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10 janvier 2016 7 10 /01 /janvier /2016 10:03
L’aire blanche du songe.

"L" une sentinelle de mes heurts.

Œuvre : André Maynet.

"L" à peine aperçue et, déjà, nous sommes ailleurs. Dans l’étrangeté. Non dans « l’inquiétante étrangeté » de Freud qui apercevait sa propre image reflétée dans la vitre d’un train, mais dans une manière d’étrangeté plus verticale, plus radicale en un certain sens. Car cette image nous dessaisit de nous, nous dépouille, nous met à nu et nous porte au seuil du néant. Il ne s’agit ni de nous, ni d’une personne éprouvée dans la vie réelle mais bien d’une apparition pareille à la brume s’élevant d’un lac dans la lumière grise de l’aube. Alors nous n’avons de cesse de nous interroger. Ce corps qui nous fait face dans sa nudité, l’avons-nous déjà rencontré ? Au hasard d’un voyage ? Dans un passé lointain qui sommeille au creux de notre inconscient ? Dans la lecture d’un poème ? Dans les arcanes d’un roman ? Mais nous sentons bien que nous n’épuiserons les questions qu’au prix d’un doute, qu’à l’aune d’une souveraine ambiguïté. Il ne sert à rien de questionner plus avant. Nos interrogations tournent à vide et la nullité des réponses fait, autour de nos têtes, son bourdonnement d’écume, ses flocons d’incertitude. Il nous faut nous résoudre à regarder, à décrire, espérant que quelque chose comme une signification veuille bien paraître.

Tout est noyé dans une lumière sans contours, sans ombres. Comme si chaque chose, détourée dans l’exactitude, découpée au scalpel devait témoigner à partir de sa seule effigie. Etonnante énonciation. Couperet lexical qui nomme ce qui apparaît dans la bogue du mot et se retire dans un cotonneux silence. Pas de phrase qui lierait entre elles les séquences du discours. Nulle syntaxe qui participerait à une alliance, ferait éclore une fête, s’élever un chant. Tout est taillé dans du cristal, avec ses arêtes tranchantes. Tout s’affilie au régime de la perle, à sa mutité, à sa densité qui renvoie la lumière hors d’elle. Comme si rien ne devait s’élaborer, participer à la fable du monde. Simples juxtapositions d’existences vivant de leur propre autarcie. Rien qui médiatise. Rien qui synthétise et offre au regard le jeu de formes jouant en écho. Chaque mot du dessin, - l’échelle meunière, les esquisses au mur, le réflecteur de tôle, la table basse, la lampe de chevet, le miroir, la figure féminine, - chaque trait de l’image ne vit qu’à être un principe unique, un vase privé de résonance, un récipient centré sur sa propre vacuité. Tout plie sous le joug d’une précision chirurgicale. Le corps de la proposition picturale est démembré si bien qu’une impression d’extrême solitude naît du vide ontologique qui sépare les formes. Chaque forme est une goutte oblongue faisant son bruit de crypte dans la gorge étroite d’un puits. Chaque forme est énigme. D’elle-même d’abord. Des formes contiguës ensuite. Comme si, entre chacune, se levait un mur transparent et immensément silencieux. Genre de réalité archipélagique où chaque territoire vit sa propre utopie. Logique ombilicale se ressourçant à sa propre origine.

Mais, d’énoncer tout ceci nous dispose-t-il à mieux comprendre ? A nous y retrouver avec l’image et ses surprenantes apparitions ? Certes non car le discours semble manquer son but qui est de faire apparaître une vérité. Ramené à de simples énonciations successives, le langage paraît avec la même insolence que peut présenter un jeu d’échecs dont chaque pièce -fou, roi, dame, cavalier - se fixerait à demeure sur son damier noir ou blanc sans possibilité, jamais, d’en outrepasser l’étroit périmètre. Fou, cavalier, tour ne peuvent trouver leur réelle présence qu’à se déplacer. L’immobilité en est la figure sombrement aporétique. Donc un regard analytique ne suffit pas à percer le mystère. Donc la vue est trop courte. Et pourquoi l’est-elle ? Mais tout simplement parce qu’elle pose la réalité comme fondement de l’œuvre, parce qu’elle fait de l’habituelle et incontournable raison le mode de lecture de ce qui ne peut être lu. Car cette image nous ne pouvons la lire et la soumettre au jugement, l’élaborer au titre d’un concept. Entre nous qui regardons et elle qui est regardée, c’est l’espace d’un abîme qui s’ouvre. Il nous faut nous résoudre à nous confier à notre propre intuition, c'est-à-dire à être sans distance avec elle, l’image. A méditer, à contempler et à sentir du dedans-de-soi, comme sa propre respiration fonctionnant en écho avec celle de la proposition plastique. Essence contre essence. Oui, cela paraît irréel, inatteignable, tissé des fils de l’invisible. Oui et c’est pour cela que nous sommes dans un sentiment d’étrangeté en même temps que de dépossession. Soudain, alors que nous n’y sommes guère préparés, voici que nous devons nous soumettre à l’injonction qui nous prive de notre être-au-monde pour nous précipiter dans l’être-au-songe, le pur onirisme, l’arche immensément féconde du rêve. Il nous faut « être voyants », rimbaldiens, déliés des attaches qui nous rivent aux pesanteurs terrestres, libérés du carcan de l’étroite et encombrante logique. Alors, si nous avons correctement réalisé le saut qui nous déporte de nous, nous exile de notre ego et nous remet au cœur même de la poésie, près d’un langage de l’origine, d’une source imaginaire, nous devenons ces passagers de l’indicible qui voyagent au cœur des choses, dans leur densité, leur réalité plénière. C’est là le Réel Majuscule qui nous atteint dans ce que nous avons d’essentiel, à savoir la conscience de ce qui toujours se dissimule et demande à être ouvert, porté dans la lumière, l’infinie vibration de ce sensible qu’anime le souffle de la parution, de la donation afin que nos yeux soient féconds et nos mains tendues vers l’oblativité du monde. Nous ne sommes jamais que des réceptacles, des sortes de jarres dans lesquelles résonne le chant des étoiles, tonnent les paroles des dieux, courent les scansions du poème.

L’aire blanche du songe. Maintenant il nous reste à expliciter le titre, à donner une réponse à cette blancheur qui s’annonce à la façon sinon d’un mystère, du moins d’un secret, de quelque chose qui ne se donnerait que dans la réserve. Ici, dans "L" une sentinelle de mes heurts, nous sommes convoqués à l’épicentre du rêve, dans cet inconcevable dont la conscience ne peut prendre acte qu’à l’aune d’une préhension inadéquate, d’un regard biaisé par la vue quotidienne, concrète, compacte du monde. Nul ne peut raconter son rêve, le restituer à l’état pur, cette gemme, ce diamant illuminant la nuit de l’intellect de sa flamme unique, non reproductible. Conter une expérience onirique - nous devrions dire « une brume songeuse » -, c’est déjà l’entacher de fausseté, c’est déjà l’habiller des vêtures de la comédie, c’est poser de la couleur sur ce qui n’en a pas, créer des harmoniques sur un ton fondamental qui en est dépourvu. Le rêve, s’il est apparitionnel dans l’ordre de l’inconscient n’est pas symbolisable dans la conscience qui n’en est que le simple convertisseur, le médiateur le remettant à l’homme au prix d’une réduction, d’une confondante hypostase. Nul rêve n’est reconnaissable à l’état de veille. Il a perdu ses attributs qui ne sont que des éphémères, des phalènes mourant au seuil du jour. Le vice fondamental de la psychanalyse c’est d’avoir fait du matériel onirique l’alpha et l’oméga par lequel connaître le psychisme. Toute interprétation mêle des scories existentielles souvent altérées par l’épreuve de vivre à la pureté originelle du matériau sur lequel elle prétend avoir des droits infinis. Le surréalisme, lui aussi, a vécu sur l’illusion que l’on pouvait atteindre ses rivages flous par le poème, la littérature, la peinture. Si les œuvres d’André Breton sont remarquables, si les toiles de René Magritte sont d’incontestables réussites esthétiques, elles n’épuisent pas le sujet dont leur art est supposé tracer les lignes les plus pertinentes. Il en est du rêve comme d’une fumée qui monte dans le ciel, dont on ne voit pas la provenance, dont la texture s’évanouit à même son élévation dans l’éther. En réalité, ce que fait le rêve - dont cette œuvre est la mise en abyme -, c’est que les images qui le constituent s’enlèvent toujours sur un fond de néant, de rien, de vide, d’absolu. Elles se situent à la jonction de ce qui n’est pas encore et de ce qui commence à être, à se révéler, à devenir phénomène. Mais là s’arrête leur destin, juste dans la métamorphose qui les porte au sensible alors que, déjà, elles renoncent à s’annoncer de manière plus visible. Elles sont sur le bord d’une intellection, elles brillent dans les ténèbres comme l’étoile qui commence à pâlir dans la venue du jour, elles se retirent dans le secret de leur être avant même qu’on puisse les connaître et les figer dans la résine de la vie. Elles sont de pures évanescences seulement occupées d’elles-mêmes. Pour cette raison d’une constante apparition-disparition, tous les subjectiles qui se proposent d’en recevoir l’épiphanie manquent toujours leur être profond qui est de ne pas exister, de faire un rapide pas de deux et de s’effacer dans le mouvement qui les a portées dans la clarté. Ici se pose le problème de tout langage qui ne s’articule qu’à être le point de passage entre un signifiant et un signifié. Si, du signifiant, nous pouvons prendre acte comme d’une réalité tangible pouvant recevoir une estampille ontologique, nous sommes toujours désemparés et sans voix pour énoncer le signifié toujours en fuite.

Il faudrait théoriquement aller au-delà d’un mode d’expression conventionnel, se servir d’un langage qui dépasse le carcan de la logique et ouvre de nouvelles voies. Peut-être quelque chose de l’ordre d’une comptine enfantine, d’un refrain sans but, d’une farandole que rythmerait une allure vaguement poétique. Une dérive dans l’air teinté de doute. Alors nous dirions ce qui se montre avec le souci de n’épouser aucune réalité, avec le libre diapason de l’abeille dans la lueur jaune du nectar, le poudroiement d’or du pollen. Alors nous dirions à la limite, en mode vertigineux, en touches nébuleuses, en tremblements, en irisations. Alors nous dirions dans le retrait, l’à peine advenu. Alors nous dirions tantôt dans la polyphonie, tantôt dans le dépouillement. Nous dirions cette flamme blanche issue du sol comme le surgissement de ce qu’elle est, une intangible condensation du temps et de l’espace, une esquisse saisie de son propre effroi, une concrétion faisant dans l’aire blanche son doux grésillement, sa plainte imperceptible. Nous dirions le regard vide tourné vers l’intérieur de la citadelle de craie, les membres pareils à un albâtre fragile, la bouche scellée, les lèvres rayées d’une étincelle rouge, la chute des cheveux dans sa rumeur d’obsidienne, la liane de cuir enserrant la taille et l’heure non encore advenue d’un réveil oblitérant le sexe, gelant la génération. Nous dirions la vacuité de l’espace, la nudité du lieu, la goutte laiteuse de l’ampoule et son halo impalpable, le miroir et son reflet vide, la marche immobile des esquisses sur la falaise lisse du mur, l’échelle et son ascension dans le vide, le plancher seulement habité de rien, nous dirions surtout le silence, l’absence de couleurs comme si la réalité avait abandonné ses écailles polychromes, son lustre illusoire, ses apparences si trompeuses que nous avions feint, un instant, d’y croire. Le seul Réel est là, dans cette représentation de ce qui n’est qu’à la mesure de son effacement et nous interroge bien au-delà du commerce convenu de l’exister. Si le rêve, tout rêve, disparaît à même sa propre profération, c’est simplement qu’il est le fac-similé de l’en-deçà de la vie - notre avant-naissance -, et de son au-delà - l’après-mort -, et c’est pour cette raison qu’il est si proche d’une virginité, d’un fondement, d’un absolu. Toute tentative de s’en saisir comme d’une chose du monde est, d’emblée, vouée à l’échec et source d’une angoisse infinie. C’est pourquoi cette belle œuvre d’André Maynet nous ne pouvons que la contempler et demeurer au silence !

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17 décembre 2015 4 17 /12 /décembre /2015 09:25
Rendre visible.

"being flower 2".

Œuvre : Laure Carré.

C’est ainsi, la vue de l’Existant est toujours terrestre, fixée sur le sol qui le porte alors qu’elle devrait s’exhausser à hauteur d’homme, là où la vision découvre le large horizon et, bientôt la courbe infinie du ciel, le flottement des nuages, la course de l’oiseau au vol rapide. Regardons le monde tel qu’il est. Dans sa complexité. Dans son lexique si brouillé que notre vue n’en perçoit que la forme altérée, approximative, n’en discerne que la rhétorique sourde, faite de contradictions et d’apparences trompeuses. D’abord la lumière est basse, infiniment soudée au socle des choses, manière de racine blanche faisant sa progression à bas bruit dans les ornières de la terre. Parcours infiniment étrange, alloué au silence comme l’enfant porteur d’un trésor dissimule sa jouissance dans l’intime d’une cachette, dans le pli d’un secret. Le pied des montagnes est noyé dans une brume violette. Des abysses marins monte une rumeur si sourde qu’on la croirait antédiluvienne, pliée au creux des grottes, collée au ventre de l’océan. Les grands plateaux de latérite sont parcourus de veines noires, profondes entailles que ne visite guère la coulée de soufre du soleil. Partout, alors que le regard de l’homme est encore absent de ce qui figure et s’étoile au monde, sont les lignes sombres, les pertes, les gouffres semés de ramures si denses qu’ils en deviennent illisibles, simples tracés inapparents parmi la douleur d’être et de ne pas le savoir. L’inconnaissance est cela qui vrille la conscience, l’expose au danger de ne pas s’apercevoir, de demeurer un hiéroglyphe au sein de mystérieuses bandelettes, un signe flottant indéfiniment sur une embarcation de papyrus et l’eau du lac, noire, compacte, est promesse de disparition à soi avant même de s’être ouvert à ce qui se montrait, se dévoilait. C’est toujours au-dessous de soi que figure le mystère, toujours au-dessus que s’éclaire la signification, que brille le cristal qui dit notre présence et la nécessité de lui accorder l’empan d’un juste regard.

Nous visitons la belle œuvre de Laure Carré et celle-ci rejoint d’emblée ce qui s’énonce à la manière d’une vérité. Mais quel est donc ce visage pareil à un tesson de poterie ancienne dont la mutité semble faire signe en direction de quelque chose qui ne saurait être proféré ? S’agirait-il de faire place à une archéologie de la mémoire qui, se recueillant sur son germe, irait chercher les tessons originaires, la terre ductile qu’un démiurge façonna afin qu’un Vivant pût poser la question d’être au monde et d’y tracer sa voie avec la certitude d’un sens à donner, d’une lumière à faire briller quelque part dans la nuit des incertitudes ? Le visage, cette épiphanie subtile par laquelle nous témoignons de notre humanité, est voilé, simple ébauche encore proche d’un langage qui se cherche, hésite, ne trouve guère la voie de son propre accomplissement. Les mots convoqués pour dire le surgissement, la demeure de l’être, sont pris dans une glu, une résine qui semble se suspendre pour l’éternité dans la conque refermée d’un silence éternel. Premiers borborygmes précédant la parole, sourdes incantations prises dans la complexité d’un labyrinthe. Nous regardons et nous sommes figés car jamais une figure énigmatique ne saurait nous faire entrer en dialogue. C’est de fermeture dont il s’agit, de longue souffrance de ce qui nous fait face et ne parvient nullement à emplir la totalité d’une esquisse signifiante. Le lexique qui nous parvient : abîme, perdition, avenue du Rien, illisibilité du Néant. Et tant que nous resterons dans ce constat, rien ne s’éclairera de l’ordre d’une possible connaissance. Il nous faut percer l’opercule et aller chercher la clé là où elle se cache, à savoir dans l’essence même du langage.

Ce que nous dit cette figuration humaine empreinte de doute c’est son existence en tant que prose, simple assemblage de mots ne servant qu’à conduire le réel dans une sorte d’impasse. Ce qu’ont à continuellement dépasser aussi bien l’œuvre d’art que le profil humain, le double piège dont ils doivent toujours s’extraire : l’adhésion sans distance à l’opacité de la réalité ; la perte immédiate dans les simplifications d’un langage usé par la récurrence du prosaïque et du banal. Mais revenons à la métaphore terrestre, laquelle, en images, nous permet de mieux saisir ce que les phrases nous dissimulent à l’aune de leur abstraction. Le plateau de la réalité, la mer des apparences, la terre de nos rencontres habituelles, faisons-en le spectacle dont nous tirerons un enseignement. Extrayons-nous de leur obscurité, décillons nos yeux, ôtons aux ombres leurs écailles têtues, proférons les mots clairs et brillants, ceux qui, portés à la dignité du poème, iront en direction des essences, de l’Intelligible. C’est de cette compréhension-là dont notre regard doit être saisi afin que, soustrait au domaine des hallucinations ordinaires, il commence à apercevoir ces fleurs du langageétant fleur ») qui sortent de notre fontanelle intellective comme le geyser jaillit des profondeurs telluriques pour conquérir le site ouvert de l’imaginaire, s’éployer dans l’attitude contemplative, la seule à même de nous hisser à l’altitude d’une pensée.

« Penser, c’est être à la recherche d’un promontoire », nous dit le très pertinent Montaigne. Et l’auteur des Essais nous éclaire à la mesure de ce qui est le plus vif, le plus lumineux dans l’ordre des énonciations : la métaphore, cet autre nom du Poème. Car le poème n’est jamais qu’un carrousel, un kaléidoscope d’images aux pouvoirs infinis. Remplacer une métaphore par son équivalent langagier et il ne reste plus qu’une logique, un assemblage de structures, une architecture ne livrant que des nervures froides, des articulations mécaniques, des empilements de raisons, des superpositions de causes et de conséquences. Ce que le « promontoire » indique à la seule profération de son nom c’est d’abord les promontoires du monde, le Mont des Oliviers, le Monts Ararat où vit en filigrane le bateau de Noé sauvé du Déluge. Concrétions d’une spiritualité en acte. Ce qu’est également tout poème en tant que méditation, lieu de mystère, disposition à l’énigme, entrée dans une manière de mystique. Dans le promontoire nous nous reconnaissons, nous nous identifions à son profil en tant qu’hommes-levés, sortis du socle de la terre pour dresser vers le ciel - cette autre métaphore nous disant la nécessité d’une transcendance -, l’image que nous sommes nous arrachant de l’obscur pour semer dans l’éther les graines à partir desquelles faire se lever la moisson abondante des idées, des pensées, des ressources infinies du verbe. Le poème en est la forme accomplie, quintessentielle, celle qui, depuis le rythme des vers, le beau style, déploie l’arche infinie de la compréhension, la ronde inépuisable des interprétations. Si nous ne voulons pas demeurer tessons en quête d’une éternelle et hypothétique provenance, si nous ne souhaitons pas demeurer archéologues aux mains vides, il est temps de nous saisir de notre possession la plus précieuse, ces mots qui nous portent bien au-delà de nous, vers cette efflorescence dont cette œuvre dessine les contours à la mesure de ses délibérations plastiques. Or il y a équivalence absolue entre langage, peinture, poésie, dès l’instant où chacune de ces instances, portée au scintillement, nous livre la vision juste du monde. Ce qu’ici l’image de la fleur surmontant le visage humain rend visible, c’est précisément ce poème que nous avons à être tout en haut de notre propre figuration alors que le bas disparaît dans la prose illisible des choses nous laissant dans l’approximation et le flou d’une lecture sans réelle inspiration, sans véritable profondeur. Assurément, il nous faut fleurir, continûment. Et éployer dans l’espace le chant du silence qu’est toute poésie vraie. Oui, il le faut !

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1 décembre 2015 2 01 /12 /décembre /2015 09:29
De l’autre l’inatteignable fond.

Passer voir Erika
l'ange
fre
sque @J3

Photographie : Marie Néplaz.

Tout mouvement est vertige pour la seule raison qu’il nous dépasse et nous entraîne là où nous ne saurions être, en-dehors de nous, dans quelque territoire inconnu. Cette image nous la regardons et en sommes d’emblée évincés comme nous le serions d’un carrousel nous exilant à sa périphérie. Nous ne parvenons pas à la lire, à y repérer les sèmes dont, habituellement nous nous entourons, dans la fixité, afin que nous trouvions les attaches existentielles délimitant notre propre silhouette, mais aussi celle de toute altérité avec laquelle nous avons affaire. Identiquement combien nous serions troublés de nous enquérir d’une fuyante géographie sur un planisphère constamment animé d’une giration infinie. En effet, pour que deux choses se reconnaissent, il faut nécessairement qu’elles soient en situation de face à face afin que, se dévisageant, elles signifient chacune son tour de ce mutuel échange. Cette forme humaine, pour autant, ne s’exonère pas totalement de sa nature et, bien vite, nous saurons y reconnaître l’image d’une femme en mouvement, à la vêture bleu de nuit, jambes gainées de cuissardes, une écharpe virevoltant à sa suite dans le tourbillon qu’elle a généré.

Cependant une photographie nette, précise, sans la moindre ambiguïté visuelle nous eût-elle apporté autre chose de plus qu’une esthétique fidèle à son modèle ? Bien sûr nous aurions pu faire une description détaillée de la chevelure, en dire la teinte exacte, inventorier avec un souci d’entomologiste chaque détail des yeux, leur transparence ou bien leur densité, la courbe des cils, l’allure générale du nez, la dominante colorée de la carnation, l’affirmation ou bien la fuite du menton, l’allure du maxillaire empreint de volonté ou s’effaçant au contraire dans un adoucissement de la physionomie. Nous aurions pu encore préciser la stature corporelle, son profil longiligne, son éventuelle plénitude, la cambrure du dos, l’effacement du bassin, la souple affirmation des jambes. En un mot il nous eût été donné de faire un inventaire soucieux d’exactitude, d’élaborer une savante taxonomie de manière à ce que se rendent visibles les contours définissant cette Inconnue. Mais, à vouloir cerner de près cette effigie, y aurions-nous gagné une once de vérité, rencontré la justesse de la vision ? Bien évidemment aucune prétendue vérité ne saurait résulter d’une dissection anatomique et le scalpel se révèle un bien piètre instrument destiné à une fin de connaître. Tout au plus cette activité d’inventaire comble notre exigence de rationalité et notre besoin de faire constamment appel au principe rassurant d’une logique.

Sans doute notre saisie du Sujet de l’image nous laissera-t-elle un peu désemparé, constamment soucieux d’y voir clair, de n’être nullement dans une aperception approximative, comme si, passant à côté de la réalité, nous en appauvrissions la substance soudain vidée de son contenu. Seulement exposés à ne recevoir qu’une illusion, à rendre préhensible un artefact, à nous mettre en quête d’un contenu strictement imaginaire. Il en est ainsi de l’homme qu’il ne cherche de justification que dans l’ordre de la représentation non dans celui de ce qui, inapparent, en est l’essence plénière, la nervure qui soutient toute l’architecture ontologique. Car ici, sans plus attendre, il devient nécessaire de produire une apodicticité, de faire s’élever une intime conviction - certains diront une pétition de principe -, affirmant que la réalité c’est l’être. Mais énonçant ceci à la manière d’une tautologie, d’un absolu indépassable, il faut argumenter. Il faut décrire et confier au langage la tâche de faire apparaître ce que, toujours, il dissimule de sens dans l’organisation de ses mailles serrées. Comment pourrions-nous témoigner d’une façon plus pertinente qu’à utiliser ces mots par lesquels l’homme indique son essence ? Toute pensée est constituée de mots, tressée de signes jusqu’en ses moindres manifestations. Et toute forme, fût-elle esthétique, iconique, anthropologique se traduit toujours, en dernière analyse, par une énonciation verbale, une écriture, une mimique faite de ces briques langagières qui sont comme notre chair, notre sang, l’air qui gonfle nos alvéoles et nous tient debout le temps d’une légende. Donc les mots. Toujours les mots. Rien que les mots. En soi, être homme n’est rien de plus qu’une concrétion de chair levée dans l’espace et seulement cela tant que la parole ne l’aura pas transcendé comme l’être qu’il est au regard de sa propre conscience.

Être c’est dire JE SUIS et peu importe le cogito sur lequel on s’appuie pour prendre figure : la pensée, le doute, le projet, la totalité, la Nature, l’ego, l’autre, l’amour. Tout ceci, déclinaisons de l’être, innombrables hypostases sous lesquelles il se dissimule car jamais l’être ne saurait se rendre visible, l’exister seulement. Être est le sens ultime par lequel la vie s’arrachant au problème du souci, de la préoccupation, se manifeste comme le néant, le rien avec lequel il se confond. Être est le principe à partir duquel l’essor devient possible, être est le tremplin originaire, la lumière avant la lumière, le mouvement avant le mouvement, le geste avant le geste. Ramené à son contenu d’absolu il recèle tous les possibles par lesquels le vivre se réalisera. Cette sublime et subtile abstraction - qui est le réel dans sa mesure la plus verticale -, est difficile à appréhender tout comme l’est l’invisible fil qui fait se sustenter à la cimaise des consciences la valeur transcendante de l’art. Fil si ténu qu’il disparaît à même son apparition. C’est parce que la Sainte-Victoire a été sublimée par le génie de Cézanne qu’elle s’adresse à nous sur le mode de l’étonnement. Quelques phénoménologues au regard acéré nous ont fait le don inestimable d’une exégèse de cette œuvre qui, à la façon du sujet qu’elle représente, - la Montagne -, tutoie ce qu’il y a de plus élevé dans le domaine de l’expression artistique, à savoir un chef-d’œuvre qui semble ne s’appuyer que sur le silence. En effet, bien des Sainte-Victoire ne vibrent dans la couleur qu’à l’aune de ces interstices, de ces blancs qui sont comme sa respiration, le « degré zéro » dont s’est servi le peintre pour leur donner assise en même temps qu’assurer leur envol. Toute œuvre portée à son acmé, en effet, est en sustentation, comme absente de ses propres fondations, attirée par une aire célestielle dont elle fait son centre de rayonnement. Cette allusion à l’œuvre de Cézanne a essentiellement pour but de faire apparaître la troublante analogie existant entre ces blancs du tableau et ces autres blancs, ces espaces, ces silences entre les mots qui les séparent tout en les liant. « Proches sur des monts éloignés » pour citer la belle et significative assertion du philosophe mettant en relation poésie et pensée. C’est toujours d’une différence dont il s’agit, d’un écart, d’un vide dont naît la signification. Supprimez les blancs de la peinture de Cézanne et vous supprimez l’œuvre. Ôtez les intervalles entre les mots et vous condamnez le langage à n’être qu’une coquille vide.

Le problème princeps de la signification c’est qu’elle est toujours davantage mise en relief par ce qui semble lui échapper - l’être d’une chose -, que par ce qu’elle semble affirmer à l’aune de sa présence, l’existence concrète par lequel elle se manifeste. Tout sens résulte de cette dialectique, de cette effraction, de cette faille. Cette forme qui apparaît sur la photographie est, grâce au flou qui la révèle tout en la reprenant dans une sorte de mutisme, cette forme donc se situe à la jonction d’un décret ontologique (ce qu’elle est en son essence) et d’un décret existentiel (ce qu’elle peut prétendre figurer, telle ou telle personne particulière livrée au régime immanent des contingences). Or, et c’est bien l’habileté de cette représentation, cette image paradoxale, dédoublée, vibrante, comme en mouvement alors que l’instantané l’a figée dans une posture pour l’éternité ; cette image joue sur un double registre, de l’être et du paraître. Dévoilant, sans outrepasser l’équilibre d’une visibilité en suspens, suggérant sans parler à voix haute, mettant en scène depuis l’ombre des coulisses, elle nous invite à méditer ce qui toujours doit l’être, la relativité des choses en regard de l’absolu dont elles proviennent. L’énigme de vivre ne résulte que de cette tension qui est l’effort de marcher au-dessus de l’abîme entre le pôle originaire et celui de la finitude. Seuls le mouvement, le métabolisme, la transitivité, la médiation, le passage peuvent témoigner de la complexité de l’être qui nous visite sur la pointe des pieds en même temps qu’il se retire dans une sublime autarcie. Toute donation de présence, toute phénoménalité ne peut faire face que sur le mode de la réserve et du retrait. C’est toujours à une parution de l’indicible que nous sommes confrontés. Le mouvement de l’image accomplit en nous le processus d’une prise de conscience subliminale dont nous ne percevons jamais que les irisations.

C’est parce qu’il y a flou, bougé, trouble de la vision que nous sommes tenus en haleine par ce qui pourrait advenir si l’être surgissait à même le monde. Ce que le bougé nous propose correspond aux intervalles entre les mots, aux blancs qui rythment la peinture de Cézanne. Nous ne comprenons jamais mieux la texture complexe du réel qu’à nous en absenter davantage et encore davantage. En ceci nous devons sacrifier notre dévotion aux Lumières, renoncer provisoirement au sacro-saint principe de raison et rétrocéder vers une prise des choses intuitive, méditative, contemplative. Nous voudrions terminer ce bref exposé par une métaphore éclairante. La lumière intérieure, ce lumignon qui scintille au creux caché de toute conscience humaine est ce par quoi la métaphore nous livre sa clé de compréhension. En relation avec cette belle photographie dont l’intitulé même est comme la mise en abyme d’une signification sous jacente - « Passer voir Erika l’ange » -, nous ne saurions mettre entre parenthèses l’image de ce beau mouvement initié par les Derviches Tourneurs dont l’oscillation et la rotation parfaites des corolles blanches de leurs tuniques est la mise en forme de l’être, de l’être qui ne signifie jamais qu’à demeurer dans l’ombre. Ainsi le titre « de l’autre l’inatteignable fond » trouve-t-il sa justification à l’issue de cette réflexion. De l’autre, à savoir de l’homme, de la femme, des choses du monde, seulement le reflet, la forme approchée alors que le fond, l’essence, comme l’eau du puits ne brille qu’à être approchée, jamais puisée.

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25 novembre 2015 3 25 /11 /novembre /2015 09:49
Seuls dans la porte du jour.

Photographie : Blanc-Seing.

Le jour était de soufre et de pollen et l’air bruissait de la chute des feuilles. C’était l’automne mais aussi l’été et l’hiver s’annonçant. C’était toutes les saisons en une. La chaleur sortait des fossés en fibrilles éblouissantes et le gel paraissait déjà à l’entour des buissons. Juste la couleur de rouille des arbres pour dire le dépouillement, la longue nostalgie faisant couler son miel dans la contrée étroite de l’âme. Oui, étroite car rien de bien lisible n’apparaissait.

Dans le créneau de lumière on avançait comme une ballerine sus ses pointes, posant le pied sur l’incertitude d’être comme sur le fil tendu du funambule. Une errance, une progression dans l’ébriété du monde, un vertige que rien n’attachait à quelque signification.

Tel chemin qu’on avait déjà parcouru des milliers de fois ne susurrait plus que dans les mailles serrées d’un anonymat. Ou bien d’un genre de hululement pareil à la chute du grésil sur le sol martelé de givre. Sur le sentier de pierres les arbres projetaient leurs herses que les talus bordaient d’une mousse vert de gris à la consistance de métal. Le chant des oiseaux était dissimulé dans leurs coques de plumes et le vent glissait le long des écorces avec une plainte de scie musicale.

En réalité on faisait du surplace avec des gestes de mimes, enroulement cyclique, talon-pointe, effleurement de la poussière dans un attouchement d’écume. Le corps oscillait, bassin en avant, bassin en arrière, singeant le tumulte de la copulation. Les rotules beuglaient et l’on aurait dit de vieilles cames désertées de l’amour des graisses. Les poignets grésillaient, braises vives prises en tenaille dans la morsure de l’heure. Les mains ouvertes serraient le vide avec des grimaces d’effroi. Il était si difficile de tracer sa voie, d’écarter le parchemin emmêlé des buissons, d’ouvrir la voûte des ramures qui, toujours, s’inclinait vers la terre avec des oscillations mortifères.

Oui, il y avait danger à être. Mais aucune possibilité de rétrocéder sur-le-champ dans un germe initial qui nous eût reconduits en arrière de notre propre effigie, dans la touffeur du non-dit, l’épaisseur lénifiante du non-vécu. On existait, malheureusement. On existait jusqu’à la douleur et chaque essai de se libérer, de l’arbre, de la ramure, du cri étouffé de l’oiseau, de la pliure jaune du ciel était pareil à une immolation, à une perte qu’il faudrait endurer à l’infini. Il n’existait plus de limite à l’inconvénient d’être né et d’en assumer la confondante charge.

Derrière sa silhouette de carton mâché on traînait le boulet hémiplégique de la question. De la question fondamentale : que faisions nous ici et maintenant, cloîtrés que nous étions dans notre cellule de peau avec l’impossibilité de faire effraction et de connaître l’envers des choses, à commencer par le sien propre ?

On était soudés à soi, dans l’épaisseur de sa chair, englué dans ses propres humeurs vitreuses et le monde était cette image vue au travers de la vitre glauque d’un aquarium. Parfois on tâchait de lâcher quelques bulles, de donner des coups de nageoires afin d’inverser l’ordre des choses, de sortir du bocal de verre.

Enfin, des parois de verre.

Des murs de verre.

Des plafonds de verre.

Des sols de verre.

Mon image répercutée dans les mobiles cloisons du labyrinthe.

Reflets. Reflets. Reflets.

Multipliés et rien où accrocher sa propre image. Rien où faire vibrer l’éclat de sa voix afin d’en entendre l’écho. Ou bien le silence forant ses trous jusqu’aux rivières de sang. Ou bien le vacarme s’invaginant dans la cochlée et sa déflagration dans les lointains.

TU es invisible à toi-même, aux autres. Bien sûr aux autres puisqu’ils ne sont que des hallucinations, des boules de mercure que bombardent les rayons cosmiques, il n’en reste même pas une lueur, pas même un mouvement dont aurait pu faire un début de fiction.

VOUS êtes si inapparents dans la contrée de l’esprit. Membranes qu’une continuelle magie fait paraître à même une immédiate dissolution. Ne demeurent ni phosphènes, ni traînée sidérale sur le ciel bombé de douleur.

MURS. MURS. MURS. Trois fois nommés dans la densité de l’enfermement où ils nous intiment d’être.

Les mains longent les murs, les murs de cristal et il n’y a que les mutilations du vide, le glissement des doigts sur l’empire du Rien. Empreintes que rien ne retient. Traces pariétales s’effaçant dès qu’appliquées.

Les pieds chuintent sur le sol de glace. Les pieds annulent le temps.

Le passé est là en tant que passé.

Le futur est déjà arrivé.

Le présent les réunit

et les divise dans un même geste de répudiation.

Jours s’écroulent. Murs de Jéricho.

Heures fondent. Fonte des glaciers.

Secondes se condensent. Se percutent. S’affolent.

Horloge universelle arrêtée en plein cours, grains de sable en suspension, eau gelée dans la clepsydre du non-savoir.

Où le temps ? Où l’être ? Coalescence brisée. Finitude de la finitude.

L’Inconnue, là devant, dans la gloire d’or du jour, ombre minuscule que l’espace reprend comme sa possession propre, qu’a-t-elle à nous dire ? Elle, au bout du tunnel d’arbres, elle sous la voûte des branches. A peine perceptible.

Dans l’espace étréci à la taille du ciron convergent tous les chemins.

Layons. Rayons. Sentes.

Géométrie de l’impossible.

Tout focalisé ici et je ne suis plus que cet infime point, cette minuscule luciole jetant dans l’air serré le faible lumignon de la présence. Mais qui donc me voit, sinon JE dans un geste d’auto-compréhension ? Dans l’unique saisie de soi comme sentiment d’être. C’est à peine si un mot, une lettre, une ponctuation peuvent témoigner, de MOI, de l’AUTRE parmi l’aventure mondaine.

Alors comment s’assurer d’une permanence, manifester au-delà de ce ruisseau de lymphe, de cette résurgence de larmes, des hoquets qui parcourent la peau de leur tellurisme pareil à une sommation d’exister, de surgir du Néant tant qu’il est temps, s’il est encore temps, étincelle perdue dans l’océan pluriel du monde ?

Comment ?

Comment ?

Comment ?

Mais répondez-donc hommes de paille, femmes de lin et de rayonne, enfants aux membres d’insectes.

On est né. On avance. On rencontre l’Aimée. On fait l’amour. On se reproduit. A peine la semence dans le ventre de l’Aimée et voici que notre destin de Mante ouvre sous notre ombilic vidé et nécessiteux la trappe de l’aporie. JE suis dévoré. TU me dévores, TOI qui, bientôt, sera manduquée par la Mort, cette Mante-Majuscule et il n’y aura de trace de notre aventure que dans l’ordre de l’absence.

Ô murs qui nous prennent dans les mâchoires du non-sens ! Qu’il est heureux qu’il en soit ainsi. La seule perspective d’une possible éternité est mille fois plus effrayante que le retrait de soi du monde.

Définitif. Liberté enfin trouvée dans le palais de cristal de l’Absolu. MOI, VOUS, TOI, les AUTRES, nous avançons tous, toutes, sur un chemin de lumière.

Non mystique.

Non religieux.

Non celui d’une secte.

Non : la voie royale de l’exister qui ne brille qu’à l’aune d’une totale obscurité dont nous venons, vers laquelle nous nous dirigeons avec le pas allègre de celui qui sait et vit de ses propres certitudes. Car la seule qui se signale comme un fanal au milieu des ténèbres, c’est LE RIEN dont nous sommes tissés aussi bien que notre sang se compose de cellules, le bout de nos doigts de phanères, notre sexe d’une douce ambroisie qui nous porte au-delà de nous vers ces autres mortels à qui nous avons insufflé la vie.

Notre joie la plus pure, la mienne, la tienne, la vôtre, c’est la joie de mourir un jour, d’abandonner la guenille de sa peau sur un chemin de hasard. Nous sommes pareils à des reptiles se débarrassant dans l’exuvie du fourreau qu’ils ont habité un instant.

Nous sommes en métamorphose.

Et nous savons vers quoi bien que nous feignions de l’oublier !

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21 novembre 2015 6 21 /11 /novembre /2015 08:56
Chute.

L’homme qui tombe.

Œuvre : François Dupuis.

Ombre et lumière.

C’est la montagne. C’est la lumière. Sous le ciel pommelé de nuages il y a beaucoup de joie, beaucoup d’espérance à vivre. Comme un air de fête. Un air joyeux avec des guirlandes de papillons et des prairies semées de bleuets. L’air coule comme un cristal. L’eau chante sur la rivière de galets. Les grains de sable brillent pareils à de minuscules étoiles. Les arbres, les sapins aux aiguilles serrées descendent vers la vallée avec un bruissement de brindilles. Le hameau, là sur sa colline de terre, serre ses maisons miniatures tout contre le bonheur de vivre. C’est si beau la Terre avec son cortège de dunes, ses plages océanes, ses plaines où souffle le vent parmi la crinière des chevaux. Si beau de sentir sur son corps les lanières d’air faire leurs sarments légers. Si beau de sentir, en soi, dans les plis de sa peau, la rumeur de la clarté. Les prés sont en pente douce, semés d’herbe jaune et de quelques campanules. L’eau des lacs est alanguie comme lustrée par la vitre du ciel. Un bosquet de buissons retient entre ses doigts une brume si impalpable qu’on la croirait invisible. Tout ici est diaphane, préhensible dans la douceur, recevable dans une infinie confiance. Tout conflue et se recueille dans l’harmonie. Rien ne blesse ni n’entaille. Tout coule de source vers le delta avec l’application du pinceau à recouvrir la toile d’un glacis léger. Ici est l’adret qui dit le soleil, la liberté, les envies polychromes des humains, la coupe pleine dont le désir va faire son feu.

Ombre.

Ombre. Ombre. Ombre. Trois fois nommée sous la courbure du ciel. De l’Ubac, du froid, de la ténèbre est venue une langue d’effroi. Qui a franchi le sommet. S’étale pareille à un glacier aux arêtes vives. Qui lamine. Qui broie. Lance ses moraines à l’assaut des hommes. Le ciel est d’acier triste, de zinc alourdi, de plomb épais. Comme si son langage ourlé de perles claires était devenu, soudain, mutique. L’eau du torrent porte en ses flancs la douleur d’une coulure grise. Les sapins se sont teintés de vert-de-gris et le lichen les mange. C’est l’Ubac qui a passé la frontière, a franchi la ligne de partage. Dans les chaumières les ampoules ne sont plus que des falots emmaillotés de suie et de résine dense. Hommes hagards qui tiennent dans leurs mains serrées la tasse où se lit l’ennui de ne plus sortir de soi. De demeurer dans l’enceinte de sa peau. Il fait si noir dehors tout à coup. Il fait tellement vide et l’abîme est là qui veille. Chute le jour. Chutent les secondes. Chutent les feuilles dans l’hiver de la vie.

Ubac.

Ubac veut dire le renoncement à pouvoir être. L’imposition d’une volonté extérieure qui complote et étouffe. Il n’y a plus de liberté. Les Ombres sont partout qui se dissimulent derrière leurs masques. Derrière leurs cagoules où les yeux font deux taches claires. Exorbitées. Incompréhensibles. Les vêtures sont noires où sont les Ombres. On entend leur souffle rauque. On devine leurs gestes scrutateurs, leurs pensées diaboliques. Leur obsession à tout dominer. Tout broyer. Les Ombres ont des idées : machettes, yatagans, sabres et coutelas quelles agitent comme des spectres. Les Ombres n’admettent ni révolte ni agacerie qui résulterait d’être vu sous l’angle des serfs, des esclaves, des dominés. Langage des Ombres : les cliquetis de leurs douilles contre les crosses de la barbarie.

Ubac, Ombres : ceci veut dire le laminage des consciences, le refoulement de l’amour, la condamnation du sexuel. Seulement la passion de L’Invisible qui commande aux animaux, aux plantes, aux hommes et aux femmes. Détruire, disent-elles, les Ombres pour être en conformité avec la Parole. Alors les Hommes de l’Adret embrassent du regard cette si belle montagne qui est comme leur sol inaliénable, leur âme indestructible. Mais voilà que leur vue est dévastée, privée d’horizon, massicotée au ras du visage. Il n’y a plus rien à voir et les stèles du sens sont à terre. La Bâtisse de pierre où étaient entassés leurs modestes volumes, leurs manuscrits, leurs incunables comme ile aimaient à les nommer, a été rasée. Des livres sacrés sur lesquels reposait leur foi, leur savoir, leur entente de l’existence il ne reste plus qu’un tas de décombres fumant dans le crépuscule dont, maintenant, ils sont atteints. Les Dolmens, les Menhirs qui faisaient la fierté du paysage, fondaient leur assise sur ce sol, ici, tout près des nuages, voici qu’il n’en reste que fragments épars. Les Lettres, les Signes qu’ils avaient gravés dans les pierres comme trace de leurs passage, les Ombres les ont décrétés impies, apostats et les ont fait disparaître, les ponçant de leur inextinguible haine. Des Poteries qu’ils avaient façonnées de leurs mains, de leurs doigts consciencieux, il ne reste plus que des tessons disséminés dans l’herbe brûlée des prés. Ce que les hommes d’ici appelaient leur Temple, cette grange dont ils avaient fait le lieu de la rencontre, chacun y amenait un pot de vin, des châtaignes, une part de tourte, mais surtout une part de soi, le Temple, les Ombres l’ont incendié de leurs mais assassines et n’en demeure plus qu’un souvenir disparaissant dans une gangue de douleur. C’est ainsi, les Ombres ne supportent pas qu’on leur résiste, qu’on les plonge dans la contrariété, qu’on émette ce que l’on pense être une parcelle de vérité. Les Ombres n’admettent qu’elles-mêmes dans un genre d’auto-célébration. Les Ombres prétendent être les Ombres de L’Invisible-Dieu, Celui qui commande à l’Univers et aux Planètes. Ombres d’ombres que ne procédez-vous donc à votre propre extinction ? Rejoignez L’Invisible et rendez nous la visibilité. Il y a de si belles choses à voir !

Chute.

Chute.

La brève allégorie qui précède a simplement pour objet de mettre en scène l’œuvre de François Dupuis : L’homme qui tombe. Oui, L’homme tombe et nous entrons dans la période de l’ubac après avoir vécu celle de l’adret merveilleux et rayonnant. Oui, Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles pour reprendre la belle assertion de Paul Valéry. Le poète est nécessairement visionnaire. Il faut se faire voyant comme le suggérait Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny. Visionnaire, voyant. Oui car tout est question de regard. Si notre regard est juste, à savoir atteint d’une vérité conforme à la tâche d’exister, alors nos idées sont claires, nos pensées brillent comme la gemme, notre corps est solaire, notre destin se déroulant sous le versant éclairé de l’adret. Il faut se faire voyant, c'est-à-dire entrer dans le domaine de l’art et en assumer l’amplitude, la joie, et ressentir ce sentiment transcendant par lequel nous nous arrachons aux lourdeurs mondaines et aux aberrations qui ne sont que des causes d’égarement et d’éternelles errances parmi des apories sans fin. Oui regardons cette belle œuvre nous dire en termes plastiques ce à quoi notre conscience est ouverte, à savoir l’empan d’une authentique compréhension du monde. Cet Homme qui tombe, il le fallait de bronze, cette matière fermée, lourde, qui évoque si bien le règne d’une lassitude sans fin. Cet Homme il lui fallait ces teintes sourdes, inatteignables, à la limite d’être perçues de manière à ce qu’en émerge le repli sur soi des temps modernes, immense solitude de l’individu confronté au nihilisme dont on ne voit plus très bien quel en sera l’antidote ici et maintenant. Lui fallait cette tête inclinée aux contours flous qui n’est pas sans évoquer cette perte à soi dont Nietzsche s’est fait le héraut, désignant la mort de Dieu. Oui, la mort de Dieu dont certains se sont emparés pour dire l’angoisse fondamentale d’être, le sentiment d’incomplétude, l’insaisissable métaphysique. Mort de Dieu que d’autres ont voulu ressusciter sous la figure du tragique et de l’incompréhensible, lui substituant un Dieu tout puissant, doué de pouvoirs infinis, aussi bien celui de détruire l’homme sous prétexte d’être aimé de ce dernier. On comprend combien cette situation est une impasse totale. Et le plus terrible, au nom de ce Dieu, c’est que ce sont certains hommes qui en assument la Parole, en divulguent les Prophéties à l’aune d’un principe de déraison, du mépris de toutes les pensées ayant fondé le socle des valeurs universelles. Un anti-humanisme auquel, de toutes nos forces, nous nous devons d’opposer ce bel humanisme d’un Montaigne ou bien d’un Rabelais, hommes de culture, de savoir, de conscience. Il n’est que grand temps de sortir d’une vue de l’ubac cernée de cataracte et ornée d’intentions mortifères. L’adret est toujours là, dans l’éclat de l’art par exemple. Dans le beau langage. La belle musique. François Dupuis nous en indique le chemin à la lumière de ce bronze qui parle depuis l’espace de sa mutité. Sachons l’entendre. Sachons entendre les paroles qui fondent l’humain et le portent au-delà de lui dans l’invisible de la création, le seul invisible qui vaille !

En guise d’épilogue que la parole soit laissée à Auguste Rodin, lequel relie art, compréhension, monde dans une seule et même arche signifiante. Or penser et comprendre le monde ne peut avoir lieu que dans un acte de liberté non dans un arbitraire qui en préciserait les contours et les conditions de possibilité :

"L'art, c'est la plus sublime mission de l'homme, puisque c'est l'exercice
de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre
."

Tout est dit ici de l’homme, de la pensée, de la compréhension, du monde. Là est la quadrature suffisante pour accéder à notre propre essence. Nul besoin d’y ajouter cette « quinte essence » qui, venant d’un ubac empli de cécité soustrairait à notre regard le bel intelligible de l’adret.

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9 octobre 2015 5 09 /10 /octobre /2015 07:47
Homme parmi les hommes.

Photographie : Alain Beauvois.

C’était si apaisant de regarder derrière soi, d’apercevoir l’humain faire ses œuvres plus belles les unes que les autres. On regardait et on voyait les temples antiques, les tablettes d’argile mésopotamiennes avec leurs signes cunéiformes, les barques de papyrus flottant sur les eaux du Nil. On regardait et on voyait Florence, la perspective renaissante, les machines complexes et inventives de Léonard de Vinci. On regardait et les Lumières faisaient leur éblouissement, déployaient l’orbe de la connaissance, étalaient devant nos yeux incrédules le foisonnement de l’Encyclopédie. On regardait et on avait conscience d’être hommes levés dans l’azur, le front ceint de cette transcendance sans laquelle il n’y a qu’incomplétude et insuffisance de soi à être. On regardait et on était comblés. Une plénitude, une réassurance, une feuille s’ouvrant dans la clarté du jour avec la certitude d’y participer, de briller et de confier l’innocence de ses yeux à la confiance du miroir. Là était l’écho de la conscience attentive au bruissement du monde.

En ce temps-là le désarroi était grand qui clouait les hommes à leur condition contingente. Le problème : être affecté d’une désertion des valeurs à son insu, comme si ceci avait été de l’ordre du détail, la perte d’un seul rayon dans la roue universelle du temps et de l’espace, la chute d’un pétale parmi la corolle dense du tournesol. En ce temps-là, on vissait sur sa tête le casque de l’autisme. On écoutait de la musique dans les carlingues éclairées du métro, sur les avenues où croissaient les voitures, dans l’enceinte des jardins publics, à table, au milieu des convives, au lit en lieu et place du rêve. Le bruit du monde s’était substitué au bruit de fond du corps. La question : demeurer dans sa propre enceinte, seulement visité par quelques ondes abstraites, quelques voix insurgées qui disaient la révolte d’être, le refus des codes, l’immersion dans une illusoire liberté. S’affranchissant de la société ou feignant de le croire on devenait le serf de son propre refus, on se précipitait dans la geôle étroite d’un ego sans repères. Partout étaient les écrans qui diffusaient leur drogue bleutée, partout les tablettes sur lesquelles on pianotait continûment le chiffre de sa propre angoisse, le lexique d’une aporie si gluante qu’elle passait presque inaperçue, collée qu’elle était à la moindre parcelle de peau. On s’entassait dans les automobiles au mufle étroit, on fonçait droit devant vers quelques sacrifices inaperçus, on faisait de longues colonnes et cet exode maculait le bitume de milliers de trajets inutiles, aussi vains que l’agitation des fourmis avec leur fagot de brindilles hissées en haut de leurs antennes. On était scarabées rivés dans l’anonymat d’une tunique d’acier, bousiers poussant devant soi avec obstination la boule excrémentielle de l’exister. On prenait le mouvement, l’agitation pour des vertus cardinales. On considérait la mode comme le seul viatique assurant sa propre gloire. Sa peau, on la confiait aux seringues et au gel qui dilatait les visages, les rendait identiques aux effigies de cire du Musée Grévin. On croyait vivre et l’on se condamnait à errer dans des culs-de-basse-fosse. Autrefois, dans le monde Renaissant, on avait sédimenté des comportements primaires, on avait policé ses mœurs, promu l’esthétique, amené l’éthique au rang d’une exacte considération de soi, de l’autre, du différent. Et voici que l’on retombait dans l’époque médiévale avec ses chevaliers bêtement caparaçonnés, avec ses châteaux-forts, ses barbacanes, sa poix fondue, ses forêts d’arbalètes et d’arquebuses. Et voici que se réveillait l’âme des seigneurs, que se soumettait celle des serfs. On avait chuté dans les douves de l’humain. Partout étaient les guerres intestines, les pogroms, les brimades, les spoliations. Partout étaient les dominations des religions et des croyances, la prolifération des sectes étrillant les cerveaux des laissés-pour-compte. Partout la « Noire Idole », les dérivés de l’opium et de la mescaline, les seringues mortifères, les aiguilles abortives, partout la douleur de vivre et l’essai d’en sortir à l’aune du poison, de la violence, de l’incompréhension, du mépris, de la haine. Dans tout cela, dans cette gelée urticante, dans ce souffle délétère, que restait-il de la conscience, de l’âme, de l’esprit, de l’intellection, de l’art, des belles lettres ? Que restait-il ?

L’automne avec sa douceur, son hésitation avant le grand basculement, l’automne avec des voiles d’été et, déjà, les griffures du frimas. Le jour est cette offrande bleue, cette amande pliée dans le luxe de sa noix. Un à peine dépliement des choses, une élévation semblable à la fleur de lotus lorsqu’elle émerge des eaux profondes du lac, une évidence de beauté dans le cerne du temps. On est arrivé sur la digue de pierre noire bien avant que les berniques ne se soient détachées des rochers avec leur claquement, leur bruit de succion. On a disposé ses jambes en tailleur, on s’est assis face à l’immensité de la grande mare liquide, à son mouvement si faiblement esquissé qu’on croirait avoir affaire à un matin originel, aux premiers mots d’une fable. On est en silence. On est en repos. Ici, sous la courbe infinie du ciel, sous l’esquisse blanchie des nuages, tout semble glisser sous l’aile du monde avec la facilité des évidences. Rien qui entaille, rien qui distrait de soi, du réel, là, si proche qu’on en éprouve les battements de palme, la lente effusion venue nous dire la grande beauté d’exister. Le monde est en nous comme nous sommes au monde. Nulle différence qui viendrait nous remettre à une condition d’exilé. Il suffit de regarder et de sentir en soi l’aire souple du cosmos, son subtil ordonnancement, l’orient que l’on est, d’abord à compte d’auteur, ensuite pour tout ce qui s’anime sur Terre, la feuille, l’écume, les yeux de l’aimée, le beau tableau, le chant de la poésie, le clair-obscur de la nature morte dans ses teintes où tout est dit de la vie, aussi de la mort qui accomplit la fin du cycle et nous dépose au bord de cette métaphysique dont nous parlons toujours du bout des lèvres, celle qui fera de son baiser notre première absence parmi les hommes. S’il s’agit toujours d’être homme parmi les hommes, soyons-le en toute lucidité. Les mimiques sociales, les manigances de la scène mondaine, les agitations et comédies de tous ordres ne sont que des trompe-l’œil et des faux-semblants. Être homme, cette responsabilité est de notre propre ressort. Nul ne saurait nous aider dans cette voie. Assurément nous sommes en dette de cela. Ô combien !

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8 octobre 2015 4 08 /10 /octobre /2015 07:47
Le côté de Calais.

Photographie : Alain Beauvois.

" S'il devait pleuvoir..."

« S'il devait pleuvoir
sur la plage de Calais
y-aurait-il un chalet
pour nous abriter ?
S'il devait pleuvoir
sur la plage de Calais
prendrions nous le temps

de nous arrêter ?
S'il devait pleuvoir
toute une éternité
aurions nous assez de temps
pour nous aimer ? »

A.B.

Le ciel est plombé avec ses teintes d’outre-temps, ses violences bleues, son ventre gonflé à la limite d’une effusion, ses bourgeonnements blancs, ses courants que, bientôt, l’orage divisera, infinité de ruisselets venant dire aux hommes la toute puissance de la nature, ses décisions contre lesquelles il serait vain de lutter. Humilité des fourmis humaines devant ce qui s’annonce avec la force des certitudes, l’énergie du cosmos, la lutte immémoriale de la terre, de l’eau, du feu qui surgit du ciel et dévaste tout. Alors on renonce à son orgueil, alors on consent à éroder sa suffisante concrétion, on rampe et cherche l’abri salvateur, le repli du sol derrière lequel cacher sa peur, la grotte où dissimuler cette angoisse ancestrale qui fait ses nœuds et ses convulsions quelque part dans la géographie incertaine du corps. Alors on se met en boule, tout comme les chiots collés aux mamelles de leur mère et l’on demeure dans cette condition végétative le temps d’une réassurance, le temps que l’ego retrouve sa principauté et son assise. Le sable joue en écho avec le ciel dans des couleurs complémentaires qui créent l’affrontement, la division, comme si existait une mésalliance entre les éléments, comme si le conflit était patent qui ruinerait tous les projets des Existants sur Terre. On rôde sur la plaine de mica, on flaire les aspérités, les buttes, les replis. On cherche une explication avant que la lutte n’éclate, on cherche l’arche sur laquelle embarquer, tels Noé face au Déluge.

Oui, à l’horizon, dans l’échancrure des cabanes, il y a un phare avec sa colonne blanche, son dôme de verre vert. Oui mais il n’y a pas de lumière, pas de pinceau rassurant qui balaie le ciel de sa pulsation pareille à une respiration, aux battements du cœur qui disent le temps en mode scandé. Il n’est possible de se raccrocher à rien de stable et c’est alors que surgit la meute de cubes blancs inaperçus avec leurs pieds fichés dans le sable, leurs toits colorés semblables à des jouets peints. On n’en voit que le dos, la face la plus illisible, mais on sait l’autre côté, la porte avec ses gonds qui grincent, les bancs à claire voie, les chaises longues où se reposer, les parasols rayés à l’ombre desquels on confie son anatomie fatiguée. Soudain c’est l’envahissement d’une pure joie, la plénitude dont l’abeille est atteinte dans le soleil de ses rayons de cire, soudain c’est la roue solaire des « Tournesols » de Vincent et la fascination est grande qui éloigne le fâcheux et le contingent. Oui, la seule idée d’habiter et l’homme reprend possession de son essence qui est de se confier à la maison, à la demeure, à la tente, au trou dans le creux du rocher, toutes choses qui assureront son destin d’une quadrature suffisante parmi les convulsions terrestres.

« S'il devait pleuvoir
sur la plage de Calais
y-aurait-il un chalet
pour nous abriter ? »

Oui, l’abri, tel une antienne, une complainte venue du plus loin de l’espace, du plus loin du temps, l’abri fondateur de l’être, la condition de possibilité de laisser son empreinte et de la porter au futur contre vents et marées. Par nature notre existence est fragile, soumise au premier aléa venu, à la moindre tempête, au caprice d’un vent impérieux. Instinct originaire de l’homme qui le conduit dans le refuge, l’asile protecteur, la chaumière sous laquelle croître et prospérer, assurer une perspective à ses progénitures. L’animal aussi, fût il « pauvre en monde » s’enquiert du nid, de la niche, du terrier. Il faut être à l’abri du prédateur et tâcher de donner un cadre à sa liberté. Essence de la vie, tout simplement, que de poursuivre son chemin, ouvrir sa clairière dans la densité obscure du végétal. Habiter ou bien renoncer à être.

« S'il devait pleuvoir
toute une éternité
aurions nous assez de temps
pour nous aimer ? »

Aimer, c’est habiter. S’habiter soi-même en pleine conscience, habiter l’autre auquel on a remis son destin comme le bien le plus précieux. Tout fonctionne en abyme, tout se déploie en enchâssements successifs à la façon des œufs gigognes. Je m’aime en toi qui aimes en ton habiter sur Terre. Touts est dit de ce qui vient à nous avec l’assurance d’une vérité. C’est d’abord parce que nous nous prenons en garde nous-mêmes que nous existons. Ensuite parce que nous confions à l’autre les clés de notre propre habitat que nous ouvrons l’espace du jeu de l’altérité. Enfin ce fonctionnement dans le cadre d’une dyade primitive nous le transposons à l’aune de la seule dimension qui nous autorise à être pleinement, à savoir de nous confier au site cosmologique dont nous sommes une des racines. Ainsi, de transcendance en transcendance peut briller le chemin dans lequel inscrire nos pas. Constamment nous habitons, le peuple libre des oiseaux, l’écume qui ourle la crête des vagues, la lymphe, le sang qui courent dans notre corps et nous tiennent debout, l’amour qui synthétise la moindre de nos émotions, tremplin d’une infinie reconnaissance du monde et de ce qui y figure comme ses nervures, sa subtile architectonique.

Alors on peut dire « Le côté de Calais », tout comme Marcel Proust disait le « Côté de chez Swann » ou bien « Le côté de Guermantes ». Dire « le côté » des choses c’est spatialiser l’être, lui remettre les clés dont il fera usage afin que quelque chose comme un sens apparaisse. La clé est la métaphore du sens. Du sens en tant que direction à emprunter, mais aussi du sens dont notre compréhension peut s’emparer afin de ne pas s’égarer dans les brumes du non-savoir, afin de disposer d’un orient sur lequel régler notre vue. Tout est question de regard. Dès l’instant où l’œil a détecté la boussole, repéré le nord magnétique, alors tout s’organise et le chaos se dispose en sublime cosmos. Avoir porté ceci devant son libre-arbitre c’est s’assumer homme parmi les aventures hauturières et les écueils de tous ordres. Nous sommes un navigateur, tel Amerigo Vespucci en quête d’une Terre Promise, espérée, fantasmée. Se donner l’assise d’une demeure c’est remettre entre ses propres mains le sextant dont l’usage sera celui-là même par lequel connaître le monde et sa position singulière dans ce dernier. « Le côté de Calais », dans l’imaginaire humain, demeurera le côté dont les migrants voudraient se doter afin que leur existence puisse s’enraciner dans un sol accueillant. Toujours un sol où enfoncer ses racines. Nous sommes le peuple de la glaise et de l’humus. Ceci il convient de l’inscrire dans nos mémoires et nos actes comme un devoir d’humanité. Seulement de cette manière nous rejoindrons notre essence !

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4 octobre 2015 7 04 /10 /octobre /2015 08:38
Voyage au-delà des rêves.

L A P L A N D - N O R W A Y - Study
Oeuvre : Gilles Molinier.

D’une certaine manière le rêve se saisit du réel, le réinvente, le métamorphose mais ne s’en exclut nullement. Il métabolise le vécu, introduit de la fantaisie, inocule de l’étrange et propose du monde une image déformée, du temps une scansion particulière. Du réel il est simplement une étonnante distorsion. De-ci, de-là, au hasard des confluences et des dérives, apparaissent toujours, un visage connu, une forme rencontrée, un lieu familier, une expérience éprouvée jadis. Comme si le fac-similé de ce qui paraît avait subi une solarisation, n’en demeurant que quelques nervures, des taches d’ombre, quelques rayons de clarté. Dans le cours de l’instant onirique, nous sommes nous-mêmes et nous ne sommes pas, nous nous absentons de nous mais nous reconnaissons, nous croisons des destins parallèles au nôtre que nous pourrions identifier mais qui, toujours, nous échappent. Le rêve est donc cette pierre de gypse du réel que notre inconscient travaille à la manière d’un acide, si bien que nous n’en saisissons pas l’origine, que nous n’en décryptons pas la silhouette selon laquelle il se présente à notre conscience dans les corridors de la vie ordinaire. Autrement dit, le rêve est toujours un fragment du réel qui disparaît sous les atours d’une nouveauté, se dissimule en revêtant un masque, comme si la fuite permanente constituait son essence.

Mais regardons cette belle photographie et laissons-là parler d’elle-même comme si elle naissait à mesure de son propre propos, si elle figurait au monde du sein même de ce qu’elle est, à savoir un pur surgissement, une perspective inaperçue de l’être, un continent si étonnant qu’il ne pourrait affirmer sa présence qu’en se soustrayant continuellement aux yeux des Existants, en s’effaçant en quelque sorte. Un au-delà du réel et du rêve dont l’imaginaire tisse ses plus belles toiles. Il faudrait un langage autre que celui, habituel, dont nous épuisons quotidiennement les ressources. Il faudrait des métaphores qui ne soient pas de simples images mais des concrétions intellectives, des jaillissements intuitifs, des stèles contemplatives regardées par le Ciel lui-même. Et, à défaut de ceci qui relève de la pure utopie, contentons-nous de poser devant nous ce qui illumine et irradie à la manière d’un Paradis perdu ou bien d’une Terre hallucinée. Nous sommes bien au-delà des hommes et des villes, bien au-dessus du septentrion où flottent les lumières et les banquises boréales, si près d’une vérité que le resplendissement est celui d’une lampe à arc, celui d’une irréelle beauté émanant de toutes choses. Au-dessus de nos fronts soucieux nous disposons l’étrave de notre main en visière afin que l’aveuglement ne soustraie pas à notre vue le prodige. Oui, le prodige. Comment tout ceci, le sol, l’eau, la montagne, le nuage, comment donc ceci peut-il tenir assemblé sans qu’un vent soudain ne vienne en détruire l’harmonie ? Il en est des choses belles comme des fragiles vases de céladon dont nous craignons qu’ils ne volent en éclats sous la seule poussée de notre regard. Ainsi le mur en papier qui abrite la cérémonie du thé. Ainsi la grâce du bonsaï qui pourrait disparaître dans l’instant même de sa révélation qui est hésitation, végétal torturé, résultante du caprice de l’homme. Ainsi l’estampe de l’ukiyo-é dont la simple parution tient du miracle. Toute la délicatesse d’un orientalisme entouré de mystère et teinté d’une clarté si irréelle qu’il semblerait ne pas exister, simple résultante de nos désirs les plus impérieux.

Là, devant nous, sur le sol traversé de rapides lueurs, la vasque d’un lac fait sa courbe nécessaire. Nous ne pourrions en faire abstraction qu’à l’aune d’une coupable irrésolution de l’âme ou bien à la hauteur d’une trahison du sentiment esthétique. Venue du plus haut du ciel, pareille aux rayons d’une spiritualité en acte, brasillement d’une pure lumière, le jour coule avec sa densité de plomb et de mercure. Tout ruisselle que les rives reprennent dans l’exacte courbe qui les révèle. Alors notre fascination est grande, alors notre vision s’ouvre jusqu’aux limites de l’originaire. Oui, nous assistons à une double naissance : celle du paysage sublime, la nôtre en retour qui est le sceau apposé à ce que, depuis toujours nous attendions, que nous n’osions nommer. La lumière ricoche, étincelle, fait sourdre ses gerbes de clarté depuis le miroir étincelant de l’eau. Comment dire la merveille avec l’outre vide de nos joues, la pliure modeste de nos lèvres, le massif de notre langue que le palais abrite afin que rien ne soit proféré qui entaille et disperse. La beauté a ceci de particulier qu’elle n’autorise nulle diversion, ne permet la moindre digression. Face à l’œuvre belle, l’homme est un menhir qui ne sent même plus en lui la force initiale du tellurisme. Tout est coi qui retourne au repos. Tout est soudé, retenu dans le mystère de la révélation. Oui, c’est d’une épiphanie dont il s’agit, donc de l’émergence du sacré. Solitude contre solitude. Il faut à l’homme ce sentiment unitaire, cette osmose avec le paysage. Rien ne s’ouvre qu’à cette exigence-là. Au loin, comme dans une ultime contraction de son essence, la montagne est presque abolie qui referme la scène. Au-dessus, les nuages paraissent cloués sur la toile du ciel, figés comme pour l’éternité. Car, ici, l’instant se dilate à le mesure de l’événement, le temps fait sa goutte immobile, sa moire souple à laquelle les yeux se confient avec l’assurance qu’enfin ils ont VU et que, peut-être, ils ne VERRONT PLUS !

Alors on se détache de ce qui nous happe et nous conduirait à la folie. La pure beauté est si insoutenable qu’elle charrie en elle les glaçons de notre propre débâcle. Il faut renoncer à voir davantage. Plus loin est la demeure du dieu, de l’éclair, du tonnerre, tous ces prédicats qui ne sont pas les attributs habituels des Vivants sur Terre. Alors on redescend vers des sols plus ordinaires, plus abordables, ceux qui se satisfont d’un regard commun, d’une prétention modeste, et n’exigent qu’un cheminement parmi les mottes et les sillons où courent les herbes sauvages. Telle est notre condition qu’elle nous reconduit toujours à notre site mortel. Les félicités éternelles ne sont pas les lauriers dont nous cernerons nos fronts. Il faut rentrer chez soi, poser son havresac dans un coin de la pièce. Les confins du monde sont, en même temps, les confins de la pensée. Les tutoyer, au moins une fois, est une offrande à nulle autre pareille. Cela nous le savons depuis des temps immémoriaux et feignons de l’oublier. Jamais la beauté ne s’oublie. Elle flotte, ici et là. Apprenons à tendre la main. Oui, ce geste de la préhension, de la capture est celui qui nous fait hommes et nous installe dans notre essence. Oui, dans notre essence. Nous ne pouvons nous en absenter.

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20 septembre 2015 7 20 /09 /septembre /2015 09:02
Être : effleurer.

Chambre

Adèle Nègre

 

 

   Nous regardons cette image faire sa tache, ombre sur ombre. Nous regardons et sommes dans l’illisibilité d’elle. Comme si elle se refusait à nous, se dissimulait à l’inquiétude de notre vision. Mais qu’a-t-elle donc à cacher qui ne pourrait se dire ? Nous aurions pu nous disposer à traverser sa mince pellicule, à illuminer ce qui se terrait et demeurait en silence. Qu’aurions-nous vu alors ? D’abord la ligne claire des jambes, un pied sur l’assise ferme du sol, un autre dans le mouvement d’une marche à peine esquissée. La laine d’un tapis avec ses motifs triangulaires blancs, ses empreintes rouge sombre, le fond se noyant dans l’étrangeté d’un noir profond. Puis le cadre cannelé, doré, d’un miroir posé à même le sol comme si la lumière en émergeait afin de révéler une fuyante anatomie. Mais qu’aurait donc eu à nous dire ce miroir sinon la surface réfléchissante dans laquelle tout ego se dissout et finit par se noyer, tel Narcisse, foudroyé par sa propre épiphanie ?

Tel eut été notre regard, il nous aurait conduits auprès des choses mais dans une manière de curiosité, laquelle aurait confondu le proche et l’essentiel. Nous aurions aperçu quelques accidents tels que le destin les place sur notre hasardeux parcours, nous aurions fait l’économie de l’essence de l’être dans sa relation au monde. Car miroir, tapis s’ils sont présents comme des choses de notre environnement ne s’annoncent qu’à la façon de rapides et fuyantes constellations. Ils ne dessinent aucunement la figure d’une ontologie, ils sont le simple décor de la scène non le jeu des acteurs, la dramaturgie qui les fait surgir comme les seuls événements possibles d’une situation. Il faut revenir à un simple effleurement de l’image et apparaître soi-même en tant que cette forme balbutiant son nom, tissant son langage depuis cette mutité apparitionnelle. C’est en faisant acte d’altérité que nous pouvons chercher à approcher ce qui n’est pas nous, à en constituer l’hypothétique fable.

Dans la chambre nocturne, un rayon pâle a franchi la paroi des choses obscures afin qu’un phénomène ait lieu, ait présence. Mince effraction dans la citadelle humaine, éclairement seulement du luxe d’une peau, cendre faisant sa lave assourdie, pierre de Lune glissant sur la souplesse du corps, arrondi du galet allumant ici et là de fuyantes esquisses. Marcher ou tenter de la faire est dire le Soi dans l’annonce d’un monde, le sien. Marcher dans une chambre ou bien s’y essayer est une lévitation de l’être parmi la foule dense du non savoir. Premier remuement des lèvres, ourlet de la langue dans lequel le langage se forme, buée de la bouche anticipatrice du sens à donner à sa propre immersion dans la cité lacustre des hommes. Être n’est pas un cri à la Munch, être n’est pas une révolte, un tournesol faisant son jaillissement jaune sous le ciel haché de bleu, une nuit avec la combustion circulaire des étoiles et la flamme noire du cyprès déchirant le ciel. Ceci est exister. Avec douleur, avec souffrance. Avec une lame de yatagan qui traverse la gorge et scelle une finitude sur Terre.

Être est une annonce, un départ, la planche du tremplin avant que l’impulsion ne soit donnée, être est une origine, une source claire, l’éclat d’une lueur dans le cercle d’une crypte, être est une progression sur la pointe des pieds. Sentir l’être c’est sentir l’espace de présence immédiatement accordé à son épiderme. Sentir l’être, c’est sentir la lumière de sa peau qui monte dans l’air apaisé et calme de l’aube. Être c’est sentir les myriades d’étoiles ruisseler sur le dôme de sa sclérotique et ouvrir ses pupilles à la préhension de ce qui se présente comme la connaissance intime de ce qui nous est adressé. Être c’est, dans le royaume serein de la chambre, initier sa propre marche, flotter sur l’onde inaperçue du sol, sentir l’appel du pied en direction de ce que l’on sera, bientôt, dans le bruissement neuf du monde, cet être si singulier qu’il apparaît à la manière d’un pur mystère. S’enquérir au-delà, c’est curiosité ou bien inconscience qui ne sont nullement des modes du savoir, seulement des convulsions existentielles qui contiennent en elles les germes de leur propre fin. Seul l’espace de la chambre est à même de nous porter au-devant de notre propre vérité. En elle, il n’y a ni le regard aliénant de l’autre, ni les puissances du pouvoir, ni les fascinations de l’argent. Uniquement l’être face à l’être. Ceci est un accomplissement indépassable. Ceci est une frontière au-delà de laquelle ne brillent que les faux-semblants et les compromissions.

C’est ce langage d’une vision originelle des choses que nous dit, en mode pictural, « La chambre de Van Gogh à Arles ». Ici, ne sont pas encore les signes inquiétants, les prémices de la folie qui cernent le Hollandais en fin de vie dont « Champ de blé aux corbeaux » signe l’épilogue, illustre le tragique d’une vie. Imaginons Vincent heureux faisant sa marche inaugurale dans le jour qui se lève, à peine un effleurement des choses, un doux tutoiement de la présence. Ici, assurément, nous serons au cœur de l’être, ce sublime déploiement du sens.

Être : effleurer.
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16 août 2015 7 16 /08 /août /2015 09:02
D’un silence l’autre.

« Sounds of silence -3 - (lac d'Armagnac).

Photographie : Alain Beauvois.

Partout sur la Terre on dit le silence, mais le silence n’existe pas. Toujours, autour de ses spires, s’enroulent les vrilles du bruit, se déploient les ondes de la déflagration originelle. Le monde est né dans le big-bang et, depuis, plus rien n’a été en paix. Partout sont les cataractes de sons, les myriades de cliquetis, les nébuleuses d’harmoniques de cette note fondamentale. Le sceau humain est poinçonné à l’aune de ce récurrent bavardage et rien ne sert de vouloir s’en abstraire. On met ses mains sur la conque des oreilles, on les plaque telles des ventouses de chair mais les interstices des doigts sont les lumières par lesquelles la cochlée est mise en mouvement, peau de tambour percutée du bruissement des choses. Dans la canopée saisie d’endormissement, voilà que plane en sourdine le cri perçant et coloré de l’ara. Près des anciens volcans d’Islande, dans la pente bleue et grise du jour, s’illustrent les convulsions primitives, le souffle continu des geysers, le chuintement des solfatares, le sifflement des lapillis. Sur les collines orangées de Namibie, au milieu du désert sans limite, rôde la fuite sourde du lézard, se déroule le tintement des anneaux de mercure de la vipère des sables. Jamais la rumeur de l’univers n’a de repos. Jamais les sons ne s’amassent dans une boule d’ouate dont la blancheur serait la manifestation silencieuse de l’être enclos, replié dans un souverain mutisme. Même les rêves des hommes sont le lieu de combats avec leurs suites de tohu-bohus, leurs trilles de murmures et leurs théories de bacchanales. Rien n’est jamais en paix, raison qui fait des Existants de perpétuels agités qui croient ensevelir cela même qu’ils cherchent avec ferveur, cette agitation qu’ils prennent pour la vie, qui n’est en réalité que son ombre portée sur la mur vertical de l’angoisse. On bouge, on se déplace à la vitesse des météores avec, dans son sillage, le gémissement de la parturition initiale. Jamais ne s’efface ce vagissement. Il est le stigmate disant la douleur de venir et d’être au monde, d’y persister avant le mortel effacement.

L’aube est posée sur le lac comme la feuille sur le sol d’automne. A peine un effleurement, un essai de paraître dans la première insistance du jour. Loin sont les hommes dans leurs errements de brume. Bien au-delà des sens, les grincements des moteurs, le glissement d’acier des trains, les piétinements sur la dalle grise des villes. Tout repose et gît dans cette incertaine lumière comme s’il s’agissait d’une esquisse, d’un pastel s’imprimant sur l’épaule douce d’une colline. Les formes sont encore dans l’indécision de paraître, simples ébauches perçant la face oublieuse de l’heure. Il fait si doux parmi l’irrésolution. C’est un baume couleur parme qui fait son effusion avec la même grâce qu’a un enfant à faire flotter son cerf-volant à contre-jour du ciel. Le bonheur du temps c’est ceci qui se dit en mode simple : la branche souple, le triangle à peine visible de la presqu’île d’arbres, le reflet dans le miroir de l’eau, le dôme lisse du lac que ponctue le cerne noir d’une souche, son prolongement dans une manière d’arche étrange, la découpe ombreuse d’une rive, l’essaim d’herbes qui la longe avec la rareté de ce qui est invisible et profère dans la discrétion. On peut demeurer une éternité ainsi, assis sur ses talons, à surprendre la naissance du jour, son dépliement pareil à celui d’un épi livrant son grain d’or, sa poussière joyeuse. Mais les secondes basculent avec leur bruit de crécelle et bientôt sera la dure lumière brûlant la sclérotique de sa griffure temporelle, de sa blessure irréversible. Alors on se lève, on coiffe le globe des yeux de vitres noires et l’on s’en retourne dans le pays des Distraits avec, dans le creux du corps, la braise vive de l’instant, son empreinte d’hiéroglyphe et l’on ne dit rien car la beauté ne se dit pas, se révèle seulement.

D’un silence l’autre.

Photographie : JPV.

Les arbres sont levés. Ils font leurs cierges droits, leurs dessins de cendre dans l’air poudré de bleu. La nuit est encore au sol qui fait sa chape lourde, incompréhensible comme si quelque mystère en émergeait mais dans le cèlement d’une parole, dans la non-profération de ce qui vient d’avoir lieu. Jamais on n’épuise la réserve de sens de l’obscur, jamais on ne surgit dans la crypte des choses avec la certitude d’en avoir éprouvé ce qui s’y occulte, l’être qui s’y déploie en creux, son empreinte ontologique. On est toujours au bord de quelque chose, sur son pourtour et on décrit de grands cercles comme l’oiseau de proie avec le globe turgescent des yeux, les serres ouvertes sur l’insaisissable du monde. Rapaces aux griffes révulsées de ne pas savoir, de ne percer du réel que des approximations, des bribes, des essais de préhension. Alors on regarde, depuis son massif de plumes, ce qui se montre et toujours se voile. Alors on ouvre l’entonnoir de ses oreilles et on écoute le silence faire ses tournoiements, ses ondulations, ses bruits de bonde suceuse et l’on demeure sur sa faim comme si, jamais, l’on ne parviendrait à satiété et l’angoisse serait soudée au ventre avec la tyrannie de la dépossession.

Constamment on questionne le silence, on veut percer sa croûte, on veut toucher la lave qui coule sous la face des choses et dit leur nature, cette vérité que l’on dresse en haut des étendards, flotte comme l’oriflamme mais jamais ne se laisse approcher. Silence horizontal du lac, silence vertical de la meute d’arbres, des troncs qui se dressent à la force de l’énigme qu’ils nous posent. Tout est toujours en fuite que nous cherchons avec la foi du chemineau en quête d’un abri. Car nous sommes ces êtres en chemin qui, parfois, faisons des pauses, à l’aube, dans la diagonale du jour, alors que la vacuité est là, ourlée de plénitude et que nous errons dans notre outre de peau, désemparés de ne pouvoir regarder jusqu’à son extrême limite, la lisière de l’eau, la cime de l’arbre que tutoie le ciel. Le lac, nous nous en éloignons comme nous quittons l’aimée, orphelins de ne plus en percevoir l’aimante silhouette. La peupleraie nous la désertons, soudain privés de ce rythme si harmonieux qu’il semblait nous dévoiler le chiffre de la beauté. Ce corail, cette écume, ces sublimes visions de l’instant nous les portons en nous au creux du silence qui nous habite, le seul à pouvoir être connu puisqu’il est le motif à partir de quoi s’élève la parole questionnante, celle qui nous fait hommes et nous porte en avant de nous. D’un silence l’autre, c’est là que vit le secret en tant que secret. En lever le voile serait pure perdition de soi dans un geste aussi vain que dépourvu de cible. Le sens du tir est dans le trajet de la flèche, dans son sillage inaperçu, non dans son empennage de plumes, pas plus que dans l’arc qui la propulse. Ainsi sont les choses invisibles qui nous interrogent. Elles disent le monde en mode imperceptible. Pour cela elles sont infiniment précieuses. Pour cela nous les cherchons, mains tendues comme les aveugles et, parfois, nous pleurons !

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