhir de métal - ; les ailes - ces voilures si fragiles ; le mouvement - cette variation d’horloge -, tout ceci agrandit l’espace, lui confère cette majesté sans laquelle il ne serait qu’un district sans importance, une terre oubliée quelque part dans le labyrinthe du monde. Ce n’est pas une éolienne qui nous est donnée à voir, mais Eole lui-même, qui déplie la sublime Rose des Vents. Jamais on ne se lasserait d’en répéter les noms, Alizé, Grain blanc, Nordet, Noroît, Suroît, Harmattan, Ponant, Simoun, Sirocco. Ils sont comme notre souffle, ne crois-tu pas ?, ils sont inépuisables, chauds, froids, secs, incisifs, ils disent nos états d’âme, nos inclinations successives, le feu de notre passion, la pluie de nos désillusions, la neige de nos désamours. C’est pourquoi nous leur devons attention. C’est pourquoi le Grand Sablier Blanc qui fait tourner ses grains de silice, il faut le voir tel l’Ami qui vous soutient, tel le sémaphore qui agite ses grands bras pour vous hisser au-dessus des flots, tel l’amer, là-bas, sur la côte de rochers, il vous indique la voie à suivre dans le sens d’un destin lumineux.

   Les hommes sont si démunis dans leurs casemates de ciment. Ils se regroupent en amas, tels des chenilles processionnaires. Ils dorment emmêlés, pareils à de jeunes oiseaux sans plumes ne connaissant pas encore l’heure de leur envol. Que ne s’égaillent-ils au hasard du rivage, en bandes joyeuses, en agapes dionysiaques, pampres en accroche-cœurs à la falaise de leurs fronts ? Que ne dansent-ils en écho à la Grande Dame Blanche qui ne tourne que pour eux, les invitant aux noces sublimes d’Alizé et de Grain blanc, de Noroît et de Suroît, dans la pleine possession de leur essence ? Rien, dans le vaste monde, de plus urgent que cette infinie mobilité. Elle est le témoin de ce que nous sommes : des Vivants qui, ici et là, cherchons le lieu de notre condition. L’être est mouvement. Bougeons avec lui, en lui. Me suivras-tu ?

  

 

 

 

 

 

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22 août 2018 3 22 /08 /août /2018 16:30
Ceci qui SE donne à voir

                  « Un autre feu d’artifice »

 

                Photographie : François Jorge

 

 

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   C’est parfois comme au sortir d’un rêve. Les yeux sont des boules de porcelaine et tout glisse sur l’étrave du visage, une eau lisse, un air à la consistance de plume, un feu qui n’aurait encore atteint son point de combustion. On a beau chercher, tâtonner, rien ne se donne que nous ne connaissions déjà, rien ne fait signe dans le genre d’une amitié. Cependant nulle hostilité, seulement une libre vacance des choses, une perte dans le sable infini des confusions, une ligne à l’horizon dont les points divergent, s’évanouissent dans une sorte d’inconsistance. Alors, que nous reste-t-il à faire, sinon dilater la prunelle de nos pupilles, essayer de saisir, ici et là, un flocon d’écume, l’estompe d’une silhouette, la miette d’air que nul oiseau n’aurait saisie ? Nous sommes en désenchantement de nous-mêmes, situés à la périphérie de l’être, orphelins de ce qui aurait pu s’y inscrire : la courbure d’un sentiment, le gel d’une émotion, le sursaut d’un ravissement. Peut-être la modestie d’une fleur. Comment persister hors du sens ? Demeurer en soi, subir le coin du doute, s’assembler autour de ce vide qui fore son puits dans le silence de la chair.

   C’est toujours du pli même de l’impalpable nuit que tout se lève, s’éclaire, que tout surgit hors de l’ombre et se met à proférer le mot du Monde. Au loin, dans ce qui encore se réserve, des formes sont en gestation, des limons se plissent, des bulles d’air trouent les roches, des sables s’érigent en fins monticules, des vagues s’ourlent de la promesse de l’aube. Tout ceci à notre insu, prenant à défaut notre vision. Nous sommes des Eclaireurs de pointe mais l’ensemble du possible ne nous livre jamais que quelques écailles, le dépliement d’un bourgeon, l’ouverture de la corolle dans le soleil qui fait sa boule rouge. Nous imaginons des cathédrales de songes, nous en appelons à l’énergie de l’imaginaire, nous nous livrons au déchaînement des fantasmes mais nous sentons bien que tout ceci n’est que pure magie, illusion révoltée d’être simple diversion dans le temps qui fuit et, jamais, ne se retourne.

   Quelque part, pourtant, à l’abri des regards, au creux d’un frais vallon, tout contre la douce éminence d’une colline, le prodige a lieu. Ces beautés qui étaient en attente depuis toujours, cet ovule à la forme parfaite, ces pétales diaphanes, ces étamines nervurées, ce stigmate que courtise le pollen, tout était en voie de soi dans le plus secret silence, dans le retrait, l’attente. Et voici que, maintenant, ces fleurs existent, ni plus ni moins que nous. A égalité. Elles ont jailli du non-être, elles ont colonisé leur espace qui n’est pas le nôtre, elles se dressent fièrement tout en haut de leurs hampes, elles sont ce peuple joyeux de bleus à peine venus, mayas ou bien givrés ; ces rose-chair ou persan ; ces cœurs brou de noix, ces effusions uniques, ces présences qui, dans le rayonnement prochain du jour, seront ces feux d’artifice seulement connus d’elles-mêmes, les fleurs, en leur exception. Elles sont si vraies, là, à portée de notre conscience bien qu’un flou les nimbe d’une possible disparition. Rien ne dure qui ploie sous la férule du temps.

   Ceci qui SE donne à voir. « SE », accentué pour souligner le possessif autoréflexif. Oui, avant d’appartenir au monde, à nous les humains, ces fleurs sont en propre ce qu’elles sont sans débordement, sans élan vers quoi que ce soit, si ce n’est le simple site de leur apparition. Elles n’ont cure de ce qui n’est nullement leur être. Ne vivent que selon leurs lois. La plupart des choses qui SE donnent à voir échappent à la juridiction humaine. Les fleurs sont les fleurs. Les hommes sont les hommes. Curieuse tautologie qui s’éclaire cependant d’une exigence d’autarcie car le vivant ne connaît nul système de vase communiquant. Seulement des approches, des effleurements, des contacts, des affinités.

   Néanmoins sans les fleurs les hommes ne seraient pas. Sans les hommes les fleurs ne seraient pas. Le Monde en sa multiple effervescence exige la pluralité des êtres. Tout se joue et se reflète en miroir. La Lune dans l’eau. L’eau dans la lactescence de la Lune. Les yeux de l’Amant dans ceux de sa Maîtresse. Les yeux de la Maîtresse dans les yeux de son Amant. De la même façon chaque fleur ne fait grâce au bouquet que de sa propre réflexion. Ceci qui SE donne à voir gît toujours en sa demeure. Raison pour laquelle nos yeux sont des gouffres. Les combler serait leur ôter tout désir d’emplissement. Les laissant disponibles et fertiles nous les disposons à tout ce qui peut faire rencontre. Or l’illimité est un vaste bouquet d’impressions et de sensations. Qu’il vienne à nous pareil à l’outre vers l’Egaré dans le désert. Nos yeux ont soif. Puissent-ils ne jamais être étanchés !

  

 

 

 

 

 

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21 août 2018 2 21 /08 /août /2018 08:16
Serions-nous des dieux ?

                  Photographie : Blanc-Seing

 

 

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   Serions-nous des dieux ? Poser la question est déjà amorce de la réponse. Oui, nous sommes des dieux et, le plus souvent, ne le savons pas. Et nulle paranoïa à annoncer ceci, simplement le constat de la nue réalité. Nous ne sommes pas le Ciel en sa surpuissance ou bien le Surhomme affirmant sa possession du monde à l’aune de sa Volonté. C’est parce que nous avons été crées et créons à notre tour que nous atteint cette étonnante faculté démiurgique. Le monde n’existe nullement comme donné d’emblée à ma conscience. Il faut un travail afin qu’il surgisse et témoigne de sa présence. C’est mon regard qui le crée, mon souffle qui l’entretient, mes mains qui le façonnent. Pour vous persuader de ceci, isolez-vous dans le cube entièrement blanc d’une pièce, fixez la paroi du mur jusqu’au vertige. Vous aurez procédé à l’évacuation du monde, seul le néant restera après cette opération alchimique de l’esprit.

   Dans le matin qui chante, parmi la lente dissipation des voiles d’air, je chemine tout au bord d’un paysage qui vient à moi dans l’évidente beauté. Mais comment est-il venu, si ce n’est à la force de ma vue, au miracle des milliers de bruits dont mon oreille a été l’hôte privilégié, aux myriades de fourmillements que mes talons auront connus à simplement effleurer le sol ? Chaque minute qui se déplie devant moi est le lieu d’un ravissement. J’en suis l’auteur. Ce qui me fait face ne se présente qu’en raison de la condition de possibilité que je lui ai accordée, tout comme ma présence a été voulue par ceux qui m’ont précédé et m’ont ouvert à l’infini spectacle des phénomènes. Jamais ils ne s’épuisent, dont seule ma mort signifiera la clôture.

   Mais il y a une différence essentielle entre ma naissance d’être-jeté-dans-le-monde, ce tremplin pour la déréliction, et le pouvoir existentiel qui en découle, qui affirme ma mienneté. Ma vie m’appartient en propre et ceci d’autant plus qu’elle devient, au fil des jours, matière à création. Cette clairière ne libère le pré que pour moi. Ce chemin qui suit une pente diagonale, je suis le seul à qui il est offert en cette heure arrêtée. Cette montagne dont la crête ourlée borne l’horizon est ma crête, celle qui, en cet instant même, limite mon destin. A tout moment, clairière, pré, crête, je peux les annuler, les ôter de ma perception et décider de créer un autre champ de vision qui m’appartiendra tout autant : l’océan au loin dans la brume marine, la ville qui scintille et montre le quadrillage indistinct de ses rues, le grillon sortant de son trou pour humer la fraîcheur de l’atmosphère

   Toutes ces visions, olfactions, tacts successifs n’auront été que des déterminations de mon être propre, à savoir de précieuses pépites s’écrivant selon les sept lettres d’un des plus beaux mots du monde : L I B E R T E. Oui, aménageant tout ceci, j’aurais été libre bien plus que quiconque ne pourra jamais l’imaginer. Mais cette liberté je ne l’aurai perçue qu’en raison d’une visée de ma conscience intentionnelle, cette douce volonté appliquée à saisir la chair du monde. Oui, combien tout ceci est admirable, combien ceci joue en mode dialectique avec l’aliénation que constitue, à l’évidence, notre venue au monde, cette spoliation d’une liberté qui aura besoin du long chemin de l’existence pour métamorphoser les paradoxes d’une servitude involontaire. Inverser les termes discordants de cette contrainte ne pourra avoir lieu qu’à créer et créer encore les modalités de notre affranchissement.

   Prenez un bout de papier, griffonnez-y ce que vous voudrez. Malaxez entre vos doigts une boule d’argile. Dessinez. Ecrivez des histoires. Courez au bord d’un lac. Faites l’amour. Toutes activités équivalentes avec pour point d’orgue LA LIBERTE. Alors vous serez heureux comme des dieux qui n’attendent rien d’autre que l’entière possession d’eux-mêmes. A ceci il faut se consacrer avec passion !

 

  

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15 août 2018 3 15 /08 /août /2018 15:48
Si absente à vous-même

         Œuvre : Barbara Kroll

 

 

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   Ce matin, les premiers frimas de l’automne. Encore dans la discrétion, certes, mais la peau est en alerte qui, déjà, bleuit sous la fraîcheur. Peu de mouvement au début du jour, seulement, dans le duvet du lointain, quelque bruit assourdi, la plainte d’un oiseau, le froissement de la mer, le râle du vent, son glissement tout contre l’anse des rochers. Ce village est si calme, ici, dans le pli des maisons, dans ses rues tortueuses. Il faut éviter les coups de boutoir de la Tramontane, se prémunir des attaques du Grec, de ses lames telles des feuilles sèches qui collent au visage. J’aime les passages ménagés entre les vieilles demeures de pierre, ces arches d’ombre où se fondent les silhouettes des indigènes. On les aperçoit dans le clignotement du jour puis, plus rien qu’une hallucination sur le cercle de la mémoire, ils ont disparu dans la rumeur d’un porche dont, peut-être, jamais, ils ne ressortiront. C’est une peine pour l’âme ces continuelles disparitions. On avait commencé, suivant une forme, à construire une histoire, puis voici que sa fin survient alors que le prologue venait tout juste de poser ses premiers mots.

   Je me suis levé de bonne heure. L’aube n’était qu’une vague traînée gris-bleue à l’horizon. La mer était libre de tout passage. Je me serais cru seul au monde, l’eau étale devant moi, le ciel profond, au-dessus, avec sa claire tache d’infini. Dans ma tête, il y avait comme un bourdonnement, un genre de persistance sourde, l’avenue d’un sentiment étrange. J’étais dans une manière de flottement pareil à celui que l’on connaît sous l’effet d’une légère ivresse. Une étrange impression de mi-distance : d’un connu à portée de la main, d’un insaisissable s’échappant de la pulpe des doigts. Sans doute le jeune enfant ressent-il ceci lors de son réveil, le jouet qui était au centre de sa joie, s’échappant soudain, dans le genre d’un fin brouillard. Le sentier montait dans l’entaille des roches, parsemé de tapis d’herbe rase. La lumière venue de la mer se réverbérait sur les tours génoises. On aurait dit d’anciens moulins à vent privés de leurs ailes. Tout en haut de leurs mâts blancs, les éoliennes brassaient l’air avec la lenteur qui sied aux tâches essentielles.

   Maintenant, je suis au sommet du plateau qui domine toute l’étendue du Cap. Le paysage est beau, infiniment, avec sa teinte pure, son air de lieu originel, ses pierres dénudées poncées par le vent, sa maigre végétation de garrigue, ses quelques hauteurs coiffées des bouquets sombres des pins. Le chemin avance en lacets jusqu’à un bâti de pierres incliné sur lequel se trouve une table d’orientation. Une rose des vents tient lieu de cimaise. Elle énonce la pluralité de l’être, l’inépuisable de sa manifestation. Au-dessous, une carte gravée avec ses noms pareils à des destinations féeriques. Magie de l’orient avec l’essaim d’îles de l’Archipel Toscan puis, sur la terre ferme, l’âme de la péninsule se déclinant en Piombino, Follonica, Punta Ala, ces noms qui font leur brillante constellation autour d’un golfe d’eau bleue ouvert à la libre échappée des hommes.

   Mais d’où êtes-vous donc, vous l’Inconnue qui hier encore, illuminait la courbe de mes yeux ? Êtes-vous une évadée de l’Archipel, une terrestre apparition, une parenthèse dans la dalle continue des jours ? Je me tenais à distance, cueillant ici un bout de bois éolien, là une pierre lustrée de lumière mais toute mon attention, je vous la destinais comme on fait l’offrande de l’aurore au premier chant du monde. Il me fallait être dans la libre disposition à tout ce qui, de vous, voudrait bien proférer : un mouvement, une attitude, le frémissement d’une émotion dont le silence de votre corps était l’infini et troublant réceptacle. Du doigt vous suiviez sur la plaque de céramique les dessins de la présence humaine. Quels étaient donc vos rêves ? Vos passions ? Vos intimes vœux ? Vous étiez si discrète, si énigmatique dans cette suie collée à votre belle anatomie. Votre robe semblait taillée à l’exacte mesure d’une tristesse ou bien à l’insondable d’une mélancolie. Ce noir profond, cette glaçure d’un deuil qui semblait vous tenir là, dans le creux intangible de votre être, sans possibilité aucune d’en traverser la singulière présence.

   Longtemps vous êtes demeurée à laisser votre index voltiger du Cap au continent, du continent à l’Archipel. Dessiniez-vous là le périple d’anciennes amours, esquissiez-vous l’itinéraire d’hypothétiques projets ? Etiez-vous seulement en perte de vous-même, cette errance à jamais qui habite les poètes, désespère les peintres, souffle aux comédiens la posture qu’ils dressent sur scène, tissée des liens de la tragédie ? Etiez-vous tout ceci ou bien était-ce pure déraison que de projeter sur votre mince silhouette l’événement d’une saison qui déclinait, d’une lumière qui baissait, laissant les hommes hagards ? Savez-vous la démesure de ma fantaisie ? Sans doute trop écrire me place en dehors de toute réalité. Nombre de mes amis pensent à moi comme on songe à une fiction, une fumée qui monte puis se dissout sans même donner le nom de sa trace. Voici que dans mon humeur inventive je vous ai remis un nom : « Piombina », cette appellation volontairement féminisée afin qu’elle pût correspondre à la réalité, au moins à un fragment. Nous ne pouvons prétendre qu’à cela : un émiettement du manifeste qui toujours s’évanouit. Tels de comiques culbutos nous oscillons sur notre base, privés de mains et de pieds qui nous diraient les lieux de nos attaches, notre emprise sur les choses, notre empreinte sur la feuille blanche du temps.

   Voici que cette nuit je vous ai rêvée comme si vous aviez été le sujet d’une peinture. Une ébauche cependant. Il était nécessaire de laisser place, de créer du jeu, d’instaurer l’espace d’une liberté. Vous étiez assise sur une chaise aux frêles montants - un écho de votre propre fragilité ? -, tête doucement inclinée vers l’arrière comme si la lumière d’une vérité vous gênait, votre corps si blanc, une porcelaine ou plutôt un biscuit en sa première touche, un bras relevé, teinté d’un vert d’eau, l’autre en col de cygne - disait-il quelque résignation ? -, votre tunique noire au plus près de votre présence, jambes croisées en signe de retrait. Au mur il semblait y avoir un de ces tableaux d’école d’autrefois. Les parois étaient austères qui prodiguaient leur blancheur au cube anonyme de la pièce. Vous étiez si peu réelle, une consistance d’abeille dans le flagelle de l’instant. Pouvais-je davantage m’aventurer dans ce retirement qui était votre propre, non le mien ? Mon regard, fût-il onirique, non doué d’une volonté consciente, me déserta peu à peu, ouvrant mon sommeil à l’entaille du jour.

   Le vent s’est levé qui vient de la mer. Le Ponant arrivant de l’ouest avec ses lames d’air doux, avec sa brise calmement insistante qui pousse les voiles blanches en direction de la côte, vers Portoferraio, Capoliveri. J’ai coiffé mes yeux d’une longue vue. Dans le cercle clair de la vision, sur un voilier aux toiles largement déployées, sise à la poupe, une figure sombre qui pourrait bien être la vôtre. Qui semble regarder en arrière de soi, dans un passé qui s’effrange et ne dit son être qu’à la hauteur d’un chuchotement. Assurément c’est bien vous, cette allure dolente, cette avancée dans le rayon du jour avec un doute inscrit au plein de la chair. Vous n’êtes plus, en cet instant, que cette feuille jouée par des courants contraires.

   Cette nuit, lorsque le soleil aura basculé derrière la ligne d’horizon, sans doute viendrez-vous visiter le ciel de mon lit. Vous y verrais-je en Ilienne, cette condition de celles qui n’ont que leur terre pour reposoir ? Toute sortie de ce lieu est sortie de soi. Demeurez donc en vous, vous n’avez d’autre aire où vous connaître. Le frais, à nouveau. Le crépuscule approche dans ses teintes violettes. Je passe devant la tour crénelée qui surveille la côte. Bientôt le village, ses passages d’ombre. Y aura-t-il un autre jour, une autre lumière afin que je puisse habiter ce lieu désert dont vous semblez ébaucher l’innombrable étendue ? « Piombina », vous êtes un continent aux invisibles limites ! Pour ceci vous êtes désirable. Infiniment !

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

  

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14 août 2018 2 14 /08 /août /2018 19:09
Rouge cri

"Seul un guérisseur blessé est capable

de guérir vraiment les autres."

 

Carl Gustav Jung.

 

Œuvre : Sara Oudin avec Marcel Dupertuis

 

 

***

 

  

   Il faut avoir entendu le cri rubescent, cette déchirure uvulaire, celle plainte au-delà de tout, cet égorgement du tissu du réel. Il faut avoir vu des rivières de sang, des peaux rouges incisées du trajet des flèches. Il faut avoir bu le curare, fait son jour du peyotl. Il faut avoir goûté au breuvage sublime de la folie pure, avoir traversé des rideaux de flammes, avoir aimé jusqu’à la déraison, une femme, une racine, un arbre, une amphore à la douce courbure, un yatagan à la lame étincelante.

   Il faut avoir été soi jusqu’au bout de la conscience, s’être adoré puis brûlé sur le bûcher des vanités humaines, avoir connu l’extase puis la désespérance, avoir longuement joui de soi, de l’Autre en son étrange présence. (Aimer l’Autre, aimer Soi = le même). Il faut avoir été soi et l’envers de soi, cette omission accrochée au ciel, aux étoiles, à l’immensité sidérale. Dans la nuit étrange du non-créé, il faut avoir perdu son âme, avoir tendu le buisson de ses mains en direction de tout ce qui voulait y allumer la faveur d’une présence, le soudain d’une étincelle, une résille d’amour, le gonflement du givre à la pointe de l’herbe. Et tout est en perte de soi qui, toujours, fuit.

   Dans la ténèbre, cet avant-goût de la Mort, il faut avoir fait de son corps le lieu d’un long sépulcre. Il faut tout annuler, revenir à l’anse du Rien, tutoyer le voile du Néant, toutes ces essences Majuscules au gré desquelles se fera l’Ouvert en sa stupeur. Oui car l’être ne surgit qu’à l’aune d’une infinie surprise. Être : toujours nous sommes en attente de sa manifestation. Comment s’abreuver à son inépuisable ressourcement ? Il faut renoncer à la massive présence de sa geôle de peau, de son armure de chair. Désincarné, dépouillé, nu, tel est le geste primitif que nous avons à accomplir qui peut nous conduire à l’œuvre en son unique. Il faut la faire émerger de ce qui n’a aucun lieu, aucun temps, aucune substance sinon celle du vide. Toujours le plein naît du vide. Etrange émanation du non-être voulant l’être, le demandant comme le symbole sa partie manquante. Signifiant en chemin vers son signifié. Confondante plénitude issue de la béance

   Il faut reculer jusqu’à la limite de l’illisible dans la plus patente minceur, ne conserver que cette plaie ouverte à partir de laquelle tout se mettra à rayonner. Toute œuvre portée à la clarté du jour témoigne d’une incurable maladie dont les hommes sont atteints, que l’Artiste amène à la vue en se faisant, lui-même, existence sacrificielle. « Il faut se faire voyant » de sa propre douleur, elle est le miroir de l’humaine condition. C’est le corps du créateur qui nous est livré en pâture, qui témoigne de cette souffrance glissant toujours sous la ligne d’horizon de la perception. A la surface violentée du subjectile une tension paraît qui dit le lieu de la déchirure. Non ancienne, non effacée. Serait-elle annulée, l’œuvre en pâtirait au point de jouer le jeu de sa propre abolition.

   Mais qu’est-ce donc qui fait émerger cette immarcescible vérité du paraître si ce n’est le manque, la perte qui lui sont coalescents? Voyez « Le Cri » de Munch, sa force de commotion, sa puissance pareille au coup de gong tout contre la lame de votre conscience. Aperçu une seule fois, l’appel vibrera en vous, forera son puits, agitera son eau noire dans le fond mystérieux alors que vous ne serez qu’un Egaré, tout en haut, girant infiniment sur la margelle d’une pathétique aliénation. Une œuvre doit vous secouer, instiller en vous le poison du questionnement, vous faire êtres de vertige qui jetterez vos bras au large afin de vous retenir sur le bord de l’abîme. L’avaient infiniment compris Lautréamont, Artaud, Dostoïevski en littérature ; Rimbaud, Verlaine, Baudelaire en poésie ; Otto Dix, Picasso, Goya en peinture. Le génie, ce pouvoir de décrypter jusqu’à l’os l’essence du réel, est toujours brûlure. Nul ne s’aventure dans le dédale du sens profond de ce qui se manifeste sans en payer le prix au centuple. Le plus souvent la folie en est la seule issue, elle l’unique à pouvoir correspondre à la démesure du tragique. Voyez Hölderlin. Voyez Nietzsche. Seules les images d’Epinal vous laissent en paix puisqu’elles ne vous disent que le quotidien dont le pain est déjà gagné, non la sueur, la peine qui en ont précédé la venue.

   D’une œuvre qui n’en est une, nul souvenir ancré dans la glaise de la mémoire, sinon l’empreinte inaperçue d’une bluette. Avec elle vous ne prenez nullement le risque de vivre, de vous confronter à une éthique, de faire se dresser la pierre humaine en direction du ciel, autrement dit de convoquer l’aire d’une transcendance. Trop de figurations font l’économie d’une angoisse, d’une déréliction, trop d’images dissimulent l’absurde sous l’épaisseur d’une croûte immanente à l’inertie naturelle des choses. Toutes choses sont « jolies », agréables  qui ne se manifestent que sous les atours de l’immédiatement préhensible, de l’infiniment compréhensible. Toujours un labeur est exigé qui nous conduit sur les hautes cimes du paraître, là où le plus souvent, l’image dépouillée de ses habituels atours brille dans la netteté de l’abstraction, dans la pureté du geste décisif.  Le Cervin ne se donne facilement qu’au regard, non au pied qui le foule, non à la main qui s’y agrippe, à l’esprit qui s’y mesure.

   Là, cette tache oblongue qui hurle dans le carmin, c’est une obole de sang, un regard déchiré par la violence du jour, une citadelle pliée en sa monade parfaite, trop parfaite qui dit l’impossible de l’Existant en son immense solitude. Comment pourrait-il en être autrement, pour nous, les Livrés-au-péril-d’exister, à savoir se hisser une coudée au-dessus de la totale vacuité ? Nous sommes acculés à notre mesure mortelle tout comme le prisonnier l’est dans sa cellule sans horizon. Ou bien nous levons les yeux, nous distrayons de notre essence, tentant de happer, ici et là, quelques flocons de bonheur - cette chimère -, ou bien nous demeurons regard rivé au sol avec la lucidité qui fait ses sillons dans la terre dense de notre infini tourment.

   Là, sur la bulle de sang, quelques traces légères pareilles aux coups d’archet d’un fusain. Nous ne savons trop quel est leur langage mais supputons qu’elles jouent en écho le battement du monde, la scansion universelle qui nous tient en suspens, dilatation-rétraction, diastole-systole au gré desquelles s’égrène le compte du temps. Elles ne sont là qu’à provoquer le doute dont notre ego est le requérant pour tester l’épaisseur du cogito cartésien : « Je doute, donc je pense, je pense donc je suis ». Ce n’est pas la pensée qui est le fondement de la vérité de notre exister mais ce doute, ce soupçon originel qui sont le tremblement même auquel nous confions la marche hasardeuse de notre destin. D’emblée, cette indétermination de notre être-au-monde est consubstantielle à l’atteinte en profondeur de nos incertitudes. Elles ne sont que toiles lacérées identiques à celles dont Luciano Fontana était l’initiateur comme s’il avait voulu traverser le voile des apparences, faire venir à la lumière l’invisible visage de la métaphysique. Sans doute aussi l’épiphanie d’une invincible tristesse. Qui regarde les fentes n’aperçoit plus la toile.

   Cette œuvre, nous ne pouvons la faire nôtre, donc lui donner son être, qu’a vibrer à son diapason, la plaquer à même les fibres de notre chair, trouver en elle les mots et les frappes de notre propre énigme. Alors se produira ce tellurisme intérieur dont nous sentons bien qu’il nous adresse ce langage direct, dépourvu de tout artefact, de toute intention calculante, dépouillé d’une proposition logico-rationnelle mais doué de cette pulsation sensible que nous reconnaîtrons comme l’indéfectible sol sur lequel, au gré de l’âge, nous bâtissons notre fragile tour de Babel. Puisque, aussi bien, c’est le langage qui justifie notre parcours et livre l’événement que nous sommes au monde qui nous accueille dans le secret de l’être.

   Le seul problème à poser au terme de cette brève méditation : cette œuvre a-t-elle vertu cathartique pour nous qui la regardons, pour l’artiste qui ne peut que l’avoir tirée de son propre désarroi ? Tout geste créatif est nécessairement lié à ce questionnement : est-on au moins sauvés, temporairement, du deuil de vivre ? (Et, du reste, le doit-on, le peut-on ?) Un sens a-t-il brillé dans la nuit d’une crypte ? Un sang aura-t-il été versé au prix d’une rédemption ? Si l’art est universel, la réponse ne saurait être que singulière. Peut-être quelque songe n’en conservera-t-il que cette vision en forme de larme, cette singulière pulsation de la couleur, ces quelques traits maculés qui viennent y apporter la modulation d’un étrange phénomène ? Il est si étonnant de vouloir décider à l’aune du langage de ce qui, par nature, ne se profère jamais que dans les mailles ténues de l’indicible ! Nous regardons et demeurons en silence, preuve indéfectible qu’une rencontre a eu lieu. Il faut la maintenir dans son effusion aussi longtemps que le sang, en nous, fera son trajet de feu, sa lumière de braise.

 

 

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12 août 2018 7 12 /08 /août /2018 16:24
Sous la levée du ciel

 

                       Route d'Aubrac -10 -

                  Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   Voir, en ce temps-là, c’était dépasser la courbure de ses yeux, la porter loin de soi, à l’endroit où la beauté se donnait comme la seule mesure du temps. Le temps ne bougeait pas, feuille immobile sous la vaste portée du ciel. L’espace était là, infiniment accordé à son être. On aurait pu demeurer ainsi, dans sa posture d’homme, sans que rien ne la troublât sauf le silence qui faisait, partout, ses larges confluences. En ce temps de plénitude, le regard se portait en direction des choses avec l’exactitude nécessaire à la perception de la vérité. Le ruisseau se donnait en tant que ruisseau, la colline en tant que colline, le nuage disait sa nature de nuage. C’était si bien ce simple directement alloué à découvrir le monde selon sa justesse : l’aire souple d’une plaine, les hampes des peupliers dans le pollen d’automne, le lac à l’horizon avec son eau pareille à la lame d’un canif. Une évidence qui déroulait sa ouate à l’infini sans que rien ne vînt en troubler l’événement heureux.  

   Le jour est monté lentement dans une manière de douce mélancolie, comme s’il demeurait sur le cercle du passé, se retenant au seuil du futur. Une longue hésitation, le dépliement d’un ruban pris dans les feuillets de l’air. C’est tout juste si on l’entend bruire, plutôt un simple frémissement à l’orée de l’heure. La terre du ciel est une levée de sillons faisant alterner ses mottes grises, ses blancs calcaires. La lumière est longue, sans doute immémoriale. Elle semble venue des temps géologiques, cette infinie lenteur des choses à embrasser l’horizon de la visibilité. Ou bien est-ce une eau fossile dormant dans les failles de glaise immaculée ? Une eau de lagune avec sa belle densité, ses reflets d’étain tout contre le front soucieux des hommes ? Une eau de delta dont les ramifications se perdent dans l’illisible des flots océaniques ? La lumière glisse au ras du sol, fait ses plaques claires parmi le moutonnement souple du plateau. Elle est un chant mystérieux, une parole posée sur les choses dans le respect de tout ce qui est, ici, dans ce paysage au long cours.

   L’arbre. Un seul. Sombre ponctuation qui vient jouer, tout contre l’horizon, son destin d’abri. Des hommes y trouvent refuge. Des bêtes s’y allongent pour un peu de fraîcheur au plein de l’été. La maison. Une seule. Mais est-ce une maison ? Peut-être une étable emplie de foin où dorment les somptueux lézards. Leur gorge palpite dans la lueur bleue du temps pareille à l’infini battement des secondes, au flux de l’eau qui coule, souterraine, parmi la nuit des moraines et les blocs lumineux de calcite. La colline. Une cascade muette de plis, de souples escaliers au gré desquels se montrent les taches blanches du troupeau au contre-jour de l’herbe, ce tapis noir rehaussé des bouquets d’arbres, des lignes du terrain qui font leur marche séculaire sans que nul ne s’en rende réellement compte. C’est bien ceci, ici, qui est remarquable, qui trace son infinie avenue dans l’histoire de la terre, cette sourde poésie des reliefs karstiques. Ils disent face au ciel la trame immense des millénaires. Ils disent dans le retrait du limon le travail des forces à l’œuvre, que jamais on ne voit mais qui dessinent les arêtes du visible.

   Tutoyer ces hautes erres ne peut avoir lieu que dans cette mémoire d’un temps long au pied duquel, nous les hommes, ne sommes que d’illisibles présences. Et c’est ce dialogue qui est à poursuivre avec la conscience aiguisée au vif de la lucidité. L’ineffable est ceci qui nous effraie en même temps qu’il nous fascine parce que nous sentons, dans la latence du paysage, ces forces immenses qui sont à l’œuvre et nous déterminent bien plus que nous ne pouvons l’imaginer. Ces formes que nous voyons se lever devant nos yeux, se coucher docilement sous l’appui des nuages, sont le revers des archétypes de roc et de glaise qui habitent la nuit des cryptes et des grottes, des gouffres et des silencieux avens. Nous n’en apercevons que la face de lumière alors que leur socle même est teinté des ténèbres dont notre propre inconscient est habité auquel, jamais, nous ne pouvons donner droit. Il est un puits sans fond, un mot quelque part étouffé dans les remous de ce qui fut notre passé. Si ce beau pays d’Aubrac se livre avec l’esthétique rare du simple c’est parce que son histoire est le fruit d’une immense et douloureuse parturition dont les vagues nous parviennent seulement aujourd’hui. Pour cette raison, ce paysage est éternel car façonné identiquement à une œuvre patiemment méditée par quelque artisan aux dons multiples. Il nous est remis à la manière d’une offrande. Prenons garde à le laisser persévérer dans son être. Seule cette attention est digne de sa nature unique. Oui. Unique !

 

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11 août 2018 6 11 /08 /août /2018 09:14
 Rue des mirages

            " Un soir de mars à Audresselles..."

               Photographie : Alain Beauvois

 

 

***

 

 

   Rue des mirages

 

   On marche sur le rivage. On écoute le bleu du ciel, cette poésie longue en fuite d’elle-même. On regarde le moindre bruit sortant de l’eau, parfois une bulle qui gonfle et gagne la trame souple de l’air. Sur sa peau on devine le frisson de la nuit qui, bientôt, viendra. On surveille ce qui ne peut l’être, un dialogue d’amour au creux des demeures, le murmure d’un serment, le pli d’une mélancolie dans la venue du soir. Rien ne semble vrai que cette fragilité de l’instant dont on suppute, à chaque pas, qu’il pourrait disparaître, simple grésillement à la face des choses puis plus rien qu’une soie déroulant le vide de son silence. Les maisons sont immobiles dans leur étrave de ciment, on dirait d’antiques barques que la mer aurait abandonnées là, un jour de grande lassitude. On ne sait si quelqu’un, vraiment, en occupe le lieu ou bien si ce ne sont que mémoires témoignant du passé des hommes. Ses yeux, on les laisse aller au ras de l’onde, tels de curieux flotteurs qui voudraient connaître le mystère du monde. Mais tout vibre de soi et la surface  de l’eau est cet immense miroir où se reflète la figure du mirage, cet illisible qui efface tout dans les couloirs d’ombre.

 

   Rue des vertiges

 

   On avance prudemment comme si, dans le moment qui vient, un pur prodige pouvait s’allumer devant le globe ébloui des yeux : un vent habité de présences secrètes, un nuage poudré d’or, la faucille de la Lune moissonnant les gerbes d’étoiles. Mais regarder le ciel est toujours le risque de s’y engloutir dans la fosse abyssale de l’imaginaire. Alors on s’arrime au tapis de sable, alors on y cherche quelque point de fixation où assurer la topologie de son être. Seulement la lumière baisse, seulement le doute croît. Est-on seulement vivant en cette heure entre chien et loup où tout se confond en une identique silhouette ? C’est tout juste si on sent encore ses propres limites et déjà des éclisses de nuit entrent par les pores de la peau, glissent dans le bulbe de chair qui se dilate, se réverbèrent sur la neige des os. C’est, soudain, comme si le corps s’était retourné à la manière d’un gant, livrant sa pulpe aux yeux de la terre et du ciel. Nous qui regardions, de toute l’intensité de notre conscience, nous voici regardés, livrés à la curiosité de la vague, scrutés par la patiente écume, sondés par les milliers de gouttes du brouillard. Malgré l’étrange tout ceci est infiniment plaisant. On ondoie au large de soi, on largue les amarres, on navigue en pleine solitude où sont les bras de corail des étoiles de mer, où les flagelles des méduses paraissent de fins cristaux,  où les oursins lancent leurs piquants mauves, on dirait des joies subites se libérant du poids d’une énigme. On est au-dessus des profondes fosses marines et un délicieux vertige s’empare de notre présence qui devient si éthérée, si aérienne qu’on pourrait, tout aussi bien, se déployer en plein azur parmi la traversée blanche des grands oiseaux.

  

   Rue des rêves

 

   On est haut maintenant et le firmament bleu-nuit est piqué des yeux infinis des étoiles. On plane et s’assure de faire des courbes gracieuses, de beaux cercles pareils aux anneaux brillants des planètes. En bas, sur le champ des hommes, tout est calme. Encore un reste de jour, une clarté à ras du sol, une touche de réalité accrochée au rivage.  Les maisons font leurs boîtes multicolores, elles ressemblent maintenant à des jouets d’enfant disposés face à la lumière. Quelques feux que réverbèrent des vitres. Des couleurs atténuées, douces, qui effleurent et rassurent au seuil du grand voyage nocturne. Les Dormeurs dérivent sur leurs lits de bois, cloués à leurs rêves, ancrés à ce qui fuit et toujours ne profère son nom que dans un étrange murmure. Les Songeurs ne sont plus en eux mais en-dehors, loin des soucis multiples et des projets nébuleux. Sur de grands oriflammes se manifeste l’inaccessible dont ils ont halluciné le peuple souvent étroit de leurs destins : un amour, une ténébreuse pensée, une vertu dont, jamais auparavant, ils n’avaient eu le pressentiment.

   Ils sont en quête d’eux-mêmes, du temps qui passe, de l’espace qui s’éclipse à l’horizon, de la compagne qu’ils auraient pu avoir mais dont la rencontre a toujours été différée. Ils sont à la recherche de ce qui prend, le plus souvent, la teinte indescriptible de l’absolu : ce passé jauni aux si faibles résurgences, ce présent qui croule sous la hâte de l’instant, ce futur ouvert à la manière d’un grand livre sur lequel ils voudraient écrire le poème d’une joie simple, immédiate, tracer les orbes d’une ineffable félicité. Longue est la nuit qui demain s’effacera. Que demeurera-t-il de tout ceci : mirage, vertige, rêve ? Nul ne peut savoir, les prescriptions du monde sont si mystérieuses !

  

 

 

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10 août 2018 5 10 /08 /août /2018 19:21
Pourquoi tout blanc-seing est-il  espace polyphonique ?

"LE BLANC-SEING »

 (LA SIGNATURE VIERGE)

René Magritte

Source : ART Brokerage

 

 

***

 

 

« Tiens, mon petit, emporte ça, dit-il, et commence à travailler.

Blanc-seing, tu as blanc-seing ».

 

Druon - Les Grandes familles

 

 

***

 

 

   « Tu as blanc-seing ». Y aurait-il plus belle phrase qu’un enfant puisse entendre venir à lui, adressée par un adulte ?  Déjà ce mot composé est pur mystère qui emporte au loin, bien au-delà de soi. C’est là la force d’attraction des mots, leur étrange puissance, leur incomparable pouvoir d’aimantation. Nul mot n’est inerte qui nous déposerait dans l’enceinte de notre être afin que nous y demeurions rivés pour l’éternité. Le mot est captateur, infiniment mobile, doué des prestiges les plus éminents. Il suffit d’en prononcer un, inattendu et étonnant en cela, pour que la magie opère, que le songe nous enlève aux prescriptions mondaines et nous transporte en un ailleurs qui semble n’avoir nulle limite. « Blanc-seing », simplement énoncé en deux frappes successives, en deux coups de gong nous invitant au passage. Passage, ici est l’essentiel de ce qu’il y a à comprendre. Le mot est un médiateur qui, à l’énoncé de ses seuls sons, nous fait l’offrande d’un nouveau monde. Avant le mot : attente. Après le mot : manière de temporalité originelle d’où surgira l’irremplaçable palme du sens. Tout mot convenablement envisagé dans son essence nous invite à la métamorphose. Imaginez donc cet enfant des « Grandes familles » entendant, sans doute pour la première fois, la sublime déclaration : « Tu as blanc-seing ». Mais possession de quoi ? « De l’entière liberté d’être selon ta propre condition ». La transposition dans la forme  synonymique : « tu as carte blanche » joue dans un identique registre de pure signifiance. Sur le lisse et le non-accompli de la carte blanche (du blanc-seing), désormais pourra avoir lieu l’adéquation d’un dessein d’enfant avec l’ouverture radieuse d’un destin sublimé,  orienté vers l’infinie latitude d’une figuration de ses intimes ressources.

   L’espace autonome inépuisable de la polyphonie, c’est celui qu’octroie cette disposition à soi, plurielle, toujours ressourcée, dans le champ libre des significations. « Blanc-seing », deux notes, deux coups d’archet sur les cordes d’un violoncelle si bien accordé que son rythme, sa cadence, ne semblent avoir de conclusion qu’en deçà de la perception, qu’au-delà, car la surprise est de l’ordre d’une échappée de l’être en dehors des conventions habituelles. Par le mot qui fait signe depuis l’étrange il faut être troublé jusqu’à en éprouver un vertige. Chaque mot est doué, en sa constitution plénière,  de cette capacité à nous évincer de l’ordre naturel des choses. Alors nous sommes remis à nous-mêmes et, le plus souvent, nous doutons. Combien il est plus aisé d’user le langage à des fins ustensilaires. « Marteau », par exemple, dans sa densité univoque ne saurait servir qu’à enfoncer des clous. Il n’invite à nulle échappée dont l’auréolerait une vivante polysémie. Son rayon sémantique se confond avec son énonciation.

   Par simple effet de contraste, « blanc », « seing » se voient gratifiés de paysages vallonnés, de haies traversières, de buttes et de dépressions comme si, dans leur belle façon d’exister, ils nous convoquaient devant un genre de topologie karstique faite d’avens et de vallées sèches, de résurgences soudaines, de dolines où court la lumière. Bien évidemment ces métaphores géologiques sont insuffisantes à décrire les passions implicites de la langue qui sont la surabondance même. La preuve : l’infini cercle herméneutique au sein duquel nous place la parole, chacune de ses actualisations faisant écho sans relâche avec toutes les formes jaillissant d’un substantif, d’un verbe, d’un qualificatif. Le recours au dictionnaire en est l’illustration la plus exacte. Evoquer l’aube, c’est lui attacher la cohorte sans fin des analogies : aurore, seuil, origine, principe, source, fondement, la liste ne s’épuise jamais qui, par glissements successifs, ouvre toujours une nouvelle dimension du symbolique et du réel sur lequel il prend appui.

   « Blanc », ce mot est sans doute l’un des plus disposés à l’essor, relativement à ses valeurs qui, toujours, ricochent et découvrent des esquisses jusqu’alors inaperçues.  Tout est dit de ses potentialités à seulement évoquer quelques uns de ses équivalents lexicaux : pur, vierge, vide, nu. Mallarmé en appelait au « vierge, vivace et bel aujourd’hui » pour tenter de dire l’inépuisable corne d’abondance du jour qui vient. « Aujourd’hui », ce surgissement temporel, lumineux, existentiel, d’où tient-il son issue si ce n’est, précisément, de la force expansive de ce blanc qui l’habite comme unique lieu de jaillissement. Imaginerait-on « aujourd’hui » prenant figure dans le noir, l’ombre, le pli de ténèbre ? Bien évidemment non car il y aurait inadéquation des mots à se loger dans l’orbe du réel. C’est parce que « blanc » contient en soi toute la gamme des actualisations qu’il joue ce rôle de pivot abondant, fertile, intarissable. Du blanc, toujours une autre couleur peut se lever, car il est le ton fondamental au gré duquel tout peut avoir lieu. Rouge fait sa tache sur du blanc. Noir fait sa figure sur du blanc. Jaune rayonne sur du blanc. Toute teinte déjà marquée des stigmates d’un prédicat (le sang carmin, le noir bitume, le jaune solaire), ne le pourrait. Noir, rouge, jaune sont déjà trop engagés dans l’existence pour garder souvenir de leur incorruptible essence.

   Et puis, du blanc, ne peut surgir que la palme souple de l’irréalité. « Neige » ne dit rien, efface le paysage, contraint la vie à se dissimuler sous une taie immobile. Blanc infiniment silencieux qui ne profère rien sinon la vacance de son être. Comment une parole pourrait-elle tresser les cordes de son sens dans le « bruit et la fureur » ? Il lui faut le retrait, l’effacement, la présence infiniment inaperçue du vide, le tremblement imperceptible du rien, la rumeur illisible du néant. Oui, c’est vraiment déconcertant le recours à la trilogie vide-rien-néant, c’est alogique, c’est fondé sur le principe de contradiction et, pourtant, tout mot prononcé, lu, écrit, procède de ces entités cachées qui ne livrent les figures de la manifestation qu’à constituer le fond à partir duquel elles ont droit d’émerger. Les peintres, les écrivains  se sont toujours heurtés facialement à cette contradiction. La toile est blanche dont ils doivent tirer les contours de leur art. La page est muette dont il faut extraire les mots.

   Lorsque Cézanne peignait jusqu’à l’obsession la venue à lui de la montagne Sainte-Victoire, il ne faisait qu’actualiser, sur le châssis, le vide qui l’habitait et le torturait, le convoquait à créer. Ce blanc du néant trouvait de plus en plus refuge dans les réserves du papier. Comme si sa résurgence manifestait l’origine de la donation. Néant s’agrippant à l’absolu, n’acceptant d’être maculé qu’à l’expresse condition de paraître en maints endroits afin que l’homme, informé de ces silencieuses contrées, se souvienne de l’immense fragilité de ses assises. « Le carré blanc sur fond blanc » de Malévitch n’a nulle autre mission que de rappeler cette impossibilité de figuration de l’indicible, l’abstraction ne gardant des couleurs que cette trace originelle de la valeur pure devant laquelle, tous, nous demeurons interdits, le vide étant l’inconcevable en sa plus tragique effectivité.

   Conséquemment, la force du non-figuratif est de nous placer devant l’abîme dont tout un chacun se défendra en projetant sur la toile de son imaginaire les milliers de tournures qui habitent le ciel de notre conscience ou bien la terre lourde de nos archétypes. René Magritte, à sa manière singulière de surréaliste, fera de son œuvre intitulée « Blanc-Seing » le site d’une confluence plurielle. Ici la métamorphose touche nature, paysage, animal, humain en transcendant les habituelles esquisses de la représentation. Déflagration de l’imaginaire qui mêle dans le convertisseur unique d’un même creuset la physionomie d’un réel habituellement figé. Dès lors le chant est multiple, la symphonie libre de parcourir les hautes plaines de l’esprit auxquelles plus rien ne s’opposera dans leur conquête de liberté. Le blanc-seing remis à l’artiste sera venu à bout des contingences et des ornières au sein desquelles la condition humaine chemine avec, sur les épaules, le poids aliénant de la servitude. Le blanc en sous-œuvre aura été l’opérateur de cette énigme. En quoi le « seing » apportera-t-il son obole ? C’est ceci qui reste à découvrir.

   « Signe blanc » ou bien « cygne blanc » ? L’homophonie est cette étrange configuration qui nous met en demeure de comprendre et de saisir avec adéquation ce qui se propose au trébuchet de notre jugement. Sans doute la légendaire Léda avait-elle à jouer les deux partitions du « cygne blanc » qui la déflorait, lui donnait la mesure de sa présence, la contraignait à abandonner sa virginité (on ne s’oppose pas à la volonté de Zeus), afin que quelque chose d’une création puisse initier son mouvement, mais aussi partition du « signe blanc » qui se donnait en tant que signification à trouver dans la conduite de sa propre existence. Merveille des merveilles que cette quintessence des mots qui porte en elle la pluralité qui nous manque pour parvenir à une inatteignable complétude. Bien entendu le langage, surtout en sa stance poétique, se configure en baume, en vertu cathartique. Lire Hölderlin ou bien Rilke, ces poètes ultimes, c’est combler le vide immense qui nous sépare de l’entièreté de notre être.

   Voici pour les poètes mais, tout aussi bien on aurait pu dire sur les littérateurs, les artistes, les magiciens, les joueurs de fifre, les saltimbanques, tous magnifiques prestidigitateurs de l’âme, créateurs de cette marqueterie complexe qu’est toute conscience en voie d’elle-même. Cependant il faut avancer, cependant il faut dévoiler, associer « seing » à « blanc » afin que quelque chose paraisse qui légitime cette rencontre. Voici : blanche est l’immense étendue du Salar de Uyuni sur l’altiplano bolivien, cette éblouissante plaine d’eau et de sel, ce miroir réverbérant l’immense puissance du ciel. Rien de plus beau, de plus majestueux que cette immensité requise à la vue à l’aune de sa seule beauté. Au début on n’y voit rien, sauf un infini scintillement dans lequel sa silhouette se dissoudrait pour peu que l’on prolonge la fascination, qu’on lui prête corps. C’est comme un intense fourmillement qui parcourt l’espace, entre par tous les pores de la peau, allume dans les mailles serrées de la chair ses braseros et ses mille feux fusant jusque sous le dôme de la peau. On chausse ses yeux de vitres noires, fumées, à la limite du noir total. Alors se donne à voir le prodige. La surface que l’on croyait parfaitement unie, dépourvue de la moindre ride, voici qu’elle éclate et fulgure selon des milliers de motifs polygonaux qui dessinent la trame du réel, là si près du mystère d’un horizon sans limite.

   Ces polygones, ces figures géométriques, sont simplement le « seing », la signature patente de la blancheur sous-jacente qui leur a insufflé la forme de leur émergence. « La signature vierge » nous dit le sous-titre du tableau de Magritte. Or, fût-elle blanche, virginale, tendue à la manière de la corde d’un arc, qu’est-ce qu’une signature si ce n’est l’écriture s’extrayant du néant, langage instaurant la fécondité de sa trace. Toute signature est nervure de l’être, mise en forme de cet insignifiable qui toujours nous échappe dans la manifestation anarchique des étants divers dont nous ne rencontrons jamais qu’une face, l’avers de la médaille, son revers demeurant celé dans un pli du temps et de l’espace qui nous est inconnaissable. Certes, interprétation en termes symboliques mais avons-nous d’autres moyens humains que les mots pour faire apparaître une beauté, préciser une réalité, donner essor à une vérité ? Il faut donc se résoudre à s’assumer en tant qu’hommes de langage et, ne le ferions-nous, la force de l’évidence nous contraindrait à en endosser l’indispensable vêture. Certains l’appelleraient « habit de lumière ». Vivre est toréer avec le réel. Mais il faut arrêter là les références à la dramaturgie, chaque vie en est, à sa manière, l’aire de représentation.

   Donc « seing » joue avec le néant sa charge de monstration. Que cette dernière soit renforcée par les multiples homonymies, nul ne pourra en douter, tellement les connotations sont riches. A commencer par « sein » qui évoque le geste originel, le geste donateur de vie. Qui évoque la douce lactescence, cette blancheur native du « bel aujourd’hui » mallarméen, naissance à nulle autre pareille de ce qui est à extraire de la mutité du monde. Ensuite « saint » pour accentuer la dimension sacrée de toute signature, de toute épiphanie qui prétend exhumer du silence et du non-figuré une écriture qui témoigne de la venue d’une essence au jour de son paraître. Enfin « ceint » dont l’idée d’espace clos ne saurait que faire référence aux limites assignées à toute parole, à toute graphie qui, pour figurer, doivent nécessairement se doter d’un corps et jouer le lieu de leur affleurement.

   Ainsi, par la juxtaposition des chaînes lexico-sémantiques transitant depuis le site primitif d’une blancheur, passant par le carrousel infini des figurations artistiques, pour finir par celui des qualités propres ressortant au domaine des homophonies, se dégage cette immense liberté du blanc-seing que nous avons nommée « espace polyphonique » de manière à lui donner ouverture dans le cadre d’une prose concertante qui a pour nom « poème ». Toute forme consciente de son accomplissement, laquelle procède de l’incise originelle du blanc et du vide pour s’inscrire en tant que signe patent dans la signature du monde est entreprise de néantisation du néant, autrement dit pure présence. Peut-être n’y a-t-il que ceci à entendre de cet étrange mot composé. Son étrangeté est la manière au gré de laquelle il nous atteint. Offrons-lui cette carte blanche sur laquelle il apposera sa signature. Rien d’autre à attendre que le jour qui pointe !

 

 

 

 

 

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9 août 2018 4 09 /08 /août /2018 14:01
Surgissement de soi

                   Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

   Ceci que nous voyons à l’horizon de notre être, cela existait-il au moins durant la parenthèse de notre sommeil ? Combien il est étrange de se réveiller, de s’extraire de la gangue sourde du songe, de s’arrimer au réel, d’en connaître la densité, d’en décrypter le message coloré, d’en mesurer la texture. C’est seulement parce que les choses résistent qu’elles se révèlent à nous avec leur coefficient de présence. Mais, pour autant, nous persuadent-elles de leur exister, de la nécessité de leur substance, du commerce dont, à notre égard, elles peuvent poser le fondement ?

   A parler vrai, elles ne s’inscrivent guère que dans le flou d’un passage, nous interpellant le temps d’un regard. « Trois p’tits tours et puis s’en vont ». N’ont-elles de justification qu’à, en retour, faire se lever l’esquisse de notre être ? Serions-nous arrivés au bout de nous-mêmes si les choses s’absentaient du monde, si le monde tirait sa révérence et disparaissait du lieu auquel nous le rencontrons ? Jamais nous ne sommes assurés de cette colline de terre qui monte en plein ciel, de ces deux arbres aux troncs d’ombre qui encadrent la colline et semblent la soutenir dans son exercice de parution, d’arrachement du Rien.

   Tout ce que nous voyons s’extrait-il de soi, comme si une puissance génésique interne en animait la puissance ? Un genre d’irrépressible sève de nature essentielle donnant à l’âme du bois sa forme, à l’écorce la force de son expansion, aux racines leurs assises afin que tout rayonne dans le pur advenir sans qu’il soit besoin du subterfuge d’un lointain et abscons démiurge. En ce moment de l’écriture - ce geste si singulier qu’il est source et clôture -, il nous devient urgent de conférer aux choses leur infini gradient de croissance, leur absolu pouvoir de liberté. Ainsi notre ego - cette invasive marée -, connaît-il son reflux et nous pouvons assister à la naissance de ce qui n’est pas nous en toute sérénité. Notre subjectivité en repos, le monde peut exister selon soi, faire phénomène la nuit, au plein d’une forêt pluviale, loin des hommes, en conservant la juste mesure de sa prétention à figurer à l’abri des yeux humains.

   Alors, « surgissement de soi » serait l’expression adéquate à toute parution dans l’ordre du possible. Liberté de l’arbre, de la feuille, du vent qui la pousse vers son destin de feuille. Certes de corruption mais de corruption assumée en soi, sans qu’il soit besoin d’une décision extérieure pour en confirmer le sens. Feuille immanente à soi, à son unique procès, protégée des assauts d’une transcendance qui, par essence, l’aliène dans son être. Cheminant dans ce paysage primitif, si près d’une esthétique originelle, nous ressentons soudain le besoin de nous détacher de cet horizon qui emplit le cercle de notre conscience. Ainsi, après que nous aurons contemplé la butte d’argile et les cariatides des deux arbres qui en soutiennent la manifestation, nous pourrons regagner l’abri de notre logis, libres de toute attente. Ce faisant nous procèderons à un double affranchissement : de la nature en son singulier phénomène, de notre propre destinée qui pourra s’assujettir à des amers successifs sans pour autant en faire des conditions de possibilité de notre condition existentielle.

   Libres de toutes choses sont les choses envisagées sous l’angle de l’égard qui leur est dû. En théorie, il ne saurait y avoir de hiérarchie qui déterminerait un ordre des vertus à commencer par la nôtre, humaine, dont l’animalière, la végétale ne seraient que de simples hypostases. Tout est appelé à être avec la même urgence, une identique détermination. Alors il faut croire à un esprit des choses, à une sensibilité, à une disposition à embrasser le réel avec enthousiasme. Autrement dit à une participation avec quelque sacralité. Enoncer un principe d’égalité, c’est rendre chaque présence à son être.

   C’est toujours la projection anthropologique qui place au centre du débat la posture des Existants que nous sommes dont toute périphérie n’est que pur accident, vicissitude et détail d’une fable. Au regard de laquelle nous serions poème. Cependant la Nature est le premier poème dont nous ne sommes  que les occasionnels sourciers. Souvent nous puisons à d’antiques fontaines alors que nous nous prétendons découvreurs et inventeurs de tout ce qui est sous le Ciel, sur la Terre. Certes l’Odyssée ne saurait s’inscrire sans nous. Toutefois ni le vent, ni l’amphore, ni les mythologiques Sirènes ne pourraient être soustraites à l’épopée qu’à en ôter le sens. Le sien. Le nôtre. Car toutes choses sont indissolublement liées ! Le surgissement n’est pas uniquement de notre fait, nous n’en sommes pas les uniques prescripteurs. Il demeure mystère. Or ce dernier n’est nullement d’obédience humaine. Il est ce pavillon battant l’air de tous les continents de la présence, sillonnant les mers parcourues de courants inconnus et traversées d’abysses aux yeux soudés de silence. Surgissons déjà de nous. Nous n’avons guère d’autres tremplins pour hisser notre image des archives du Temps, des coursives de l’Espace !

 

 

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