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3 novembre 2020 2 03 /11 /novembre /2020 08:40
En chemin

« Le chemin le plus long

     est celui où l'on marche seul »

  Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

Le chemin le plus long

 

Disait-elle

Et elle demeurait en silence

Sur le bord du cadre

Blanche dans sa pose virginale

Si peu affectée par les lunaisons

La chute du givre sur le lac

La fuite des jours

Sur l’infinie corolle de l’heure

La perte du soleil

Derrière l’adouci de la dune

 

Est celui où l'on marche seul 

 

Répondait Echo

Disaient les nuages aux lèvres d’albâtre

Répétaient les Oiseaux de Paradis

En leur élégante parure

Sussuraient les grillons

Aux noires tuniques

Depuis leurs trous

Où l’air stridulait pareil à

Une garnison

De lucanes cerfs-volants

 

 

Le chemin le plus long

 

Disait-elle

 

Est celui où l'on marche seul 

 

Répondait Echo

 

 Et Blanche en sa stupeur

De Jeune Apparition

Tendait l’oreille

Mais Echo ne lui renvoyait

Rien d’autre que sa propre image

Narcisse en sa boîte

Esseulée en sa pure présence

Cet à peine paraître

Dont elle était

Le touchant lumignon

L’étincelle venue

Du plus lointain des âges

Une beauté en soi

Qui n’avait nul besoin

De faire effraction

Dans le Monde

 

***

À elle seule elle était

Presqu’île Île Continent

Elle était Cosmos ordonné

Ciel d’Etoiles

Et de brillantes Planètes

Elle était qui elle était

En son unique splendeur

 

Le chemin le plus long

est celui où l'on marche seul 

 

Elle marchait en elle

Au devant d’elle

Derrière elle

À côté d’elle

Dans toutes les voies

De l’espace

Car elle était

Une

&

Multiple

Avançant dans les belles contrées

De la Terre

Cette Disposée à bien être

N’épuisait jamais les formes

Selon lesquelles elle apparaissait

Car Seule elle était l’Autre

À seulement l’évoquer

À seulement en penser

L’irréfragable esquisse

 

***

 

Sa modestie de Blanche

Enclose en son cadre doré

Elle en excédait

Toujours les limites

Cheveux d’or

Robe de Communiante

Bras unis qui tenaient

La plante urticante vénéneuse

Elle en adoucissait

Les coupantes morsures

Les métamorphosait en baume

Elle Blanche Solitude

Qui tenait en soi

Tous les pouvoirs

Du Monde

Être Soi

Être l’Autre

Être Ici et Là-bas

Dans l’instant qui naissait

Être le Temps

Qui est Soi

Qui est l’Autre

Dans l’inouï événement

De la présence

Oui

De la

Présence

Unique

Multiple

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23 octobre 2020 5 23 /10 /octobre /2020 08:03
Boire à la source du Néant.

                                                      Comédie et tragédie.

                                                      Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

   Quelque chose va naître.

 

   Il y a comme une sourde rumeur qui tend l’espace, lacère le temps. On ne sait trop la nature de ce qui, encore, se dissimule et bientôt dira la quadrature de son être. Noir dense. Poix du Néant qui bouillonne dans les limbes. Mouvements de lave incandescente, halètements de geysers avant l’explosion de bulles et de lumière, frottement des plaques tectoniques avec leur stridulation apocalyptique. Quelque chose va naître. Quelque chose va se montrer. Et alors le cycle sera irréversible de la vie en ses brillances, en ses catalepsies funestes, en ses soubresauts polyphoniques. La Parturiente est sur son lit de douleurs. Ecartelée dans la pliure vive du jour. Forceps qui tirent du Néant une boule informe, tachée de sang, enduite d’un plâtras jaune pareil à un soleil éteint, à la Lune gibbeuse en ses soirs de tristesse. Est-ce le hurlement hystérique du Loup que l’on entend ? On bouche le pavillon de ses oreilles, on y introduit la cire compacte de ses doigts. Mais rien à faire. Le battement du son est trop fort qui strie les tympans de sa vrille mortifère. CRI - CRI -, doublement proféré. CRI pareil à la marée d’équinoxe et l’on demeure tétanisé, enfermé dans la sombre meurtrissure de son corps. Cri de la Parturiente en sa délivrance. Délivrance de quoi ? De la vie qui s’agite en elle depuis la fécondation, la semence existentielle qui n’en finira plus de faire ses remous. Un jour blanc. Un jour noir. Un autre gris, transparent à lui-même. Perte du temps dans le vortex du doute. Cri du Livré-au-monde à l’insu de soi. D’autres voix mêlées, bavardes, confuses. Certaines haut perchées. Certaines comme des pleurs. Certaines inaudibles avec des cascades de silence.

 

Le cercle de famille applaudit à grands cris. Applaudit : Joie ? Cris : de joie, de douleur ?

 

   De douleur les cris, car nul cri ne serait heureux. Cri comme expulsion violente des sons. Cri comme passion de l’âme qui s’exonère brutalement de sa geôle de chair. CRI comme celui du Mort-Vivant de Munch avec les mains en battoir le long du visage dévasté pareil à la stupeur des catacombes, avec des trombes de feu, des rivières d’effroi, une passerelle chancelante et, au loin, une humanité en perdition. Cri qui se percute soi-même et s’abolit dans la toile du Néant dont il provenait.

 

   La toile en son énigme.

 

   La toile est un cri. Certes silencieux, inapparent, badigeonné de teintes douces pareilles à une terre de Sienne. Rien ne profère, à première vue. Et pourtant le drame est là, sous-jacent, que les Voyeurs ne perçoivent nullement tant ils espèrent que l’art les sauvera du monde, leur ôtera la grande peur immémoriale, les portera dans la sublimité d’une extase. Cependant l’on ne peut demeurer dans une approche passive de cette création, sauf à vouloir s’écarter du motif qui l’anime en sa profondeur. Il en est des toiles comme des fleurs, rien ne sert de demeurer sur le bord de la corolle. Toujours le nectar est à chercher qui fait sa tache claire dans l’approximation du jour.

 

   Une lecture des objets symboliques.

 

   Jamais nous ne saisirons mieux l’intention de l’Artiste qu’à explorer les symboles qu’elle y a semés au hasard, tels des objets supposés contingents, mais chargés d’une évidente signification. Explorant le site graphique, il sera nécessaire de conserver, à l’arrière-plan, le titre : Comédie et tragédie. C’est lui qui est l’opérateur de la peinture, qui en focalise les potentialités, installe rapports et tensions à la manière dont les mots animent le syntagme dont ils sont les fragments.

 

   Le dos.

 

  Toujours nous sommes décontenancés d’apercevoir le revers de la figure humaine. D’un seul coup nous sommes privés de la richesse épiphanique du visage. Nous perdons la transparence du regard, sa liaison avec l’âme. Nous sommes exclus du langage que les lèvres pourraient y dessiner dans l’orbe d’une parole annonciatrice de beauté. Nous y perdons la douce laitance de la poitrine par laquelle se dit la forme du nourrissage originel. Nous n’y pouvons apercevoir la douce dépression de l’ombilic, le secret de sa germination, son rapport avec ce qui, dedans, tient sa rumeur de fontaine. A n’observer que la face lisse du dos nous sommes dessaisis du jeu subtil des métaphores. Se fondent dans l’illisible les lacs sombres des yeux, les puits des pupilles, s’évanouit la plaine des joues, se dissimule l’arc subtil des lèvres et Cupidon qui en bande l’invisible corde. Disparaît la colline du menton, s’effacent les mimiques qui disent tantôt la figure de la joie, tantôt celle de la douleur. Brusque passage de la comédie à la tragédie.

 

   Les masques.

 

   Masque hilare de la comédie, masque douloureux de la tragédie. Leurs formes semblent si opposées, irréductibles à une même réalité. Et pourtant ils remplissent la même fonction. Ôter à la vue, dissimuler à la conscience ce qui ne peut qu’être insoutenable, les excès de la passion qui se métamorphosent en sombre mélancolie ou bien exultent sous les traits outrecuidants de la folie. Pas plus l’une que l’autre ne sont humainement supportables. Pour la simple raison qu’elles sont le reflet d’une existence portée hors de ses significations habituelles. Toute mélancolie est mortifère. Toute divagation est « inquiétante étrangeté ». Le cheminement humain s’exonère toujours difficilement d’un juste équilibre dont le nom le plus courant qui lui est attribué est celui de « Raison ». Masques présents seulement à dissimuler la souffrance de la dimension anthropologique. Car, comment montrer l’exubérance sans sombrer dans le ridicule ? Comment montrer le profond dénuement sans faillir à sa tâche d’homme et livrer le visage de l’autre en sa haute démesure ? Comment montrer la perdition, la corruption des chairs sans sombrer dans le plus affligeant des pathos ?

 

   A savoir Néant absolu.

 

   Jamais on ne peut montrer la Mort en ce qu’elle est, à savoir Néant absolu. Uniquement une manière de comédie plaquée sur une tragédie. Le masque mortuaire de Blaise Pascal en est la juste mise en scène. Visage de plâtre lissé d’une douce clarté qui voudrait dire le retrait dans une sorte de plénitude, la persistance du génie au-delà de la vie, la lumière de l’intellect, la fluorescence de l’âme comme si ce principe éternel était une réalité indépassable et que l’auteur des Pensées continuait à proférer depuis l’invisible les paroles d’une sagesse immémoriale. Masque à la dureté du marbre en raison de sa forte symbolique, de sa présence. On dirait que la chair absente livre le passage à la force de l’esprit. Puissance du masque qui dit l’être en effaçant le paraître, en biffant l’orgueil des apparences, en ne laissant qu’une auréole de l’exister, peut-être la plus fondée à dire quelque chose de celui qui fut, qui maintenant n’a plus de dérobade, de fuite possible, seulement cet air d’éternité, de Néant projeté dans la matière, d’Absolu faisant sa vibration à même l’efflorescence d’une vision hallucinée. Oui, hallucinée. Car ni le Néant, ni toute chose indicible, ineffable ne sauraient recevoir d’autres prédicats que ceux d’une éternelle absence. Plus de lieu. Plus d’espace. Sauf celui du Rien.

 

   Vie-comédie.

 

   Comédie. Tragédie. Les sentiments qui s’y dessinent en creux, félicité, affliction ne sont nullement symbolisables. Pas plus que ne l’est un travers humain. L’avarice en soi ne saurait se montrer. L’avare seulement. Donc Harpagon. Donc un type. Soit un modèle, une image, une empreinte. Autrement dit un masque. Voir le terme catalan « mascara » (tache noire, salissure), ce qui sert à cacher, à dévier le regard de ceci qui doit toujours s’occulter. En dernière analyse la Mort qui joue sa partition avec la Vie. Vie-Comédie faisant son pas de deux funeste avec la Mort-Tragédie. Epousailles d’Eros et de Thanatos. Gigue sans fin de Thalie « la Joyeuse, la Florissante », la déesse de la Comédie avec son double existentiel, Melpomène la Muse du Chant, de l’Harmonie musicale, la Grande Prêtresse de la Tragédie associée au remuant Dionysos.

 

   Pareille à un métronome fou.

 

   Vie pareille à un métronome fou. Un instant du côté du rire, un instant du côté des larmes. Vie qui a toujours raison. Qui part de la mort du Néant, franchit d’un seul bond l’abîme de l’existence. Puis se retire à nouveau dans le Néant. Pulsation diastolique-systolique. Coups de gond d’un cardia sans foi ni loi. Balancement identique au clignotement du nycthémère : Grande Parade Thanato-érogène avec, au milieu, l’homme-Ravaillac, l’homme-Ecartelé qui se débat dans la complexité du labyrinthe, dans la touffeur de la forêt pluviale. Parfois l’éclaircie du sourire. Parfois la violence d’un ouragan et ses chutes d’eau lacrymale. Parfois la Mort et la tête soudain moissonnée sourit avec la démesure pathétique du masque mortuaire, avec son énigmatique présence, sa face muette qui ressemblent tellement au dos de Celle-qui-occupe-la-toile avec tant de douloureux mystère.

 

   La tresse.

 

   D’elle il nous faut parler bien qu’elle ne semble nullement nous interroger. Être là simplement dans sa belle chute verticale. Certes, elle n’est que cela, dévalement. Mais dévalement qui signifie. Tresse rectrice de sens. Elle partage la plaine lisse du dos. Elle joue le rôle allégorique du fléau de la Justice : vérité-équité au milieu. Ni dans un excès, ni dans un autre. Equidistance par rapport au registre du comique, mais aussi du tragique. Tragique ; comique, deux figures aux antipodes qui signent la présence irréfragable du Destin. Destin grec de la Moïra qui, selon sa propre loi, établit pour chacun son lot existentiel : bien et mal, fortune et infortune, bonheur et malheur et, en dernière instance, Vie et Mort. C’est ceci que nous dit symboliquement cette tresse qui se tient à mi-distance de ce qui se donne à comprendre comme les deux polarités extrêmes de notre rhétorique terrienne. Les anciens Grecs (encore eux, jamais on n’en peut faire l’économie), pratiquaient la divination en observant des boucles de cheveux.

 

   Or nous voulons nommer.

 

   Ici se trace la ligne de partage qui pourrait bien figurer la juste mesure de la vie, son équilibre, son intelligente distance par rapport à l’ombre, à la lumière. Une existence qui, en somme, serait idéale. En puissance plutôt qu’en acte. Donc une pure virtualité. Tout destin est soumis en permanence à l’aimantation alternée des deux pôles du comique et du tragique. Jamais de position stable qui ferait du fléau de la balance le Juge de paix d’une destinée sans accrocs, lisse, unie, sur qui les choses n’auraient nullement prise. Mais alors, on l’aura compris, ceci se situerait en dehors du sillage de l’homme, peut-être dans les clartés scintillantes d’une utopie, dans les péripéties d’une légende, dans les rêveries d’une tête romantique. Autrement dit ces belles illusions s’abreuveraient sans doute à la source même du Néant. Leur réalité ne serait qu’en-deçà ou au-delà du divertissement et du pathétique. C'est-à-dire ne jouerait qu’à titre de masque, cet autre visage du Néant qui ne saurait dire son nom. Or nous voulons nommer car nommer est paraître !

 

 

 

 

 

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22 octobre 2020 4 22 /10 /octobre /2020 08:00
La leçon d’anatomie.

                                                                Œuvre : André Maynet

 

   Cela faisait si peu de temps que je l’avais trouvée sur mon chemin et je ne la connaissais guère plus qu’on peut connaître la nature de l’air au-dessus d’un lac cerné de brumes. Mais se saisit-on jamais d’une personne sauf à apercevoir sa silhouette le temps d’une brève parution ? Nous habitions un duplex dans l’île Saint Louis. Je vivais à l’étage, elle au rez-de-chaussée. Etrange idée, me direz-vous, que de choisir deux espaces de vie séparés alors que la rencontre vient tout juste d’avoir lieu. Oui, d’avoir lieu. Pas de meilleure expression pour faire signe en direction du territoire des humains, de la ligne de césure qui, toujours, partage les êtres selon leurs propres inclinations, leurs destins pourrait-on dire. Oui, destin car quelque chose comme une redoutable mécanique remonte constamment ses rouages, fait sonner ses cliquetis, enclencher ses barillets dont nous ne sommes, tout au plus, que les piètres exécutants, pauvres marionnettes ne percevant même pas les fils qui actionnent nos bras et nos jambes. Donc deux êtres, donc deux lieus, comme si tout essai de naviguer de conserve paraissait simplement inconcevable.

Le choix de nos domaines de vie respectifs ne résultait pas d’une simple fantaisie mais correspondait à une symbolique aussi précise que rationnelle. Pourvu d’un tempérament idéaliste faisant la part belle à des sornettes du type de la précellence de l’esprit par rapport au corps, de la beauté de toute entreprise d’intellection à condition qu’elle s’ornât d’une exigence suffisante, assailli en permanence de questions métaphysiques du genre l’essence précède-t-elle l’existence ? ou bien son contraire faisant la part belle à l’événementiel au détriment des nébuleuses idées, je flottais entre l’écume de l’âme et les inaccessibles voiles d’un hypothétique empyrée. Charnelle, quant à elle, avait choisi - force du destin, sans doute -, une ligne de flottaison moins élevée, s’en remettant volontiers à son propre corps comme origine et fin de toutes choses. Avant d’être pensée ou bien langage, elle était un visage, des bras, un sexe, des jambes lui permettant de se déplacer et de monter, de temps en temps, dans ma garçonnière afin qu’Eros pût trouver son point d’orgue, lequel, la plupart du temps, n’était qu’un point de chute dans la réalité la plus verticale qui fût. Post coitum omne animal triste. Certes, en définitive, son pragmatisme avait souvent raison de mes théories, surtout à l’heure de préparer les repas ou de partir faire les courses. Mais on ne se refait pas si facilement, le voudrait-on de toute la force de son âme, aussi bien de son corps. Donc, vous l’aurez compris, chacun campait sur ses positions, moi à l’adret, en quelque sorte dans le Siècle des Lumières, elle à l’ubac sur le versant d’une modernité qui, depuis longtemps déjà, avait fait son deuil d’une dualité corps/esprit, ne gardant de ce binôme que le premier terme, l’exposant au hasard des plages, le musclant dans des salles idoines, le lissant d’huiles essentielles et l’exposant à la douce vapeur des hammams. Je n’avais rien contre les beaux corps, lesquels selon la dialectique ascendante platonicienne devaient s’élever en direction des belles choses afin de connaître le souverain Bien. Simplement je ne voulais pas en faire l’alpha et l’oméga d’une compréhension de l’homme. De la femme identiquement.

Et voici qu’un jour - je ne la surveillais pas cependant -, je l’aperçois devant un miroir, seulement vêtue d’un bonnet de bain couleur lie de vin qui rappelait le double trait carmin de ses lèvres, tenant en sa main droite une grenouille d’un beau vert pistache alors qu’épinglée sur le mur en face se tenait une planche d’anatomie comportant des squelettes et des têtes telles qu’on les trouvait autrefois dans les amphithéâtres des facultés des sciences. Regard fixe, comme perdu dans des « pensées » que je supputais être de chair et de sang, elle paraissait étrangement présente à elle-même, comme si elle venait de trouver la résolution d’un problème depuis longtemps posé, eurêka étant la seule formule qui correspondît, sans doute, à la révélation. Je la savais adepte des principes d’Archimède, surtout celui de la poussée, dont, quant à elle, elle faisait bon usage dans son concept physique de la nature des choses. Par exemple pousser la plaisanterie jusqu’en ses derniers retranchements, ne la rebutait nullement. Donc je demeure en retrait et me livre à la méditation, laquelle me suit un peu à la manière d’un double. C’est d’abord le gentil batracien qui m’interroge et me replonge dans les premières expériences de physiologie inculquées en un temps lointain par mon professeur de sciences naturelles, appellation de l’époque concernant les sciences de la terre et de la vie. Je me souviens, avec une réelle irritation épidermique, sinon mentale, de la goutte d’acide versée sur la patte de l’habitante des marais, laquelle mettait en pratique le schéma de l’arc réflexe : réaction immédiate de la zone périphérique où se situait le stimulus sans que les zones corticales centrales en fussent informées. Certes la démonstration était convaincante, nous étions bien des êtres incarnés !

Et à peine l’image de la grenouille finit-elle de se dissiper que s’y superpose La leçon d’anatomie du Docteur Tulp, célèbre tableau de Rembrandt qui me renvoie, sur-le-champ, aux salles de dissection de la faculté, où, étudiant, je m’exerçais à inventorier les différentes pièces du corps, le cœur par-ci, le foie par-là et il n’était pas rare qu’une oreille du dépouillé, à moins qu’il ne s’agît de parties moins nobles, ne finissent dans une des poches des potaches dont cette sublime attention constituait un des passe-temps favoris. Voici pour les souvenirs mais il convient maintenant que je comprenne quelque chose aux obsessions physiques, matérielles de Charnelle. Il me revient en mémoire que La Leçon d’anatomie surgissait dans l’Histoire au moment exact où les dogmes catholiques s’effondraient sous la poussée des thèses rationalistes, des sciences expérimentales et d’une véritable passion de l’expérimentation. La dissection devenait une discipline à part entière et, à défaut de découvrir le principe premier, l’essence de toute chose sous le scalpel, dans la glande pinéale du bon René Descartes, on en déduisait la seule et indubitable existence du corps en tant que mécanique régie par les lois de la physique. Le monde de la connaissance et des savants, à défaut de faire porter leur quête sur une âme qui faisait faux bond, s’ingéniait à déposer le mouvement là où, depuis toujours, il était visible, dans celui des planètes mis en évidence par Galilée, mais aussi, mais surtout, dans ce corps doué d’une intarissable mobilité dont l’une des principales était de commettre la génération sans que le moindre doute, fût-il cartésien, pût être émis à ce sujet.

Alors, enhardi par je ne sais quelle curiosité, me voici en train d’explorer ce monde si mystérieux du corps de l’Aimée, cette forteresse inaliénable, cette densité dont je veux sonder tous les recoins afin d’en connaître les secrets. Telle une porte, sa bouche s’était ouverte, par laquelle je m’étais introduit dans la Cité Interdite. Il me fallait en avoir le cœur net. Y avait-il, quelque part, un fragment de pensée, une éclisse d’esprit, un flocon d’âme ? A peine franchi l’isthme de la gorge et j’étais dans un édifice si étonnant que même ma lecture adolescente de La Chute de la maison Usher d’Edgar Poe ne m’avait donné de tels frissons, pas plus que mes voyages assidus dans les contrées imaginaires des maîtres du fantastique. A partir du plancher de la bouche partait tout un dédale de ruelles étroites, des corniches en encorbellement longeaient le vide, des ponts étaient suspendus au-dessus de ravins, certains s’arrêtant soudainement interrompus comme si leur architecte avait laissé son œuvre en cours. Des arches de briques le long desquelles coulaient des nappes de sang écarlates. Des rivières de lymphe qui cascadaient joyeusement, chutant soudain, dans des gorges sans fin. Suspendue aux énormes solives du plafond, la voix faisait ses éboulis de grotte, ses bruits de cataracte, ses concrétions aux sons cristallins que, parfois, venait amplifier la soufflerie des poumons pareille aux vents des forges anciennes. Oui, c’était bien cela, il n’y avait que de la matière, des cliquetis de dents, des grincements de mâchoires pareils aux allées et venues d’une scie sur l’écorce d’un tronc, il y avait des milliers de galeries, des kyrielles de tuyauteries avec leur symphonie d’éviers, des portiques par où s’engouffraient les meutes de salive et les sucs de la digestion. Mais nulle trace de pensée qui se fût détachée de l’ensemble. Simplement une conflagration d’atomes, une soupe de quarks et d’électrons. Des battements, des oscillations, des tenons s’emboîtant dans des mortaises, des chevilles assemblant entre elles les pièces d’un monumental Lego. A intervalles réguliers, comme dans la cale d’un bateau qui aurait tangué, se laissait percevoir comme une houle - Charnelle avait dû se lever et sans doute marchait-elle dans la pièce, peut-être grimpait-elle les marches qui conduisaient à ma soupente -, aussi je percevais les battements de son cœur pareils à de vigoureux coups de masse, son déhanchement, le cliquetis de ses articulations avec ses sons de bielles et de cardans. J’étais bien en définitive, là au creux de la grande structure, balloté comme le fœtus dans l’océan amniotique de son hôtesse. Alors j’ai résolu d’y rester. J’ai cherché un grand moment parmi les couloirs et les volées d’escaliers, le rythme des balustres et les toboggans où courait la sève de la vie, minces ruisselets, cascades qui disaient le bonheur du simple, l’immédiateté du saisissable, le toujours à portée de la main, la concrétude dont enduire son propre corps afin que, trouvant enfin sa vérité, en même temps que le lieu de son repos, cette massive évidence de la chair, cette heureuse prolifération des vaisseaux, ces boucles et ses dentelles de nerfs, ses tapis de douce aponévroses, vinssent apporter à ma quête la réponse que j’appelais de mes vœux. Donc, après une longue investigation, j’ai élu domicile dans une conque faite à ma mesure, si semblable à un nid que je n’avais même plus besoin d’en chercher le symbole, de demander à Bachelard de m’en conter les rites anciens, les valeurs ontologiques, la qualité de ressourcement pour qui cherche l’espace de son être, les échafaudages phénoménologiques. Là, au fond de la bâtisse de chair, lové parmi les tissus gorgés d’oxygène et de chaudes humeurs, je n’avais plus besoin ni de l’Intelligible de Platon, ni des Formes plotiniennes, pas plus que de la réassurance de la Sphère parménidienne et les élucubrations des Néo-platoniciens de Perse, leur Voyage à l’Île verte en mer blanche, leurs promesses de félicité à simplement regarder l’émeraude, toutes les cosmologies, toutes les lumières, fussent-elles originelles, le monde imaginal et ses perspectives de plénitude, tout ceci ne m’atteignait pas plus que le nuage n’attristait le ciel de son invisible présence.

Voilà, j’ai trouvé, en même temps que le lieu de mon enracinement, la certitude de ne plus quitter Charnelle puisque j’en fais partie intégrante tout le temps qu’il lui sera accordé de vivre et d’expérimenter son univers si sensible qu’il n’est que mouvement, vibration, rythme à l’infini. Lecteurs, lectrices, si, par aventure, vous passez du côté de Charnelle, dites-lui donc qu’elle peut retirer son bonnet, cette seconde peau, libérer la gentille grenouille, j’ai bien retenu la leçon de l’arc réflexe, le flux des électrons qui tient lieu de pensée. Et puis, demandez-lui donc de se vêtir, il commence à faire froid, ici, dans la forteresse de chair. Il commence seulement, mais tout de même …

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19 octobre 2020 1 19 /10 /octobre /2020 08:36
Fils de la Vierge

                                                                 Photographie : JP Blanc-Seing

***

 

   En ces moments de fin d’été où, déjà, perce l’automne, combien la texture des jours devient limpide, c’est à peine si les sens en retiennent le fin mouvement, le passage ineffable. Serait-ce la nostalgie qui viendrait à pas de velours avant que nous ne sombrions dans l’hivernal cocon ? Ou bien alors y aurait-il, dans toute vision, l’empreinte crépusculaire qui atténuerait les choses, les portant dans une sorte de refuge coloré qui serait leur horizon le plus propre ? Tout rentre dans l’ordre et s’assagit dès que l’astre au plus haut du ciel décline d’instant en instant, pour ne devenir qu’une note claire et blanche si peu assurée de son être. C’est un peu comme si la nuit gagnait le jour, étendait partout son royaume, à tel point que nous ne connaîtrions, désormais, que l’ombre, sa densité de suie, ses illisibles ornières.

   Sais-tu l’attrait, en mon jeune âge, qu’exerçait sur moi cette fabuleuse saison ? Je passais de longues heures à longer le flanc des collines où l’herbe rase prenait la teinte du couchant, à observer le boqueteau virant à la rouille, à fixer l’eau de la rivière que garnissait le tapis de feuilles pareil à une riche étole, à un linceul joyeux qui aurait apprivoisé l’onde, peut-être même eût-elle été fascinée ? C’est heureux cette symphonie qui incline à l’unité, ces coups de cymbales qui s’atténuent, ces cuivres dont la tonalité s’inquiète de douceur et de juste mesure. Tout est étale et l’on croirait à un repos du temps devenu éternel, presque inaccessible, éloigné dans une brume si vaporeuse qu’on la penserait d’un hypothétique au-delà des choses. Que devient la tâche d’exister sinon une évidence qui flotte devant les yeux, sans peine, sans fatigue nécessaire. Il suffit d’étendre les mains devant soi et la récolte d’une joie est immédiatement assurée.

   Une activité d’autrefois, qui me prenait totalement, m’hypnotisait parfois, la contemplation d’une peinture. Je me souviens de ces « Toits rouges. Coin de village. Effet d’hiver » de Camille Pissarro. Plus qu’une toile, plus qu’une œuvre, cette belle image se donnait à ma jeune conscience tel l’être enfin saisissable d’un automne auquel je vouais une sorte de culte intérieur,  intime. J’en parcourais le lumineux portrait : ce ciel indéfini qui flottait haut, qui oscillait de Maya à Givré, en passant par cette teinte plus soutenue, Sarcelle au nom si évocateur, l’oiseau délicat y était présent dans son cocon de plumes à seulement évoquer son nom. Puis la palette polychrome des terres labourées, ce vivant damier marqueté d’Amarante, de Brun soutenu. Le village paisible avec ses toits de Sanguine, de Vermillon contrastant avec le Blanc ocre ou pur des façades. Les arbres enfin, dépouillés de leurs feuilles, pareils à d’immobiles torches qui auraient voulu griffer l’espace, y graver leur empreinte. Je le concède, cette représentation de fin de saison était aussi proche de l’hiver mais la persistance d’une belle lumière, sa diffusion précieuse sur l’ensemble du paysage tirait tout, encore, vers le déclin de l’été, plutôt qu’il n’appelait gel et frimas. Le croiras-tu, jeune inconscient, pensant que peindre avec un modèle était chose facile, mes « Toits rouges » en étaient restés à cette vision confuse qui n’était impressionniste que par défaut. Aujourd’hui, mes pinceaux sagement rangés dans un tiroir observent une longue abstinence. Sans doute est-ce mieux ainsi. En cet instant de mon écriture je sais que l’art est tout sauf imitation !

   Mais il faut en venir à ces fils de la Vierge qui sont la voix menue au gré de laquelle s’annonce, le plus souvent, l’aube automnale. Parfois l’air est frais, tendu de givre et la vue ne porte guère plus loin que cette maison proche, que cet arbre dont la frondaison laisse s’égoutter un imperceptible brouillard. Il est si réjouissant, attendant que le soleil ne vienne dissiper un reste de nuit, de se poster face à l’une de ces toiles d’araignées tendues entre les tiges des graminées et d’observer seulement le temps qui cristallise. Chaque seconde qui passe est comme un léger coup de diapason qui résonne dans l’air cristallin. C’est ténu. C’est sous la ligne de flottaison des préoccupations mondaines, c’est simple comme un sourire d’enfant, c’est pourquoi c’est si exquis. Cela se déploie sans effort, cela s’irise tel l’arc-en-ciel arqué d’un horizon à l’autre. Cela grésille, jamais une note plus haute que l’autre. Cela fait, dans la tête, sa gerbe de modeste lumière. On est là, au centre de la toile, seulement occupé de coïncider avec cette subtile harmonie. On ne se pose même plus la question de savoir comment ceci, cette dentelle arachnéenne est possible, de quel tissage elle est le nom, en vertu de quoi elle s’étend dans l’espace libre, figure d’une gratuité sans pareil, toile pour la toile, art pour l’art. C’est cette manière de réassurance de soi qui est réassurance du monde qui nous touche, nous le Regardeur d’inconcevable, le Voyeur d’infini, le Chercheur d’absolu.

   Combien les choses simples sont prolixes lorsqu’une vision adéquate sait s’y appliquer avec attention et, si possible, avec ferveur. Alors ce n’est plus la Toile qui apparaît, plus les Fils qui se dévoilent, c’est la BEAUTE en sa plus efficiente monstration. C’est le menu, l’impalpable, les liens invisibles qui se tressent entre les « hommes de bonne volonté », c’est l’amitié lorsqu’elle scintille de Montaigne à La Boétie, c’est la lumière spirituelle qui effleure les toiles de Puvis de Chavannes, c’est l’éclat solaire des Tournesols de Van Gogh, ce sont les clartés de la Raison, c’est la magnificence des corps de la statuaire grecque à l’âge classique.

   C’est tout cela que nous donnent les fils de la Vierge en leur dénuement, en leur épiphanie qui pourrait être celle du Sacré lui-même puisque la Vierge en personne y est évoquée, ce genre de Mère Universelle renforcée par son mystérieux coefficient d’invisibilité, celle dont nous tous pourrions être les fils symboliques : les Fils de la Vierge. Heureuse conjonction des homophonies : tissage végétal rejoignant le tissage humain. Fils et fils de la Vierge en une unité assemblés.

 

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13 octobre 2020 2 13 /10 /octobre /2020 08:53
Ces  ombres, il y avait ces  ombres.

 

 

 

Ces ombres il y avait ces ombres

 

 

Ô vacuité des choses présentes

O incendie de l’âme

O ignition de l’esprit

Ô dispersion du corps

Ecartèlement quand le temps

Vient

De si loin

Une à peine parole

Dans l’inconsistance

Du Monde

Une faille

Inconnaissable

Insaisissable

Livide telle la bougie

Qui se consume

Dans la crypte

Qui grésille

Dans le Temple

Pour des dieux absents

Pour des immolations

Dont le nom

Le sens

Ont été perdus

Dans l’indolence du jour

Sa lente irrésolution

Son labyrinthe

Où ne souffle plus

Aucun langage

 

 

***

 

 

Ces ombres il y avait ces ombres

 

 

Ces ombres qui rampaient

Au ras du sol

Pareilles

À de mauvaises consciences

A de malins génies

Plantant

Dans la détresse

De la chair

Leurs canines d’effroi

Plus RIEN ne paraît

Plus RIEN ne se manifeste

Que l’aile sinistre

Du vide

Plus RIEN n’arrive

Que l’haleine froide

Du Néant

 

 

***

 

 

Ces ombres il y avait ces ombres

 

 

Que nous ne pouvions faire

Nôtres

Tellement leur haine était

Grande

Démesurée

Leur silence

Hurlant

Dans les spires de la cochlée

Leurs lames s’invaginant

Autour de l’ombilic

Cette graine originelle

Qui s’étrécissait à la taille

Du microcosme

Et demeurait cloîtrée

En sa bogue

Sans jamais pouvoir en offenser

La translucide paroi

Mot dans mot

Qui refuse de s’ouvrir

Peau contre peau

Qui refuse de se distendre

De déployer son oriflamme

Dans la nuée de l’heure

Ô douleur incantatoire

Qui ne rencontre

Que son étique mélopée

 

 

***

 

 

Ces ombres il y avait ces ombres

 

 

La colline bougeait

À l’horizon

La plaque d’eau luisait

Dans le bleu

L’argile allumait son feu

Couleur de pain

Le buisson en touffe verte

En vert amande

Se souvenait de l’autre

De l’Ardent

De la révélation

Du Dieu Eternel

Mais Dieu était mort

Disait le Gai Savoir

Il n’y a plus de pays de Madian

De contrée où asseoir la pliure

De sa foi

Plus de lieu où prier

On n’idolâtre plus les idoles

On a brisé les icônes

On a détruit le palais de cristal

Des Mythes

On a broyé l’Imaginaire

Sous les coups de boutoir

De la possession

On a renié jusqu’à son être même

On a vidé la substance

De sa substance

 

 

***

 

 

 

Ces ombres il y avait ces ombres

 

La Bible

En des temps immémoriaux

Nous annonçait l’Exode

La fuite hors d’Egypte

Des Hébreux

Leurs longues errances

Dans le Sinaï

Leur quête de la Terre Promise

Mais de Terre Promise

Il n’y a que SOI

Enfermé dans la geôle étroite

De SON corps

Cette sombre monade

Sans portes ni fenêtres

Ce minuscule cosmos

Où à la manière

D’un oxymore

Ne règne que le désordre

Où ne croît

Que l’herbe mauvaise

Des jours

Cette piètre savane

Couleur de destin biffé

Là ne se laissent entendre

Que

Feulements

Barrissements

Rugissements

Ils sont l’architecture de notre peur

La quadrature de notre angoisse

La démesure de notre existence

Sous les fourches caudines

De la Finitude

Oui de la Finitude Majuscule

Qui signe le terme

De nos illusions

Décrète l’arrêt

De la Grande Pantomime

Frappe les trois coups

Au-delà desquels

Plus aucun Jeu

Ne sera permis

Brigadier

Sans indulgence

Cerbère

Sans complaisance

Guillotin

Sans état d’âme

Seule la lame définitive

Et son sifflement ophidien

Qui fait de nos têtes

Ces pitoyables boulets

Qui s’écrasent contre

La lourde barbacane

De l’incompréhension

 

 

Ces ombres il y avait ces ombres

 

 

Les ombres étaient

Au Passé

Au Présent

A l’Avenir

Il n’y avait plus

De temps

Pour le Temps

Plus de lieu

Pour l’Espace

Plus de parole

Pour le Langage

Plus d’ombre pour l’ombre

Plus de clarté pour la Lumière

On s’essayait

À une effraction

À se divertir de soi

À s’exonérer de ce

qui nous enfermait

Ligaturait notre voix

Attachait nos gestes

Faisait de notre amour

Le site d’une pure autarcie

SOI

On n’aimait que

SOI

SOI

On ne voulait que

SOI

Le pur égoïsme faisait

Ses empreintes délétères

Ses traces arbustives

Ses déploiements

De griffes de sorcières

Ses menuets

D’espoir afin de se soustraire

A sa propre inconséquence

Il ne demeurait

Que peau de chagrin

Bribes de cotonneuses envies

Copeaux de frivolité

 

 

Ces ombres il y avait ces ombres

 

 

Voilà à force

D’errer

D’omission en omission

De renoncement en renoncement

De dérobade en dérobade

On était arrivé

Dans le sas indissoluble

De l’ultime aporie

On hissait sa silhouette

Dans le cadre étique

D’une Porte

Etroite

Sur le seuil

Non en tant

Que passage

Translation

 Vers autre chose

Que Soi

NON

 Dans l’immobilité la plus totale

La plus dévastée de signes

La plus illusoire qui se pût concevoir

On était arrivé dans la certitude

D’être au Monde

Et de n’y être point

Comme affirmation d’un

Non-retour

A quelque chose de signifiant

Seule l’aire de la dévastation

Déployait l’emblème

De sa présence

 

 

***

 

 

Ces ombres il y avait ces ombres

 

 

On regardait l’en-dehors de Soi

A la manière d’une pure étrangeté

On ne questionnait plus à l’aune

De quelque Vérité

Les Choses étaient devenues

Choses

Irrémédiablement

Choses

Jusqu’en leur extrême

La réification partout

Etendait l’épouvantail

De son insolence

Ce qui n’était NOUS

Nous ne pouvions que le nier

Qu’était donc ce banc

Que nulle présence n’habitait

A commencer par la Nôtre

Qu’était ce flot bleu

Que notre corps ne rencontrait

Qu’était cette terre

Dont nous ne foulions pas la poussière

Qu’était ce buisson

Qui n’allumait le feu de notre être

Qu’était cette ombre

Qui nous était étrangère

Sinon l’image même de la Mort

Celle-ci

OUI

ASSUREMENT

Nous pouvions la ranger

Au nombre de nos avoirs

Nullement de notre être

Mais se possède-t-on jamais

Soi-même

Se possède-t-on

JAMAIS

 

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26 septembre 2020 6 26 /09 /septembre /2020 10:19

 

   D’abord il y a la lumière. La belle lumière. On ne voit qu’elle. Elle éclaire du plus haut du ciel. Elle coule, pareille à l’eau de la fontaine. Elle fait ses mille ruisselets, ses cheveux d’or et de platine. Elle inonde les yeux, imprime au corps de longues ablutions. Sans elle, la lumière, l’on n’est rien et notre être se dissout dans les mailles épileptiques du temps. Nous la cherchons tellement, que plus rien ne paraît au monde que sa pure présence. Elle efface tout et le moindre abîme visité par son unique gloire est fécondé de l’intérieur, il devient une manière de photophore qui nous requiert, nous fascine. Nos yeux sont de diamant, nos mains de cristal, notre visage irradie et traverse l’air comme le ferait la blanche colombe, le léger nuage, la poudre d’une neige au plus haut de sa venue.

   Certes la lumière. Le soleil et sa couronne de flammes. Le phare qui lance ses gerbes claires au-dessus du vaste Océan. Les yeux des Filles sur lesquels ricoche la pluie du jour. Certes. Mais l’Ombre. A-t-on jamais parlé d’elle, dit son être de rien qui, pourtant, est notre double, la part qui nous fait défaut, la réverbération même de notre être ? Mais qui est-elle vraiment, l’ombre, dont nous ne pouvons presque rien dire, si ce n’est que l’heure qui vient l’efface et la reconduit dans de profonds abysses ? Il faut dire, elle a des affinités avec ce qui se dissimule, se soustrait à notre vue et rejoint la fosse illisible du Néant.

   L’ombre est-elle le Néant lui-même ? Son efflorescence ? Est-elle la réserve nocturne d’où nous provenons comme si, originairement, êtres de la nuit, nous n’étions que des ombres devenues blanches, infiniment visibles, acteurs grimés, genres de Pierrot et de Colombine portant en leur revers la griffe intime de l’obscur, du ténébreux, du toujours ôté à notre vue ? L’ombre donne-t-elle la lumière ? Est-elle la matrice d’où tout provient ? Ou bien faut-il inverser la proposition, dire que c’est la Lumière qui a voulu l’Ombre, qui l’a prise comme doublure, étrange union de ce qui est apparent et de ce qui est inapparent ? Mais, alors, quel besoin de se doter de cet étrange contour d’anthracite et de suie ? Y aurait-il là une exigence purement morale qui placerait la Lumière du côté du Bien, l’Ombre du côté du Mal ? Inévitable dialectique qui clive le monde tantôt selon son ubac inintelligible, tantôt selon son adret ouvert au dialogue pluriel du monde ?

   Voyez-vous, jusqu’ici nous n’avons fait que poser des questions, nous mettre en quête d’une piste au cas bien improbable où elle voudrait bien se constituer en chiffre sûr, immédiatement compréhensible. Rien n’est jamais facile avec l’ombre. Rien n’est facile avec le défaut, le vice, le cruel manque, la perte, l’inconnu qui oblitèrent nos yeux. Voir est du côté de la vie, ne pas voir du côté de la mort. Aussi, notre réflexion se fondant sur le voir de la lumière, sur le non-voir de l’ombre, et déjà, le dé est pipé. La Lumière est sublime, l’Ombre, triviale. Cette empreinte détermine nos pensées et nos actes, si bien que, toujours, nous nous dirigeons vers le scintillement de la lampe, reléguant à son maléfique sort le coin de la pièce noyé dans la pénombre.

   Bien évidemment les esprits logiques diront qu’il existe un moyen terme entre ces deux extrêmes, que le clair-obscur à la manière du Caravage, ou de Rembrandt réalisent l’équilibre des valeurs opposées. Mais en fait il n’en est rien, ces deux Peintres de génie appellent dans leurs toiles un ténébrisme vibrant où la lumière ne paraît qu’à la façon d’une dissolution de l’ombre, mais c’est elle qui gagne, l’ombre, si bien que l’on pourrait définir ces œuvres comme des manifestations mêmes de la Métaphysique, cette science qui s’ourle de mystère, mais cette formulation n’est qu’un oxymore opposant la Raison à son contraire, la chimère. Il convient donc de laisser à la ténèbre sa part d’incommunicable, de secret, sa part ourdie des fils du labyrinthe.

   Considérons maintenant ceci. Les Hominidés viennent tout juste de sortir du Néant. Leurs attitudes sont encore celles de curieux animaux, leurs bourrelets sus-orbitaux sont proéminents, leurs corps recouverts d’une toison abondante. Ils progressent lourdement, avec des cris de bête. Ils se nourrissent à même le sol d’hémiplégiques tubercules. Ils copulent avec des grognements indistincts, avec des gutturales qui cinglent l’air. Ils sont de la pierre en devenir. Ils sont des cavernicoles, de noires esquisses, des sortes d’objets qui ne connaissent que la nuit opaque de la grotte, ils sont des moraines qui dorment au contact d’une eau lourde qui, jamais, ne verra le jour. Ces Brumeux sont encore dans leur part d’ombre. Le jour ne les visite guère. Ils sont des demi-consciences, des Homo-faber-erectus en voie de devenir, c'est-à-dire sur le chemin de leur future conscience.

   Oui, l’ombre est l’analogon de l’inconscient, sa porte soudée, sa herse dressée devant le pont-levis, sa barbacane que n’éclairent que d’étroites meurtrières. Il fait sombre à l’intérieur des corps et la clarté a bien du mal à se frayer un chemin. Le cortex est flou, inaccompli, indifférencié, il n’est qu’une mécanique sans rouage, une chambre d’enregistrement de la peur, une cellule pour l’angoisse, une geôle pour l’instinct de survie. L’ombre c’est essentiellement ceci : l’antichambre, le cabinet noir, le filet de limon où la vie se replie dans un métabolisme si étroit qu’il n’a aucune conscience de sa propre réalité. Métabolisme muet. Stases pesantes de l’exister en sa primarité. ‘Objets inanimés’ non encore pourvus d’âme. Silex avant la taille.

   Vie végétative où le futur Homo sapiens sapiens, le prototype des Hommes que nous sommes aujourd’hui, tâche de prendre son essor. Et en effet il le prend, se relève, sa posture devient humaine, son intelligence commence à brasiller, le feu de sa conscience illumine l’iris de ses yeux, sa beauté s’affine, ses mains ne sont plus de grossiers battoirs mais des outils qui savent modeler la terre, rougir le fer, tailler le bois, creuser des sillons dans la terre. L’Homme est devenu ce qu’il avait à être, une conscience éclairant le monde. Mais l’Homme, toujours, sait d’où il vient. Il sait la part d’ombre qui l’habite, la toujours possible régression vers des conduites archaïques, des instincts primaires, des irruptions de sauvagerie. L’humanité, parfois, souvent, tombe dans ses ‘inévitables’ (?) apories. Elle cultive l’art de la guerre, de la trahison, elle se précipite dans l’ostracisme, elle invente de nouveaux génocides, elle bâtit de sanglants holocaustes, elle met au point des ‘solutions finales’, elle cultive avec génie l’esthétique de la barbarie.

   Nous avons mis des millénaires à sortir de notre ombre, à polir le cuir de notre peau, à épiler nos épidermes, à policer nos comportements, à apprendre les mots de l’amour, de l’amitié, du partage. Malheureusement de gros nuages noirs obscurcissent le ciel des Idées et les Idées, alors, se transforment en frondes, en arbalètes, en arquebuses et les coups volent bas sous lesquels les hommes savent ce que veulent dire les expressions ‘passer sous les fourches caudines’, ‘tomber de Charybde en Scylla’. Souvent, les métaphores ont cette vertu de dire avec exactitude la figure du réel, ce contre quoi, parfois, échouent les plus belles démonstrations, se heurtent les phrases les plus sensées. C’est notre condition d’hommes que d’être situés à la pliure exacte du Bien et du Mal, sur la ligne de clivage qui place d’un côté la Lumière, de l’autre l’Ombre et ses funestes desseins. Pour autant peut-on condamner cette part d’ombre en la ‘vouant aux gémonies’ ? Certes il serait tentant de le faire mais nous ne serions quittes de rien pour autant. L’essence humaine est ainsi faite qu’elle est visage de Janus à deux faces. Le précieux corail de l’oursin ne se donne nullement sans sa bogue de piquants. Le jour ne naît que de la nuit. Toute silhouette est précédée ou suivie de son ombre. Toute vertu est auréolée de son revers, ce vice que nous condamnons mais dont nous souhaitons, parfois, qu’il fouette notre libido ou attise notre curiosité. Nous sommes essentiellement des êtres de l’entre-deux, de la jointure, de l’interstice qui séparent joie et malheur, piété et incroyance, générosité et mesquinerie, amour et haine, vérité et mensonge.

   Encore en nos corps, enfoui dans notre système limbique-reptilien, cette attitude du saurien qui veille sa proie, son œil jaune dissimulé derrière la fente étroite de sa meurtrière. Nous ne sommes jamais tant comblés que lorsque, depuis nos fauteuils de moleskine, nous voyons se dérouler sous nos yeux cette tragédie où l’on s’aime souvent, où l’on se déteste parfois, où l’on meurt beaucoup, toujours. Encore en nous la trace de Néron fasciné par l’incendie de Rome, l’empreinte de sang des gladiateurs dans l’œil sans pitié des arènes ; en nous, au plus profond de qui nous sommes, le trébuchet qui une fois penche dans le sens de la justice, une autre fois dans celui de l’iniquité. S’insurger sert-il à quelque chose ? Cette question serait naïve si elle ne supposait, en filigrane, la dimension de juste humanisme dont tout un chacun doit être atteint parmi le monde des Vivants.

   Mais, afin que ce tableau ne demeure dans la fosse obscure du néant, il nous faut concéder à l’ombre quelques avantages. Portons donc, au crédit de la nuit, qui est son symbole le plus effectif, quelques valeurs qui nous la font apprécier en tant que telle. Elle est le creuset de nos rêves, la Muse qui accueille la création du Poète, (« Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe / Sur le vide papier que la blancheur défend… » - Mallarmé), la conque habituelle de l’amour, le recueil fabuleux des étoiles, la chambre des mystères à laquelle s’abreuve notre imaginaire. Nuit, demeure des grands songes bibliques, matrice des amours interdites (sans doute les plus fastueuses, les plus désirées), magistralement mise en musique par Victor Hugo, ce chantre nocturne par vocation :

 

« L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;

Les anges y volaient sans doute obscurément,

Car on voyait passer dans la nuit, par moment,

Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. »

 

   Somptueuses paroles de lumière qui disent si bien l’ombre. Que nous reste-t-il d’autre à faire qu’à méditer, à penser, autrement dit à chercher cette lumière qu’un célèbre Siècle sut faire jaillir dans la pure beauté de la Raison ? Loin sont ces temps qui surent voir. Voir est pur prodige ! Ne pas voir est refuser la beauté du Monde.

 

 

 

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19 septembre 2020 6 19 /09 /septembre /2020 09:23

 

Le Jour, le lumineux,

 le plus vif que l’argent,

l’éclat du platine,

 tout ceci s’élevait de soi,

gagnait les hautes altitudes,

les couloirs de haute solitude,

les cimes où plus rien ne comptait

que cette diffusion à jamais de la clarté,

cette irradiation des êtres et des joies.

 

Les arbres dressaient

leurs minces flammes blanches

contre la multitude du ciel,

les nuages flottaient

 en de souples bancs d’écume,

les cygnes, en bas,

sur l’ovale du lac,

faisaient leur tache sublime de talc,

les neiges boréales étaient gonflées,

 dilatées à l’extrême

de toute cette lumière

qui les habitait,

les rendait pareilles

 à des ballons dirigeables

 emplis d’un gaz subtil.

 

Rien ne se colorait

sur la face de la Terre,

tout avait la transparence du cristal,

la résonance pure du diapason

répandant ses ondes selon

d’exacts harmoniques,

les sons se fondaient l’un en l’autre,

avec facilité, sans hiatus qui eût pu

en dénaturer le clair projet.

De grands oiseaux blancs

traversaient l’espace de leurs ailes

mouchetées de vent.

Des planeurs initiaient

leur vol à voile

dans un silence de chapelle.

Des papillons aux ailes

de zircon et de topaze

virevoltaient en de gracieuses arabesques.

 

 Le soleil était une grosse boule d’ouate

qui figurait au loin,

œil cyclopéen si doux,

qu’on eût cru avoir affaire

à un ballon que des enfants délicats

auraient posé sur le fil

d’un fragile horizon.

La Lune aussi était présente

dans sa vêture de soie rugueuse,

ses cratères doucement affutés

pour ravir les âmes

des vieux astronomes

aux cheveux teintés

de lis et d’opalin.

Il n’était jusqu’aux songes des dormeurs

qui ne se paraient de perles radieuses

diffusant à l’infini

leur étincellement de comète.

 

Puis ce furent des

Eclairs aveugles

qui se montrèrent,

lacérant la chair du monde,

 la taillant en vifs lambeaux,

en fragments kaléidoscopiques,

en lanières d’effroi,

en sombres cavernes,

en ténébreux abysses

où plus rien ne se donnait

que le corridor labyrinthique

conduisant au domaine d’Érèbe,

ce provenu du Chaos,

cette redoutable figure des Enfers,

époux de Nyx, la Nuit

aux mille charmes,

aux mille dangers.

 

 Il n’y avait plus aucune écharde de clarté,

plus la moindre éclisse sur laquelle

 un rai de lumière se fût arrêté

pour dire, au moins l’espace

d’une brève éternité,

l’irréfragable beauté de l’univers,

son feu à l’infini des yeux.

Partout était la chape

 visqueuse du noir,

l’adhérence du bitumeux,

l’hébétude du refermé,

la herse baissée de la mutité,

la raideur des membres hémiplégiques.

 

Partout était la

splendide stupeur

qui étalait ses marigots

d’eau putride.

De nulle lèvre humaine

ne pouvait sortir

 le joyau de la langue.

Non, une-longue-suite-de-perles-noires,

des mots-encre-de-seiche,

 des phrases-asphalte,

des interrogations-ailes-de-corbeau,

des réponses-veuves-noires,

des exclamations-éclats-de-graphite.

 

Le ciel ?

Il n’y avait plus de ciel,

seulement un immense dais de deuil

courant selon tous les horizons.

La terre ?

Il n‘y avait plus de terre,

 seulement un amoncellement

tragique

de blocs de tourbe.

 Les océans ?

Il n’y avait plus d’océans,

seulement une longue flaque

couleur d’ennui où mouraient

 les yeux des étoiles.

Les hommes ?

Il n’y avait plus d’hommes,

seulement de sibyllins tubercules,

de comiques moignons

qui ne gesticulaient même plus,

genre de clowns tristes,

immobiles,

à demi-enfoncés

dans la chair altérée

de l’humus.

 

 La Nuit, la permanente Nuit

que plus rien ne visitait,

sinon le souffle court

de son propre néant.

La redoutable Mort

entrait dans son domaine,

elle moissonnait toutes les têtes

 et il n’y avait plus

une seule conscience

pour rendre compte de l’Absurde.

Comble du Nihilisme

 en son plus vertical combat !

Le Jour avait ouvert la Nuit

La Nuit avait ruiné le Jour

Il n’y aurait plus

qu’une ombre immense

étendue sur la douleur

des hommes,

qu’une Nuit

au large d’elle-même,

aux rives infinies.

Où allait-elle ?

Le savait-elle au moins ?

Cruel destin

que celui

qui ne se sait point.

 

***

En guise de commentaire

 

« Noir lumineux et blanc obscur »

(David TMX, Le dessinateur)

 

   Peut-être faut-il partir de ce double oxymore, « Noir lumineux et blanc obscur », pour pénétrer toute l’étrangeté de cette belle figure de rhétorique. Rien n’est jamais pur, sauf l’absolu. Le noir pur n’existe pas. Le blanc pur n’existe pas non plus. Jamais la nuit n’est totalement noire. Quelque part le chant des étoiles, la lumière d’une ville, la rumeur d’un amour (ici la métaphore percute l’oxymore). Jamais le jour n’est indemne de tache. Toujours une poussière, le voile d’un nuage, la tristesse d’un deuil. Il n’y aurait que le Ciel des Idées pour garder à l’essence sa souveraine présence indéterminée : un Noir flottant au plus haut de son âme ténébreuse, un Blanc faisant claquer son oriflamme de neige dans l’azur virginal, étincelant.

   Toujours le Noir demande le Blanc, comme la Vertu demande le Péché. Pour la seule raison que, notre vie, à nous les hommes, est totalement relative, que nous nous inscrivons dans le flux du rythme nycthéméral, ce divin balancement qui nous fait connaître, une fois la joie de la lumière, une fois la tristesse de la nuit. Les Amants sont à la confluence de cette réalité-là. Leur amour est pure lumière s’enlevant sur le fond de la nuit. Symboliquement, la chambre d’amour est toujours nocturne, que vient éclairer la pointe acérée du désir : un éclair se lève parmi la touffeur des ténèbres, un éclair jaillit qui sauve les Amants de l’étreinte définitive d’Eros. Paradoxe apparent que celui qui réclame la mesure nocturne pour y faire surgir la clarté d’un amour. Comme si le glaive lumineux du jour devait féconder la nuit en raison même de l’incommensurable distance qui les sépare et les invite à l’intime union au gré de laquelle chacun connaîtra sa vraie naissance, celle d’un imaginaire qui dépasse et transcende le réel. Chaque acte d’amour est un pas de plus vers la mort et, pourtant, qui n’en ressent la force de libération, la puissance d’éclosion à soi ? Vérité oxymorique :

« Je meurs de t’aimer davantage ».

   Comme quoi toute vérité, plutôt que d’être monosémique est naturellement polysémique au motif que, toujours, nous oscillons entre deux pôles opposés, entre deux couples contradictoires : amour/haine ; désir/aversion ; complétude/manque.

   Jamais nous ne pouvons exciper de cette exigence de l’Être qui, tout autant, est Non-Être. Toujours l’Être se donne comme sur le bord du néant, c’est sa néantisation même qui l’autorise à être, ne serait-il néant et alors il serait privé de toute liberté de paraître de telle ou de telle manière. C’est parce que je fais fond sur le néant que je m’en extirpe, que je commence à exister, que je bâtis un projet qui me porte au-delà de ceci qui pourrait m’aliéner si je ne postulais le cadre même de ma liberté. Est libre celui qui fait face au néant. Est esclave celui qui, pensant lui échapper, au contraire lui donne tous les droits. Mon propre ego ne saurait se structurer autour de ce qui existe déjà, pour la simple raison qu’il ne peut y faire sa place. Mon ego se construit autour du néant, tout comme le jour s’extrait de la nuit afin de connaître son propre rayonnement.

    Certes, ces considérations peuvent paraître bien abstraites, mais elles sont le fondement même à partir duquel commencer à se sentir exister. Aucun sentiment ontologique ne peut se lever d’une forme déjà accomplie par d’autres que lui dans l’espace et le temps. C’est du néant dense de la nuit qu’il nous faut extraire les matériaux grâce auxquels édifier notre propre statue. Elle n’existe nullement préalablement à nous, elle est coalescente à notre destinée, elle se modèle en raison de chacune de nos expériences. Or, qu’est-ce qu’une expérience, si ce n’est extraire les phénomènes du néant, leur donner corps et chair afin qu’ils nous apparaissent dans la lumière de leur singularité qui, en même temps, est la nôtre. Cet amour que je découvre lors d’un voyage, il n’existait nullement pour moi avant l’événement décisif de la rencontre, pas plus qu’il n’existait pour l’Aimée. Tous deux, l’Aimée, moi-même, nous extrayons notre amour naissant du néant, nous l’informons, lui donnons sa climatique, ses traits distinctifs, sa couleur propre. Cet amour n’avait nul substrat, nulle histoire, nulle coordonnée spatio-temporelle. Il était pure virtualité suspendue au hasard des heures et des cheminements.

   Cet amour était de nature purement oxymorique, « Je t’aime, moi non plus » pour reprendre la belle formule de Gainsbourg. En effet, le « Je t’aime » est toujours conditionné par le « moi non plus », autrement dit par la charge inévitable de néant qu’il charrie à tout instant. L’amour peut faiblir, s’étioler, devenir simple intérêt, marque d’amitié, c'est-à-dire renoncer à son essence. Or renoncer à son essence est néantiser sa propre ressource, la ramener à l’étiage du non-sens, lui ouvrir les portes de l’absurde. Combien d’amours devenus haines prennent les vêtures de l’inhumain, de la mortification, de la déshérence. Donc nous sommes condamnés à connaître le régime oxymorique existentiel, il est inscrit dans notre condition, de la même façon que nos gènes contiennent la boussole de notre orientation.

   La mission essentielle de l’oxymore est, par le hiatus qu’il crée, entre les deux termes convoqués, de ménager un effet de surprise, sinon d’étonnement ou de saisissement qui renforcent la puissance de l’énoncé. Ainsi quelques oxymores célèbres : « Et dérober au jour une flamme si noire », ou les apories de Phèdre face à sa  passion coupable ; ensuite : « Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie » où, pour Nerval, « le soleil noir », c’est celui de la nuit d’Apocalypse aux Tuileries, celui de la folie qui gangrène le cerveau de Gérard Labrunie, il se pendra bientôt Rue de La Vieille-Lanterne ; et encore, à propos de la mort de Gavroche, cette phrase émouvante de Victor Hugo à son endroit : « Cette petite grande âme venait de s'envoler » - On n’en finirait jamais de citer les oxymores, d’en donner les belles interprétations fournies par les exégètes de la littérature.

   Le texte sous forme de poésie qui vous est aujourd’hui proposé a de bien modestes ambitions, celles, simplement, de mettre en position d’oxymore le Jour et la Nuit, le Blanc et le Noir, la Joie et la Tristesse, manière de rapide évocation de l’exister en ses plus réelles façons de se donner : une fois dans la sublime positivité, une fois dans la terrifiante négativité. Tout destin s’inscrit dans cette parenthèse, toute aventure anthropologique fait sens dans cette pulsation. Je crois que tout ceci a une valeur non seulement symbolique, mais bien plus largement cosmologique, comme si la vie humaine était un genre de parcours sinusoïdal, de vague ascendante/descendante, un rythme binaire, une valse à deux temps, pareille à l’expansion/rétention de l’Univers, pareille au lever/coucher du Soleil, pareille au sablier du temps que l’on retourne indéfiniment afin qu’il nous dise notre temps humain, seulement humain, pareille au balancement de l’acte d’amour par lequel se donne la génération, pareille à la naissance qui appelle la mort, qui appelle la naissance, qui appelle la mort, une pomme chute sur le sol, y disperse ses graines dont un autre pommier naîtra. Basculements sans fin, branles toujours recommencés. Montaigne disait : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse… »

   Rythme immémorial sans début ni fin, le seul qui garantisse notre liberté car si le monde n’a jamais été créé, l’on peut faire l’économie de Dieu et des dieux, des religions, de leurs dogmes. Si le monde a toujours existé, du moins est-ce là mon intuition, nous pouvons aisément concevoir l’Infini, donner figure à l’Absolu, donner sens à l’Histoire et à l’Art. Poussière d’étoiles nous sommes, poussière d’étoiles nous demeurerons parmi le pullulement inouï des galaxies et les pluies de comètes. Nous ne sommes que des oxymores entre Ombre et Lumière, entre Lumière et Ombre.

 

‘Exister’ : sortir du Néant avant d’y retourner

Donc : ‘Exister’ : espace et temps

d’une tragique joie.

 

 

[NB : Dans le poème, tous les couples oxymoriques

se donnent à voir

en graphie différenciée, en italique :

 

Soie rugueuse

Doucement affutés

Aux mille charmes/aux mille dangers

Brève éternité

Infini des yeux

Splendide stupeur

Comiques moignons

Clowns tristes

Rives infinies

 

(il s’agit ici d’oxymores mineurs

Qui se déduisent de l’oxymore majeur

Qui conduit l’ensemble du poème)

 

Donc l’oxymore majeur

 

Eclairs aveugles

 

c’est autour de lui

que le Jour bascule en Nuit

la Lumière en Ombre

la Joie en Tristesse

il constitue le point de basculement

le chiasme qui inverse toutes choses

l’articulation entre

le SENS

et le

NON-SENS

il est la porte ouverte du Néant

ce par quoi nous naissons

ca par quoi nous mourons

ce par quoi nous existons,

dans l’intervalle .]

 

 

 

 

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11 septembre 2020 5 11 /09 /septembre /2020 16:20

      C’est pareil à un rituel. Tous les matins, avant de me disposer à écrire les articles pour mon Journal, je vais faire une promenade sur l’Île Saint-Louis. Cette île est si belle, enclave où règne la paix au milieu des complexités de la grande ville. J’ai besoin de ceci, arpenter les rues, humer l’air, sentir glisser sur ma peau les premiers effluves du temps, rencontrer quelque connaissance, sentir la vie des pierres, connaître le rythme de l’eau, passer sous les ramures des grands arbres qui frissonnent dans le jour qui point. Mon trajet est toujours le même, une manière d’amer auquel confier mon existence, une familiarité avec le pavé, le trottoir de ciment, la fissure dans le bitume, le tapis de feuilles dans le caniveau. Je quitte le Quai aux Fleurs, traverse la Seine sur le Pont de l’Archevêché, puis le Quai et le Pont de la Tournelle, le tour de l’île par le Quai de Béthune et le Quai d’Anjou. Je crois que je ne pourrais modifier mon parcours qu’avec un sentiment de perte, sans doute d’étrangeté. Suivre une voie identique, chaque jour qui vient, c’est ancrer en soi, au plus profond, une familiarité avec le lieu, lui accorder la place qui lui revient, déplier les volutes de l’affinité, dire le banc tel un ami, le parapet comme un garde-fou qui protège de la dispersion. Alors on s’assemble au sein de soi, alors on connaît la valeur insigne de l’intimité, de la rencontre singulière. C’est tout de même étonnant : cet arbre au tronc vert-de-gris est pour vous, cette porte cochère vous appartient, cette sculpture sur la façade d’un hôtel particulier vous regarde et ne regarde que vous. Possession du monde qui, à son tour, vous possède.

 

    Matin d’Octobre

 

   Le temps est lumineux. Le ciel d’opale. Les oiseaux parlent dans les arbres. Quelques passants pressés disparaissent au coin des rues. Des pigeons traversent l’air, le raient de bleu et de gris. On entend leurs roucoulements se perdre dans le labyrinthe de la cité, mourir quelque part parmi l’étrange conciliabule des Existants. Je me suis vêtu de chaud. L’air est frais qui fait ses remous de feuilles mortes. Le ruban de la Seine, comme à l’accoutumée, est plombé, pareil aux toits de zinc qui se perdent dans le lac immense du ciel. C’est un réel bonheur que de marcher dans cette relative solitude, de se savoir si peu différent des choses. On avance dans la confiance et c’est une douce comptine pour enfants qui vient habiter le corps, faire son onde souple sur le tissu de la peau. Je m’engage dans la Rue des Deux-Ponts. Les falaises crayeuses des immeubles luisent doucement, comme si elles étaient encore prises de sommeil. Puis la Rue Saint-Louis-en-l’Île. J’entre dans une boulangerie, achète deux croissants pour mon petit-déjeuner. Il n’est pas rare que je la prenne, cette première collation, sur mon balcon, rêvant aux voyages au long cours des péniches qui descendent vers l’aval du fleuve. Parfois un enfant me fait un signe de la main auquel je réponds, ainsi je l’accompagne symboliquement vers ce pays de nulle part qui l’attend, loin là-bas, du côté de la Manche où volent les grands oiseaux blancs. Il me semble entendre leurs cris percer le dôme de brouillard. Alors je ne suis plus ici et maintenant mais dans un ailleurs qui me libère et m’emplit de la joie simple du nomade.

   Par le Quai d’Anjou, je gagne le Square Barye. Les platanes immobiles dessinent une géométrie irrégulière, découpent des parcelles de ciel qu’on dirait liquides. Parfois de fins nuages s’y inscrivent, le voilent un moment, puis disparaissent. Parvenu à la poupe de l’Île, je m’assois sur un banc, déplie mon journal, commence à y lire mon article de la veille. Son titre ‘L’Art dans les marges’. Celui-ci fait signe en direction de toutes ces empreintes et traces infiniment modestes qui parsèment les murs des quartiers, les troncs des arbres, les sièges et les dossiers des bancs, les tuyaux de descente d’eau, les murs décroutés, enfin le simple, le modeste, l’inaperçu. Les graffs contemporains sont encore trop visibles, presque institutionnels malgré leur existence cryptée, leur statut de passagers clandestins. Ce que j’ai voulu montrer : un genre de sémiologie du quotidien, deux initiales dans un cœur, un dessin à la craie sur un trottoir, une affiche lacérée, un jet de couleur sur un tuyau, des lettres dessinant un message ésotérique, des traits au hasard incrustés dans la poussière, des inscriptions sur le bitume, des griffures sur une porte, des motifs gravés dans la pierre des immeubles. En un mot, tout ce qui fonctionne à bas bruit dans le tissu urbain, qui véhicule sans doute quelque message que, nous les piétons, avons à interpréter, à comprendre. En quelque sorte la manifestation d’un ‘langage pauvre’, comme l’on nommait autrefois ‘arte povera’, ‘l’art pauvre’, ces oeuvres réalisées à partir d’objets au rebut, de chiffons, de papier, de carton, de bouts de ciment ou de rognures de bois.

   Faisant une pause dans ma lecture, j’aperçois, un peu dissimulé derrière la touffe sombre d’un cyprès, une silhouette incertaine, celle, sans doute, d’un adolescent mal vêtu, cheveux en bataille, œil noir, air infiniment triste. Il me fait penser à Gavroche dans ‘Les Misérables’, cependant en moins affranchi, en moins narquois, un genre de portrait aux troublantes similitudes, mais à certains égards, inversé. Ce que Gavroche affirme d’indépendance, son côté goguenard, l’Inconnu l’ignore, lui qui passe inaperçu, se confond presque avec la végétation derrière laquelle il semble se réfugier. Je ne sais comment le nommer puisque je ne le connais pas.

   C’est la première fois que je le vois. Son nom provisoire pourrait bien être celui que je lui attribue spontanément : ‘L’Invisible’. Il paraît tellement discret dans le jour qui monte. A peine une fumée grise s’élevant d’un toit, se fondant dans la trame souple de l’air. Sa modestie, l’ignorance que l’on a de lui, sa possible perte à même son apparition, tout ceci me fait penser à l’indigence de ‘l’art des rues’ dont je parlais à l’instant. Qui est-il celui qui ne demande rien, ne profère rien, habite le silence, se confond dans le propre retrait de lui-même ? Qui est-il pour s’annuler ainsi ? Pour ne paraître sur la scène de l’exister qu’inaperçu dans le trou ténébreux du Souffleur ? Qui est-il ? Nous interroge-t-il au moins ? Ne feignons-nous de ne nullement le voir ? A-t-il au moins plus d’importance que le graffiti sur le mobilier urbain, le pointillé sur la peau grise de l’arbre, la lézarde qui court au centre de la plaine de ciment, le curieux idéogramme gravé dans le dossier du banc ? Laisse-t-il une traînée dans la conscience, essaime-t-il derrière lui un sillage suffisant afin que nous le reconnaissions ? Fait-il plus de bruit que la fourmi poussant sa brindille sur son tumulus végétal ? Est-il réel au moins ? Ne l’avons-nous halluciné afin de poursuivre notre chemin en toute tranquillité, le regard droit, la tête haute, pareille à celle des ‘hommes de bonne volonté’ ?

   Si nous posons tant de questions, c’est bien parce que ‘L’Invisible’ nous inquiète, que sa vie soudain révélée pourrait atteindre la nôtre en son cœur, en modifier le cours, peut-être l’infléchir dans une direction dont nous ne supputions nullement qu’elle pût exister. Nous voulons partager le bonheur, la gaieté, reconnaître à la beauté sa part de juste venue. Nous ne voulons faire du malheur de l’autre ce boulet que nous traînerions derrière nous à la manière d’une infinie et injuste malédiction. Ceci n’est nullement répréhensible en termes de morale. Il n’est pas critiquable d’être heureux, de posséder des biens justement acquis, de préférer le confort au dénuement. La seule exigence éthique est de savoir regarder l’autre comme son égal, lui adresser un sourire, peut-être lui faire l’aumône si l’on porte sur soi une pièce ou un aliment pour calmer sa faim.

   ‘L’Invisible’ ne demandera jamais qu’il soit accueilli chez vous, qu’il partage votre ordinaire, qu’il s’immisce dans votre existence pour n’en point ressortir. Tout ceci est affaire de conscience, de lucidité. Il n’y a sans doute pas plus lucides que le laissé-pour-compte, l’étranger, l’immigré, l’exilé politique. C’est en eux la braise de la douleur qui les brûle et les maintient dans un état qu’ils vivent à la manière d’un destin certainement cruel, mais d’un destin contre lequel, par essence, rien ne saurait inverser le cours. Sauf au motif d’une dette à accomplir envers notre prochain. Toujours l’on peut traverser la bogue infrangible de son égoïsme. Toujours l’on peut se déporter de soi, se mettre à la place de l’autre et le considérer comme un homme debout qui, lui aussi, a son amour-propre, sa fierté, ses idées de conquête, son sens des valeurs humaines, sa juste perception des droits et des devoirs. Ce que nous devons à tous ceux qui nous font face, le respect, la reconnaissance, la perception du miroir de l’altérité dans lequel se reflète notre propre image comme celle de tous les humanistes qu’anime le bel esprit rationnel des Lumières. Notre défi le plus urgent : sortir des ténèbres, allumer dans nos yeux la flamme de la Beauté qui n’est autre que celle du Bien, du Vrai. Il n’y a guère d’exactitude que celle-ci.

   Le Jeune Garçon a fait quelques pas. Il est passé devant moi sans me regarder. Peut-être avait-il honte de son état ? Peut-être ne voulait-il s’abaisser à quémander ? Peut-être avait-il peur de mon jugement, de mon regard qui luirait, peut-être, telle la lame d’une dague ? Tant de comportements humains sont méprisants, empreints de condescendance ! Je me suis levé sans faire de bruit. Je ne voulais l’effrayer, lui causer le moindre souci. Je ne voulais saisir dans son regard la lueur d’une peur ou bien d’une soumission ou même d’un remerciement. Me remercier de quoi ? Me remercier de l’avoir vu et donc reconnu, tout au plus. Doit-on remercier d’exister, d’aimer, d’avoir le cœur exact, ou bien au contraire d’être un lâche, de toujours fuir ce qui trouble et inquiète ? Non, vivre est déjà remercier, il n’y a nul autre geste à faire.

   Juste à côté de lui, sur le parapet auquel il s’appuie, j’ai déposé la poche qui contient les deux croissants. Tout près de lui, j’ai perçu ses pauvres vêtures, j’ai ressenti sa détresse. Qu’est-on dans un froid matin d’octobre, là contre le parapet qui regarde s’écouler les eaux poisseuses de la Seine, qu’est-on sauf une immense solitude que rien, jamais, ne pourra combler ? Qu’est-on sinon une identité non encore parvenue à son être, une ombre qui passe, un frimas qui s’agite et se poudre de blanc afin de se mieux confondre avec le Rien ? Qu’est-on lorsque les yeux des autres se détournent de vous, que les gens vous fuient, qu’est-on sinon une feuille emportée par le vent que le fleuve conduira vers le large estuaire où l’inconnu rejoint l’inconnu ?

   Qu’est-on lorsque l’on n’est personne ? Que fait-on à cette heure qui n’en est pas une, ici, en ce lieu qui pourrait être sans nom, ne pas figurer sur une carte, un plan, qu’est-on sinon un désespoir flottant à tous vents, un genre de drapeau de prières muet qui distille ses vœux dans l’air glacial et sait que, jamais, ses espoirs ne seront exaucés ? Qu’est-on lorsqu’on n’est pas, que personne ne vous attend dans une pièce douillette, que nul repas ne vous sera servi, que nulle chambre ne vous offrira son abri ? L’hôtel qu’on attribue aux sans-abris est une entité froide, administrative ; la chambre dans le Refuge Social est le lieu où l’on vous dépouille, non de votre misère, celle-ci on vous la laisse, mais de votre dignité, de votre honneur. Vous n’êtes qu’un chiffre parmi la vaste marée humaine des Sans-Noms, des Sans-Grades, des Sans-Mesure. Oui, à la Rue, vous êtes Sans-Mesure, c'est-à-dire que vous ne serez jamais jugé à l’aune de vos qualités, de vos biens, de votre savoir. Toutes ces possessions sont pour les nantis dans leurs luxueux hôtels, pour les Riches dans leurs maisons aux boiseries d’acajou. En réalité vous ne demanderiez pas grand-chose : la pression amicale d’un regard, un geste de complicité, un bol avec une soupe gagnée par le travail, une halte où vous reposer, un foyer où vous réchauffer.

   Vos demandes sont bien modestes, comme est modeste l’Amoureux qui grave sur les troncs, à l’abri des regards, l’amour qu’il dédie à son Aimée. Peut-être même l’Aimée n’en sait-elle rien ?  Mais l’Amoureux le sait et cela lui brûle le cœur et cela fait dans son âme ce subtil gonflement, cette montgolfière qui l’emporte loin, oui, loin, au-delà des frontières mêmes du corps, là où scintillent les sentiments pareils à une rosée matinale. Oui, toi l’Invisible, ce que tu souhaiterais, comme l’on attend de découvrir une gemme précieuse, cette rosée matinale, cette simple rosée qui brille des feux de la joie. Je sais, les intellectuels diraient que tu es riche, précisément, de ta pauvreté, que ton dénuement tresse à ton front les palmes d’une ineffable félicité. Oui, je sais, l’on peut dire tout cela et bien d’autres choses encore. Mais la réalité est dure, le principe qui l’anime sans pitié, sous les coups duquel tombe son opposé le principe de plaisir. Disserter sur le bol de soupe que l’on n’a pas est sans doute une épreuve, mais n’avoir qu’un bol vide est une expérience autrement douloureuse.

   J’ai quitté le Square Barye sans me retourner. Je ne voulais nul remerciement. C’est bien moi qui aurais dû remercier. D’avoir un logis, un travail, une cheminée où faire brûler une bûche. Je ne me suis pas retourné car j’aurais eu honte pour moi et mes semblables de prendre acte de cette infinie tristesse et de n’y pouvoir rien faire. Les deux croissants ? L’allégorie du colibri qui, du bout de son bec, inlassablement, arrose la forêt qui brûle afin d’en circonvenir le danger. ‘A chacun sa part’. Mais comme cette part est modeste, mesquine, combien ce geste serait à la limite d’être gratuit tellement il ne m’en a rien coûté de donner la part de mon petit-déjeuner. Certes, rien pour moi, beaucoup pour lui ?

   Comment savoir l’éclat d’une friandise dans une vie dévastée par l’angoisse de l’heure qui vient ? Aussi bien j’aurais pu m’arrêter à l’autre extrémité de l’Île, sur la petite Place Louis Aragon, j’y passe parfois de longues heures à regarder tout et rien, la chute d’une feuille, une Belle qui déambule, mon balcon du Quai aux Fleurs, juste en face. J’aurais pu y pleurer sur la condition humaine, m’indigner sur l’inégalité, maugréer contre l’injustice, prier afin qu’un monde nouveau se dessine à l’horizon et donne aux hommes la part d’humanité qui leur manque. J’aurais pu.  

 

   Jour d’Octobre – Plus tard

 

   Je dîne sur mon balcon face à cette Place Louis Aragon qui est un peu mon coin de nature, j’oserais dire presque ‘privé’. Des Amoureux sont enlacés sur un banc. Le temps ne compte pas pour eux, ni les misères du monde puisqu’ils sont totalement possédés par leur amour, que plus rien ne compte que leurs regards reflétés l’un en l’autre. Une péniche descend la Seine avec son chargement de sable, de ciment et de briques. Le marinier est dans sa cabine. Un enfant qui peut bien être un adolescent est assis à califourchon tout en haut de l’étrave du bateau. Je vois nettement le vent qui fait voler ses cheveux. Il m’aperçoit, agite sa main. En signe d’amitié ? Par simple routine ? Pour attirer mon attention ? Par pure provocation ? Comment savoir ? Les motifs des actions humaines sont si variés, si cryptés, si complexes ! Un instant seulement j’ai cru reconnaître l’Invisible du Square Barye. Même tignasse semée de vent, même allure digne, même inquiètude que quelque chose de fâcheux ne vienne ternir le voyage. Oui, combien j’aurais été heureux que ma rêverie trouve ce jeune Exilé embauché comme marinier sur cette péniche, entouré d’une famille, servi à table pour son labeur, dormant dans une couchette tout contre la chanson d’écume des vagues du fleuve. Oui, combien j’aurais aimé. Mais je dois sortir de mes flottements de songe-creux, saisir le réel à bras-le-corps. Que puis-je faire d’autre qu’écrire, témoigner, agiter les consciences, offrir deux croissants puis suivre ma vie telle qu’elle a été tracée ? Que puis-je faire qui ne soit une rêverie de saltimbanque, un tour de passe-passe de magicien aux mains vides ? Aurais-je simplement l’envie d’écrire ‘L’enfant des marges’, de dire mon espoir qu’un jour se lèvera qui ne verra plus d’Insisibles Figures, mais des Présences emplies de lumière ? Oui, de LUMIÈRE !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

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20 août 2020 4 20 /08 /août /2020 07:56
Cette désertion du jour

 

   Cette désertion du jour.

 

   Avait-on jamais dit cette constance

Des objets à être

Des choses à signifier

Des hommes à faire leur halo de présence sur les chemins du monde

Alors qu’à l’évidence ne paraissait qu’une énigme souffreteuse

Une triste parution de tout ce qui était

Sous le ciel

Sur la Terre

Dans les demeures

Que clouaient de sinistres lueurs

 

   Avait-on jamais dit cette confondante désolation

Dont jamais nul ne se sauverait

Sauf à inventer une fiction

A écrire une fable

A composer une comptine pour enfants

Hommes-Enfants

Femmes-Enfants

Enfants-Enfants

Comme si de toute réalité ne devait jamais subsister

Que cette empreinte de puérilité

Cette innocence plénière

Cette fleur de jouvence qui attirerait jusqu’au plein de sa corolle

Dans cette incertitude écumeuse

Dans cette touffeur maligne

Dans ce piège odorant

Où se perdent les songes

Où se naufragent les utopies

Où s’éclipsent les tentations

D’entretenir le moindre espoir

De prolonger la partie et d’en connaître enfin

Les somptueux arcanes

Mais la fin de quoi

Pourquoi

  

   Cette désertion du jour.

 

   Alors constatant ceci

Cette fuite des choses au-delà de l’horizon

Cette perte du jour dans le tissu serré de l’heure

Cette obligation de n’être à soi que dans la démesure, l’évitement, l’esquive

Alors constatant ceci

L’irrémédiable pesanteur

L’étau ligaturant les tempes

Les forceps clouant les efflorescences du langage

Ta voix s’élevait dans le vent solitaire

S’en prenait à l’indifférence du peuple sylvestre

A la mutité de cette neige

De ce tapis sourd dans lequel se perdaient

La persistance de tes yeux

La forge essoufflée de ton désir

Ta volonté dissoute dans un bien étrange acide

 

   Cette désertion du jour.

 

   Tu en sentais les vibrations

Au fond de ta gorge

Dans les sombres vallées de ton corps

Autant dire la forêt de ton sexe

Tu en éprouvais les reptations serpentines

Bien au-delà de cela même qui eût été compréhensible

Savoir l’immédiateté de l’univers à signifier

Tu en disais secrètement la faille ouverte

Je pensais alors à tes abîmes vertigineux

Par lesquels se maintenait mon étonnante sustentation

Un pied au-dessus de la Mort

Je pensais à tes douces collines

Ces perles gonflées de tes seins

Cette amande généreuse

De ton sexe

Cette pluie bienfaisante qui en inondait la canopée à l’instant magique de

La jouissance

Cet éclat solaire

Cette irradiation

Cette explosion de grenade carminée

Dans la nuit de

L’angoisse

 

   Cette désertion du jour.

 

   Tu disais la hampe de mon désir pareille à la pierre levée

Des civilisations anciennes

Ce dolmen sur lequel ta jeune fougue prenait assise

Cette force jaculatoire

(Parfois jouais-tu au jeu subtil des analogies sonores)

Je sentais cette pulsion en toi

Ce geyser

Cette exultation du corps à se dire

Comme l’animal blessé qu’il est

Qui réclame son onction

Qui demande sa caresse

Deux tiges digitales plantées parfois

Dans le luxe de ton intimité

Plus rien alors n’existait que cet hymne à la joie

Cette résurgence de folles puissances qui nous traversaient à la manière

De l’éclair

Du feu

De la foudre

 

   Il ne demeurait jamais à l’issue du combat

Rien qu’une perte et pourtant…

(Quelle lutte me disais-tu souvent)

Et des larmes d’Amazone traversaient la densité de tex yeux gris

Des yeux de chatte te disais-je

Et nous jouissions à deux de cette troublante image d’Epinal

De cette décalcomanie pour enfants pauvres

De cette bluette que nous distillions

Comme les fous dispensent leur étrangeté

A qui veut bien la prendre

A qui la saisit de la main même de sa propre folie

Toute folie en vaut une autre

Me disais-tu souvent

Entre soupir de plaisir

Et soupir de tristesse

Pareils à des plaintes

Aux élans de corne de brume d’un navire aux yeux borgnes

Parmi les fureurs de la houle

Les hoquets de la mer

Les dérive des flots partant pour on ne sait où

 

   Cette désertion du jour.

 

   Dans ces teintes hivernales

Elles te rappelaient tes escapades au Jardin du Luxembourg

Seule

Avec la neige pour compagne

C’était le temps maudit de notre séparation

Dans ces couleurs endeuillées de blanc

Virginales aimais-tu à préciser

Tu flottais à l’unisson

De TOI

Est-on jamais en phase d’autre chose

Tu naviguais à l’estime

Manière de perdition égotiste

D’écrivain blasé

Tu composais de petits poèmes romantiques

Tu jetais

Sinon aux étoiles

Le Jardin était fermé aux noctambules

Du moins au grésil qui flottait entre deux airs

La gerbe dolente de ta mélancolie

Je te savais perdue à TOI

Définitivement

S’appartient-on jamais

 

   Espérais malgré tout une réémission, un simple bout de terre

Peut-être l’intimité d’une île

Pour MOI l’esseulé que ton absence martyrisait

Ma fierté d’homme

(On ne pleure pas quand on est grand)

Clouait ma langue dans un bien douloureux silence

Mais il n’y avait rien d’autre à faire que de laisser couler les fleuves

Qui un jour connaîtraient l’estuaire

Je viens de fermer ma fenêtre

Il fait froid en cet hiver qui traîne comme à plaisir

Pour ennuyer les nostalgiques

Faire rêver les poètes

Battre le cœur des amants

 

   Où est-elle la chambre tiède

Avec ton sourire attaché à la croisée

La souplesse voluptueuse de tes félines manières

Es-tu toujours aussi joueuse

Aussi encline à sortir les griffes

A lacérer mon dos de plaisir

A garder autour du cou lors des joutes

De notre libido

Ce lacet vert d’eau qui multiplie ton teint de pêche

Et irradie jusqu’au centre de ma chair pliée sous le supplice

Gardes-tu ce colifichet comme une trace de ce qui fut

Qui sera peut-être encore

Dans la ligne hésitante des secondes

Leur scansion pareille aux battements du tamtam

A moins que ce ne soit la musique de nos corps

La musique

De nos corps

 

   On ferme les grilles du Jardin

Une silhouette à contre-jour

Le feu d’un lacet vert

Est-ce TOI

Oui TOI

Il ne peut s’agir que de cela

Ma porte est entr’ouverte

Il n’est pas besoin de sonner

Ton pas me suffira

A te reconnaître

A te connaître

Simplement

Entre

 

 

 

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5 août 2020 3 05 /08 /août /2020 07:49
L’exercice plénier du solitaire

                                                                  « Causses du Quercy »

                                                            Près du Moulin de Boisse - Lot

 

 

 

 

                                                                           Le 3 Avril 2018

 

 

                               Toi, au-delà des terres d’ici.

 

 

   Expérimenter le Solitaire

 

   Hier, ce qui était à faire, je l’ai fait. Expérimenter le « solitaire » jusqu’en sa limite d’où, peut-être, jamais l’on ne pourrait revenir. Une sorte de folie pareille au vent blanc des hautes latitudes. Expérimenter le « solitaire ». Selon toute logique, la formule te paraîtra bien étrange. Sans doute aurais-tu attendu « solitude » en lieu et place de « solitaire ». C’eût été plus conforme aux usages de la langue, moins en accord cependant avec ce que je voulais dire. Ce que je souhaitais montrer : ma condition de Solitaire dont la « solitude » n’aurait été qu’un pâle reflet, une abstraction attachée au seul paradigme conceptuel. Non, « le Solitaire » comme on dirait le « Paralytique », le « Sourd-muet ». Tu vois, quelque chose de fondamentalement rédhibitoire, à la manière dont quelqu’un a les yeux bleus, une haute stature, le nez camus ou bien aquilin. De l’indépassable autrement dit, du fixé à demeure dont il faut reconnaître l’incontournable degré de réalité. Souvent l’on se pose le problème du réel, souvent l’on joue avec sa naturelle complexité, on jongle avec la pluralité de ses formes, on tente de l’amadouer, de le disposer selon sa plus immédiate fantaisie. Le réel, c’est le phénomène lorsqu’il se donne aves son irréfragable pointe avancée, ces yeux bleus dont tu ne pourras changer la couleur, cette peau si claire qu’elle se refuse au soleil, cette implantation de cheveux qui dégage deux golfes ouverts au-dessus des tempes.

  

   Matin gris-blanc

 

   Ce matin des alentours de Pâques est gris-blanc, une sorte de virginité qui ne se laisse maculer que des signes légers d’un fragile réveil. Comme si la nature, pliée dans son cocon, peinait à s’en extraire, préférant aux lueurs du printemps l’obscurité enveloppante de l’hiver finissant. Peu de monde sur les routes confidentielles que je choisis toujours. Les « grands axes » me fatiguent et m’ennuient avec leurs airs convenus, leurs caravanes de gens pressés, leurs guirlandes de métal luisant, leurs étirements de chenilles processionnaires. Combien leur sont préférables ces manières de « chemins vicinaux » qui ne sont que des sentiers couverts de bitume dont la croûte craquelée, par endroits, laisse passer une touffe d’herbe. La nature affleurant sous la domination culturelle et technique de l’homme. Existe-t-il plus habile prédateur, plus pervers magicien métamorphosant de sa baguette maléfique ce qui se donne dans la simplicité et la beauté ? Argumenteras-tu que les routes sont nécessaires ? Certes mais dans le respect de la modestie du paysage, la seule vérité dont on puisse  doter cette parenthèse de terre, de ciel, de roche si généreuse en sa mutité. Oui, car il faut le silence afin que les choses adviennent à elles-mêmes dans la pureté du secret. Y aurait-il bruit alentour et rien ne se délivrerait que dans un voilement qui serait une façon de mentir.

   Mon inclination à être est irrémédiablement poinçonnée au sceau du simple, du retiré, de la colline sauvage, de l’abri solitaire (lui aussi), ces belles gariottes ou cazelles qui sont l’âme des lieux.

 

    Gariottes-cazelles

 

     Comment ne pas se plaire à imaginer, dans les temps anciens, quelque vigneron ou berger occupé, pierre à pierre - ici elles sont le peuple nombreux du Causse, son essence profondément géologique, immémoriale -, à assembler l’espace de son abri. L’homme, l’abri, une façon d’habiter sur terre, de confier à son âme un creuset où se rassembler en tant que ce Passager soumis aux aléas du temps. Le météorologique bien sûr, l’existentiel en sa plus grande profondeur. Cette forme circulaire, cette porte basse, ce toit de lourdes lauzes, ces dalles issues du sol proche, est-il possible de les envisager autrement que dans leur fonction hestiologique, autrement dit de foyer à partir duquel rayonne le sens et y revient pour la simple raison que l’humain y est à demeure et trouve là la manifestation du recueil de son être.

   Osmose de la plus haute signification. Déjà nos lointains ancêtres inventaient la cabane en branchages de Terra Amata, celles du Lazaret, les huttes périgordiennes du Saut du Perron, les cabanes de Horgen en roseau. Comment ne pas être émus par ces témoins d’une première domesticité dont le feu contenu en une enceinte indiquait, primitivement, la présence du sacré ? Comment pourrait-on demeurer insensibles, sauf à se dissimuler dans cette sourde carapace mondaine qui, aujourd’hui, tient lieu le plus souvent de miroir aux choses. Miroir au tain usé, piqueté de taches où même sa propre image est celle d’un étranger. Cabane-utérus, symbolique maternelle rivée au ventre de la terre dont elle prolonge la fécondité. Les apercevant, c’est d’abord à leur austère esthétique que le regard s’applique, toute approche plus matricielle s’y inscrivant nécessairement en abîme. Par ces images éminemment archétypales nous sommes traversés que, la plupart du temps, nous ignorons. Sous la ligne de flottaison de l’iceberg dorment mille puissances qui nous échappent. Ne nullement les percevoir n’exonère pas d’en imaginer la longue dérive glacière semée de bulles, les angles vifs, les couleurs de fin cristal.

   

   Une histoire de rotondité

 

   Incontestablement, nous sommes environnés d’une multitude de signes qui sont la parole à recevoir en tant qu’hommes errants à la recherche d’un point fixe. Ce matin de rude figure, des cabanes de pierre se sont inscrites dans mon champ de vision, mais aussi, comme en un jeu d’écho, la tour d’un moulin à vent aux larges ailes, à la toiture conique faite de minces planches grises que prolonge une queue servant à orienter les pales au vent.

    Ici, se résume de tout temps mon irrésistible attrait pour les bâtisses rondes, leur symbolique assemblante, leur perfection au centre de laquelle on se sent entièrement accueilli. Nul angle qui blesserait. Nul recoin propice à s’investir des ombres et des formes mouvantes d’une angoisse toujours tapie dont nous supputons qu’elle nous guette et fomente quelque projet. C’est cela la magie de la circularité : être au centre et ressentir au plein de son corps l’influence d’ondes bienfaisantes, salutaires. N’était-ce pas la raison d’être des donjons, lesquels outre leur forme défensive, devenaient l’ultime refuge dont l’être tout en rondeur se donnait comme l’antidote de la lutte, de l’assaut ?

  

   Fontvieille-Mistral

 

   Mais revenons au moulin. A seulement l’évoquer, se projette dans mon esprit la belle tête romantique d’Alphonse Daudet. Je le vois dans sa tour de Fontvieille - même s’il n’y a pas vraiment vécu -, penché sur sa feuille blanche, écrivant sous la dictée du Mistral quelques unes de ses pages si savoureuses : « L’Arlésienne », « L'Élixir du révérend père Gaucher », enfin toutes ces histoires si empreintes du caractère d’un lieu qu’elles ne peuvent qu’avoir été dictées depuis un mystérieux centre qui diffusait, sur l’entièreté du pays alentour, la beauté des chroniques provençales. Par définition, Solveig, je crois que le moulin ne peut abriter qu’une présence solitaire. Non seulement en raison de l’exiguïté de son espace mais parce que sa nature profonde est de devenir le creuset d’une intimité. Un face à face d’une solitude avec une autre solitude. Là naissent les plus belles créations.

  

   Une immense scène de théâtre

 

   Le temps est ce flottement si incertain, cette nature qui cherche son équilibre sans vraiment le trouver. J’ai l’impression de rouler sur un tapis qui longerait une immense scène de théâtre avec, tout au fond, vers le sud, une bande rose pâle nageant à l’horizon alors que le reste du ciel est un genre de soie grise infinie dont on n’aperçoit que l’ondulation illisible. Quelques nuages, ici et là, glissent devant la nappe la plus claire. Ils ont une forme étrange. Ils dessinent des arêtes, des élancements, ils brillent d’un inhabituel éclat. Ils sont une belle géométrie, un habile feston posant sur l’air l’irréalité de leur apparition. Je m’arrête au somment d’une de ces collines de calcaire si typique du Causse. Un moutonnement blanc que rythment de courtes herbes. Je fais quelques pas pour me délasser.

   Et, vois-tu, je suis un peu désemparé, tel un enfant découvrant une merveille dans un livre d’images. Ce qui se confondait avec un simple amoncellement de nuages : la chaîne des Pyrénées qui, vue d’ici, s’étale sur sa plus grande longueur. Claire au milieu, plus basse, plus foncée à sa périphérie. Comme si, d’un seul empan de la vue, je pouvais en saisir l’étonnante majesté depuis le Cap de Creus en Méditerranée, jusqu’au Cap Higuer et au golfe de Gascogne vers l’Océan. Sans doute n’y a-t-il plus belle confrontation de l’homme avec la nature, de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

   C’est soudain comme l’empreinte du rêve, tout naît de tout et se remodèle sans cesse. Magnifique métamorphose qui ne semblerait connaître nulle fin. Tu ne peux savoir, Sol, l’amplitude de mon étonnement ravi. Etonnement d’abord de l’admirable découverte, ravissement ensuite pour la simple raison que, face à l’être de la montagne, tout s’évanouit soudain dans les limbes, tout se relativise et atteint la taille de l’animalcule. Une seconde avant la vision et l’on se croyait atteint de quelque grandeur, doué de hauteur et voici que tout s’effondre dans le genre d’un château de cartes. Mais pour autant nulle désolation. Comment pourrait-on ne pas être subjugué  par ce qu’il faut bien nommer, faute de mieux « spectacle » ? Le langage humain semble si étriqué tout à coup. Utiliserait-on le qualificatif de « sublime » et, aussitôt l’on se situerait dans l’excès, dans l’emphase romantique, laquelle ne pourrait trouver son lieu que dans le poème, la phrase à l’ample période.

    Et, puisqu’il s’agit essentiellement de se confronter au sentiment de la solitude, voici que nous est donné immédiatement l’ultime étalon auquel nous référer. Ce que je crois avec la force d’une intuition c’est que nul ne saurait demeurer indifférent à la vastitude de son emprise. D’emblée elle comble et sature l’entendement qui se sent exilé. Aucun décret rationnel ne saurait en épuiser l’être. Aucun imaginaire en tracer les bornes illimitées. Aucune volonté, fût-elle tendue à l’extrême, en remettre en question l’existence. Le malheureux Sisyphe, à son contact, se sent écrasé sous le poids de l’absurde. L’individu quel qu’il soit, y compris la figure valeureuse du héros, est toujours en position de vaincu. Ainsi sont les décisions de la nature qui sont sans partage, sans commune mesure avec nos destins de fourmis. Ou bien alors il faut avoir recours au mythe, forger l’épée Durandal, la déposer dans les mains du preux Roland qui ouvre la brèche qui portera son nom et fascinera les futures générations abreuvées de hauts faits.

  

   Seul avec soi

 

   Et faire appel à l’instinct grégaire, s’enrôler dans une cordée, s’entraîner à la rude tâche d’alpiniste n’y changera rien. Face à la montagne l’on est toujours seul avec soi, avec son vertige, son angoisse, avec ses propres limites. Immense solitude regardée par une autre solitude, si essentielle, si élevée qu’elle confine à l’infini. Posée au sol sur sa large base, érigée de blocs de pierres en glaciers jusqu’au plus haut du ciel, elle est la métaphore de cet inatteignable absolu dont René Daumal dans son « Mont Analogue » s’est voulu l’exigeant déchiffreur sans jamais pouvoir en atteindre le sommet. La mort l’a privé de cette gloire. Peut-être n’était-elle qu’avertissement face à l’ambition des terriens. Limités en existence. Illimités dans leur volonté de tutoyer l’impossible.

   Longtemps j’ai regardé cette frise lointaine faire ses lueurs, lancer ses feux assourdis, distiller toute la gamme de ses nuances. Lorsqu’un paysage déploie ainsi la générosité de son être, il est bien difficile de s’arracher à la fascination de sa présence. Sans doute le fait de mon isolement, là, sur le causse gagné de vent, au regard de l’illimité, me livrait à une sorte de contemplation vague dont le terme n’était qu’un vacillement, une oscillation. Mais disant ceci je traduis bien maladroitement ce fameux « vague à l’âme » dont on ne sait si sa valeur constitutive est d’être dans l’indécision ou bien dans cette entité qui lui tient lieu de gîte, laquelle entité aussi se contente de bien des approximations. 

  

   Venelles froides et humides

 

   Je te l’avoue, me soustraire à cette vue magnifique, insolente de beauté, a été comme un déchirement. Jamais l’on ne se sépare de la fascination sans quelque douleur. J’arrive bientôt dans la petite ville médiévale de C. Les rues y sont désertes en ce jour férié. Quelques rares passants hantent les venelles froides et humides. La mousse est partout avec ses tapis d’étoiles sombres. Le lichen rôde sur les vieilles murailles. Les plantes grasses trouvent leur site dans les creux des murs de pierres sèches. Une architecture faîte de gros moellons de calcaire reliés par des bourrelets de ciment ocre à la grossière texture.

   Beaucoup de portes et fenêtres en ogive dont la plupart ont été remaniées au cours des siècles, occultées, avec, parfois, un nouveau style venant y trouver  le lieu de sa manifestation. Sais-tu, cette étrangeté du temps qui dessine ses empreintes au travers des réalisations humaines. Regarder toutes ces métamorphoses, c’est retrouver ces artisans qui, successivement, ont usé leur vie à tailler des pierres, à les organiser selon les canons de telle ou telle époque. A tel point qu’on peut se demander qui, le premier, de l’homme ou des bâtisses, dicte son ordre à l’autre. Merveilleuse convergence, cependant, que toutes ces influences réciproques qui édifient le socle de l’histoire des peuples.

    Mais me voici devenu bien académique alors que ce qui est à voir ici c’est d’abord le dénuement, le simple en sa plus austère présentation. La plupart des maisons sont fermées. Des volets clos, de vieilles portes aux planches disjointes. On se croirait dans un de ces villages des hautes altitudes que leurs habitants auraient fui pour cause de froidure, pour cause de disette. Une vie trop rude, une épreuve de tous les instants, une lèpre qui gagne les murs, le réseau serré des lianes du lierre enserrant dans leur texture de branlantes existences. Et, du reste, en guise d’existence, parmi le labyrinthe des rues étroites - ces coupe-gorge qui font froid au dos -, j’ai aperçu quelques formes humaines fantomatiques, fuyantes, semant leur vie à hauteur des pavés, disparaissant, soudain, à l’angle d’un mur voilé de noir.

  

   J’ai vu un Prieur

 

   Devant l’étrange église au clocher de pierres octogonale, une voiture est arrêtée dont le moteur tourne au ralenti. Je monte prudemment les marches conduisant au porche. Elles sont habillées d’un glacis de moisissure verte. A l’intérieur une lumière avare que soutiennent à grand peine quelques halos de cierges plantés sur un petit autel. Un homme est en prière, à haute voix. Sa parole est exaltée, suppliante. Debout, cintré dans une vieille canadienne, barbe grise semée de trous, il semble habité d’une étrange flamme qui brûle à l’intérieur. Je ne saisis nullement le contenu de sa supplication, en perçois seulement le vibrato, en sens les ondes qui ricochent sur les dalles du sol avec un bruit de galets.

   Je sens combien ma présence, en ce lieu, est pour le moins déplacée. Athée, je n’ai ni l’intention d’adorer une image sainte, ni ne souhaite entendre les confidences de cet esseulé. Je ressors dans l’air qui déplie lentement ses bourgeons. Un instant je contemple les rayonnages d’un ancien magasin. Il ressemble à un étrange musée Grévin avec ses mannequins de modiste perdus dans le remous des ombres, ses coupons à demi déroulés, ses étagères sur lesquelles trônent encore quelques boîtes métalliques aux couvercles rouillés. Tu peux facilement imaginer cette scène digne d’un roman fantastique, peut-être une ambiance à la Poe avec sa sinistre Maison Usher.

   L’homme sort, maintenant. Encore sur la margelle de ses lèvres quelque chapelet termine d’y égrener ses boules de buis. Il est radieux. Il s’est redressé. Visiblement il a VU quelque chose dont lui seul possède la clé. Alors, Sol, l’espace d’un éclair seulement, j’ai rêvé d’être croyant, d’avoir la révélation, de vivre ce moment de joie intense. Un moment. L’homme est reparti dans un panache de fumée. L’église, encore, devait résonner de la rumeur soutenue de ses étonnantes patenôtres.

 

   J’ai vu un Absent

 

   Je remonte la rue. J’aperçois une vielle dame au fichu noir qui porte, serré sous son bras, une baguette de pain. Bientôt je découvre une petite épicerie d’autrefois avec son fouillis d’articles, ses rayonnages de bois, ses bocaux antiques où poissent quelques gommes vertes et rouges. J’entre. Un vieux monsieur est derrière sa caisse enregistreuse. Il pianote consciencieusement sur son Smartphone et je ne suis pas très sûr qu’il m’ait aperçu.  Tu ne peux savoir combien ce contraste est saisissant, de l’antique au moderne, sans transition aucune. Je ne sais s’il se livre à un jeu, surfe sur Internet, compose le numéro d’un correspondant. Je lui demande l’emplacement de quelques ingrédients. Il me répond d’une voix qui semble venir de si loin. Jamais il ne me regarde, ses yeux vissés à son étrange machine. Pour lui je suis transparent. Pour lui je suis un courant d’air qui aura traversé sa vie sans même qu’il en soit conscient. La pièce, sur le comptoir, fait sa petite musique de jour. Il me rend la monnaie somnambuliquement. A vrai dire je ne sais si je viens de voir un mort en sursis, un vivant déjà parti pour l’au-delà, un mutant des temps modernes. Je ne sais.

 

   J’ai vu l’homme aux chiens

 

   Je prends mon frugal repas au milieu des murs de pierre sèche, des piquants des genévriers, des chênes rabougris. Le paysage s’ouvre au loin sur un horizon dégagé. Quelques villages dont je ne connais nullement le nom ponctuent une rare végétation. Puis je pars en direction du premier village. Ce dernier est quasiment désert. Des maisons à colombage, des écuries au toit éventré, des arbres ont poussé à l’intérieur. Je ne sais si tu me croiras mais ce lieu si discret est un musée à ciel ouvert de portes aussi anciennes qu’esthétiquement belles. Vieilles ferrures, empiècements de tôle, impostes aux vitres brisées, traverses de bois nervuré, enfin un véritable enchantement pour qui cherche la trace d’un style de vie, la signature des mains d’artisans à même leur ouvrage.

   Avant de m’apprêter à partir, j’entends quelques jappements. Je me retourne et aperçois une bizarre équipée. Un homme d’allure assez jeune, de petite taille, en short, brodequins aux pieds, est entraîné par un attelage de cinq chiens tenus en laisse, de vigoureux gaillards, des rottweilers, des pittbuls dont l’âge canonique les rend plus touchants et inoffensifs que potentiellement dangereux. La chevauchée me dépasse allègrement sans autre forme de procès. Une fois de plus l’essence de ma solitude a joué qui semble m’avoir dissimulé à leurs yeux. L’homme a lancé quelques vigoureuses onomatopées, pour moi insignifiantes, puis s’est engouffré dans une maison basse, une des rares à être habitées dans ce bourg aux allures de lieu sinistré.

 

   Pyrénées effacées

 

   Oui, cette journée était celle d’une approche « charnelle » de la solitude. C’est en effet, comme une angoisse qui étreint au centre du corps, lance ses assauts, vous enserre dans une manière de côte de mailles. Toute sensorialité semble s’être éteinte. Oreilles enduites de cire, yeux emplis de peaux comme dans les cataractes, mouvements ralentis, toucher anesthésié, goût amer dans la bouche avec la présence d’une inextinguible soif, façon symbolique, sans doute, d’invoquer le ressourcement au terme duquel revivre.

   J’ai pensé à une traversée du désert. Pourtant tu connais bien mon désir de silence, mon choix des vastes espaces où l’on ne rencontre que le vent. Pour autant je ne suis ni anachorète ni religieux retiré dans son inatteignable météore. Tu en es consciente, toi aussi la « promeneuse solitaire ». Tout retrait du monde n’est supportable qu’à la mesure d’une présence quelque part qui dit l’écho de son propre être. Jamais il n’y a de solitude totale.

   Le moine dans sa cellule est avec dieu. Le savant fou immergé dans sa forêt d’éprouvettes est avec la science. L’écrivain dans sa tour d’ivoire avec ses personnages. Le penseur au sein de sa monade avec la philosophie. L’artiste en son atelier avec l’art. Le prisonnier en sa geôle avec l’idée de la liberté à conquérir. L’explorateur dans la forêt amazonienne avec la découverte qui va bientôt confirmer le but de sa quête. L’archéologue parmi les sables brûlants avec les dieux qui ont inventé les mythologies.

   Nul n’est seul au monde. Le serait-il et ce monde n’existerait pas. Toujours une pensée, une idée, un affect, un percept, une mémoire, un souvenir, un projet sous-tendent le chemin accompli par tout homme. A défaut d’altérité c’est la mort elle-même qui nous atteint au plein de notre être. Exister c’est être soi en l’autre, être l’autre en soi. De signifiant à signifiant, l’espace du signifié.

   Mon périple touche à sa fin. L’horizon qui, ce matin affichait sa barre de corail au travers de laquelle se donnait à voir la belle chaîne des Pyrénées, voici qu’il est devenu une aire vide où plus rien ne se laisse apercevoir qu’une brume vaporeuse s’étendant à l’infini. Suis-je en deuil des montagnes ? Suis-je SEUL par rapport à elles qui se sont renfermées sur leur mystère ? Non. Je sais leur moutonnement blanc et gris, leurs arêtes étincelantes, le crépitement d’un glacier, la découpe en dents de scie d’une crête. Je sais tout ceci et suis AVEC elles. Savoir est l’antidote de la solitude. Il faut en avoir éprouvé l’efficience au fond de soi. Un écho qui jamais ne s’éteint.

  

                                      A toi ma Solitaire sans qui je serais SEUL. Irrémédiablement !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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