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1 avril 2020 3 01 /04 /avril /2020 08:31
Al centre del món

Montserrat, pèlerins devant la basilique

 

(c) Thierry Cardon

 

***

 

 

   Je ne sais le motif que représentent les sgraffites réalisés d'après les dessins de Josep Obiols. Je ne sais quelles sont les significations symboliques de ce bestiaire taillé dans les veines du marbre noir et blanc. Tout au plus pourrais-je me hasarder à bâtir quelques hypothèses simples, dire la bonté évidente du dauphin, l’agressivité du saurien. Ainsi seraient délimitées les deux aires antinomiques des deux universaux du Bien et du Mal que viendraient renforcer la présence nocturne de l’ombre inquiétante, l’apaisement solaire de la lumière. « Pèlerins » nous dit le commentaire de l’image. « Pèlerin », « étranger », « l’homme de passage sur cette terre », nous dit le dictionnaire étymologique.

   Certes, il s’agit bien de « passage ». D’un lieu à un autre, d’un temps du projet à celui d’une réalisation, de la réserve croyante à l’exercice de la foi, de la sphère quotidienne du profane à celle, tissée d’exception, du sacré. De « passage » du réel concret à cet espace métaphysique qui bourdonne au loin et ne se donne jamais que sous les traits de brume de l’imaginaire. Ici, sur le parvis que sépare en deux, telle l’enceinte de l’arène, la vivante clarté, aussitôt néantisée par le deuil de l’obscur c’est toute la tragédie humaine qui trouve la scène de sa donation la plus verticale, la plus crue. Don de la vie entraînant dans son cruel sillage le contre-don de la mort.

   Ici, sous le soleil ardent de Catalogne, cessent toutes tentatives de se réfugier dans la toile douce des illusions. Image se reflétant dans la stupéfiante chorégraphie taurine : l’épée du matador brille qui va porter l’estocade, va immoler la fougue brune sous le linge de deuil qui signera la puissance de l’homme, la défaite de l’animal agenouillé devant son Maître. Etrange dialectique du Maître et de l’Esclave qui est la simple et irréductible duplication du processus du vivant qu’entame, dissout, peu à peu, celui de la mortelle condition.

   Mais on dira plus volontiers, « al centre del món », comme isolé en sa singulière insularité, là au milieu du parvis, loin de tout souci de perte, de chute, l’irrépressible force de l’Amour, sa vie aux côtés de l’Ange, sa lutte avec l’haleine acide et froide du Démon. Oui, ces pèlerins, ces passants sur cette terre, s’étreignent, pris d’un évident bonheur, disposés aux effusions de la joie. Ici, dans la lumière de midi, dans la force de l’ascension zénithale, ils paraissent hors d’atteinte comme si une mystérieuse présence les protégeait de tout effroi, les portait hors de toute inquiétude.

   Pourrait-on seulement imaginer voir se déliter cette union, fondre cette osmose, se scinder cette sublime dyade ? Nous, qui regardons, qui sommes des gens de bonne foi, des humanistes pratiquants, abritons cet amour sous l’auvent largement déplié de notre conscience. Et si nous le faisons avec une si grande générosité, c’est bien en direction de ce couple touchant, mais aussi pour nous rassurer nous -mêmes. En quelque sorte, imaginer le malheur de l’autre, c’est en même temps postuler le sien propre. Or nous ne le voulons, l’écartons de toute la force de notre volonté.

   Nous regardons et nous nous retirons car il y aurait impudeur à observer cette scène plus avant. Les Amants, eux, ne connaissent ni pudeur, ni impudeur. Hypnotisés, anesthésiés par leur amour, ils sont au-delà de toute préoccupation contingente. Ils sont au Paradis, entourés d’animaux affables et beaux, de fleurs merveilleuses, de ruisseaux qui tintent tel le cristal, de prairies aux croupes somptueuses. Ils sont avant la Pomme. Ils sont avant la Chute. Ils sont dans l’ignorance du Mal. Ils sont dans la conscience souple et duveteuse de la vie. Ils sont dans un berceau de pétales. Ils ne connaissent pas la brûlure des épines. Ils sont sur leur nuage et ne craignent de tomber puisqu’ils n’ont jamais expérimenté ce que tomber veut dire. Ils sont en sustentation, en flottement d’eux-mêmes, des autres, du monde. Ils sont des oiseaux de haut vol qui ne connaissent de la terre, tout en bas, que leur propre vertige de planer haut, de ne souhaiter que ceci.

    Bien évidemment, nous pourrions suivre cette bluette à la trace et ne s’enquérir de la suite. Ainsi font les enfants inquiets qui referment le livre du « Petit Chaperon Rouge » avant que le loup n’ait mangé la grand-mère. Mais telle est notre condition d’existants qu’il nous faut assister à la manducation et, si possible, en ressortir indemnes ou, à tout le moins, point trop terrassés par la peur. Ces Amoureux, dans leur cercle d’apparente félicité, sont-ils au-delà de toute atteinte ? Sont-ils en île d’Utopie où ne croissent que les idées généreuses et les projets ailés ? Sont-ils si occupés d’eux-mêmes, dans le cocon d’une juste réciprocité, que les choses terrestres ne sauraient les atteindre ? Sont-ils pourvus de la grâce de l’immortalité ? Voient-ils l’Absolu  d’où toute possibilité de ténébre existentielle serait définitivement exclue ? Sont-ils VRAIMENT au Paradis ?

   Poser toutes ces interrogations consiste, bien évidement, à fournir la réponse. Non, ces Amants ne sont pas en Terre d’Eden. Ils sont en « terre terrestre » et peut-être d’une façon plus urgente, plus visible que celle des autres passants qui s’égaillent sur le parvis dans une manière de superbe autarcie, de constante solitude. Rien n’est plus fragile que le bonheur lorsque, pointant le bout de son nez, il se poudre de gris, dissimulant son visage sous une pellicule de fard.

   Tout amour, par nature, porte en soi les ingrédients de son propre drame. Et ceci n’est nullement une idée de sceptique ou une assertion de stoïque. Le tissu humain est ainsi fait qu’il dessine toujours, sur son envers, les rugosités que son endroit dissimulait sous les caresses de la soie. Donc, ces Amants sont certes des pèlerins en chemin. Mais vers quoi ? Mais vers le Purgatoire dont les portes communiquent avec celles d’airain, de l’Enfer. En réalité ils entreprennent, à rebours, le « pèlerinage » de Dante.

   Partis du Paradis où brille Dieu en personne, ils vont passer par le Purgatoire avant d’atteindre les neufs cercles de l’Enfer où habite le Diable entouré de cruels Démons. D’un lieu de béatitude, l’Amour, ils passent à un lieu de Ressentiment au préjudice de leur vie. Ils font le trajet stupéfiant de la Vie à la Mort ou, si l’on veut, de l’exister à la conscience du ne-pas-exister, de l’immortalité à la finitude. Comme l’on passerait, sans transition, de la plénitude de l’amour aux affres du désamour, de la rutilance du sens aux éclipses définitives du non-sens. Ont-ils d’autre choix que celui-ci dont l’affliction est à la hauteur de toute aporie ? Certes non, à moins de se réfugier dans la mansuétude d’un romantisme désuet.

   Sans souci de surinterprétation de l’image nous pouvons facilement y reconnaître les quelques cicatrices au gré desquelles la « maladie de la mort » va surgir irrépressiblement sans qu’il soit en la mesure de quiconque d’en enrayer les funestes desseins. L’Amant (nommons-le Adam, dans le pur souci d’une provenance originelle) fait face à son destin, fait face à la Basilique qui est le temple de Dieu. Il semble même en soutenir le regard, en faire l’épreuve. Mais ceci, ce geste profondément iconoclaste (nul ne peut fixer la Présence Divine), il ne peut le « payer » qu’au prix de sa vie. On ne saurait toiser impunément Zeus. Le foudre frappe qui réduit à néant.

   Quant à l’Amante (nommons-là Eve par pur souci de symétrie), contrairement à la fable de la Genèse, elle est entraînée dans sa propre perte par la chute de son Amant. Justice est donc rétablie, si l’on peut dire, par symbole interposé. Que l’origine de la « perte » soit un fait masculin ou féminin importe peu, c’est la Chute qui compte et elle seule qui ouvre toutes grandes les Portes du Tartare.

   N’y aurait-il eu péché, les Originels se fussent-ils exonérés de mourir ? Ceci n’est que broderie du dogme pour les ignorants et les crédules. Nul besoin de justifier notre chemin mortel par quelque supercherie. Nul arrière-plan religieux qui pourrait adoucir nos peines. C’est en pleine lucidité, là au soleil de midi, là « al centre del món » que tout se joue parmi les gracieuses cabrioles des dauphins et les dents aiguisés des sauriens. Nulle part ailleurs ! Qui donc pourrait s’inscrire en faux contre une telle vérité ? Toujours la vérité blesse qui soustrait à nos vanités, à nos séduisantes mythologies, à nos trompe-l’œil en forme d’image d’Epinal les horizons d’une vie qui n’en serait une, seulement un genre de comédie se satisfaisant de ses propres tours de passe-passe ! Voir et ne nullement ciller, voici la seule et unique règle. Toujours, existentiellement approchée, cette dernière, la règle, est-elle trempée dans le métal le plus résistant. Et notre force décroît qui ne saurait en faire plier la cruelle matière !

 

 

 

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1 avril 2020 3 01 /04 /avril /2020 08:29
Avenue du silence.

 « Mon cœur à découvert… »

  Photographie : Alain Beauvois.

 

                                                                ***

 

                                               « C’était l’hiver dernier

                                                     Et bien tard le soir

                                                   Le ciel était couvert

                                                Et mon cœur à découvert…

                                         Et, à l’horizon, sous les nuages bas

                                        J’apercevais au pied du Blanc Nez

                                                      Une silhouette… »

 

                                                                   A.B.

 

 

 

   Silencieux sillage de soie.

 

   C’était d’abord comme le rien. Cela ne proférait pas. Cela ne s’agitait pas. Ça attendait. C’était accroché, tout là-haut, dans le ciel, avec sa touche énigmatique d’infini flottement. Comme si, jamais, le moindre mouvement pût à nouveau avoir lieu qui habiterait l’esprit des choses, animerait les allées et venues des Dispersés au hasard de la Terre. C’était un silencieux sillage de soie, l’égouttement de litanies liquides, le souffle indistinct du vent perdu dans l’immensité du cosmos. C’était une fugue qui aurait semé ses arpèges dans l’immensité d’un paysage sans bornes, dans un lieu si absent à lui-même qu’on l’aurait cru simplement cloué à la toile de l’imaginaire. Pensez seulement à une illimitée mer de sel posée sur un plateau péruvien avec ses damiers étincelant à perte de vue et, loin, là-bas, à l’horizon, une élévation plus sombre dans le jour naissant de quelque mirage. C’était pareil à un désert avec sa plaque de sable lisse, le scintillement des grains de mica, quelques vagues souples seulement où s’imprimaient la trace du vent, peut-être l’ondulation d’une vipère fuyant la compagnie des hommes. Et toujours, là-bas, identique à une douce insistance, quelques émergences de roches brunes trouées par la sourde volonté de l’harmattan.

 

  Lieu ouvert de la méditation.

 

   « C’était l’hiver dernier » et le désert était loin qui faisait sa continuelle brûlure, son haleine chaude sous le ciel inondé de lumière. Ici étaient, au contraire, les teintes de cendre et d’étain, le bistre pareil à une croûte brûlée, le blanc de neige, le gris de la mélancolie qui faisait sa traînée légère parmi les douces confluences des nuages. C’était un si éphémère trajet des choses qu’on aurait volontiers pensé à un chromo biblique, à un « Angélus » de Millet auquel il n’aurait manqué que les deux personnages en prière, un outil, une brouette indistincte dans cette si belle clarté crépusculaire qui est la merveilleuse antichambre du rêve, le lieu ouvert de la méditation. Toute la vibrante présence du clair-obscur telle que peinte par le génial Rembrandt. Une persistance des êtres entre chien et loup, un pied dans le jour, un autre dans la nuit qui déplie ses membranes de suie. C’est l’heure où le corps se confie à l’ombre comme il le ferait, se déposant originellement dans l’accueillante  aire maternelle où battent les eaux de la souveraine tranquillité.

 

   Face à l’immense, à l’ouvert.

 

   Ici, il faut venir avec humilité, abandonner son arrogance aux patères des villes, se défaire de sa volonté de puissance, plier son orgueil sous la taie d’un oreiller et se disposer à être libres face à l’immense et à l’ouvert. La clairière du ciel est cet ample cirque où résonne parfois le tonnerre, ce terrifiant attribut des divins. Il faut demeurer dans la conque étroite de sa vêture mortelle, il faut plier l’échine, se lover dans le creux de sa réserve. C’est toujours ainsi, le paysage sublime est cet infiniment grand qui nous toise de toute sa fierté ouranienne et nous réduit à la taille de l’insecte infinitésimal, peut-être cette fourmi qui charrie son sinueux destin dans l’égarement d’une impalpable présence.

 

   A la mesure des étoiles.

 

   « Cœur à découvert », comme pour dire notre muette supplication en direction de ce qui fait sens à la mesure des étoiles, à la majesté de cette voûte céleste qui nous effraie et nous attire à la fois. Perdus sous la vastitude, nous sommes entièrement livrés aux décisions de l’être-du-monde qui nous dépasse et nous enjoint de nous vêtir de quelque transcendance afin de ne nullement demeurer dans une nudité qui serait la forme patente de notre désarroi. Avancer dans le doute comme on progresserait dans le brouillard, écartant les voiles mouillés de ses mains hésitantes. Geste artisanal au bord d’un mystère comme si, de l’autre côté de soi pouvait surgir, à tout moment, la membrure de l’étrange, le seuil au-delà duquel l’inconnu se métamorphose en familier, la tristesse en pure joie. Autrement dit le saut dans léblouissement. Car nul ne sait ce que nous pourrions trouver si, par extraordinaire, l’on pouvait sortir de sa geôle de chair et déboucher dans le domaine de l’inconcevable, connaître seulement l’intervalle d’un instant, le secret qui perce sous le halo de  lumière blanche.

 

   Mailles de l’utopie.

 

   Mais rien ne sert de rêver, de sombrer dans les mailles scintillantes de l’utopie. Rien ne sert de se distraire de soi comme si, soudain, échappant à la dague de notre condition nous pouvions devenirs autres et connaître l’ivresse d’un affranchissement infini, simple efflorescence dans l’air qui se dilaterait à la mesure de notre moi et nous accepterait comme sa forme coalescente. Liberté contre liberté. Pourtant nous sommes libres, infiniment libres d’éprouver ce qui est là, posé devant soi à la manière d’un don. Oui, la vertu du silence, la force du recueillement, c’est de nous dérober à notre habituelle lassitude pour nous porter là où la beauté est infiniment disponible. A savoir dans le creuset de l’alliance, dans l’arche des affinités où le tout du monde, le tout de notre être se fondent en une seule et unique symbiose.

 

   Unique vision.

 

   Image de la dyade au gré de laquelle les principes opposés s’autorisent à s’interpénétrer, à se confondre dans une unique vision de la réalité. Alors il n’y a plus de scission. Je suis l’horizon qui est mon domaine, le ciel est mon corps éthéré où flotte la souple caravane des nuages. Alors il y a identité et sentiment de cette belle amplitude océanique qui déferle en nous, tout comme elle envahit la sphère mobile de l’univers. Je suis celui que je suis en même temps que l’autre, que tous les autres qui gravitent dans le champ de mon expérience. Je suis le sable, ses étranges ondulations, ses vagues minérales qui courent vers l’infini avec leur belle insouciance, leur constante harmonie. Je suis la flaque où se réverbère l’image plurielle du ciel, cette mouvante présence qui tisse les fils de l’invisible. Je suis cette clarté au ras du sol dont la perspective se prolonge dans le pur langage de la poésie.

 

   Un illisible voyage.

 

   Cette bande grise tout en haut de l’espace est l’abri où je réfugie « mon cœur à découvert », cet état d’âme par lequel je suis homme parmi le long cheminement des êtres, leur procession pour un illisible voyage. Cette ligne, ce doigt qui pointe en direction du futur, cette langue de terre qui a pour nom Blanc-Nez, tout ceci c’est ma propre silhouette couchée sous l’écrin du vivant, genre de gisant de pierre attendant du ciel sa propre fécondation, le surgissement de l’esprit dans la gangue sourde de la matière. Et cette « « silhouette » que j’aperçois, est-elle simple mirage, est-elle ma propre vibration dans la perspective de la lumière, un feu-follet faisant sa troublante persistance, un autre-que-moi qui se signalerait à ma présence, une concrétion existentielle voulant dire la nécessité des choses belles, l’esthétique fondée en toute relation,  le langage naissant de la rencontre comme ce qui fait briller l’essence humaine bien au-delà de son esquisse, là où ne règnent  plus  que les plis du silence et l’inaudible rumeur des questions ?  

 

   Creuser son énigme.

 

   Qu’en est-il de tout ceci qui vient continuellement à ma rencontre dont, le plus souvent, je ne perce nullement l’énigme, pas plus que je ne creuse la mienne ? Qu’en est-il ? Il sera toujours temps de répondre lorsque la nuit aura tout effacé, que l’aube se lèvera avec son air de mystère. Demain sera un autre jour. Demain sera une autre révélation. Jamais plateau de sable ne trouve son repos, le ciel ne fait halte, le cap ne se dissimule à même sa densité. Il y a beaucoup à voir encore ! Et nos yeux sont disponibles à la fertilité des choses. Un voyage qui trace sa voie parmi le doute échevelé des humains. Toujours une aventure qui nous dépasse et nous invite à être. Oui, à être ! Infiniment.

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 10:05
Materia prima

 

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

« Et le secret absolu de la pensée est sans doute ce désir jamais oublié

de se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière,

dans le concret tellement concret qu’il en devient abstrait. »

 

J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »

 

*

 

   La photographie placée à l’incipit de cet article nous plonge au cœur même de la réflexion relative à la matière, à ses rapports avec l’esprit. D’une manière évidente, ce tronc est matière à l’écorce rugueuse, ce lierre est matière aux feuilles lisses, nous sommes nous-même matière qui regardons le réel dans sa texture concrète, hautement préhensible, le plus souvent destinée à un usage particulier, dimension utilitaire des choses avec lesquelles nous avons un destin commun. Nous, hommes de chair de fragile constitution, cependant nous avons pouvoir sur cette matière, nous la façonnons à notre guise, la métamorphosons. La bille de chêne devient madrier, puis meuble à usage domestique, peut-être fauteuil sur lequel nous trouverons repos sans savoir même l’arbre qui s’y est trouvé à l’origine comme l’être à nous adressé dans une générosité naturelle, magnifique geste de donation d’une forme sourde, inconsciente, à une autre forme, ouverte elle, consciente, mais le plus souvent oublieuse des événements, des enchaînements de causes et de conséquences qui se perdent dans le bruit général et souvent confus du monde.

   La matière, en sa foncière concrétude, nous est si habituellement coalescente que nous finissons par n’avoir plus guère d’égard quant à son existence. Nous longeons les replis de terre, l’eau brillante du lac, le doux moutonnement des forêts, sans même nous apercevoir que, sans leur présence, nous ne serions plus hommes, puisque notre condition d’existants, non seulement nous met en relation, mais nous fait dépendre d’eux, ces éléments du réel qui devraient nous interroger bien plus fort qu’ils ne le font. Sans doute leur essence les verse-t-elle à une modestie, à un silence, à un retrait, à une constante dissimulation.

   Bien sûr, parfois, nous entendons un cri, celui par exemple d’un arbre qu’on abat, qui se couche au milieu de ses congénères dans un fatras de branches, une pluie de feuilles, un spasme des racines, elles sont blanches et nous disent leur douleur d’être tirées sans ménagement du lourd sommeil qui était le leur, longue patience afin que l’être-arbre en son entier puisse se déployer, lancer ses ramures dans l’espace, abriter le Passant, accueillir l’oiseau, recevoir la source bienfaisante de l’eau de pluie, canaliser les ruisseaux de vent qui se perdent au loin, dans la confusion du jour, parmi les grains dilatés de la lumière.

   La terre porte les semences, l’eau nous abreuve, nous nous chauffons aux flammes des bûches. Tout ceci est si évident que cela existe de la même façon que nous respirons, sans effort, sans processus d’une force à mettre en œuvre, sans quelque énergie à déployer, sans une quelconque prière adressée aux dieux dont nous attendrions qu’ils accèdent à nos vœux les plus chers : vivre dans le bonheur et l’insouciance et trouver un naturel Paradis mis à notre disposition de toute éternité.

   Qui dit Matière, dit en même temps Nature, et c’est bien elle, la Prodigieuse, qui nous appelle et demande notre plus attentive disposition. Quand nous la négligeons, elle se rappelle à nous sur le mode du déchaînement, de la tornade, de l’abîme parfois et, alors, nous faisons amende honorable et prenons la ferme résolution de la servir, de la choyer, sans doute pour des raisons intimement personnelles, des motifs brodés d’égoïsme. Mais peu importe la motivation et, ici, au moins provisoirement, nous pouvons faire l’économie d’une morale immédiate, nous passer d’une absolution, éviter une pénitence, cependant nous ne pouvons nullement ignorer l’éthique, cette façon d’habiter la Terre en toute conscience, en raison, en sensibilité aussi puisque notre tonalité fondamentale, la climatique de nos humeurs déterminent nos conduites et guident nos actes.

   Certes la matière est utile, certes la matière nous puisons en elle les ressources dont nous avons besoin pour assurer notre subsistance et ceci n’est nullement répréhensible, ceci doit seulement être guidé selon les motifs éclairés de notre libre arbitre : prélever à bon escient ce qu’il faut, juste ce qu’il faut pour avancer sur le chemin, ne nullement ployer sous le fardeau de nos envies qui, à y bien regarder, ne sont que caprices d’enfants ne supportant pas le spectacle de leurs mains vides.

   Mais la plénitude de la main ne doit nullement se confondre avec une satiété qui ne serait comblée qu’à l’aune d’un continuel et toujours renouvelé emplissement. Que nous ayons faim et soif est, bien évidemment, dans l’ordre des choses. Ce qui pose problème n’est pas la nature de nos besoins fondamentaux, seulement la manière dont nous y répondons, souvent quantitativement, alors que la qualité devrait être notre plus exacte perspective. Le goût d’un fruit ne saurait être lié à sa forme extérieure, au chatoiement de sa peau, bien plutôt à son caractère singulier qui en détermine la saveur, peut-être une modestie qui indique sa vérité, cette offrande qu’il nous adresse comme son geste essentiel.

   A trop considérer la matière en tant que matière, nous perdons le sens même de ceci qui y est inscrit, qui ne relève simplement d’une association complexe d’atomes, d’un enchaînement de molécules, d’entités inertes livrées au seul hasard d’un destin tracé à l’avance. C’est à nous, rien qu’à nous les hommes de donner sens à la matière et de la considérer selon les lignes ineffaçables de ses virtualités qui sont grandes si l’on sait viser correctement les signes qu’elle nous prodigue à l’envi. La matière, toute matière par définition est au service de l’Homme. Mais, par un souci de juste retour, il est nécessaire que l’Homme soit au service de la matière, qu’il ne la considère seulement comme un fonds dans lequel puiser indéfiniment les nutriments de sa félicité. Tout s’épuise qui est Matière aussi bien qu’Esprit.

   Tout s’épuise et ne saurait se renouveler puisque la flèche du temps est orientée vers l’avenir, dont nul démiurge ne détournera le trajet. Il y a une incoercible volonté de l’exister de toujours se continuer au-delà de son propre présent, de connaître cet avenir qui flamboie au-delà de la courbe des jours, sans doute plein de promesses, que notre foncière naïveté habille de la vêture de l’infini. Mais, chacun le sait, le propre de notre infini est celui d’être fini, bordé par une lisière temporelle, circonscrit dans un espace clos qui ne saurait se dilater au-delà du cercle qui, de tous temps, lui a été attribué comme sa signification ultime.

   La belle expression de Le Clézio : « se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière » ne doit pas être considérée comme une manière de néant où plus rien ne serait visible, où plus rien ne ferait sens qu’une matière compacte, bornée, avec laquelle l’Homme finirait par se confondre, formé réifiée se confondant avec une autre forme de nature identique. Ici, il faut accentuer deux mots dont la présence est essentielle pour saisir la pensée de l’Auteur. Il s’agit de « extatique » puis de « fusion », dont il est urgent de comprendre combien ces termes engagent d’une manière essentielle la formulation totale de la phrase. « Extatique », d’abord, il faut le viser comme l’état de conscience extrêmement dilaté de Celui qui, appelé par un événement hors du commun, rencontre avec le Sublime de la Nature, de Dieu, de l’Art, de l’Histoire s’augmente soudain d’une conscience qui paraît illimitée, sentiment de fusion avec la totalité de l’univers, « sentiment océanique » selon la belle expression de Romain Rolland, déport de son être en direction d’un Être qui le transcende dans les Universaux précédemment cités, Nature, Art, etc…

   Ensuite « fusion ». Fusion, par exemple, comme dans un genre de convertisseur Bessemer qui débarrasse la grossière fonte, la transforme en un acier bien plus utilisable, bien plus pur. Action, pourrions-nous dire, sur la « materia prima », afin que d’un procédé de nature chimique, peut être alchimique, naisse un corps nouveau, essentiellement volatile, essentialisé en quelque sorte, émanation d’une substance qui, petit à petit, cède ses attaches terrestres pour en gagner de plus aériennes, de plus célestes. Ainsi, en image symbolique convoquant une étrange machine, pouvons-nous, sinon saisir le processus de la métamorphose de l’intérieur, du moins en voir le phénomène accompli, cette neuve réalité allégée de son poids, cette figure qui ne s’adresse plus directement à nos corps de chair mais sollicite notre esprit, ce nuage, cette buée qui s’exhalent de nous sans que nous puissions en toucher, de manière concrète, la subtile transition, le passage d’un état à un autre.

   Car, s’il y a bien une rupture, une césure, même un véritable hiatus installés entre le lieu sensible de notre corps et celui, intelligible, de notre esprit, si nous ne pouvons nullement les expliquer de façon logique, il ne nous est nullement interdit d’utiliser la médiation de la métaphore (le convertisseur Bessemer en l’occurrence) cette facilitation imagée qui nous fait passer immédiatement du signifiant-matière au signifié-esprit sans qu’il nous soit nécessaire, en aucune façon, d’en démonter le mécanisme, d’en justifier le fonctionnement. C’est bien plutôt une connaissance sans intermédiaire, une connaissance de l’ordre de l’intuition qui nous conduit au plein d’un mystère dont, par nature, nous n’épuiserons jamais l’être.

   Mais il nous faut revenir à la photographie et tâcher d’y trouver ce subtil passage qui, issu de la matière, se donne maintenant comme esprit. Et nous ne tirerons guère notre épingle du jeu qu’en ayant recours, une fois de plus, à la dimension symbolique dont tout réel est affecté pour la simple raison que, nous les Hommes, êtres éminemment symboliques puisque pourvus de langage, sommes invités inévitablement, de façon analogique, à reporter notre propre essence (langagière) sur ce qui vient à notre rencontre (cet arbre par exemple), cherchant en lui les motifs d’un possible langage, fût-il caché et sujet à toutes les interprétations. Car le réel, sa signification, ne nous sont pas donnés d’emblée dans le cadre d’une certitude, le réel est polyphonique et fait entendre de multiples voix selon les dispositions et les inclinations que nous déployons à son égard.

   A l’évidence, cet arbre, ce tronc, ne sont pas anonymes, muets, couchés dans une manière d’éternel silence. Cet arbre « parle » ou bien « il a été parlé » pour lui. Sur la surface libre du tronc, en caractères bien visibles, se déploie un cœur à la parfaite symétrie, contenant en son sein les deux initiales A - B. Certes nous pourrions en rester à cette constatation idéographique et passer notre chemin sans qu’une vive inquiète ne s’attache à cette inattention. Cependant, que l’on poursuive sa progression ou que l’on demeure, nous aurons été, dans l’instant, touchés au plus vif de nos sentiments, peut-être aussi de notre légitime curiosité. Pourquoi ces initiales ? Pourquoi cette inscription qui restera pour toujours, croîtra avec le développement de l’arbre, dépérira et mourra avec lui ? Nulle chose n’est gratuite dans le geste des humains, sauf à être la gesticulation incontrôlée d’un inconscient. Rien n’est gratuit et cette inscription porte en elle sa puissance de diction qui est aussi, corrélativement, puissance d’accomplissement, de signifiance.

   Sans doute, à observer cette « œuvre » (au sens de ce qui a été « œuvré »), nous nous lancerons dans une pure fiction dont, sans doute le coefficient de réel, la force de vérité, ne seront que des tentatives de compréhension, des hypothèses émises au cas où elles rencontreraient un possible ayant eu lieu pour des humains, sur cette Terre, en un temps bien déterminé. Nous pourrions dire, par exemple : Que signifient A et B, dans cet ordre énoncés, un début d’alphabet qui serait le début d’une histoire ? A, serait-il l’abréviation d’Adam, et alors nous interrogerions le site de toute origine ? B serait-il l’initiale de Béatrice, la Béatrice de Dante, A son Aimé, le Florentin auteur de « La Divine Comédie » et alors à quelle partie du poème devrions-nous référer, à l’Enfer, au Purgatoire, au Paradis ?

   Gageons, que pour les supposés Amants qui ont gravé d’une main tremblante, dans l’écorce disponible, les graphies de l’Amour, seul le Paradis pouvait s’ouvrir à eux et les combler d’une félicité, au moins provisoire, dont le témoignage sylvestre rendait compte selon une esthétique aussi simple qu’émouvante. Or, y aurait-il manifestation plus spirituelle que celle octroyée par le mythique Paradis, patrie des saints et des hommes sans péchés, des entités séraphiques et chérubiniques, tous esprits célestes, simples manifestations intangibles, corps astraux, auras, halos, nimbes qui ne disent plus rien de la Matière (à moins d’une possible réminiscence qui se manifesterait dans l’esprit), mais qui attestent seulement d’un mystérieux alpha et oméga concentrant en son incroyable amplitude le Tout de l’Univers, l’UN assemblé de toutes choses.

   Certes, nous avons convoqué l’imaginaire, bâti de toutes pièces une possible architecture, à vrai dire une Babel, cette « Tour des Miracles » grosse de mille langues donc d’une infinie pluralité de significations, l’une appelant l’autre, l’une se réverbérant en l’autre, et ainsi à l’infini du temps, l’illimité de l’espace. Que nos projections soient justes, vraisemblables, tissées de possible ou bien totalement hors sujet, peu importe ici la manière dont l’esprit a été convoqué, conduit à révéler son être. Ici n’est nullement le lieu des sciences exactes, ici est le lieu de la libre disposition du Soi vis-à-vis de ce qui le questionne et le met au défi de répondre, de trouver, à l’intérieur de ses propres limites, les matériaux d’un possible entendement.

   Tout ce qui appartint au domaine nébuleux des essences ne se donne jamais avec la même facilité que nous réserve le concret dans son infinie variété, dans son caractère de naturelle évidence, dans le confort qu’il offre à notre vision, le préhensible qu’il destine à nos mains. Ce qui est difficile dans la perception de la notion d’esprit, c’est bien sa nature fondamentalement différente de ce à quoi nous sommes quotidiennement habitués, cet environnement familier, cette table-ci, cette chaise-là, toutes présences affectées d’objectalité, soutenant l’épreuve du réel sous les effets d’une résistance, d’une tension, de quantités observables, consignables dans le grand registre de l’exister, pouvant trouver leur singulière justification à l’aune d’un étalon quelque part déposé qui joue en tant qu’accusé de réception de nos certitudes. Car l’Homme, en son angoisse native, en son esquisse trouée de constante déréliction veut une confirmation permanente de son être propre que ces choses ici et là lui procurent au titre de leur immédiate présence. Exister c’est tenir, tenir c’est être rassuré, être rassuré, la condition de l’ouverture d’une clairière dans le sombre et le ténébreux de la forêt existentielle.

   « Se replonger (…) dans le concret tellement concret qu’il en devient abstrait. » Oui, la formule est aussi saisissante qu’incompréhensible en un premier geste de la pensée. Comment le concret, comment cette masse têtue qui se dresse devant mon horizon humain, pourrait soudain, devenir abstraite, s’alléger de soi, par quel miracle, par quelle mystérieuse alchimie ? Réponse : le processus n’est nullement physique, matériel, comme si un fragment de Nature ici convoqué, sommé dans l’instant de paraître, délesté de ses habituels prédicats, pouvait obtempérer, obéir à notre volonté et alors, devant nos yeux étonnés, cet arbre-ci, se dépouillerait de son tronc, de ses racines, de ses branches et de ses feuilles pour ne plus laisser « paraître » que l’invisible de sa forme, ce esprit que nous lui supposons, dont le déficit le plus important est de ne jamais se montrer, de se dissimuler, de n’agiter devant nos yeux que des spectres que nous nommons « réalité ». Jamais l’être-d’une-chose ne fait phénomène, seulement son étant, ce qui se présente à nous sur le théâtre de l’exister.

   Alors comment ce concret devient-il abstrait ? Sans doute suffit-il, pour en comprendre les enjeux, d’avoir recours à un genre de fable. Imaginons les deux mystérieux personnages identifiés par A et B, devant cet arbre-ci, certes avec son gracieux, sa beauté, la complexité chatoyante qu’il présente aux yeux et aux autres sens mobilisés par l’entièreté de sa présence. Imaginons-les parfaitement immobiles, fascinés par l’étrangeté et l’énigme de ce réel-ci (pourquoi existe-t-il ? Quelle est la raison de sa présence ? Est-il plus présent que nous le sommes, nous les humains ? Pourquoi, face à son visage, éprouvons-nous des sentiments de joie, de tristesse ou bien de mélancolie ? Pourquoi sa beauté vient-elle à notre rencontre ?), immobiles donc mais nullement passifs, questionnant seulement son être-arbre tout comme ils questionnent leur propre être-présents car toute situation au monde est bâtie sur cette interrogation même qui, si elle disparaissait, entraînerait les hommes à leur chute. L’Homme n’est ni l’animal, ni la pierre. L’Homme est l’être-pensant par excellence, par sa pensée il s’explique, se justifie et, par un identique mouvement, donne l’être à tout ce qui l’environne, dont il rencontre les multiples figures dans son trajet existentiel.

   Donc A et B sont devant cet arbre-ci, dans une manière d’état contemplatif qui, s’il est en quelque sorte admirable, aura son propre temps, sa durée, connaîtra ses contours et la lisière ultime de sa finitude. Car tout s’épuise et parvient à son naturel étiage. A et B, leur amour les tînt-il éveillés, ne pourront indéfiniment demeurer dans cette posture silencieuse qui ne pourrait se prolonger qu’au risque d’un néantissement de leur propre destin. Observons-donc le concret en sa plus grande « concrétude ». Imaginons deux matières se confrontant : la matière-humaine faisant face à la matière-chose. Peut-être rien ne se passera, au début de la rencontre, qu’un regard orienté sur un « objet ». Mais il ne pourra guère se prolonger. A se mettra à parler, B lui répondra. Face à la matière, ce sera du langage qui se sera levé, donc de l’esprit. A se réfugiera dans une activité imaginaire et B dans les arcanes complexes d’un rêve éveillé, imaginaire, rêve, manifestations d’un esprit agissant. A se projettera dans l’avenir, B se réfugiera dans le corridor du passé, encore l’esprit à l’œuvre dans ces gestes purement intellectifs.

   Peut-être, fatigués, dans une commune attitude, A et B tomberont-ils dans un sommeil traversé des éclairs du songe, animé des volutes étranges de l’inconscient, songe, inconscient uniquement tressés des liens invisibles de l’âme. Où l’on s’aperçoit bien ici que la matière, l’arbre pour ce qui nous concerne, implique toujours l’accès de Celui, Celle qui s’y confient à une réserve d’invisibilité afin d’en cerner le merveilleux phénomène, autrement dit sa vérité qui ne peut consister en son caractère partiel mais en sa totalité. C’est bien l’arbre qui demande à l’homme que soit épuisé son être. C’est bien l’homme qui, se confrontant à l’arbre, mobilise son esprit de façon à ce que la matière correctement abordée, envisagée, puisse répondre à cette silencieuse voix humaine qui toujours s’agite sous le dôme de chair er demande que des comptes lui soient rendus. Exister est à ce prix qui fait de la matière le correspondant de l’esprit, de l’esprit le correspondant de la matière. 

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:28
Ecrire, pour qui ? pour quoi ?

Jean-Paul Sartre, La Nausée

 Manuscrit autographe, 1932-1938

Source : BnF

 

***

 

 

« Ecrire, si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça : à témoigner. A laisser ses souvenirs inscrits, à déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront. »

 

J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »

 

*

 

   Bien des actes de la vie sont dépourvus du moindre sens, ainsi cette promenade au bord de l’eau, une errance, un lieu sans finalité, sans possible justification. Ainsi cette cigarette fumée sans le moindre désir, plutôt un tic qu’une libre décision de la volonté. Ainsi ce bout de bois que grave la pointe d’un canif : pure diversion, inscription de son propre signe dans la matière, passage du temps en son écoulement parfois si long qu’on ne penserait plus en connaître les rives, en éprouver le sens intime. Questionner, questionner sans relâche, voici sûrement le motif au gré duquel se livre tout acte d’écriture.

   A quoi pensait donc Jean-Paul Sartre, écrivant ses milliers de lignes sur la table de café du « Flore » ou des « « Deux magots » ? Au sens « existentiel » de l’existentialisme, si je puis me permettre ce genre de tautologie ? A la qualité de son engagement ? A l’impossible liberté que, cependant, il postulait et revendiquait pour chaque homme, bien plus loin que son essence puisque celle-ci n’était que position secondaire par rapport à la tâche de vivre ? A la contingence, la cendre de sa « Boyard » stigmatisant cette insaisissable pâte du trajet humain qui, toujours s’effrite et, au bout du compte, ne signifie guère plus que ces brins de tabac qui partent en fumée ? Songeait-il à son amour paradoxal avec Simone de Beauvoir, peut-être plus philosophique, littéraire que sentimental, que recueilli dans la pliure de la chair ? Méditait-il sur la figure du Garçon de café qui était « en situation » de Garçon de café, alors que lui, « l’Ecriveur impénitent », ne faisait que jouer son propre rôle social, celui de témoigner, que les Autres lui prêtaient comme sa vêture la plus vraisemblable ?

   Disserter sur l’écriture est toujours se confronter, en une certaine manière, à son propre abîme. C’est lui, l’abîme, qui pointe entre les mots, dans les moments de silence et de doute, dans le suspens qui est le tissu véritable où gît l’angoisse, où elle se développe et lance ses assauts. Peut-être n’écrit-on que pour fournir une nourriture au souci, faire en sorte qu’il diffère ses attaques, modère ses prétentions à nous réduire à néant. « L’Etre et le Néant », l’assertion sartrienne est sans merci dans le titre même de son volumineux essai qui se donne simultanément comme l’acte du paraître, de faire phénomène, qu’annule aussitôt la présence du « et », cette mince conjonction qui nous met au péril de disparaître à même notre confondante présence.

   A chaque instant nous éprouvons cet étrange clignotement, nous sentons en notre intime lieu humain, cette dialectique abrupte qui opère notre césure, clive notre réalité.

Inspir : nous vivons. Expir : nous mourons.

Jour : nous vivons. Nuit : nous mourons.

Amour : nous vivons. Haine : nous mourons.

   Et la liste de nos successives textures existentielles, passant du nadir au zénith, de la plénitude au retrait, de l’exhaussement au déclin pourrait être exhaustive, c'est-à-dire infinie dont, jamais, nous ne pourrions épuiser le derme prolixe, toujours une faille succédant à une élévation, toujours un aven creusant son vide dans le plateau de roches calcaires.

   Ecrivant, nous témoignons nous dit Le Clézio et, sans doute, a-t-il raison. Chacun de nos gestes, chacun de nos actes témoignent en effet de notre parcours, impriment nos propres stigmates dans l’argile ductile du réel. C’est, vraisemblablement, la notion de « style » qui nous détermine le mieux, nous fait surgir en propre du sein de l’être qui nous anime et nous porte au-devant, tel Celui, Celle que nous sommes. S’il y a une essence qui nous singularise originairement, c’est bien celle qui trace en nous nos lignes de force, libère notre énergie, nous livre au monde de telle manière qui est unique, non reproductible.

   Pourrait-on mieux dire le style qu’au travers d’une page de Proust, cette inimitable prose, reconnaissable entre toutes, frappée au coin de la réminiscence et de la méditation sur la condition humaine en ses aspects les plus sensibles, en ses profondeurs les plus insoupçonnées ? Il est évident que l’être-de-Proust est entièrement contenu dans son écriture. Aussi pourrait-on dire : Proust EST son écriture. Proust ne serait nullement Proust en dehors de ses manuscrits fiévreux, de ce tellurisme de la pensée qui l’animait jour et nuit afin que, connaissant tous les personnages de ses fictions, il puisse, enfin, avoir accès à son propre mystère.

   Connaître son être ne diffère nullement de ceci : percer son propre secret. Certes mais tout secret, par définition, se dissimule, aussi une véritable volonté est-elle requise pour accéder à son chiffre et en connaître l’exception. Je crois que l’acte d’écrire n’est que cette tension vers soi, cette quête incessante de SENS, à commencer par le nôtre, toute altérité ne faisant office que de miroir, de chambre d’écho, de registre où archiver nos états d’âme afin qu’ils nous reviennent, fécondés par l’Autre, multipliés par son regard, amplifiés par sa conscience. Or ceci n’est nullement à mettre sur une démesure de l’ego de celui qui écrit. Pas plus que de celui qui lit, qui voudrait se conformer à une particularité, à une originalité.

   Tous, nous sommes soumis à cette règle strictement ontologique, notre exister ne peut que s’accroître de l’exister de l’Autre et réciproquement car, avant tout, nous sommes des « animaux sociaux » et avons besoin, afin d’assurer notre complétude, de manifester un instinct grégaire, de nous fondre dans le « troupeau », quitte, par la suite, à poursuivre notre chemin en solitaire. De toutes les façons notre propre parcours est poinçonné à l’aune de la solitude.

Solitude

de l’amour,

de l’épreuve,

de la maladie,

de la souffrance,

de la mort.

   Tous les grands événements de notre vie sont les essentielles scansions, coups de gong par lesquels nous prenons conscience des choses, devinons la nature profonde de notre condition, analysons avec la lucidité nécessaire qui-nous-sommes à défaut de pouvoir affirmer pourquoi-nous-sommes. Question : qu’en est-il de la solitude ? Réponse : elle se dit avec la plus grande acuité au départ de l’Ami, de l’Aimée car ce départ creuse un vide que, seul, nous ne parviendrons nullement à combler. Nous sommes irrémédiablement des êtres en partage, nous sommes le résultat d’une étrange alchimie qui se fonde sur deux principes opposés, masculin/féminin et cette réalité, cette dichotomie nous traversent en permanence, que nous y soyons sensibles ou non.

   Mais ici, il faut entrer dans le réel, tâcher de lui donner quelque consistance. Aujourd’hui, 24 Mars 2020, j’écris depuis ce lieu familier, mon bureau qui, le plus souvent, se donne pour ce lieu fictionnel du Causse qui traverse la plupart de mes récits. Mais peu importe la fiction, peut-être ne sommes-nous que des êtres de papier et d’encre, quelques mots disséminés au hasard des pages ! Le silence est grand car le confinement impose de rester chez soi. Etrange impression que cette image d’un monde désincarné qui ne semble plus avoir d’orient. C’est un peu comme si la Terre ne connaissait plus son Soleil, si elle fonçait dans la galaxie sans repère, sans autre raison que de se perdre en direction d’un illisible destin.

   Alors, est-ce que j’écris pour témoigner ? Mais de qui ? De Moi, des Autres, du Monde ? Tout à la fois ? Sur les étagères de ma bibliothèque, parmi l’amoncellement des livres, les 13 tomes de « La chair du milieu » qui regroupent la totalité de mes écrits à ce jour : quelques 10 000 pages que nul ne lira jamais, hormis quelques amis, quelques lecteurs rencontrés ici et là, sur mon Blog, sur Facebook. Autrement dit du confidentiel et, peut-être, est-ce mieux ainsi. De toute façon je n’aimerais pas une large diffusion au travers de laquelle j’aurais l’impression que mon écriture se diluerait, se disséminerait dans un espace dont je ne connaîtrais ni les tenants, ni les aboutissants, seulement une bizarre vibration au large de ma conscience, une insolite rumeur de fond.

   Combien il est heureux d’avoir quelques lecteurs fidèles, en réalité des amis avec lesquels échanger par le biais de nouvelles, d’articles divers qui, sans doute, ne sont que le reflet de mes propres préoccupations. Partager quelques affinités avec quelques Autres qui éprouvent de la même manière est déjà pur bonheur. Combien il est agréable d’écrire et d’y trouver du sens, en pensant à tel Ami ou tel autre à qui on destine en secret sa création, pensant trouver en eux, les lecteurs, une caisse de résonance, un lieu de réception positif, peut-être un identique état d’âme, parfois même une pensée rebelle, une émotion esthétique, une irisation érotique. Parfois, au contraire une critique, un désaccord, une remise en question. Alors, c’est ceci qui perce symboliquement, cet antagonisme masculin/féminin, cette ligne de partage qui ne parvient à trouver le lieu de son unité, seulement cette césure qui est comme une cicatrice zébrant la peau de l’humaine condition.

   Aujourd’hui, Mercredi 25 mars, suite du « journal ». Ecrire, pour qui, pour quoi ? Etrange sentiment de solitude. Mon compte Facebook est mis en quarantaine pour plusieurs jours pour cause d’épuisement de mes codes d’identification à 6 chiffres. Plusieurs tentatives auprès du Réseau Social pour remédier à cette situation mais la « Grande Muette » demeure silencieuse et je pense alors à cette immense « Machination » citée par le Philosophe, à cette civilisation technicienne qui fait fi des humains et s’en remet au concept flou « d’intelligence artificielle » et à ses zélés serviteurs, les Logarithmes qui semblent supplanter, en ce début de III° millénaire, le destin habituel de la conscience humaine. Certes, comme l’affirme l’un de mes Amis, « l’on peut vivre sans Facebook » et nul, ici, ne pourrait contredire cette réflexion de simple bon sens. Le Réseau n’est nullement indispensable mais il constitue cependant l’une des formes d’une novelle socialité que l’on ne saurait biffer d’un trait de plume. L’on fait de belles découvertes sur Facebook : tel Ami qui écrit, mais écrit vraiment, tel autre qui est un bel Artiste à l’œuvre si singulière, et puis des Lecteurs ou Lectrices avec lesquels se tissent les liens d’une réelle affinité. Bonheur, chaque jour, que de les retrouver, le plus souvent à heures fixes, faisant leurs commentaires, apportant leurs états d’âme, traduisant leur humeur du moment au gré d’une plaisanterie, d’un trait d’humour. Tout ceci est précieux et seuls les contempteurs de ces nouveaux médias ne peuvent nullement en éprouver l’aspect positif.

   Mais en ces temps tragiques d’affliction de l’humanité tout entière, il convient de relativiser. La « privation » du Réseau est sans doute l’occasion de faire face à son propre Soi et d’en explorer les multiples facettes, de décrypter les fondements des motivations, de se questionner sur son propre désir au regard de toute altérité. Si un genre « d’abîme » se creuse qui, en réalité, est tout au plus le renoncement temporaire à un confort personnel, il est plus qu’utile d’en exploiter le suspens, d’en comprendre les mobiles dissimulés. Tout événement d’ampleur devrait faire l’objet d’une interrogation quant à notre propre éthique mais nous sommes volontiers apathiques et nullement enclins à porter au jour nos propres vérités, à mettre en lumière nos contradictions constitutives de notre être-au-monde. 

   Alors écrivant momentanément en n’ayant plus pour toile de fond qu’un monde virtuel, je fais nécessairement l’expérience de ce que veut signifier écrire. Foncièrement, c’est d’abord pour soi que l’on trace ligne à ligne la topologie de ses désirs, que l’on inscrit sur l’écran de son ordinateur ses pensées intimes, que l’on livre quelque réflexion sur le monde, que l’on cible cette belle photographie en tâchant de poétiser, que l’on prend intérêt à cette œuvre d’art dont on essaie de tirer plus que la satisfaction d’une vision directe, souvent bien trop rapide. Nous sommes nous-même un monde à l’intérieur d’un autre monde, celui des Autres, lequel est à son tour inclus dans le vaste monde de l’humain. Sur une feuille de papier il faudrait tracer ces cercles successifs qui sont comme des emboîtements d’œufs gigognes dont nous occuperions le centre.

Ecrire, pour qui ? pour quoi ?

   A considérer cette simple symbolique se rattache une signification essentielle, celle qui énonce le Soi relié aux autres Soi, au Soi du monde en son ensemble. Tout est lié alors que la métaphysique de la représentation nous fait croire que nous sommes irrémédiablement, des Sujets faisant face à des Objets. Cette vue arbitraire d’un monde clivé nous encourage à fonctionner à l’intérieur de notre propre cercle, à défaut de connaître les autres, ou bien alors sur le mode du « peut-être », de l’éventualité, de la possible mais non nécessaire rencontre. De cette manière s’énonce la topique puissante de l’ego selon ses habituelles variantes : égoïsme, égocentrisme, égotisme, et l’on pourrait créer des néologismes du type « égomaniaque », « égophile », « égologue », tant cette manifestation d’un Soi exacerbé est manifeste en cette époque fascinée par la mode des selfies et le rayonnement de sa propre image.

   Mais il serait naïf de penser au regard de cette profusion de l’être-en-Soi, que le motif de l’altérité serait facultatif, de surcroît en quelque sorte, que nous pourrions en faire l’économie. Certes notre naturelle paresse nous incline à voir notre ombilic, notre centre avant même d’apercevoir, dans une large perspective, tout cet environnement naturel, social, planétaire qui nous entoure et se donne tels les innombrables prédicats dont notre moi a besoin pour trouver son chemin et les justifications qui lui permettent d’aller au-devant, vers son propre avenir. Du monde nous sommes comptables, de l’Inconnu qui passe dans la rue, de cet Amour ancien reconduit au passé, de cette future Amitié qui sera un guide pour notre conscience.

   Ecrire, pour qui, pour quoi ? Combien cette tâche paraît parfois inutile, lieu d’un plaisir autocentré, loin du réel, désincarné en quelque manière. Oui, mais nous ne pouvons réduire l’activité d’un être à sa seule écriture. Cet individu vit, aime, souffre, se questionne, commerce, voyage, espère, croit, rêve, autrement dit cet individu est humain en son entièreté, cet individu affirme certes son style singulier dans des phrases, dans des textes, au travers de fictions qui sont comme ses paravents, ses fragiles certitudes, sa manière de connaître le monde et de se connaître.

   Jeudi 26 mars 2020. Rien n’a bougé dans le vaste monde si ce n’est l’activité faucheuse de vies du Corona qu’il convient, ici, d’écrire avec une Majuscule. Serait-il une nouvelle figure de l’Être se manifestant à nous à l’aune du tragique, du mortel, renouvelant en nous cette idée de la finitude que le plus souvent nous tenons éloignée à des fins de réassurance, à des fins de vie simplement ? Sait-on jamais ce qu’il en est de cet Être avec une lettre capitale à l’initiale, l’Être historique qui selon les époques se décline sous les traits de l’Idée, de Dieu, de la Nature, de l’Esprit, de l’Eternel retour ? L’Être ne serait-il que l’infinie variante de la tonalité fondamentale des êtres que nous sommes qui pensons, successivement, de manière fort différente, une fois sensibles aux chatoiements de la Matière, une autre fois nous allégeant des contraintes et ne voulant plus connaître que les vertus aériennes de l’Esprit ? Ecrivant, nous questionnons et que pourrions-nous faire d’autre ? Le Monde est si complexe qu’il ne nous montre jamais, à la fois, que quelques unes de ses esquisses, que quelques traits de ses visages familiers. Pour le reste, il nous faut imaginer, créer des hypothèses, se fier en quelque sorte à notre part animale qui se nomme instinct.

   En ces temps si dramatiques pour toute conscience humaine, n’est-ce pas alors notre instinct précisément qui resurgit, cette peur ancestrale des hommes de la préhistoire, ceux qui constituent notre origine, cette angoisse sourde comme devant l’éclair qui, en ces temps immémoriaux, zébrait le ciel sans qu’aucune cause apparente pût lui être associée ? L’insuffisance d’une rationalité suffit sans doute à expliquer de telles conduites, le refuge au sein de la grotte protectrice. Si l’intelligence des hommes s’est considérablement développée, si un langage structuré étaye leur pensée, il n’en demeure pas moins qu’un fond limbique, archaïque, toujours ressurgit en ces périodes troubles où nul ne sait se qu’il adviendra de l’humanité. L’inconnu nous assaille et nous contraint à nous replier au sein de notre graine germinative, à demeurer au plus près de soi afin, croyons-nous, d’y trouver les ressources nécessaires en attendant que l’orage ne passe, que le ciel ne redevienne clair et serein.

   Beaucoup de choses pâtissent de la pandémie, à commencer, bien évidemment par ceux qui en sont atteints dans leur chair et il serait indécent de se plaindre au motif que la Messagerie est interrompue, que le Réseau Social tarde à rétablir un compte suspendu pour des motifs techniques. En cette période de grand bouleversement, nous sentons bien combien nous sommes conditionnés par cette Civilisation Technicienne. Nous ne pouvons plus envoyer de mails : nous sommes désemparés. Nous ne pouvons plus surfer sur Facebook : nous avons un sentiment de frustration. L’immense hiatus dans lequel a sombré notre Société du spectacle (Guy Debord) nous désarçonne et les médias qui, hier encore, ne faisaient nullement partie de notre horizon, dont nous nous n’aurions pu penser qu’un jour ils existeraient, voici qu’aujourd’hui notre mise à l’écart non seulement nous chagrine mais que nous éprouvons comme un sentiment d’injustice car nous pensions que tout ceci nous était « naturellement » acquis, à la façon de la terre sous nos pieds, du ciel au-dessus de nos têtes.

   Nous ne pouvons qu’espérer que la crise ouverte par le déferlement du virus nous conduira à réfléchir, à nous poser les bonnes questions, à relativiser, à mettre les choses et les actes en perspective. Alors, combien l’univers de Facebook, YouTube et autres Instagram, nous paraîtront risibles, combien nos besoin de ces médias se montreront en tant que lubies de gamins, coups de tête d’adolescents ou caprices de la maturité, sinon manies de l’âge avancé, tout ceci rapporté ne serait-ce qu’au précieux d’une seule vie, qu’à l’absurde que revêt pour nous cet invisible Ennemi, figure du Mal dont nous pensions qu’elle n’était qu’une fable de Moraliste, un vice crée de toutes pièces par quelque Ascète en quête de spiritualité.

   La suite, bien évidemment nous ne pouvons nullement la savoir, anticiper les effets qu’elle aura sur nos comportements, notre éthique, notre considération de l’Autre, notre respect de la Nature (la pollution est montrée du doigt !), notre intime disposition vis-à-vis de l’exister en son sens le plus fondamental. Si nous regardons « dans le rétroviseur », si nous interrogeons les événements de l’Histoire, nous ne pouvons qu’être pessimistes, aruspices d’une invincible Fatalité qui se déploierait bien au-dessus des consciences humaines, décidant à chaque fois de leurs destins, traçant la ligne inflexible de leurs actes. Ceci voudrait signifier que la liberté n’est qu’une vue de l’esprit, que de grandes tendances traversent le continent anthropologique, l’orientent de telle ou de telle manière sans qu’il ne soit aucunement possible d’en infléchir la terrible volonté. Vue de Cassandre, sans doute, et pourtant.

   A-t-on seulement été libres d’accueillir le Corona, d’ne endiguer le raz-de-marée, d’en atténuer suffisamment les effets afin que les hommes, échappant à cette malédiction, puissent orienter leur vie selon la direction qu’ils souhaitaient, les désirs qu’ils manifestaient. Ceci, souhaits, désirs, ne fait nullement signe en direction d’une marotte, d’un enfantillage devant la vitrine d’un marchand de jouets. Loin de là. Certes toute liberté est relative et n’est absolue que considérée d’un point de vue théorétique. Mais il faut, à l’intérieur de cette relativité, trouver son possible, avancer sans entrave, laisser place à la volonté, poser un socle pour la décision. Bien sûr, beaucoup agissent et de façon totalement admirable, mais la lutte est trop inégale, mais les chances de succès trop conditionnées par les funestes desseins de l’épidémie qui moissonne les vies au hasard, seulement avec pour ultime but de détruire. Si bien que l’on penserait avoir affaire, et je rejoins l’idée évoquée ci-dessus, à la manifestation d’un Être nouvellement apparu, doué d’une farouche volonté de réduire tout à néant.

   Si le propre de tout Être est d’être précisément invisible (Idée, Dieu, Nature, Esprit), Corona remplit toutes les conditions requises à cet effet. Bien évidemment l’erreur serait de le substantiver, de lui octroyer le visage du Diable ou de quelque autre Démon, sa puissance provient entièrement de cette insaisissabilité, de cette indétermination qui en fait le plus redoutable des ennemis qui soit. Mais l’on pourrait épiloguer sans fin sur ce phénomène sans contour ni voix, seulement doté d’un maléfique et inquiétant silence.

   Ici, il convient de revenir au geste de l’écriture, mais lors de la précédente digression nous n’en étions pas sortis et les quelques mots étaient des sortes de témoins du temps qui nous échoit ici et maintenant. Je souhaiterais dans l’instant qui suit faire le commentaire d’un texte tiré de « La recherche du temps perdu » de Proust, dans le chapitre intitulé « La Prisonnière ». Outre que cette page, comme une infinité d’autres de cette œuvre immense, est pur fragment d’anthologie, sommet incontesté de la littérature, bien des choses s’y disent relatives à l’écriture, au sentiment, à la sensibilité, au confinement aussi, lui, Proust, l’éternel exilé, condition essentielle de la mise au jour d’un chef-d’œuvre. Sans doute faut-il aux hautes pensées, ce retrait dans l’ombre et le silence, l’entrée dans la sublime introspection comme on entrerait en religion, un lieu retiré, un lieu d’ascèse au loin des mouvements et des contingences du monde.

   Proust ne pouvait être le Proust-écrivant qu’au prix de ce retirement, de cette sorte d’absolutisation du Soi, du recueil en lui-même de toutes les énergies assemblées dans une vie antérieure hautement mondaine, exposée à toutes les beautés comme à tous les avilissements, les lâchetés, les vices de l’humaine condition. La chambre de Marcel était le laboratoire où, entre deux crises d’asthme, entre deux fatigues, deux affaissements, se révélait dans le plus pur rayonnement de beauté l’exception d’une œuvre hors du commun. Proust en sa belle et singulière entreprise littéraire, assemblait à la fois la vue précieuse de l’esthète, la superbe manie du collectionneur d’art, l’oreille du mélomane, l’esprit acéré du psychanalyste des cœurs et des âmes, la vue amplement ouverte du prophète, l’analyse intelligente de l’historien, l’émotion exacte de l’admirateur du paysage, le méticuleux regard explorant les coursives de la mémoire, le talent enfin d’une dentellière brodant, mot à mot, cet ouvrage d’écriture qui ne connaît ni ne connaîtra son semblable sous aucun autre temps, aucun autre horizon. Car s’il y a bien un prédicat pouvant s’appliquer à l’essence de l’écriture, c’est bien celui de son unicité, de sa singularité, toutes qualités servies par un style parfait, achevé, inégalable. Aux phrases de Proust on ne peut rien ajouter, rien retrancher, il s’agit d’une totalité en soi qui n’a nul besoin d’être amendée, métamorphosée. L’UN se suffit à lui-même.

   Donc le passage où le Narrateur, depuis le lieu confiné de sa chambre, perçoit le monde, les Autres et tout ce qui s’y inscrit en creux, hiéroglyphes interprétés au plus près de leur intime vérité :

   "Si, sortant de mon lit, j'allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce n'était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano, et pour vérifier si, sur le balcon et dans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c'était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice (…). Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, me rendait plus désirables, plus dignes d'être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d'être libre. Que de fois, au moment où la femme inconnue dont j'allais rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l'embrasure de ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel m'attendait l'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ! "

   Certains mots ont été accentués comme les moments essentiels de cette belle dialectique qui met en opposition (mais en complémentarité surtout) le confinement de l’Auteur, les figures extérieures qui en sont les correspondances, qui en constituent le sens le plus profond à la manière d’un furtif bonheur qui prend corps (au sens fort du terme) dans la conscience même de Celui qui regarde et accueille en lui ces formes d’un pur ravissement. C’est par un sublime acte de vision que Proust se réapproprie ces facettes du réel dont sa santé fragile lui a ôté la jouissance, c’est par l’exceptionnelle climatique de sentiments portés à leur plénitude que l’Ecrivain de « La Recherche » recrée un monde à sa propre hauteur, un monde certes imaginaire mais transcendé par la puissance de son génie.

   « Ecrire, pour qui, pour quoi ? ».  Proust écrit en premier lieu pour lui, afin que sa solitude meublée, sa vie devienne enfin fréquentable, signifiante, bordée de rives claires. Pour quoi ? Pour « déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront.», pour reprendre les beaux termes de Le Clézio, cet autre Ecrivain essentiel pour notre époque sujette à la perte des valeurs, à l’oubli du sens d’une manière générale. Oui, les œufs déposés par Proust ont fermenté, ils sont devenus des amers indispensables pour notre conscience le plus souvent dévastée par un insatiable appétit de présent, un comblement de satisfactions immédiates, une impatience constitutionnelle à emplir nos désirs de tout ce qui passe à notre portée sans réel souci d’éclectisme, de saisie de l’élégance, sans inquiétude de saisir cette chair pulpeuse et nacrée du monde qui est tout autant notre propre substance que la sienne, du monde.

   Une image d’Epinal très répandue, à laquelle nous adhérons tous d’une manière quasi-inconsciente, lecteurs ou écriveurs, place l’Ecrivain au centre de sa tour d’ivoire, isolé des hommes et du monde dont, pourtant, il est censé, en quelque manière, être un éclaireur de pointe. Une telle lecture du statut de l’Auteur est erronée au motif qu’elle se borne à voir les apparences, à laisser dans l’ombre ce qui, pourtant, brille et illumine les rives sombres de la nuit de l’inconscient. Par nécessité l’Ecrivain est toujours auprès du monde; c’est même la texture la plus visible de son quotidien. La prétendue solitude de Proust, ce court passage de « La Prisonnière » en dément la réalité. Plus même, dans cette écriture, Proust est plus au monde que ne pourraient l’être les Voyageurs distraits qui parcourent la planète en tous sens sans même bien savoir le visage de la Nature, la configuration des lieux, les histoires des gens qu’ils croisent, leur présence sitôt effacée qu’entrevue.

   Combien Marcel est ici présent, intensément présent, à apercevoir les figures féminines de la Blanchisseuse, de la Boulangère, de la Laitière, effigies s’il en est heureuses en son musée personnel, constellations qui girent dans son ciel comme les étoiles sur la voûte illimitée du cosmos. Ces étranges figures ont, en quelque sorte, vocation d’infini, multipliées par la naturelle fécondité d’un esprit qui les agrandit sans cesse, les illumine, les éclaire de l’intérieur, les dépose sur des fonts baptismaux bien plus réels que le réel lui-même. Puissance ici, de l’intuition créatrice conduite à son efficience absolue, myriade d’images de femmes, de paysages, de sentiments qui confluent en un seul et même endroit, au point focal de l’œuvre, tout est ici présent dans la lancée d’une seule et même énonciation, la chambre à coucher de Combray, celle du Grand Hôtel de Balbec, la chambre de Paris et peut-être, toutes celles hallucinés par un esprit que l’imaginaire décuple, ouvre sur l’infini du monde plutôt qu’il n’en ferme l’accès, qu’il n’en étrécit la vision.

   Ecrivant la Blanchisseuse, évoquant l’Institutrice, un gynécée de « femmes impossibles à imaginer a priori », Proust est intimement auprès de ces créatures de rêves, il recrée en quelque sorte une façon de Paradis originel dont il croise les fils au gré du passage infini de la navette de l’écriture. Citant à la suite, dans un agrandissement topologique sans fin, la rue, la ville, le monde, Marcel déploie l’espace nécessaire à sa fiction, en même temps qu’il se donne ce pouvoir d’agissement sur le réel, qu’il le met à sa portée, tout comme le Picasso de la période Cubiste décomposait à l’infini l’image de la femme dont il pouvait user à satiété. L’imaginaire est tressé de cette matière inépuisable qui se renouvelle à même son constant surgissement. Que quelques esprits fâcheux, sinon pointilleux, se mettent en tête de vouloir démontrer la supériorité du réel par rapport à l’écriture, eh bien qu’ils usent à leur gré de la réalité, nous nous satisferons de ce bel imaginaire proustien qui crée mille lieux en un seul lieu, fait venir mille femmes en une seule. De toute manière, dans ce qui constitue le derme polyphonique de l’exister, nulle hiérarchie, tout joue à égalité de présence. Untel trouvera du sens à flâner auprès de la Nature, tel autre auprès d’une œuvre d’Art, tel autre encore auprès de l’image d’une Belle ou se contentant de sa simple évocation.

   « L'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ». Proust, ici, semblerait infirmer ce que nous disions d’une équivalence des termes de l’exister : réel, imaginaire, rêve. Il semble affirmer, en effet, que son état de claustration inflige à son corps (« je souffris que mon corps ne pût suivre »), des contraintes que le réel du dehors aurait comblées au centuple au seul motif que les femmes qu’il regardait avaient aussi un corps et que la confluence, la rencontre de ces derniers ne se pouvait concevoir, la barrière infranchissable de la chambre mettant un terme à tout essai de relation. Mais aussitôt, si l’on peut dire à la façon d’un rattrapage ou bien de l’emplissement d’un désir inassouvi, Proust ajoute « mon regard qui la rattrapait », annulant par cette habileté rhétorique ce que le factuel empêchait, ce que la situation ôtait à sa propre liberté, celle de choisir une compagne de route qui pût le soustraire à ses multiples afflictions.

   Alors, peut-on ici parler d’écriture cathartique, comme si les mots posés sur le blanc de la feuille étaient autant de baumes appliqués sur la meurtrissure d’une chair, colmatant les plaies de l’âme ? Oui, je crois à cette fonction thérapeutique du langage. Oui, je crois à cette vérité de la langue qui n’est nullement inférieure à celle de la réalité, différente cependant, de nature symbolique. Mais qu’est donc le symbole en sa valeur signifiante, sinon cet objet, ce colifichet, cette image dont les contours peuvent être clairement définis tel le signifiant, alors que le signifié en direction duquel agit le symbole est au loin, dans sa marge d’invisibilité, tirant sa puissance, précisément de cette liberté qui lui est octroyée que jamais ne donne ce qui s’étale ci-devant, qui ne pourrait ni changer de forme, ni nous amener autre part qu’au lieu de son immobile présence. L’écriture est liberté !

 

« Ecrire, pour qui? »

Pour Soi

Les Autres

Le Monde

« Ecrire, pour quoi ? »

Pour témoigner

Du Temps qui passe,

Puisque nous ne sommes

Que Temps

…Qui Passe…

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 mars 2020 7 22 /03 /mars /2020 09:45
Est-elle le chaos originel ?

Esquisse.

Œuvre : Barbara Kroll.

Le problème de l’existence, car il y a problème, ce n’est ni l’esprit à la consistance de souffle, ni l’âme dont l’eau fluide glisse continûment entre nos doigts hagards, ni la conscience, ce fameux « instinct divin » tellement coalescent à notre propre condition que nous n’en percevons nullement l’éternelle vibration. Le problème, le seul, c’est le corps. Dès avant notre naissance il se confond avec celui de notre génitrice, emboîtement si subtil d’œufs gigognes qu’aucun des deux ne peut se reconnaître comme autonome, pourvu de frontières visibles. Deux destins dont l’alpha et l’oméga consonent sans même s’apercevoir d’une quelconque différence. Puis nous naissons, ou plutôt, il est mystérieusement décidé que nous venions au monde sur le mode de la contingence. Ceci devait avoir lieu, tout comme son contraire eût été une simple possibilité du hasard, la rencontre hypothétique d’un spermatozoïde et d’un ovule dans l’infinie complexité du cosmos. Nés malgré nous il nous sera demandé tout au long de notre vie d’en porter les conséquences comme si, déboulant sur Terre, nous fussions en dette de ce dévalement. Dès lors pas un jour qui ne s’inscrive dans la douleur ou bien la perte. Pas un jour qui paraisse dans la joie simple d’être. Non une étonnante persistance parmi la plante, l’animal, l’autre, notre semblable qui flotte sur le même écueil et se raccroche, avec nous, aux flancs incertains et mortifères du Radeau de la Méduse. Pas un jour sans qu’une rage de dents ne nous vrille de l’intérieur, que l’amour nous désole, que le désir ne fasse au centre de notre ventre les flammes d’une lutte immédiate, urgente. Nous sommes les victimes de cette unité à laquelle nous aspirons alors que nos doigts ne saisissent jamais que des fragments de réalité, que l’incomplétude est notre alphabet quotidien. Le problème du corps n’est guère différent de celui du végétal, lequel d’abord graine, puis épi, puis simple flétrissure retourne dans le sol qui l’a originellement porté afin qu’une nouvelle génération puisse survenir. L’incontournable évidence biologique est celle de la corruption par laquelle tout vient à l’exister en même temps que les prémices de la vie sont en instance de clôture. La distinction de l’homme et de la plante ne s’illustre qu’au degré de conscience respectif qui les anime. La logique végétale est circonscrite au processus de la photosynthèse, à savoir à une quantité plus ou moins grande de lumière. La problématique de l’homme, elle aussi, s’affilie au registre de la lumière mais dans sa perspective métaphorique, plus ou moins de clarté se définissant selon la qualité d’ouverture de la conscience et l’empan de lucidité.

Mais privilégions donc l’image qui nous est proposée plutôt que de nous en remettre à de simples considérations conceptuelles. A prendre acte de cette œuvre en voie de gestation, c’est d’un sentiment de malaise dont nous sommes envahis. Il y a quelque chose qui nous déroute, quelque chose qui nous renvoie à une structure primitive, archaïque de figuration de la forme humaine. Comme si nous étions proches du Chaos dont nous fûmes tirés depuis des temps dont il est impossible de fixer les contours. Un temps d’indistinction, un temps entremêlé à l’espace, un temps d’où commencent à émerger les premières formes, les esquisses de la dimension anthropologique. Bien plutôt que de parler de corps, ici, nous serons amenés à considérer le langage pré-humain à la manière d’un balbutiement enfantin ou d’une espèce de sabir dont les premiers mots ne sont que des éructations de la matière. Il est si difficile de sortir de sa gangue de pierre et de lave, si difficile d’élever sa propre concrétion face à l’informe, au sauvage, à l’univers tératologique qui ne façonne que des bulbes, des moignons, des tubercules si indistincts, teintés d’animalité. Les premiers essais de la vie, il faut les imaginer comme sortant d’une boue primordiale, manière de boudins de terre, de colombins s’extrayant de la masse, édifiant laborieusement, avec force tâtonnements les murs d’une future Babel au sein de laquelle seront les vagissements, les bégaiements, les énonciations aphasiques avant que ne s’éploie le luxe du langage, ne rayonne la merveille du sens à accomplir.

Comment ne pas percevoir dans cette figure torturée de l’icône féminine l’arrachement à soi dont toute existence est le creuset fondateur ? Il faut rompre ses propres amarres avec le roc biologique, en oublier la densité immémoriale, l’inertie première. Car toute chose - l’eau, l’arbre, la racine, le vent -, toute chose donc veut, par nature, rejoindre l’abri qui le vit naître, la source qui le porta sur les fonts baptismaux. Instinct du saumon qui remonte au lieu de naissance qui est en même temps lieu de fraie et de mort, de renaissance ensuite puisque la généalogie naît, toujours, d’un ensevelissement de ceux, celles, qui ont été les instigateurs de ce qui est, croît et obéit au mouvement ancestral d’apparition-disparition. Le corps ici présent tient sa fulgurante présence et l’intensité de son drame des tragédies somatiques qui l’ont précédé. En lui le corps massif de l’homo erectus, cette énergie si proche des ondes telluriques qu’on pourrait en entendre les reptations à seulement imaginer les convulsions de l’écorce terrestre. Eu lui le corps du Christ dans la lumière déclinante du Golgotha et les clous égouttant le sang encore tiède du meurtre perpétré. En lui le monstre des jardins grotesques de la Renaissance avec leurs anatomies torturées, accueillant encore la densité du minéral, l’entrelacs du végétal. En lui le corps éparpillé du psychotique. Le corps humilié de l’esclave. Le corps du prisonnier cloîtré dans sa geôle. Le corps éreinté dans la camisole de force des déments ou bien, parfois, des génies. Celui, difforme de Quasimodo. Celui, étrange, illisible que Francis Bacon nous donne à voir, empilement de viscères et de chairs dolentes, formes abortives en proie aux premières convulsions du paraître au monde, corps suppliciés et sacrifiés comme si l’art dans sa volonté de transfigurer le réel et de le rendre transparent nous convoquait au chevet anatomo-physiologique de l’homme dans son irréductible assemblage de pièces manducatoires, osseuses et lymphatiques, demeure dernière avant que ne se réalise la prophétie d’une incontournable finitude. Ici nous sommes loin du luxe des corps tels que mis en scène par Modigliani ; Renoir, Ingres. Mais que ces tableaux où la chair devient si esthétique qu’elle en semble irréelle n’aillent pas nous abuser. Sous la pâte de l’huile généreuse, comme en filigrane, la douleur et la souffrance à fleur de peau. La mort avec sa figure d’os et son sourire édenté. Si « L’Olympia » de Manet nous séduit et nous comble grâce à sa lumineuse présence, à sa plénitude, l’arrière-plan est là pour nous rappeler qu’un coffre est à ouvrir où se cache la vérité, cette intrigante qui ne nous séduit un instant que pour nous immoler toujours. Jamais nous n’échapperons à notre destin. Ainsi, jour après jour, douleur après souffrance, se précise ce qui est à comprendre, que jamais nous n’en aurons fini avec les convulsions de notre corps sauf à rejoindre l’abîme, à sarcler des dents la toile abrasive du Néant.

Sentiment de déréliction. Appréhension de demain comme silhouette de notre propre et constant décharnement. Ventouses gluantes de l’aporie. Venin du nihilisme instillé à même les pores de la peau. Ainsi se précise la scène sur laquelle s’édifie toute révolte car l’homme est de telle nature qu’il n’en saurait faire l’économie. Seuls ce qu’il est convenu de nommer les « innocents », mais, ici, la connotation est proche de l’insulte. Nous trouvons une tâche ingrate et voici la révolte. Nous pestons contre notre insuffisante esthétique et encore la révolte. Nous envions les princes dans leur châteaux mirifiques, et toujours la révolte. Ceci est tellement enraciné en nous, ceci existe si fortement, mais à bas bruit, dans le pli de l’inconscient, dans un recoin de notre mémoire, dans le projet à venir et nous douterions presque de son existence. Pourtant le moindre grain de sable dans les rouages apparemment huilés de l’existence et la voilà prête à surgir, à nous envahir, à nous pousser au crime, à nous faire endosser le souhait d’une catastrophe nous engloutissant nous-mêmes ainsi que nos coreligionnaires et le sol sur lequel ils entonnent leurs chants d’esclaves et animent leur pitoyable progression de cloportes. Oui, ici le langage se dresse et sort ses yatagans, oui ici les mots deviennent des couperets, de sanglantes guillotines car comment pourrait-on aller à l’échafaud avec aux lèvres le sourire et à l’âme la douce complainte de l’amoureux ? Comment ? Alors il faut faire de la révolte l’inventaire afin que, la connaissant, à défaut de l’annuler, nous puissions en comprendre la logique, attacher des conséquences à des causes, repérer sa trame dans la marche du quotidien, en démêler les fils dont le tissu du vivre est tissé de manière si étroite que nous ne pouvons prendre l’une, la vie, sans l’autre, la révolte.

La révolte aux mille visages, celle qui s’annonce sous les traits de la Métaphysique, de l’Histoire, de l’Art. Car rien ne saurait jamais être en repos. On ne s’accommode pas si facilement de sa condition mortelle, de son constant dépérissement, des rides qui sillonnent la peau, des membres qui deviennent hémiplégiques, de l’amour qui ne fait plus son chant de gloire qu’à l’aune d’un minuscule grésillement. Partout, sur la ligne arquée de la Terre, sous le dôme glacé du ciel, dans la meurtrière étroite des rues sont les attaques qui blessent et entament. Alors ne demeurent que la révolte, l’imprécation, la prière, le silence, la disposition à une proche crucifixion. De toutes parts fuse le nihilisme, cette pieuvre qui annule à la puissance de ses tentacules tout espoir de vivre et de prospérer. Le nihilisme qui nous accule contre le mur de la déraison et nous y cloue le temps que notre jeu soit consommé. Alors, dans le monde convulsif, silencieux et immobile se déploient les guerres qui font s’élever l’homme contre les rets qui le cernent et le conduisent là où, depuis toute éternité, il doit terminer son chemin de croix, ce Rien qui, chaque jour qui passe, lime ses os, réduit ses membres, polit sa langue, occulte les orifices par lesquels il perçoit le monde en même temps qu’il le dit, le constitue et en établit la fable. Dans « L’homme révolté », Camus la définit, cette impossibilité à être de la manière suivante : « La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière ». On comprendra alors aisément que cette révolte fondatrice de l’âme mesurant ses propres abîmes contienne en son sein tous les types de révoltes, aussi bien celles liées à la marche en avant de l’Histoire, mais aussi les audaces artistiques qui ne sont que la mise en scène de cette détresse de l’homme et son essai d’affirmation face à la nullité. Toute œuvre est parole d’effroi, dénégation de fatalité, profération d’une liberté à gagner contre l’envahissement de l’absurde.

Y voir plus clair avec la révolte revient à éclairer sa conscience de la lumière de la lucidité, à savoir comprendre le monde en même temps que l’on se saisit de sa propre complexité. Penchons-nous donc sur ce visage grimaçant des choses qui n’ont jamais l’air aimables qu’à la mesure de notre incurie à les posséder de l’intérieur, à déceler, en elles, l’essence même qui les fait tenir debout. Soyons, un instant Sadeong> au fond de sa geôle, écrivant des milliers de pages hurlantes, ces pages qui crient sous la poussée du désespoir et de l’incompréhension de la situation de l’homme face à son existence toujours en péril. Certes, sur le plan moral, Sade est blâmable, mais ici le jugement de valeur ne sert à rien s’il ne fait qu’occulter le vrai motif qui anime les propos de son auteur. Car, avant tout, il s’agit de propos, donc de langage proféré au sujet de. Jamais on ne passe à l’acte, si ce n’est dans le cadre distancié d’une fiction. En effet, combien, du fond d’une sombre prison il devient facile d’inverser les apories de sa propre condition, de se désigner comme une manière de démiurge dont la puissance infinie peut faire de soi, pour commencer, de l’autre ensuite, une simple marionnette à fils à laquelle on dictera tous ses mouvements, y compris les plus infimes. Le libertinage de Sade - dans ce mot de « libertinage », on reconnaîtra, bien évidemment, la trace d’une « liberté » à conquérir, celle-ci le fût-elle au prix du mépris d’une éthique minimale -, son libertinage donc se justifie par la volonté d’accéder à la toute puissance de son propre désir au prix d’une objectalisation de l’autre qui acquiert le statut de jouet, ce qui veut dire qu’il est joué par un autre que lui à qui il se doit d’être soumis. Mais, par un juste retour d’un simple mouvement dialectique, celui qui opprime devient à son tour opprimé car les manœuvres de l’amour supposent toujours la possibilité d’une réversibilité des actes. Celui qui est aimé aime à son tour et façonne la situation au feu de son propre désir.

Pour ce qui est de la révolte, le monde des lettres nous offre un des plus beaux portraits qui soit dans l’étrange personnage du dandyrong>. Considérer celui-ci, le dandy, dans la perspective d’un acte frivole serait se méprendre sur la nature des liens qu’entretient l’artiste avec cette manière de paraître qui, en réalité, prend appui sur un véritable mode d’être. Essentiellement apparu dans un contexte de décadence, ce mouvement est défini par Baudelaire à la façon d’une métaphysique, laquelle engage celui qui s’y adonne à une tentative de rejoindre une certaine noblesse, sinon d’atteindre les rivages lumineux d’une aristocratie. « Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir ». En ce cas où l’exigence se fait jour, il s’agit pour le chercheur d’existence de se soustraire au registre de la facilité pour se confier à la verticalité d’une ascèse. C’est essentiellement contre l’injustice divine que le rebelle s’élèvera, ceci dans une quête de violence dont la finalité prendra le visage diabolique de Satan lui-même. L’esprit romantique cultivera l’idée de meurtre. La recherche constante d’une frénésie sera l’antidote au mal, au spleen qui travaille l’esprit et la chair de l’intérieur. Avant que la citadelle ne s’écroule, on la renforce par l’usage de l’absinthe, on cherche dans « la fée verte » le principe qui, à défaut de sauver l’âme, régénèrera le corps, lui donnera l’indispensable fièvre de la création.

Bien évidemment, par nature, il est un domaine dans lequel la révolte ne pouvait passer inaperçue, celui de la philosophie dont Nietzsche s’est emparé, portant le nihilisme à son acmé, ce nihilisme prophétique que chantera notamment son « Zarathoustra ». La cible nietzschéenne visera au premier chef la figure de Dieu à qui il reprochera de ne rien vouloir, de laisser le monde dériver, sans autre finalité que cette manière de perdition sans fin. Le philosophe annule l’idée même de Dieu qu’il juge irrecevable, tout comme Stendhal dans sa décisive formule : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas ». Et la lutte qui se nomme athéisme ne suffit pas, c’est d’autres idoles qu’il faut abattre à commencer par la morale qui n’est qu’un des signes de la décadence. Car l’idée même de la morale porte en elle les germes de sa propre destruction. A l’homme de chair et de sang elle substitue un homme abstrait, elle ruine passion et désirs, elle crée de toute pièce un univers imaginaire dont l’idéalisme s’empare comme l’un de ses symboles les plus apparents. Ainsi, abusé par les valeurs morales, la condition de l’homme se satellise, ne percevant plus ce qui est réellement, ce qui entre dans le champ du faire, ce qui constitue l’offrande de la vie ordinaire. Ce qui, en fait, doit s’annoncer comme morale, c’est l’exercice d’une constante lucidité. La révolte de Nietzsche est tout entière contenue dans cette violente assertion qui, à elle seule, pourrait apparaître comme la figure de proue du nihilisme : « Dieu est mort ». Une telle annonce annule l’histoire passée, ensevelit la tradition sous la nullité d’un suaire blanc et silencieux en même temps qu’elle ouvre la voie à un dépassement du nihilisme lui-même. Dès lors il ne reste plus qu’à envisager une renaissance, il en va du sort de l’homme et de son essence. Mais décréter la mort de Dieu ne saurait postuler l’accession à une liberté infinie. L’homme, certes libéré d’un lien, n’en mènera pas pour autant une existence pour solde de tous comptes. Il lui faudra assumer une solitude le mettant au devant d’une nouvelle détresse. Car ce qui peut apparaître comme une liberté sans bornes porte sa charge de perdition : « Hélas accordez-moi donc la folie … A moins d’être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé d’entre les réprouvés ». A l’homme revient donc de plein droit la responsabilité de conquérir l’ordre ou la loi. Faute d’y parvenir, c’est la démence qui s’annonce avec son cortège d’effroi et de non-sens. La conclusion de la remise en question nietzschéenne du monde se résume dans le fait que la liberté ne saurait s’exonérer des lois. La progression des hommes en direction de leur destin ne peut s’accomplir qu’en regard d’une valeur supérieure qui est le sémaphore nous guidant au milieu des ténèbres. Toute libération ne croît qu’à l’aune d’une dépendance. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte ». A l’issue d’une profonde réflexion la révolte s’impose donc comme une nécessaire ascèse. Or toute ascèse, autant qu’elle est renoncement de l’esprit à briller au firmament des idées est abstraction du corps et oubli de ses attaches terrestres.

Si révolte il y a chez nombre de contestataires de l’humaine condition, avec Lautréamont il convient de parler d’insurrection, comme si la vie, soudain devenue insoutenable, il convenait d’en bouleverser l’ordre habituel auquel, dès lors, on substituerait une manière de logique du désordre permanent. Rejoindre le gouffre dont l’individu semble issu, sauter dans l’abîme comme seule voie de salut. La forme littéraire empruntée par Ducasse est sa première révolte. Son œuvre est inclassable, non seulement par les thèmes surnaturels et fantastiques qui s’y développent, mais aussi par le style profondément anti-conventionnel qui désoriente le lecteur. Lisant « Les Chants de Maldoror » on est physiquement pris au piège, organiquement déconstruits comme si les mots, nous travaillant de l’intérieur, tentaient d’introduire en nous le venin de l’exister, la fureur d’être au monde. On ne peut sortir de cette puissance qu’en l’ignorant violemment ou bien en acceptant sa charge écrasante d’absurde. Le saut qui est à accomplir est celui qui doit nous relier aux forces primitives du « vieil Océan », dans le mouvement premier au cours duquel les énergies primordiales circulent qui, toujours, sont à l’œuvre, ne serait-ce que dans notre inconscient livré à la force des archétypes. Et puisque la vie est illisible, que tout est entrelacé dans une complexité dont on ne peut rien démêler, alors il faut consentir à faire se confondre les règnes entre eux, le minéral, le végétal, l’animal dans une manière d’étrange sabbat, de terrfiant maelstrom où l’homme sera privé d’orient, menacé de folie. Tour à tour le visiteur de Maldoror empruntera les traits de l’inquiétant rhinolophe, du pou, de la baleine, du rotifère, du requin, de l’araignée car l’on ne peut s’exonérer du texte, en être quittes sans que ces métamorphoses ne s’insinuent dans votre conscience de voyageur de l’étrange. Plus que d’une aventure dont il faut lire le versant fantastique, c’est à une manière de métempsychose que l’on est conviés, à une renaissance sous l’espèce de l’improbable, de l’innommable. Le processus, s’il est bien évidemment littéraire, n’en convoque pas moins l’ouverture d’une métaphysique abrupte par laquelle Isidore vous prend dans ses filets afin de ne pas demeurer le seul à être au milieu de cette confusion. Car être Lautréamont-Maldoror ne peut prendre corps qu’à l’aune du mal lui-même. Il est urgent de détruire le monde créé, les créatures et, au premier chef, le sujet que l’on est puisque, aussi bien, c’est par lui que l’on souffre et que l’on prend acte de ce qui est dans la perspective de la pure tragédie. Selon ses propres aveux, l’offrande faite à Maldoror est celle d’une vive blessure que même le suicide ne pourrait refermer, cicatriser. Mais il ne suffit pas de s’immoler soi-même par un acte quelconque, il faut s’évader des frontières de l’être et faire s’écrouler les lois de la Nature. Porter jusqu’aux limites de l’inconcevable cette fureur qui vient en ligne directe d’une lucidité fouettée à vif, d’un génie qui travaille au fer rouge chaque événement existentiel. Aussi verra-t-on Maldoror s’accoupler à une femelle requin, se changer en poulpe vindicatif attaquant le Créateur. L’on comprendra aisément que, pris dans les tourbillons d’une vie placée sous le sceau de la palinodie permanente, de la contradiction qui efface tout à mesure qu’elle le crée, l’expérience corporelle d’un Ducasse ait pu entretenir quelque analogie avec la peinture en voie de constitution de Barbara Kroll.

Mais, dans l’étude de la souffrance et de l’absurde de toute vie humaine, par essence entachée de finitude, pourrait-on faire l’économie d’une des vies les plus mouvementées qu’il nous ait été donné de voir ? Artaudtrong> pourrait constituer la figure la plus tragique de notre monde contemporain lequel, placé dans un conflit des valeurs, sinon dans sa perte totale, réduit la présence du génie à n’être que la folie de quelque saltimbanque à la recherche d’une inatteignable spiritualité ou bien essayant, par le détour d’une voie mystique, de s’atteindre soi-même ? Ce qu’Antonin cherche inlassablement, au travers du théâtre, des voyages, de son périple auprès des indiens Tarahumaras, de la consommation de peyotl, dans l’initiation aux rites solaires, dans son vagabondage sans but dans les rues de Dublin, puis, pour finir, entre les murs de l’hôpital psychiatrique n’est rien de moins qu’un médium qui lui permettrait de reconstituer les fragments épars de son corps torturé, de son esprit livré au tumulte d’une trop vive intelligence. Parlant d’Artaud, de son égarement parmi les hommes, de sa désorientation dans le monde multiple, comment ne pas citer ce pur cristal de la pensée qui, en un langage apuré de sa gangue mondaine, hausse la réflexion jusqu’aux cimaises de l’art :

« Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver. Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée: CERTAINEMENT L’INSPIRATION EXISTE. Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi ? ? - un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles. »

« Le Pèse-nerfs » - 1925.

Certains, tel Serge Gainsbourg lui ont rendu hommage, s’appliquant, par là, à restituer au génie ce que beaucoup lui avaient refusé, à savoir cette reconnaissance sans laquelle il ne peut y avoir d’unité, seulement la brisure de l’être :

« Çui-là pour l'égaler faut s'lever tôt Ouais le génie ça démarre tôt J'veux parler d'Antonin Artaud Mais y a des fois ça rend marteau ».

Si l’œuvre en gestation de l’artiste, ce corps en voie d’accomplissement, encore chaotique, peut signifier métaphoriquement à la manière de celui qui lui est relié symboliquement, à savoir le corps d’une nation, celui d’une société ou bien d’une civilisation avec ses convulsions successives, on ne pourra clore ce rapide tour d’horizon que par l’évocation du mouvement surréaliste. Le mouvement Dada dont il provient était le visage même d’une subversion remettant en cause le système aussi bien bourgeois que nationaliste qu’offrait le monde à l’orée du XX° siècle. Il s’agissait essentiellement, dans les domaines du fait littéraire, culturel, artistique, de s’affranchir des forceps de la raison et de déconstruire les valeurs reçues. Périodiquement, à la façon dont un corps doit se libérer de ses toxines par le biais de ses émonctoires, la société doit se soumettre à une purge salvatrice. Ceci, cette libération des carcans de la tradition s’effectuera à l’abri de toute préoccupation esthétique ou bien morale. On ne peut renaître de ses cendres qu’en les soumettant au feu d’une exigence sans partage, sinon d’un absolu. C’est, armés de cette belle foi dans le changement, que les surréalistes aspiraient à une « révolution quelconque », habités d’une frénésie dont ils voulaient qu’elles « les sortît du monde de boutiquiers et de compromis où ils étaient forcés de vivre ». (Camus, dans « L’homme révolté ».) Un des plus efficaces promoteurs de cette soif de progrès et de nouveauté, André Breton, demandait la pratique d’une ascèse intérieure au travers de laquelle les individus pouvaient magnifier le réel et le transformer en merveilleux, antidote idéal du rationalisme hégélien et des thèses politiques du marxisme. Les surréalistes, donc, dans leur quête d’une sublimation du quotidien se mettaient à la recherche du point suprême, « du sommet-abîme, familier aux mystiques » (Camus). On ne pourrait mieux définir le chemin exigeant vers une transcendance dont on sait depuis toujours qu’elle est une échappatoire, un saut hors des contingences ordinaires. Vision sublime, vision idéale comme l’étaient les œuvres peintes de la Renaissance dont la chaleureuse plénitude, l’extraordinaire présence charnelle étaient promesse d’un genre de paradis terrestre, d’une réalisation sans fin, de la révélation de l’essence humaine bien au-delà de ses limites habituelles. Toute révolte est un cri qui déchire la toile du réel et se vêt des atours de l’absolu. Ceci est une telle évidence qu’il n’y a guère lieu d’insister.

Est-elle le chaos originel ?

Mais, pour finir ce tour d’horizon, revenons au corps, à son esquisse comme lieu géométrique d’une révolte. Décrivons-le simplement afin que, de cette posture de l’écriture, s’annonce ce qui le soutient au titre d’une expérience métaphysique puisque toute subversion, tout retournement, toute remise en question des valeurs fondamentales s’abreuvent à la source de l’invisible - l’absolu - et du questionnement : « Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien » pour répéter la célèbre formulation ontologique de Leibniz.

Posé sur l’ombre qui fait sa densité de charbon, le corps est là dans son écartèlement. Corps-Ravaillac que traversent d’insoutenables tensions. Mais quand la déchirure ? Quand l’éparpillement qui animera les membres d’une diaspora présente depuis l’origine des temps ? Nous ne sommes que provisoirement réunis. Notre chair est un puzzle que nos géniteurs ont patiemment assemblée, que les dents acides de la Mort réduiront à Néant. Oui, Néant avec une Majuscule car nous, faibles cirons pascaliens nous écroulerons un jour devant la puissance du Rien. Nous ne sommes un Tout que provisoirement. Une pirouette, trois p’tits tours et puis le retour à la longue nuit primitive, celle qui nous dissout dans le mutisme et nous cloître dans l’incompréhension de tout ce qui est. Ô visages de cire qui nous entourent. Ô frêles habitats, nids dont, déjà, à peine parus au monde, les brindilles du nihilisme attaquent le fragile assemblage. Je regarde cette femme de blanc de titane, cet albâtre transparent et j’y vois ma blême figure, mon ossuaire réalité, la permission qui m’est faite de produire un faible clignotement et de m’absenter de l’arbre, du vent, du nuage au ventre gonflé de paroles laineuses. Ô esquisse mortelle, ô incomplétude qui me dit ma terrible solitude. Comment donc pourrais-je me lier à ton image et n’y point voir ma prochaine dissolution ? Le visage est absent que recouvre la taie noire des choses cachées. Et la chute des épaules et le corps illisible dont on ne sait s’il est la face visible de l’être ou bien celle, dissimulée, qui porte en elle la promesse d’un crépuscule. Femme livrée au regard impudique de ceux qui te regardent et te condamnent d’avance, tu n’es que ma brisure, mon éclatement alors que le coin de la métaphysique s’enfonce au centre de mes chairs afin qu’éclate l’âme du bois, cette vibrante écharde qui, en moi, sonne le glas. Mais est-on jamais plus que la racine qui fait avancer ses convulsions dans l’écume sombre de la terre ? Est-on autre que cette écorce qui se délite et annonce le dépérissement de l’arbre, son retour dans le sol natal dont il ne sera plus désormais que la fable éteinte ? Femme de plâtre et de gravats non encore sortie de sa tunique fibreuse de lymphe que ne dissimules-tu au monde ton incoercible vérité ? Te regardant, notre vue se brouille, nos yeux s’emplissent de sable, notre bouche de boue, nos membres deviennent gourds, nos pieds ne nous portent plus que sur des chemins de poussière et nous demeurons là, atteints de cécité, non de lucidité et c’est pour cela que nous commençons notre voyage à rebours. Bientôt nous serons dépouillés de nos atours humains, bientôt nous rejoindrons ton corps informe, ô forme de l’incomplétude, ô forme de ce qui s’annule dès qu’apparu. Ça y est, ta chair de morte, ta chair livide pareille au sépulcre, voilà qu’elle m’entoure de ses plis obséquieux et sournois. Comme la muleta du toréro qui porte en elle le meurtre du Minotaure et lui enjoint de retourner dans l’ombre de l’arène, là où est dissimulée la perdition à jamais de ce qui ose vivre et briller sous le soleil. Oui, tragique peinture existentielle tu es bien cette représentation du Chaos, le nôtre, dont la claire conscience dessine le tien. D’un Chaos l’autre comme pour dire l’irrecevable, l’inconcevable : le temps nous est compté qui, chaque seconde, grignote notre falaise de sable. Bientôt nous ne serons plus que cette pliure d’ombre courant sur la plage au milieu des cris joyeux des enfants, cette chute lente de quelques grains sur l’épaulement d’une dune. Bientôt. En réalité nous ne sommes en attente que de cela. Oui, en attente ! Ceci est notre réalité la plus palpable.

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19 mars 2020 4 19 /03 /mars /2020 10:50
Toujours en avant de nous.

Bain de minuit.

Photographie : André Maynet.

 

 

 

 

  

   Cela se dérobe. 

 

   Ce qui, le plus souvent, nous surprend dans notre essai de nous y retrouver avec les choses c’est cette volte-face à laquelle nous nous livrons qui nous remet dans les mailles d’un immédiat incompréhensible. Nous nous dépouillons de nos vêtures, nous nous immergeons dans la nappe liquide du passé, nous y cherchons les ombres de notre présence effacée, les silhouettes qui furent les nôtres, dont nous sentons encore le trouble quelque part dans le corridor du corps. C’est illisible et d’autant plus soumis à l’imperium d’un acte à accomplir sans délai. Nous voudrions avancer de conserve avec le rythme des jours, voir s’égoutter la trille des secondes, éprouver la chair luxueuse de l’heure, sentir le frémissement pressé des grains du temps. Mais, toujours, cela se dérobe et nous appelle au loin dans un signe d’invisibilité. C’est comme si, armés d’un télescope, nous nous ingéniions à scruter l’au-delà des étoiles dissimulé dans les tourbillons d’une marée primordiale, d’un chaos non encore saisi de la nécessité d’un ordonnancement.

 

   Un vertige nous assaille.

 

   Ce sentiment d’une manière de désolation existentielle inscrit en nous la lame de l’effroi, le silex tranchant d’une question qui s’affaisse sous le poids même de son irrésolution. Jamais ne peut se poser l’interrogation qui nous conduirait aux limites de la raison car, alors, nous serions en dehors de notre essence, incapables de reconnaître dans le reflet qui nous serait retourné par le miroir du futur, de l’espace éloigné, la mesure de qui nous sommes. Nous serions seulement des Narcisses abusés par le paradoxe de leur propre image. Il en est ainsi de tout retour spéculaire en notre direction qu’il contient beaucoup de fausseté et si peu de vérité que son visage est, soudain, celui de l’inconnu, autrement dit celui de l’effroi. De vivre et de n’en pas sentir les rives, pas plus celles du passé que celles du futur qui reculent à mesure de notre hésitante avancée, ceci nous tient dans une sidération sans fin. Alors nous nous débattons. Alors nous n’attendons plus rien de ce présent figé telle une glu, qui nous tient à demeure, au foyer d’un vide si coalescent à notre être qu’un vertige nous assaille et nous ouvre les portes du néant.

 

   Un virage résolu.

 

   Plutôt que de supporter ce fardeau d’inexistence, nous préférons amorcer un virage résolu qui nous met face à une expérience connue, celle des jours anciens dont nous sommes l’aboutissement. Il doit bien demeurer quelque chose de notre être d’autrefois, la flamme d’une ardeur, la confluence d’une rencontre, une incision de l’âme résultant d’un acte d’amour, la vision de quelque beauté accrochée au revers d’une colline ou bien posée sur le paysage noyé sous la clarté de la Lune. Il doit bien ! Simple loi de tout retour sur la terre de sa propre patrie.

 

   Môle du présent.

 

   Voici ce qui, présentement, se rend visible au regard de la conscience. Nous avons replié notre corps dans la posture qui cherche et demande sa voie. Le buisson du visage est dissimulé dans les ornières de l’inquiétude. Une trop exacte épiphanie serait destructrice si, d’aventure, nous nous disposions à ne saisir que des flocons de brume et des oublis en forme de couperet. La pliure des reins est encore attachée au môle du présent, on en perçoit les reflets atténués dans cette lunule qui brille dans l’anse des reins. Un bras, une jambe demeurent dans la zone de presque imperceptibilité, comme s’il fallait se présenter au passé avec toute l’humilité qui sied à la rencontre des choses importantes, des événements fondateurs de l’être. L’autre bras, l’autre jambe s’auréolent d’une clarté d’aquarium, cette étonnante lueur des abysses et des antres marins. Sans doute ceci nous montre-t-il toute la difficulté qui consiste à inverser le cours des choses, à biffer le présent ou, à tout le moins, à l’inclure dans une parenthèse, à le confier au régime contradictoire d’une attente.

  

   Imploration et refus.

 

   La chorégraphie corporelle, ce geste lancé en direction d’une ancienne épopée, voici qu’il se tend identiquement à la corde d’un arc, qu’une main se relève dans une attitude équivoque d’imploration et de refus. Comme au bord d’un gouffre : attrait du vide et répulsion car la chute pourrait signer le dernier acte avant la disparition du monde. Dans le fond, comme surgi d’une invisible paroi, quelque chose flotte dans le clair-obscur des jours anciens. Serait-ce cette mémoire visqueuse pareille à la membrane d’une hydre qui confondrait dans une même vision désordonnée des événements actuels et des épisodes de jadis, cette toile unie qui use sa trame et s’ouvre aux assauts mortifères du temps ?

 

   Cette résille lumineuse.

 

   Et cette résille lumineuse qui parcourt le sol à la façon d’un discours métaphysique inquiet de ne pouvoir surgir au-delà de sa pensée inaccomplie, nullement assurée de la justesse de ses postulats, de l’authenticité de ses hypothèses, qu’est-elle, en réalité, sinon la dernière affirmation d’une fumée se dissolvant dans le ciel illusoire des valeurs ?   Puisque, aussi bien, ses réflexions, ses spéculations ne se laissent apercevoir qu’à la mesure fuyante de ces lignes flexueuses qui, une fois, disent ce côté-ci des choses, une autre fois cet autre face cachée dont nous ne percevons que quelques rebonds, quelques pluies qui cinglent le visage de la philosophie sans l’éclairer, sans en ouvrir la voie vers une affirmation de son être-au-monde. Et le visage de la philosophie, ne serait-il pas le nôtre, celui au gré duquel nous espérons le don d’une sagesse, le dépassement des phénomènes pluriels en direction d’une position unitaire qui ferait de notre connaissance le fondement même de nos certitudes ? Oui, car nous avons besoin de savoir la raison de ces lignes emmêlées du réel qui, constamment, nous abusent. Nous avons besoin de nous éprouver selon la perspective longue du futur, la clarté sombre qui gît aussi, là-bas, au bout du tunnel de nos réminiscences.

 

   Nuit obscure de l’angoisse.

 

  Au bout du tunnel, quoi d’autre que ce gonflement, ce garrot du temps, cet œdème gris-blanc qui fait son œil de Cyclope (cette vue grossie des choses qui ne décèle nullement son être à une si prosaïque disposition de la perception), cette « inquiétante étrangeté » qui fait sa parution de Sisyphe, cette boule que semble faire rouler un inaperçu bousier, un genre d’anonyme individu, d’erratique manifestation de ce qui, depuis la nuit des temps, s’appelle non-sens, et depuis l’aire de la modernité, nihilisme, absurde, position du sujet acculé par cet objet sans feu ni lieu à ne devenir qu’une forme sans devenir, une piètre silhouette clouée par l’arraisonnement de la technique toute-puissante, une ombre cachée par une ombre bien plus envahissante, empire des géants qui dissimulent la volonté sans partage de dominer le monde, de réduire  la prétention des fourmis humaines à figurer sur la scène bariolée de l’existence. Alors tout se réfugie dans le noir, tout fond dans la suie, tout disparaît dans la nuit obscure de l’angoisse. La boule est là qui nous fixe de ses yeux magnétiques. Elle ne va pas tarder à déplier ses flagelles contondants, ses épines venimeuses, ses tentacules boulotteurs de vie, ses griffes qui lacèrent et déchiquètent qui passe à portée de son avidité sans borne.

  

   Démente boussole.

 

   Alors nous ne savons plus qui, du présent, du passé ou de l’avenir, constitue la position stable à laquelle raccrocher l’aiguille de notre démente boussole. Car, en réalité, nous perdons la tête et c’est une danse de saint Guy qui vrille notre corps, torture notre esprit dès l’instant où plus rien ne tient de ce que nous tenions pour assuré : cet objet familier, la courbe de ce paysage, le profil de tel visage, le sourire de tel être, l’amour de telle belle âme. Rien ne s’actualise jamais qui fait sa gigue endiablée, son escarpolette insaisissable, son menuet baroque avec ses appuis alternés qui nous perdent à même leurs constantes oscillations. Pour nous y retrouver, il nous faut des points de repère, une stabilité, la trame d’un projet, une vue qui porte au loin les signes que nous semons ici et là à la manière de ce qui pourrait être notre alphabet, nos premiers mots, l’esquisse d’une phrase dans le réseau dense de la dramaturgie humaine.

 

   Se déploie le chant du monde.

 

   Quelle autre issue, alors, que celle de rebrousser chemin, de rassembler son corps selon son attitude verticale, de se vêtir de ces atours qui sont comme notre seconde peau, d’emprunter ce chemin de lumière qui trace son sillage, droit devant, vers cet océan qui palpite à la façon d’un immense cœur, vers cette montagne qui lève ses rochers en direction du ciel, vers cette plaine où souffle l’haleine régulière du vent, où se déploie le chant du monde ? Bien vite nous aurons oublié cette sombre crypte abyssale de l’inconscience qui nous tirait vers le bas. Bien vite nous rejoindrons le site ouvert des archétypes qui sont les allures fondamentales par lesquelles nous gagnerons, en même temps que notre liberté, la demeure plénière de notre être. Et, faute d’être infiniment libres, mais doués de mobilité aérienne, nous cinglerons, tels de blancs oiseaux parmi les fleuves de l’air et les remous incessants du temps. Cette demeure de la possession de soi qui nous accueille en son foyer toujours renouvelé. Nous volerons haut, assurément ! Nous porterons le bain de minuit en plein midi, dans l’incandescence de son rayonnement, dans la démesure de la puissance, là où plus rien ne peut l’atteindre, sauf la beauté. Autrement dit l’unique miracle de la présence qui, toujours se déploie en avant de nous. En arrière ne sont que les scories éteintes des jours. Il faut allumer des incendies pour les temps à venir. Des brasiers. Oui, des brasiers dans l’été qui chante.

  

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19 mars 2020 4 19 /03 /mars /2020 10:49
Te vois en clair-obscur.

Photographie de Patrick Geffroy Yorffeg

 

"Ô Lumière"

 

CREDO [EXTRAIT]

 

« Je crois à l’opacité solitaire

au pur instant de la nuit noire

pour rencontrer sa vraie blessure

pour écouter sa vraie morsure…»

 

Zéno Bianu.

 

Infiniment proche.

 

***

 

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   Comment te définir

                 TOI

            Qui fuies toujours sous l’horizon des choses

Comment TE saisir

                  Dans l’approche

                          Dans la fuite

                                   Dans l’approximation du dire

   Pareille à la nuée d’oiseaux

                                                Que le vent emporte

Il ne demeure

                   Qu’un vague poudroiement

              Et alors l’on croît avoir rêvé

               Et l’on suffoque longuement

                                              Dans le bouillonnement

                                                                                      Des draps

 

   Comment ne pas désespérer de

                                                     TE cerner un jour

Autrement qu’à l’aune d’une dépossession

                                             Dire ton nom est déjà TE perdre

                                       Tracer ton esquisse est déjà renoncer à TOI

                                        A ton image perdue dans le ciel de cendre

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   A peine une frange

                                  Effleurant la terre

A peine une insistance de cristal

Dans le temps qui s’égoutte et pleure

                 Brumes matinales

                Pluies crépusculaires

                      Et entre-deux

Un air tissé

                   De brun

                                 Que rien ne semble atteindre

Une feuille de parchemin jauni

Dans les pages d’un incunable

Avec sa senteur

De papier d’Arménie

Ses notes soufrées

Ses remarques marginales

                           On dirait la chute de sanglots

                             Dans le profond d’un puits

               Ou bien une fugue distillée par quelque violon

                                                                                           Aux confins du monde

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   Est-ce TOI dont la conscience vacille

                    Sous les meutes de l’heure

Est-ce ma rêverie qui s’obstine

A m’entraîner

                       En des chemins

                                                Qui ne conduisent

                                                                             Nulle part

Sauf dans d’irrémissibles ornières

               Dans des forets

  Que n’ouvre nulle clairière

La clarté est simplement un souvenir

                                                            La vie

                                                                      Une toile suspendue à la plus haute branche

                               Hors de portée

                                                         Hors de saisie

Et nos mains disent l’inutile à tâcher de se vêtir

                                                                            De ce Rien

Qui nous toise

Et nous réduit à la taille du ciron

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   TU es si semblable

                                  A cette rumeur cuivrée

                                                                      A cette flamme qui brille dans l’âtre

                                                                            A ce feu assourdi du temps

                                            Qui déjà

Nous immole

                     Et nous déporte de nous comme

En notre finitude

                           Tout semble si lointain

                                                                Soudain

   Tout semble si éteint et la vue se perd dans d’inutiles

                  Et troublantes mydriases

Peut-être n’y a-t-il rien d’autre à voir

                                                            Que SOI

Dans le miroir que nous tend la Nature

   SOI

         &

                L’AIMEE

Ou bien l’illusion de ce que l’on est

                                                         Cet infime corpuscule à la recherche

   De cet Autre

Qui lui dirait la réalité de sa présence

                               Ici

                                       Là

En maints endroits afin que la répétition crée

Ce qui jamais n’arrive

L’assurance d’exister autrement qu’à la mesure

De ceci qui n’en a pas

Une braise s’allumant sur l’écran de la conscience

Etincelle de vérité

Dont jamais nous ne pourrions douter

                  

                       « Je crois à l’opacité solitaire »

 

   Dit le Poète

Signant en ceci la même idée d’une dévastation de l’étant-présent

Ne demeurant

                       Au jour

                                      Que ce voile ôtant à nos yeux

La forme même des choses

                                            Leur persistance à être

Dans le tumulte

     Cette rumeur qui dissimule à notre vision

                                                                        Les fondements mêmes de l’être

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

Me disais-tu et alors j’apercevais ceci

        Telle la métaphore de cet étrange parcours

                         Parmi la résille complexe du vivant

Une pomme chutait de l’arbre

                                                 Dans son habit flétri

La bogue d’une châtaigne

(Tes yeux en avaient la sourde brillance)

                                          Faisait son bruit de carton

                                                                                     Roulant au sol

Les tapis de feuilles rouillés

(La couleur de sanguine éteinte de tes lèvres)

Crissaient sous tes pas et nous demeurions

Silencieux

Attentifs à ne pas contrarier le chant du poème

 

   L’automne est arrivé et la lumière baisse

 

   Sur le bois blond que la clarté effleure

La blancheur de ton bras soutenant

                                                         Le casque

                                                                          Diffus

                                                                                     De tes cheveux

Ton visage tel une énigme

      (L’automne disais-tu en est une

        Prétextant cette saison ambiguë

        Entre

                 La claire-voie d’été//

                                                 //La nuit d’hiver)

Ton visage ôté de toute chose alentour

La pente douce de ton cou

Qu’avive cette lame de jour à peine plus vive

                                                                          Qu’un rire d’enfant

Cette question que tu es

                                      Offerte

                                                 En même temps

                                                                            Qu’en Toi retirée

Et ces teintes d’ombre

Cernant de près cet éternel mystère

Elles sont si semblables à ces terres que tu aimes tant

   A leurs sillons tels des rides

   A leur glèbe luisante

   A leurs versants en partance

                                              Pour le séjour des Morts

Car bientôt sera Toussaint

Et la lourde senteur des chrysanthèmes

Leurs têtes ébouriffées

Te font penser à un enfant espiègle

Comme si la Dame à la Faux

Ne faisait que nous jouer une comédie

En réalité tu n’y croyais pas vraiment

                                                            A ces histoires à dormir debout

                                                               A ces sentiments d’outre-tombe

                                                                  A ces pensées de l’oubli

 

Vivants me disais-tu

Nous sommes déjà dans

                                       L’oubli de SOI

Comment ceci pourrait-il être dépassé

Par le seul fait de notre absence

Tu voyais tout

                       Dans un clair-obscur

Je t’apercevais aussi au travers de ce sublime clignotement

                                      Du jour//

                                                   //De la nuit

                       

                           L’automne est arrivé et la lumière baisse

  

    Etait-ce là ton dernier mot pour dire

                                       L’effacement

                                                             La perte

                                                                            Le Rien

          Qui toujours nous arrive alors que la nuit

                                                                           Survient

La longue nuit du repos

   Il fera bon hiverner

En attendant le réveil

D’un nouveau commencement

Puis d’une nouvelle fin

Oui

D’une nouvelle

Fin

     

        « au pur instant de la nuit noire

        pour rencontrer sa vraie blessure

       pour écouter sa vraie morsure…»

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 mars 2020 3 11 /03 /mars /2020 10:22
« Miroir, dis-moi si je suis la plus belle »

Source : Amazon

 

***

 

   « Ce qu’il faudrait, c’est briser une fois pour toutes ces fenêtres du mal ; cacher, briser, souiller les miroirs, embuer les reflets du verre et du tain, et rester dans le spectacle sans témoin. Mais peut-on briser un miroir ? N’est-ce pas évident qu’ils sont indestructibles ? Qu’ils sont là, partout, autour de moi ? »

 

                                                   « L’extase matérielle » - J.M.G. Le Clézio.

 

*

 

   Oui, les miroirs sont là, présents en l’entièreté de leur être, partout visibles, infiniment visibles, animés de mille reflets, partout où un pan de mur est disponible, partout où la glace d’une vitrine hallucine le jour, partout, sur les faces brillantes des carrosseries, sur le luxe inouï des chromes, sur les verres des lunettes derrière lesquels se dissimule la fente inquiète et souvent désirante, infiniment désirante des yeux, partout ! Oui, les miroirs « sont indestructibles » et c’est bien ceci, cette invulnérabilité qui nous étreint et nous désespère. Et pourquoi donc ceci alors qu’ils ne semblent être là que pour paraître les serviteurs zélés de notre toilette, pour nous aider à mettre un peu d’ordre dans notre visage, en atténuer le chaos, le porter à la ressemblance d’un cosmos ? Fonction donc « cosmétique » du miroir, qui voudrait seulement mettre en ordre qui nous sommes, nullement fomenter à notre encontre quelque sombre dessein. Certes, mais comme toujours, les apparences sont trompeuses et il faut continuellement désembuer la vitre qui reflète notre silhouette afin d’en apercevoir les exacts contours.

   Oui, le miroir fascine, attire et nous nous perdons en lui, tel Narcisse contemplant sa pure beauté sur la face brillante de l’eau. Nul, face au miroir, ne peut demeurer en-deçà, pas plus que sur sa surface glacée, mais en un seul endroit qui se nomme « au-delà de sa présence ». Il faudrait une force de caractère hors du commun pour résister, plus que quelques secondes, à sa force d’attraction, d’aimantation. C’est le propre de toute étendue réfléchissante que de gommer notre être, de le dissoudre, de le porter hors de lui, dans un site étrange où il n’aura plus d’avoir-lieu, seulement l’espace élargi d’un immense flottement où il perdra jusqu’à son intime conscience. Simple reflet parmi la myriade des reflets du monde. La « traversée du miroir » est un voyage sans retour. Ou bien, si l’on en revient, ce ne peut être qu’au motif aberrant de sa propre anamorphose. Désormais on ne se connaîtra plus qu’à la manière de cet étrange voyageur au terme d’un éprouvant périple, voyageur qui n’a plus accès à lui-même ni même au pays dont l’événement l’a profondément chamboulé, lui a fait perdre son orient.

   Avoir trop subi l’épreuve du miroir est l’équivalent de la folie que l’on aurait rencontrée au détour du chemin, dont on porterait les oripeaux, n’ayant même plus accès à cette image de soi qui nous faisait homme parmi les hommes du monde. Certes, sans doute beaucoup rétorqueront-ils qu’il s’agit là d’une expérience limite, que n’y succombent que ceux dont l’horizon psychologique est déjà envahi du germe de la démence, que la simple observation d’une face sans doute lisse, éblouissante, ne saurait conduire à de tels états, que l’on possède toujours en soi les ressources suffisantes afin de se soustraire à sa soi-disant mortelle emprise, que ceux qui prétendent le contraire ne sont que des faiseurs de charme, des ordonnateurs de philtres ou bien de sombres manipulateurs de consciences.

   Soit. Mais alors, regardez-vous donc dans le miroir autant de temps que vous en supporterez l’épreuve, aiguisez la lame de votre pupille, forcez l’entrée de vos yeux reflétés dans le miroir, pénétrez donc dans ce corps illusoire qui vous est offert, tout comme une victime propitiatoire est remise à son dieu afin d’en obtenir la grâce. Prenez donc vos yeux, faites-en deux billes de porcelaine ou deux silex au carbure, projetez-les dans votre massif de chair, aveuglez-les tant qu’il vous plaira, enduisez-les de suie, perdez-les au fond de l’abîme de votre corps. Car vous savez bien que votre corps est faille sans retour, peuple inaccessible qui ne profère qu’un éternel silence, inconcevable mystère dont vous ne percevez jamais que les fluctuantes limites. Vous êtes constitués de cette obscurité, vous êtes soudés aux ténèbres, il est requis que vous sortiez de vous pour connaître le monde. Votre regard, c’est vers le monde qu’il est sommé de le porter, vers l’ouvert, le toujours disponible, la forme déployée de toute altérité.

   A ne voir que sa propre image dans le miroir on oublie le visage familier, la physionomie aimée, on oublie l’ami, on oublie le monde. Son propre regard capté dans le miroir est le point focal à partir duquel réaliser les conditions de son immédiate aliénation. Le fou, lui, n’a nul besoin d’un témoin visuel lui faisant face pour se reconnaître puisqu’il est, à lui-même, pour lui-même, en l’entièreté de son être, son propre miroir. Pourrait-on mieux dire la perte de soi en quoi consiste le reniement de ce qui est autre, de ce qui est différend et demande de nous de constants ajustements, quelques déports de notre pensée, la transitivité de nos sentiments, le glissement continu de nos opinions qui, pourtant, nous paraissaient frappées au sceau d’une incontournable vérité.

   Toujours il nous est demandé de conquérir un nouveau sens que nous n’avions perçu, de nous décider, en quelque sorte, à opérer notre propre métonymie, à changer de peau, à nous métamorphoser. Or, ceci, le phénomène de l’exuvie au cours duquel nous nous revêtirons d’un autre épiderme, nous ne le possédons nullement de l’intérieur, comme nous possédons un membre ou une fonction mentale ou autre. C’est de l’extérieur du miroir que vient ce qui nous réalisera en propre et nous portera au plus loin des possibilités de notre être. Avoir ceci en ligne de mire et déjà une partie du sentier est accompli qui nous sauvera de nous-mêmes, car c’est bien de ceci dont il s’agit, de notre salut qui ne dépend que de nous, l’Autre est un Passeur, un Révélateur, celui dont les yeux, nous visant, nous confirment dans notre irremplaçable et singulière nature. Tout ceci nous le savons du fond même de nos cellules. C’est une apodicticité qui, comme telle, ne demande aucune justification ni argumentation pas plus qu’une brillante démonstration. « C’est ainsi » pourrait se donner comme le seul constat dont notre esprit devrait âtre saisi. Le réel est parfois si compact, si têtu, qu’il ne sert à rien de vouloir en faire céder la cuirasse, elle est bien plus forte que nous, bien plus amarrée que l’est notre conscience intentionnelle, plus rayonnante que le désir le plus ardent.

   Si donc nous faisons l’hypothèse, et nous la posons comme telle, que la vérité est bien plus le fait d’une extériorité du miroir qu’une étincelle de son intériorité, à savoir la nôtre, nous n’aurons de cesse de dénoncer le miroir comme « ces fenêtres du mal » pour reprendre les mots de Le Clézio. Notre contemporaine société, qui est prodigue en inventions de toutes sortes, surtout de celles dont les Existants raffolent, à savoir ces « miroirs aux alouettes » dont ils pensent faire le centre de leur liberté alors que, bien évidemment, le don qui en résulte consiste dans le reflux pour des temps indéterminés, peut-être pour l’éternité, de tout esprit critique, donc sa propre remise en tant que personne humaine, aux apories de la civilisation technicienne. Se pensant heureux, lestés de leurs étranges machines, branchés en permanence sur le carrousel des images « sans feu ni lieu », adoubés au bruit assourdissant du monde, manipulés par la mode et sa servante zélée, la divine publicité, ils errent autour d’eux-mêmes, manières de bourdons ivres du pollen qu’ils produisent à l’envi à des fins d’enchantement.

    Un jour sans doute d’inspiration peu commune, un Narcisse doué d’une rare imagination, déposa sur les fonts baptismaux de l’humanité, une étrange boîte qui reçut le nom « d’Androïde », pour tout dire couteau suisse à tout faire qui, à y bien regarder, n’est qu’un robot soi-disant doué d’une intelligence artificielle hors du commun. « Hors du commun » en effet, car si le « commun » est l’homme, vous et moi en l’occurrence, Androïd en est le miroir si artificiel que l’on peut se demander en quoi peut bien consister son intelligence. Et puis, vous en conviendrez avec moi, l’intelligence est humaine rien qu’humaine, jamais elle ne saurait résulter de quelque artifice que ce soit. Donc la grande et étrange « Odyssée » humaine. Les divins Consommateurs eurent tôt fait d’amadouer la bête, de la mettre au pli, de l’incliner selon toutes les latitudes de leurs désirs polyphoniques. L’une de leur découverte les plus fécondes consista en l’invention de « Selfies », idiome anglosaxon oblige, genres de modernes autoportraits étonnants, à en faire pâlir d’envie Léonard lui-même, de Vinci, faut-il préciser !

   Voici donc « Le monde des Selfies », tout comme on a eu « Le monde de Sophie » pour la philosophie, mais en plus petit, tout comme on  a eu « Le monde du sexe » d’Henri Miller, mais lui au moins pensait, plus qu’il ne dépensait, tout comme on aura, dans un avenir proche « Le monde connecté » puisque certains esprits bien pensants nous promettent une vie d’araignée lovée au sein de sa toile cybernétique. Tout ceci est si affligeant que, sans doute, il vaudrait mieux en rire, peut-être jaune, à moins que « Le monde du Corona » ne nous ait tous décimés bien avant que cette époque tragique ne nous submerge et ne nous réduise à néant. Mais parlons donc un brin de l’incontournable couple Selfie-Androïde, un viatique irremplaçable pour notre présent. Avez-vous déjà observé combien cette houle des portraits en tous genres déferle sur les modernes diaporamas que nos amis ne se lassent nullement de nous infliger à longueur de temps au prétexte, sans doute, qu’ils sont les créatures les plus intéressantes du monde ?

   Quant aux réseaux sociaux, inutile de faire leur éloge, ils sont la caisse de résonance de l’intarissable faconde humaine, le plus souvent la plus affligeante qui soit. Combien il est en effet important de savoir ce qu’Untel prend pour son petit déjeuner, le dernier costume dans le vent qu’il affectionne de porter, la position qu’il adopte dans sa gymnastique intime avec la dernière élue de son cœur, ses petites et grandes manies, ses désirs obsessionnels rougeoyant à la simple vue d’un appareil photographique ou de ces stupides véhicules flanqués de l’acronyme « SUV », haut sur pattes, laids et polluant la planète sans vergogne. Mais enfin, être le procureur de ces temps hors du temps demanderait une durée qui ne serait que celle d’une pure perte.

   Le drame de l’humain, hormis son égoïsme foncier qui explique bien des malheurs du monde, est sa constante propension à confondre l’être et l’avoir. Mieux et plus justement dit, à transformer tout être en avoir, à tout réifier, à choisir la quantité plutôt que la qualité, à ne nullement s’étonner de la laideur alors qu’il se pâme devant les dernières inepties de la production consumériste. Un long chemin serait à faire afin d’ensemencer les consciences du germe d’une immédiate beauté. Elle court partout : sur les ailes mordorées d’un insecte, sur la feuille que visite la froidure hivernale, sur l’écume des eaux qui rejoignent le vaste océan dans de magnifiques estuaires. Mais revenons un instant aux Selfies, ces icônes des temps d’aujourd’hui, ces idoles de plastique et de métal auxquels les Vivants vouent un large culte. Avez-vous déjà vu comme leurs yeux brillent, combien leur bouche devient pulpeuse de désir, combien sans doute leur sexe-même est convoqué à la fête des plaisirs médiatiques ? Ils sont « aux anges » pour employer l’expression canonique.

 

« Miroir, dis-moi si je suis la plus belle »

   Et si j’emploie ce terme « d’ange », c’est à dessein. Observez donc la psyché baroque qui illustre ce texte, vous y apercevrez, tout autour de l’ovale du miroir, trois anges qui semblent les génies tutélaires du domaine dont ils ont la garde. Comment les interpréter alors ? En défendent-ils l’entrée au prétexte que s’ouvre un possible champ pour le péché ? Sont-ils l’exacte réplique du dieu joufflu Eros qui invite les Amants à la fête infinie des plaisirs ? Tiennent-ils ouverte la porte d’un Paradis Terrestre qui gît en filigrane dans le tain du miroir ? Peut-être tout ceci à la fois en une sorte de complexité joyeuse où se mêlent, pèle-même, malice, jouissance sous le manteau, curiosité d’un vice qui trouverait, ici, ses plus belles et plus vives illustrations ? Il nous plaît de penser que tous ces curieux sèmes courent immédiatement sous la pellicule fascinante et enchantée du miroir.

   Mais qu’y trouvent donc nos coreligionnaires pour y passer le plus clair de leur temps, jusqu’à s’oublier (?), à s’immoler jusqu’au profond de leur âme dans ces images d’eux-mêmes qui les mènent au vertige infini de leur étourdissant ego. Ils sont ici, au centre rubescent de leur solipsisme, ils exultent, ils se savent les biens les plus précieux du monde, ils se savent or et platine dignes d’enchâsser quelque couronne royale, à commencer par la leur, dans la plus verticale évidence qui soit. C’est bien ceci le risque majeur de la « Selfie-idolâtrie », être le centre et la périphérie du monde, ne plus apercevoir au large de la Terre que les satellites multipliés à l’infini d’un Soi immanent à sa propre figure, d’un Soi dont la pulsion magnétique éloigne toute présence qui, précisément, ne serait nullement leur Soi. Tout ceci serait du plus grand comique, une superbe farce à la Molière si les consciences n’étaient à ce point abîmées, érodées par cette « multiple splendeur » dont ils croient être atteints, comme le pôle est atteint des rayons fécondants de l’aurore boréale.

   Là, au centre absolu d’eux-mêmes, les producteurs d’images cybernétiques, les dévoreurs de représentations virtuelles, les grands ordonnateurs de la « société du spectacle » mise en exergue au cours des années déjà lointaines par Guy Debord, stigmatisant toutes les dérives de nos sociétés occidentales abreuvées de gains et de richesses faciles, les Grands Prêtes donc de la Messe Universelle ont dressé les stèles sur lesquelles ils procèdent à leur propre sacrifice. Se pensant libres, ils ne possèdent plus nulle autonomie, enchaînés qu’ils sont à la machine qu’ils vénèrent dont ils sont les esclaves, « servitude volontaire » eut dit La Boétie en des temps bien plus humanistes que les nôtres. Le nôtre temps, depuis au moins les belles remarques de Nietzsche, est marqué au fer d’un incoercible nihilisme qui ne reconnaît plus l’être, qu’on le nomme « Idée, « Nature », « Histoire », « Conscience », quel que soit le prédicat qu’on lui destine à condition qu’il le soit de façon essentielle et non adventice, la saison actuelle en est la figure la plus visible.

   Mais qu’ont donc fait les hommes abusés par la Technique, adorateurs de la Machine, sinon les désigner tels leurs bourreaux, leurs geôliers ? Ils ont édifié des ex-votos sur lesquels ils ont inscrit, en lettres de feu, les gestes de leurs propres sacrifices. Ils ont allumé, autour de leurs autels, dans le clair-obscur religieux de leurs chapelles, les cierges inextinguibles de leurs propres envies. Ils ont officié devant la foule des fidèles réunis au sein même d’un gothique flamboyant, « flamboyant » pris au pied de la lettre. D’eux-mêmes, qu’ils pensaient avoir porté au pinacle, il ne reste que des cendres fumantes, flèche de Notre-Dame s’écroulant sous le poids de sa propre vanité.

   Oui, le paysage est désert, la terre dévastée quand le sens du monde est aboli. Demain, pour les générations futures, en aient-elles le courage et l’envie, à charge de reconstruire l’édifice d’une civilisation fondée sur l’exercice d’un juste humanisme. Parfois le progrès n’est pas à regarder au futur mais au passé. Les siècles de la Renaissance seraient une juste source d’inspiration. Eliminant l’excès d’individualisme apparu précisément à cet âge de l’Histoire, il faudrait faire retour au beau classicisme de l’Antiquité, réactualiser le prestige de l’Art, faire aimer la Poésie, se pencher sur les textes de la Littérature, explorer le savoir de la Philosophie, ces sciences soi-disant « molles », selon une qualification rien moins que paradoxale, toutes disciplines qui sont le véritable et éminent fondement d’une pensée. Certes la tâche est immense. Certes penser un « nouveau monde » à l’aune d’une contradiction qui mettrait en défaut le paradigme technicien, son éclaireur de pointe, l’amusant Selfie, paraît être, sinon une gageure, du moins l’espace d’une simple provocation. Mais les choses sont bien plus complexes que cela. Il en va du sort de l’humain en son essence. Osons l’être. Mettons l’avoir sous le boisseau. Chiche !

  

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5 mars 2020 4 05 /03 /mars /2020 09:44
Don inouï de la solitude

Barbara Kroll

 

***

 

 

   A-t-on jamais été vraiment seul dans la vie ? Je veux dire seul dans une solitude infinie, sans recours à quelque altérité que ce soit. Une manière de Robinson Crusoé dépossédé de son Vendredi, isolé sur son île de Speranza avec, pour unique compagnie, le passage des vents alizés, la proximité des cochons sauvages pataugeant dans leur soue, le sillage blanc d’oiseaux de haute altitude. Au pied de la lettre, Robinson n’aurait connu la solitude totale car, être face au ciel et à ses chapelets de nuages, apercevoir la tanière d’animaux sauvages, suivre des yeux le vol des goélands, c’est, en quelque sorte, échapper à cette condition tragique, à cet exil de l’autre qui est toujours exil de soi. Nul homme sur terre ne peut vivre seul au sens strict. Toujours quelque chose le rattache à une présence, à un lieu, à un souvenir.

    SEUL le fou est SEUL, (étrange réitération du langage qui dit la solitude telle la tautologie qu’elle est, considérée en son absoluité), le fou qui demeure en sa consternante thébaîde avec la cruelle certitude de n’en jamais sortir. Car la folie est telle, son essence est si désespérée, que le tumulte est intérieur qui fore sa cavité sans que rien, de l’extérieur, ne puisse en modifier le cours. Le fou est à lui-même son propre monde. Sa raison d’être profonde est cette aliénation qui est plus aliénation de soi que contrainte qui serait venue du dehors et, en ce cas, pourrait trouver le lieu d’une possible résolution. Voyez le fou, il ne vous voit pas, son « regard » vide vous traverse et vous n’existez pas à ses yeux, vous n’êtes, tout au plus, qu’une illusion inventée par le monde, un genre d’objet qui aurait échoué, là, à la hauteur de quelque étrange contingence. Un simple caillou aurait sans doute plus d’importance que vous ou bien un ressort, une bille d’acier avec laquelle le fou est en prise directe, objet parmi les objets du monde. Le problème de la folie est bien cette perte de l’intime et féconde subjectivité, laquelle n’ayant nul lieu où s’accomplir, ne peut connaître que le monde paradoxal de l’objectité. En une confondante équation, la folie pourrait s’écrire tel l’équivalent de l’arbre, de la feuille sur le chemin, de la faille qui sinue et se perd entre les lèvres de la terre. Aucune issue qui pourrait ramener le fou en des terres habitables. Partout il est étranger. A ce qui n’est lui, à ce qui est lui aussi bien.

   On ne peut comprendre le fond essentiel de la solitude si l’on n’a reporté cette dernière à l’étalon absolu que pose, pour nous, la condition aporétique de toute aliénation. N’est nullement fou qui veut. Nul simulacre à ce désordre qui tourneboule la personnalité, la retourne comme le trappeur le fait de la peau de l’animal sauvage. C’est bien à cette métaphore ultime de l’inversion, de la catapulte, du saut inouï que nous devons nous reporter pour saisir une bribe de ce qui, nous l’espérons, jamais ne nous visitera. Ce qui serait rassurant, pour le schizophrène, (mais alors il sortirait de son état), ménager dans l’espace étroit de sa geôle une place, fût-elle infinitésimale, pour une altérité. Cruel principe : le fou est à lui-même sa propre altérité, ce qui, toujours le contraint à n’être ni ici, ni ailleurs, seulement dans un champ sans horizon, une aire sans perspective autre que la fermeture à jamais, graine germinative en éternelle attente d’une croissance qui jamais n'arrive.

   L’altérité est cet espace de jeu au sein duquel toute personnalité reçoit la confirmation de son être, sa singularité, sa différenciation d’avec les choses du monde. Cet élément de l’autre-que-soi, déjà il faut le porter en soi, l’avoir intégré comme le premier clavier sur lequel jouer pour dresser sa propre silhouette et la mettre dans la lumière de la raison. Qu’est-ce que la raison, sinon, en premier lieu, se savoir soi-même en sa nature humaine, laquelle est fondamentalement autre que celle qui m’est contiguë, dont je perçois la trace à l’horizon de mon regard. Particularité du soi faisant sens par rapport à l’universalité des différences, des contrastes, parfois des contraires, parfois aussi des similitudes. Mais c’est cette polyphonie du monde, ce concert dans lequel je m’inscris à titre de JE, en toute connaissance, mon JE ne pouvant jamais faire fond sur celui d’un Autre et en capturer l’unique effigie. Bien évidemment, les choses prises sous cet éclairage, qui du reste est le seul possible, pose la solitude en tant que la face inversée de toute altérité.

    Mais « face inversée » ne veut nullement dire que l’Autre sera définitivement absent de ma psyché, de mes préoccupations. L’Autre, en sa plus radicale acception, est toujours un problème.  De Lui je dépends car nulle existence ne saurait résulter d’une autarcie. Du regard de l’Autre, de sa conscience, j’ai besoin pour édifier cette étonnante sculpture humaine que je suis, toujours en constant réaménagement. Le fou, lui, n’éprouve nullement cette crainte infinie des variations, des Autres, de son propre moi. Les choses sont définitivement figées, le monde clivé, l’un d’un côté, le sien définitivement clos, l’univers de l’autre, immensément ouvert, gouffre inenvisageable pour l’autiste, abîme dans lequel il se perdrait si, d’aventure, l’idée lui venait de s’y confronter, au risque de n’apercevoir que le néant qui l’habite et le soude à son propre roc sans qu’une autre alternative soit possible.

   Rien ne bouge chez le fou que ses délires obsessionnels, le raz-de-marée d’un langage intérieur qui tourne à vide, le carrousel, sur place, des stéréotypies et des mouvements autocentrés, répétitifs, manière d’antienne  qui gire alentour et le prive d’un monde à sa mesure. Tout est inflation chez la personne atteinte de démence, le soi amputé de ses limites, le monde en son flou constitutif, le halo des Autres qui se donne comme illusion, spectre dangereux, piège dans lequel succomber immédiatement à la mesure de sa propre dissolution.

   Tout autour de nous, sur les bancs désertés de présence, dans les coursives vides des rues où ne souffle que le blizzard du malheur et de la mise à l’écart, sur les quais de gare où des regards vides semblent toiser l’infini, dans les transports en public où se tiennent d’étranges soliloques entre le Solitaire et sa Solitude, l’image de cette dernière est insoutenable car elle nous convoque, d’emblée, à la figure de notre propre dénuement s’il devait advenir et, ce jour adviendra forcément sous le visage de la mort. Mais le temps aura effacé de notre vision les dettes que nous aurions dû acquitter en raison même d’un séjour terrestre confit d’égoïsme et tressé des mailles de l’indifférence. Notre chemin aura été accompli en toute conscience, ce qui, bien évidemment, suppose des zones d’ombre, des comportements distraits, des conduites placées sous le boisseau de l’inconscience ou bien de l’irrationnel.

   Hommes, nous sommes ainsi faits que nous pêchons souvent par omission et, parfois par intention, et n’en sommes même pas alertés. A vivre, il faut, parfois, souvent, la taie de la cécité sur les yeux du corps, sur ceux de l’âme aussi, qui se laissent abuser par leurs homologues de chair, tant l’insouciance, la frivolité sont des compagnons précieux en ces temps de tempête et de naufrage qui portent pour nom « existence moderne », autrement dit existence ballottée par les flots capricieux de la mode, ce modeleur des consciences dont, aujourd’hui, nul équivalent n’existe nulle part. Mais, ici, il ne s’agit nullement d’être le procureur de quelque comportement, tâcher de comprendre seulement.

   Il faut en venir au titre « Don inouï de la solitude » qui, après ce long développement, pourrait se donner comme pure provocation. Mais non, il n’y a nulle complaisance à faire l’éloge de la solitude, du moins si celle-ci résulte d’un libre choix et s’érige en simple règle de vie. Le Solitaire n’est pas nécessairement un marginal ou un misanthrope. Il y a souvent une grande satisfaction à s’éprouver en tant qu’unique au cœur d’une expérience qui n’admet nulle autre présence que la sienne propre. Voyez le saint dans l’exercice de sa foi, l’artiste dans le déploiement de son œuvre, l’orfèvre penché avec amour sur sa gemme précieuse, le randonneur face au paysage sublime, l’esthète remis à la pure beauté qui le visite, l’enchante et le porte bien plus loin que lui. Mais vers quoi ? Mais vers l’altérité du monde car ce vocable trompeur nous fait penser que l’altérité ne peut consister qu’en la rencontre avec une autre personne humaine. Comme s’il y avait des vases communicants entre consciences et que la dimension anthropologique tout entière ne tirerait son sens que de ce type de rencontres.

   Mais c’est l’excès « d’hominitude », si je peux me permettre ce curieux néologisme, qui nous induit en erreur et nous culpabilise. Quelque part il serait inconvenant de tirer une jouissance qui serait extérieure à Celui, Celle qui me font face et me renforcent dans mon humanité. Mais « raisonner » de cette manière constitue déjà, en soi, la source d’une erreur. Une simple évidence (ou bien ce qui devrait en tenir lieu) nous incline à penser toute vérité à la façon hégélienne, à savoir qu’elle ne peut consister qu’en la totalité du réel. Tout fragment est déjà un affaiblissement de la notion, un genre de métonymie qui nous oblige à proposer quelque succédané à des fins de justification.

    Aussi bien prétendons-nous que nous avons vu le plus beau paysage du monde, aperçu la plus belle femme, rencontré le plus beau poème. Mais l’on sent bien, ici, combien cette attitude est en porte-à-faux, combien elle ne joue que sur une habile indulgence, combien elle biaise le réel et n’en propose qu’un visage tronqué, une vue infiniment parcellaire. Bien évidemment nous ne pouvons nous satisfaire de ces assertions aussi partielles qu’illusoires, aussi dogmatiques que simplistes. Non, « La Joconde » n’est pas la plus belle femme du monde, elle est femme parmi le monde qui a la beauté en partage. L’amoureux, aussi bien, vous dira que son amante est l’éblouissement même, la perfection et encore quelques autres considérations qui, en lieu et place d’une vérité, ne feront qu’assumer quelque sophisme de poids, que mettre en valeur des appréciations poinçonnées d’une curieuse conception de philistin.

   « Don inouï de la solitude », il nous remet à notre propre être, nous soustrait aux caprices mondains, place le Soi face à Soi sans autre issue que de se voir dans la lumière crue, parfois violente, du réel. Dans la solitude du désert ou bien de la haute altitude, nous ne nous dérobons plus, nous ne fuyons plus, nous n’avons plus d’espace pour l’esquive, de corridor ou de porte dérobée pour la fuite. Nous sommes totalement, fondamentalement remis à nous, face à l’expérience que nous vivons en toute conscience, en toute lucidité. Le geste du marcheur dans le vaste Sahara est empreint d’une profonde beauté, il est image de Celui qui consent à se confronter à ce qu’il y a de plus difficile, de plus exigeant, à savoir sa propre identité qui devient verticale, immense, à la limite d’un possible effacement.

   Une fois l’éblouissement dépassé, une fois atteinte l’oasis où se désaltérer du Soi pur, voici l’un des plus significatifs événements personnels dont l’homme puisse témoigner. Loin alors toutes les simagrées du Grand Monde, les affèteries bourgeoises, les fastes en trompe-l’œil de la richesse. Il ne demeure qu’une pauvreté, une indigence, une humilité qui délimitent le champ de la personne vraie, sans fard, sans apprêt, nue en quelque sorte, manière de Paradis mais dépouillée de son imagerie d’Epinal. Une vue directe de Soi à soi, de Soi à l’Autre, de Soi au monde. L’authentique nous parle d’une voix distincte, claire, il nous enjoint d’être au plus juste de qui nous sommes, un être essentiellement de la finitude, de la constante déréliction, une faille agitée d’angoisse à laquelle il revient de trouver un SENS, donc une altérité comme miroir lui faisant écho.

   Car nul solipsisme poussé en son fond ne nous permettrait de comprendre quoi que ce soit à notre condition. Seule l’altérité pourrait y pourvoir, à condition qu’elle soit justement regardée en tant que cette multiplicité de sèmes courant d’un horizon à l’autre, afin qu’interrogés, nous puissions prétendre devenir Ceux que nous devons être : des Hommes-debout qui n’ont nullement peur de la lumière ! Ce banc de l’image, hissé dans sa plus extrême solitude, face au mur monacal qui le regarde et l’oblige à connaître sa propre vérité avant même de connaître celle des autres, peut jouer le rôle d’une métaphore, sinon d’une allégorie qui nous dirait :

 

« Sache qui tu es, face à Toi, ainsi tu seras et deviendras ».

 

   Peut-être n’y a-t-il rien d’autre chose à faire que de répondre à cette injonction ! Ou bien à renoncer à soi en renonçant à cet autre qui nous habite, qui n’est que l’intervalle de notre propre vérité.

 

 

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4 mars 2020 3 04 /03 /mars /2020 15:18
La terre était déserte.

                  Photographie : Alain Beauvois.

 

 

« Je reviendrai… »

Toi qui m’attends
Je reviendrai
Je ne peux t’oublier
Comme je ne peux oublier
Les tendres moments passés
Sur la plage de Calais
Je suis un grain de sable
Qui brave les barrières
Tous les vents me mènent à Toi
Oui, je reviendrai vers Toi
Mon Bel Amour !

 

AB.

 

 

 

 

   S’était-on jamais demandé.

 

   S’était-on vraiment jamais demandé combien il était étrange d’être ici et maintenant dans cet édifice de chair avec ses tubes où courait l’eau rouge du sang, avec ses cheveux pareils à des idées folles, avec ses mains qui battaient le vide, avec le pavillon de sa peau qui flottait dans le vent du doute ? S’était-on jamais enquis du miracle de voir la feuille d’automne couchée dans son or liquide, d’entendre le grésillement de l’amour dans les frondaisons des arbres, de toucher du bout de son nez érectile la fragrance de la pomme verte ou bien celle du papillon aux ailes semées de nectar ? On avançait, comme cela, sur les chemins du monde, ne se retournant jamais pour apercevoir ses propres traces faisant leur sillon dans la poussière. On goûtait à mille choses, à la sucrerie d’une rencontre, à l’acidité d’un sentiment, au pelucheux d’une amitié, sans jamais s’interroger sur leur nature, sans s’enquérir plus avant de leur signification. Car tout parlait, il suffisait de se disposer au murmure du vent, à l’hymne du lac dans sa feuille d’argent, à l’eau bleue des abysses qui n’était que l’une des mille et une teintes du rêve. S’inquiétait-on de se nommer Pierre ou bien Sylvain ou bien encore Félicie ? Et pourtant les noms nous attachaient aux choses du monde telle la singularité dont notre être était pourvu. Uniques nous étions bien que pris dans le réseau complexe de la foule. Non reproductibles avec nos yeux couleur de terre, nos doigts où tremblait le désir d’être auprès des événements, nos pieds qui foulaient le sol avec leur curiosité avide, intarissable. Un pas après l’autre. Un souffle après l’autre. Un amour après l’autre. Une sorte de giration infinie, d’éternel retour du même, de recommencement de ce qui avait été, devenait présent puis s’enfuyait par la meurtrière de l’avenir. Alors nous butinions tout ce qui venait à notre rencontre, la corolle d’écume, la fille à la peau blanche, la corne d’abondance de l’amitié.

 

   Nous traversions la ville.

 

   Alors nous traversions la ville dans la première heure de l’aube. Les immeubles étaient de sombres haillons pliés dans leur rumeur de brume. Les Vivants des corps immobiles, des insectes aux élytres soudés et leurs yeux éteints étaient des pierres grises dans lesquelles dormait le diamant du songe. Les maisons avaient des yeux étranges, des orbites vides dans lesquelles s’engouffraient les vrilles du silence. De longs corridors montaient dans l’espace de cendre en faisant leurs volutes noires. Des freux tombaient du ciel en feulant et leur chute, dans l’air, creusait des tunnels qui, longtemps frissonnaient de cette irruption dans les mailles serrées des secondes. Oui, il y avait une immense vacuité qui scindait le monde, une faille par où se disait la perte toujours possible de la chose familière, la dissolution du paysage dans quelque malencontreux maelstrom, dune de la plage engloutie dans le tumulte des flots, bâtiment à l’horizon faisant naufrage avec sa cargaison de vies humaines, disparition, là, de l’unique silhouette au bord du rivage et le monde serait désert, infiniment désert !

 

   Toi qui m’attends.

 

   On disait Toi qui m’attends. Mais, en réalité on ne savait nullement qui était qui. Qui attendait quoi. On attendait l’attente ne sachant de quoi elle serait constituée. Y avait-il jamais eu un TOI quelque part sur la boule de la Terre qui eût constitué un but à atteindre, un refuge à trouver, la chair d’une amante, le logis où dissimuler sa peine, la chambre où écrire le journal de sa vie avec ses piquants d’oursins et, parfois, son éclatant corail, tel un soleil intérieur ? Mais cette lumière liquide parviendrait-elle, un jour, à trouver son issue, à se faire connaître, à découvrir une clarté confluente avec qui naviguer de concert ? Les eaux marines étaient si illisibles, teintées d’ombres où flottaient les résilles d’écume. Etait-on simplement un naufragé qui, jamais, ne rencontrerait l’écueil salvateur flottant à la surface ?

 

   Je reviendrai.

 

   On disait Je reviendrai. proférait ceci à la façon d’une prière profonde, peut-être d’une découverte de soi - cet inatteignable continent -, à la façon encore d’une intime conviction. On aurait donné son corps en pâture à ne pas réaliser sa promesse, à faillir à cela qui tressautait en arrière de la nacelle de peau et menaçait à tout instant de s’épancher au dehors. Alors on se rendait compte combien il était indécent de proférer de tels mots, fussent-ils de simples susurrements au seuil de la conscience. Jamais on ne revient de nulle part pour la bonne raison que nous n’en sommes jamais partis. Il n’y a en aucun endroit du monde de lieu pour l’être sinon en lui-même, autant dire dans l’éclisse étroite d’un absolu. L’être n’est ni négociable, ni transposable dans un ailleurs, pas plus qu’identifiable à un temps puisqu’il est tous les temps à la fois. Plutôt que de s’époumoner à tracer dans l’éther des mots inaudibles, préférer le silence qui est la seule dimension qui vaille, un souffle sans épaisseur, une larme sans enveloppe, un regret sans nostalgie. Il serait toujours à temps de revenir à son propre si, par le plus pur des mystères, l’instant s’éclairait un jour de la présence à soi. Alors on verrait l’invisible et on serait en pleurs devant tant de félicité.

 

   Je ne peux t’oublier.

 

   On disait Je ne peux t’oublier. Comme si quelqu’un d’autre que nous dans notre solitude se donnait comme existant. On était ici, tout en haut du rivage, dans une douleur de soi. Comment en serait-il autrement ? On ne saurait être dans la souffrance de ceci qui n’existe pas. Le sable n’existait pas. Il n’était qu’un mirage dans l’air vibrant du désert, une simple hallucination qui s’évanouirait dès que la braise de la chaleur serait devenue cendre. Les pieux de bois dressés tels des sentinelles n’étaient que la cristallisation de nos désirs secrets. Comment n’en pas avoir quand on longe des coursives imaginaires et que les Voyageurs ne sont que ces éphémères hiéroglyphes se dissolvant dans la prolifération des signes mondains ? Comment longer la dalle dure de la plage et y faire retentir le bruit de ses pas dès l’instant où l’on est un socle dépourvu d’assises, une outre gonflée de sa propre suffisance et l’on flotte en l’air pareil à une orgueilleuse montgolfière ? A partir de quel hypothétique bastingage pourrait-on apercevoir le gonflement de la mer, la voilure blanche du bateau, le pont encombré de Passagers, les claires cabines où se dit la passion des rencontres, le luxe polychrome de l’amour ?

 

   Je suis un grain de sable.

 

   La seule vérité qui soit, la voici enfin énoncée avec la belle précision horlogère qui sied à telle découverte : Je suis un grain de sable. Infinitésimal comme tout être dans la plénitude de son essence. Comment donc pourrais-je trouver à me dilater, à m’accroître puisque ma nature est de demeurer dans l’imperceptible faille de l’inapparent ? Des milliers de grains de sable s’agglutinent, ici dans les gorges des rues, là s’assemblent sur de bruyantes agoras, là encore s’enferment dans des salles obscures dans lesquelles crépitent des carrousels d’images. Ils croient exister, les Grains de Sable (donnons-leur la distinction d’une Majuscule, ne serait-ce que pour les abuser !), ils s’impatientent, ils se ruent sur la premier plaisir venu, ils s’embrasent à l’idée de trouver l’autre Grain de Sable (cette divine illusion), ils se fondraient sous la forme d’un verre aux mille reflets ne serait-ce que pour s’assurer de leur propre rayonnement. Toute prétention à paraître se dissipe vite sous le rayon blanc, éblouissant d’une lampe à arc, autre nom pour la conscience. Oui, de la conscience, autre nom pour l’être. L’être n’est que conscience. La conscience n’est qu’être. Comme souvent la révélation s’illustre sous la forme rhétorique du chiasme, laquelle entrecroise en une subtile fusion ce qui pourrait se dire de ce qui, en définitive, ne se dit pas. Rapide pirouette. Pas de deux où l’un devient l’autre qui devient l’un. Gants blancs, chapeau de magicien et le lapin est là tout étonné d’être. Et l’on poursuit son chemin avec son bâton de pèlerin et l’on vise la prochaine borne où la question, à nouveau, se formulera de l’être en tant qu’être et l’on posera sa besace dans un pli d’ombre et l’on se confiera à un sommeil réparateur, le seul qui soit pour s’y retrouver avec la complexité. Le réveil, comme tout réveil sera un éblouissement et la ligne d’horizon reculera indéfiniment dès que l’on avancera.

 

   Tous les vents me mènent à Toi

 

   On disait Tous les vents me mènent à Toi.

   On disait Oui, je reviendrai vers Toi.

   On disait Mon Bel Amour !

 

   Seulement on ne connaissait ni la nature du vent, ni le visage qui se dissimulait sous le Toi, ni ce qu’était un Bel Amour car ces choses sont, parmi le spectacle du monde, les plus fugitives qui soient. Le vent jamais ne s’arrête. Le Toi se métamorphose à mesure qu’il trace son empreinte. L’Amour est infiniment soluble dans l’eau, l’air, le temps qui passe.

 

   Alors on détache son regard de la plaine de sable, on dépasse la clôture de bois, on franchit la plaque liquide de la mer, on survole le navire blanc. Alors on se fond dans le ciel, là où tout se confond avec tout dans la plus belle des incertitudes qui soit, la seule vérité dont homme (ou croyant l’être), nous pouvons nous assurer avant que la nuit n’éteigne tout. Le repos sera infini jusqu’à l’aube prochaine. Jusqu’au jour qui sera lumineux. Nous ne sommes qu’attente. D’être ! Seulement d’être.

 

 

 

 

 

 

 

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