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1 juillet 2016 5 01 /07 /juillet /2016 08:10
Être à soi dans le ton fondamental.

« Tendre – semer 26 ».

Photographie : Adèle Nègre.

« C’est votre façon inconsciente de corporer qui est en jeu, votre présence jusqu’en vos absences. Votre manière de celluler, de sanguer, de chromosomer, de respirer, de digérer, de résonner, d’écouter, de dormir, de rire, de reculer, d’avancer, de hocher, de regarder, de parler, d’écrire, de remuer, de ne pas bouger, de rêver. […]Bref, c’est votre ton fondamental qui les irrite [les autres] au plus haut point, mais ce ton est là avant vous, il vient de plus loin que vous, il passe à travers vous, il vous crée, vous enfante, vous donne un sujet, des objets, une vie, une mort, un monde. »

Philippe Sollers. Un vrai roman – Mémoires.

Comment placer, à l’épigraphe de cet article, une autre citation que celle du très brillant Philippe Sollers dans son livre « Un vrai roman » ? Il y a parfois des rencontres entre des images et des textes qui tiennent, en une certaine manière, du prodige. Puissance des affinités qui, en convergeant, fusionnent en un sens qui les déborde et les porte « plus loin que vous », (plus loin qu’elles) dans une signification qui les rive à demeure et les accomplit comme la plus exacte des réalités qui soit, cette singularité qui vous fait vous sustenter « comme une pierre se soutiendrait dans l’espace » selon la belle formule claudélienne. Oui, ceci est mystérieux, ceci transcende la parution sensible de tout individu en la projetant sur l’arc incandescent de l’intelligible, de l’idée pure en tant qu’elle dit en invisible ceci qui passe à travers vous et vous donne un monde. Un monde, autrement dit un cosmos dont votre style est la mise en ordre, la couleur locale la meilleure façon de vous révéler aux yeux des autres tout en demeurant dans la réserve, dans ce pli d’obscurité, cette interrogation qui n’est que votre propre parole parmi les rumeurs de l’exister. Sans doute n’est-on accessible à l’altérité qu’à l’aune de cette lisibilité illisible, ce ton fondamental dont, seul, seule, vous êtes porteur, qui est votre marque, l’empreinte que vous apposez sur le bloc de cire du paraître avec l’urgence d’un phénomène à rendre présent en l’occultant, selon un processus oxymorique qui, disant sa prégnance, en révèle le caractère aussi précieux qu’incommunicable. Dit-on la couleur de ses yeux ? Révèle-ton la teinte mélancolique de son âme ? Trace-t-on les contours de ses propres émotions ? Esquisse-t-on le lavis de sa sensibilité ? Expose-t-on au plein jour la pliure de la grâce, là tout au fond du corps, que ferme la graine originelle de l’ombilic ?

Ce ton fondamental dont l’écrivain nous fait l’offrande tel un paradigme d’une connaissance du secret que nous sommes en essence, à savoir un inatteignable, un imprédicable, une forme sans contours, ce ton sourd cependant de nos mains, de nos gestes, de l’ambiguïté de notre sourire, d’un balancement de hanche, de l’irisation d’un regard, d’un trouble passager devant l’aimée ou bien du vertige né de la rencontre avec l’oeuvre d’art ; ce ton s’élève de lui-même telle une brume dont la lagune serait donatrice à même sa propre respiration. Ce ton, nous ne pouvons ni le dissimuler, ni l’annuler, ni le modifier en quoi que ce soit puisqu’il nervure notre être, bâtit notre propre pierre angulaire et transparaît jusqu’en notre langage, nos mots, nos tournures qui sont la Babel selon laquelle nous nous disons en tant que parole, nous livrons dans l’efflorescence du poème. En un mot, il est notre apparence la plus vraie, il est notre incontournable donation esthétique, le jeu phénoménal auquel ceux qui nous font face se heurtent, s’agacent, se désespèrent de nous connaître en même temps que leur vision fascinée s’ourle de vertige, s’auréole de questions qui n’ont de réponse qu’un éternel silence.

C’est ce même et mystérieux ton fondamental qu’Adèle Nègre fait naître en filigrane dans l’unité, l’harmonie d’une teinte dont nous percevons bien qu’elle est sous-tendue par une inclination particulière de l’âme, animée d’une force originaire comme si s’abreuver à cette source couleur de terre et de feuille morte était pure nécessité de se dire face au visible, dans l’arcane complexe des choses mondaines. De tel ou telle l’on dira le bleu des intentions, le noir du désespoir, le jaune du rayonnement, le rouge de la passion, l’arc-en-ciel du doute, la polychromie des esquisses successives. Et si nous n’étions qu’une couleur, le dépôt d’une touche affirmée ou bien légère sur le subjectile du monde, tantôt lavis, tantôt fusain ou bien pleine pâte solaire comme dans les tableaux de Vincent, ce génie traversé des éclairs de la lumière, des phosphènes de la révélation comme si chaque couleur posée sur la toile, avant même d’être une interrogation métaphysique, était de l’ordre d’une parution de l’être à chaque fois remaniée par le recouvrement des contingences, la poussière invasive du temps.

Tout ici, dans « Tendre-semer », tend vers cette mystérieuse note fondatrice, sème les signes d’une présence-absence qui est la tension de l’exister, cette fable venue du plus lointain espace, des limbes de la durée dont, ici et maintenant, nous actualisons l’imperceptible poudroiement. Alors il faut se saisir de l’image et, sans doute, d’une manière songeuse, méditante, contemplative laisser venir à soi ce qui voudrait bien faire sens dont nous pourrions, à notre tour, édifier les nutriments par lesquels se connaître, tout comme nous nous confierions aux impressions nées de la rencontre avec une « Sainte-Victoire » de Cézanne, un bleu de Chagall ou bien une nuit profonde d’un Soulages.

Le fond est un néant, un rien d’où, bientôt, émerge un possible, se laisse percevoir ce que pourrait être l’une des infinies déclinaisons du vivant. La teinte est de lagune, de rumeur océanique venue des sombres abysses, à peine une lueur, une vague clarté qui convient à toute naissance, à toute création dans sa douleur à se dire. Une vive lueur détruirait tout dans l’advenue soudaine, épileptique, de cela qui ne saurait se révéler que dans le silence, le mot dans sa gangue primitive, le balbutiement, la survenue dans le glissement, les pointes, la douceur d’une ballerine sur le parquet lissé d’ombre. On ne voit pas vraiment, on devine, on joue des coudes, on s’immisce au milieu de la boule compacte des autres, on cherche à percevoir, dans la forêt des têtes, dans la clarté avaricieuse de son musée imaginaire, là sur l’arrondi occipital où les neurones s’allument et s’éteignent avec leur bruit de comète, leurs gerbes de feux de Bengale. C’est comme la toile d’une cécité avec de rapides déchirures, une éclisse de clarté saisie au vol, puis la remise au noir et le cortex qui se débat afin que s’imprime dans la mémoire la beauté de cela qui a été vu, qui ne s’installe jamais que sous les auspices de l’instant, la fugacité de l’étincelle. Cette image nous dit ceci d’une fulguration, puis d’un retour dans des harmoniques si peu lisibles, dans la confidence, sous la glace du réel, à la limite entre le conscient et l’inconscient, sur la ligne floue où la compréhension n’est encore qu’une graine pliée dans sa promesse de semence, non encore cet épi que nous attendons et qui tarde à venir.

L’absence du visage, la soustraction de l’être dans son évidence la plus patente, la biffure de l’épiphanie humaine nous révèle la presque impossibilité de dire quoi que ce soit de notre mystère, de ce ton qui ne fait signe que dans la brièveté, dans une lumière crépusculaire qui annonce la nuit et s’y dispose comme dans l’antre accueillant dont il ne consent à sortir qu’avec parcimonie, telle une inaccessible vérité, une confuse calligraphie dans la texture usée d’un antique palimpseste. Et les cheveux, cette longue coulure qui semble dire une détresse ou, à tout le moins, le fragment, le prolongement de ce que nous ne verrons jamais, la tête, les yeux-fenêtres de l’âme, la bouche annonciatrice de la relation, le cou porteur de beauté, cette mince péninsule reliant l’intellect au reste du corps. Un bras seul comme si l’autre ne paraissait que par écho, par surcroît, à l’aune de ce que nous projetons sur une figure si bien dissimulée que nous ne renonçons pas à la voir, en traçons l’inaltérable esquisse seulement. Un linge blanc, tel un suaire, fait de l’anatomie un simple passage dans l’ordre du temps, bientôt un effacement, une cendre, une risée de vent dont, toujours, nous douterons qu’elle ait jamais existé. Et le bouquet jaune, cet éclaboussement, cette projection d’une lumière d’or, d’un pollen, dans l’atmosphère si éteinte, a-t-il seulement quelque prétention à la réalité ? Pouvons-nous au moins en deviner la fragrance, en approcher cette note fondamentale en quête de laquelle nous sommes afin que l’exhumant, nous puissions enfin percevoir la nôtre, ce fil de trame fondu dans l’ouvrage du tissage ? Et la main, cette effusion de la douceur, cet éclaireur de la rencontre, cette habileté qui façonne le temps, ménage l’espace, y creuse la belle dimension de l’humain, que saisit-elle de nous qui ne soit un mirage, que saisissons-nous d’elle qui ne disparaisse à tout jamais dans l’abîme irrésolu des choses muettes ?

Certes nous demeurons sur la lisière d’un questionnement, certes nous demandons à voir, toucher, sentir, entendre, goûter et l’éventail de nos sensations se referme sur les ailes de soie de la chimère, l’évanescence du mythe, les ombres portées du simulacre. Mais c’est ainsi, notre ton fondamental, tout comme le clair-obscur des toiles de Rembrandt, des peintures de De La Tour, aussi bien que la photographie dont nous avons tracé quelques pistes, notre ton est toujours en fuite de nous, des autres, du monde. C’est en cela qu’il est NOTRE TON et que personne d’autre que nous ne pourra en faire sa loi, pas plus que nous ne pourrons en offenser la discrète présence chez nos coreligionnaires. Pour cette raison et pour bien d’autres encore, il est notre bien le plus précieux. Toujours nous le cherchons faute de le savoir.

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22 juin 2016 3 22 /06 /juin /2016 08:07
« Sous ma peau. »

« Under my skin ».

« Et s’il y avait, sous nos plus épaisses carapaces,

la sensibilité qui fait de nous, de nous tous, des êtres… »

Photographie : Alain Beauvois.

L’en-dehors - L’écorce.

« Sous ma peau. »

Façade de l'Hôtel Altenloh.

Futur musée Magritte- Bruxelles.

Source : IPSEAA - Montpellier.

Afin de jouer en écho avec cette belle photographie d’Alain Beauvois (dont il nous précise la fonction symbolique, l’écorce tenant le rôle de la peau humaine, alors que l’aubier en serait la chair, là où s’inscrit l’être en sa vérité), il nous faut faire référence à la bâche en trompe l’œil qui s’étale sur la façade du futur Musée Magritte à Bruxelles. Donc aller voir du côté du surréalisme de manière à faire apparaître ce réalisme que nous pensons tenir sous l’autorité de notre regard alors que, toujours en fuite, il se réaménage constamment sans que nous puissions en fixer l’esquisse comme on le ferait d’un objet sur la plaque aux sels d’argent. On y voit une façade aux multiples fenêtres, deux pans de rideaux virtuels s’ouvrant sur une œuvre emblématique du peintre belge, « L'Empire des lumières ». Une rapide saisie herméneutique nous permettra de comprendre la rhétorique allusive de cette toile qui nous invite à écarter le voile qui recouvre le réel de façon à pénétrer dans cet « Empire des lumières » dont on aura compris qu’il est un autre nom pour la vérité de ce qui est. Merveille du symbole qui, en une seule appréhension du regard, une unique saisie de l’esprit nous conduit au plein des choses, là où le sens brille avec la belle impertinence d’un cristal. Et notre compréhension est d’autant plus aidée en ceci que la référence au rideau de théâtre nous montre combien il faut dépasser la croûte des apparences, percer la vitre de l’illusion et surgir au sein de la scène même, là où bat le cœur de la tragédie dont l’acteur est la figure allégorique. Seul l’aubier, cette chair tendre et fragile, infiniment dissimulée, nous offre le luxe d’un contenu inaltéré sur lequel peuvent venir se greffer les prédicats de l’exister dont la chose s’accommodera pour se présenter à nous selon tel ou tel phénomène.

L’en-dehors, toujours soumis aux aléas des actions extérieures, aux bruits, aux mouvements, aux métamorphoses successives sera soumis à un remodelage constant qui altérera sa pureté originelle. Perpétuelle dialectique de l’être et de l’exister dont la peau humaine, elle aussi, est l’étonnante historiographie. Tel homme au visage buriné, aux rides profondes traversant son front tels des sillons, aux cernes bistres sous les yeux, aux vergetures mangeant les joues, aux cicatrices à peine dissimulées sous le chaume d’une barbe chenue, tous ces signes patents d’une existence, que nous disent-ils sous cette esthétique sûrement belle qui aille au-delà de ce constat, de cette évidence architecturale, de cette présence figurative, de cette exposition d’une forme à laquelle nous nous attachons comme si elle était le dernier terme du lexique humain ? Car il y a mieux à voir que cette beauté somme toute relative. Il y a mieux à découvrir si notre vision, se décalant de ce réel aussi dense que têtu, parvient à se libérer du joug des perceptions et sensations immédiates. C’est toujours ainsi, le coquillage ne livre jamais son corail qu’à insérer entre ses valves la lame de la lucidité, l’intelligence d’un regard en quête d’autre chose que de cette surface lisse et trompeuse sur laquelle, toujours, nous échouons à comprendre. Tant que nous n’avons pas percé l’opercule, nous demeurons prisonniers d’images qui nous aveuglent et nous présentent leurs propres reflets comme la dernière page d’un livre portant le mot « Fin », l’épilogue accomplissant la fable en son ultime demeure.

L’en-dedans - L’aubier.

Mais reprenons l’image de ce visage humain, peu importe lequel, qu’il nous soit connu, que nous l’ayons aperçu dans la rue ou bien sur les pages glacées d’une revue. Combien sa présence nous étonne. Combien son aspect nous émeut. Certes la beauté est toujours une épreuve qui nous met en demeure de décrypter son sens, de faire un effort pour la soutenir du regard, l’installer au centre de la conscience et en faire le lieu d’une connaissance. Car, s’il y a de la beauté, elle existe moins en soi que parce que nous l’avons reconnue comme telle, que nous l’avons posée devant nous comme une marque insigne de l’humain en sa présence et de l’inaltérable rayonnement dont il est le tremplin. La beauté est la condition même par laquelle échapper aux apories dont la vie est prodigue, depuis la souffrance, la maladie jusqu’à la « maladie de la mort » dont, jamais aucune thérapeutique ne nous sauvera. La finitude est l’espace d’une telle incompréhension qu’il nous faut jouer avec elle, lui tendre des pièges constants, procéder par esquives, s’occuper, créer, aimer, vivre enfin pour que, mise à l’écart, elle se tienne à distance et suspende le souffle glacial du néant. Vivre est un vertige qui ne saurait s’accommoder du premier mirage, de bulles crevant à la surface des étangs, du poudroiement de l’heure, de la résille de glace ou du frimas semant les boqueteaux, du grésillement de la lumière dans l’aube neuve, du vol suspendu du colibri dans l’air tendu comme une soie. Il faut la déchirure, il faut l’entaille, le scalpel qui glisse sous la vergeture, la lame qui avance sous la cicatrice, en cherche la racine, le trépan qui creuse sous les orbites les poches des cernes, y trouve les stigmates premiers, les tellurismes, les peurs pliées en boule, mais aussi les joies immédiates, la cascade des pleurs, le gonflement de la sève lacrymale au contact de la démesure du monde, de son incroyable splendeur que côtoie la fermeture, que clôt le doute rongeant de son acide la plus discrète des certitudes. Nous sommes des funambules aux pieds poudrés de blanc qui avancent au rythme de leur balancier, une oscillation suivant l’autre, une progression attendant la suivante, toujours dans cette marge d’incertitude, dans cet écartèlement entre l’aubier de notre chair intime, la carapace de notre écorce dont nous faisons le portrait que nous tendons aux autres, au monde mais dont nous savons qu’il est fragile, soumis à l’estompe, manière de lavis, d’aquarelle légère flottant dans le battement de l’instant.

Le long de cette brève méditation, nous n’avons pas seulement ouvert la dimension d’une esthétique (toute apparition, par nature est de cet ordre, aussi bien l’œuvre aboutie, le fruit gonflé d’une belle ambroisie que le marais putride du siècle décadent), mais nous avons aussi marché sur la corde raide d’une éthique puisqu’un questionnement a eu lieu qui, par signes interposés (rides, vergetures, cicatrices) a fait surgir cette indispensable ouverture d’esprit au travers de laquelle se dessine la réflexion humaine qui interroge les fondements et nous porte au-devant de nous, dans cette belle aventure de l’exister. Nous avons seulement entr’ouvert une mince partie de ce rideau de scène qui symbolise si bien la marche du monde. Un instant nous aurons été les spectateurs d’une pièce qui ne se déroule pas seulement en-dehors de nous, mais aussi, mais surtout en-dedans, dans ce creuset de la conscience qui jamais ne s’éteint, l’ombre nous envahît-elle de ses funestes ailes. Toujours un aubier sous l’écorce. Toujours une sensibilité sous la raison. Toujours une sensation, un pathos pareils à une source dont nos yeux distraits ne voient que la résurgence au soleil. Le sachant ou bien à notre insu, nous sommes des explorateurs de la nuit, tout comme le poète qui y trouve le germe même de sa puissance. Or nous aimons la poésie, cette étoile au sein du cosmos !

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16 juin 2016 4 16 /06 /juin /2016 08:57
Vers l’Azur attendri.

Œuvre : Sophie Rousseau.

On marche au bord de l’eau comme l’on marche au bord de soi. Avec d’infinies précautions, en cambrant légèrement la voûte des pieds, en sentant bien le sable dur, cette peau du monde qui vibre infiniment, loin, là-bas, où vivent les taupes à la fourrure de nuit, où rampent les scolopendres aux pattes de cristal, où s’abîment les rêves dans des gangues de brume. On est à la lisière de quelque chose, on ne sait quoi, on en sent le troublant fourmillement, on en éprouve la « multiple splendeur » quelque part en arrière de sa peau, cette paroi, ce miroir, sur lesquels ricoche l’étrangeté de ce qui n’est pas soi. On avance avec précaution, on effleure le sol, on déplie le ruban de sa conscience tout au ras de l’eau, là dans la fente de l’horizon, tout contre ce clapotis qui tombe des étoiles et nous dit l’urgence du poème à être. Car, ce que nous recherchons dans notre dérive songeuse, c’est de nous saisir d’une signification qui voudrait bien nous éclairer sur notre propre chiffe, sur le hiéroglyphe de la présence qui, partout, fait ses arches polychromes. Nous voulons savoir, nous voulons déclore ce qui, demeurant scellé, nous maintient, pieds et poings liés, dans l’étroite cellule de notre geôle. Nous ne serons rien que cette rumeur bleue sur le rivage, cette nuée de cendre du migrateur à contre-jour du ciel, ce filet déployé sur l’onde et les étoiles de mer en déchireront les mailles de leurs dents de corail. Rien ne fait signe. Rien ne parle que ce silence assourdissant qui baigne notre cochlée de la marée du doute.

Pourtant c’est si bien de se laisser aller, de flotter entre deux eaux, la pellicule liquide faisant de notre corps le reposoir de son infinité. L’eau aussi a à comprendre, à s’immiscer dans le feuillet de sa belle complexité, à savoir pourquoi elle s’étend d’un continent à l’autre, reliant les hommes entre eux alors que, sans doute, ils ne savent rien de ceci, cette liaison, cette osmose, cet essai d’unir ce qui est dissemblable dans le possible creuset d’une reconnaissance, d’un chemin commun, d’un projet siamois qui en ferait cette belle unité arc-en-ciel, cette symphonie babélienne ornée de mille langages. Eau unificatrice du destin des hommes. Eau bleue qui dit l’intériorité de l’être, son ineffable présence sur Terre, son flamboiement dès que chaque chose confiée en ce qu’elle est déploie son essence, se met à produire le rare, l’unique, l’œuvre d’art par exemple par laquelle l’homme s’accomplit et accroît l’étendue de son royaume jusqu’à la limite de l’univers, vers le lointain cosmos qui l’appelle, cette mise en ordre du chaos originel.

Il y a tant de beauté à voir dès que l’on s’essaie à deviner la nature compacte de la terre, sa belle densité, la pureté de l’air, la courbe du nuage, le filet clair de la source, la résille de l’arbre sur le ciel chargé de pluie et traversé du vol rapide des oiseaux. Des oiseaux-devins qui lisent en nous le mystère de notre apparaître, le luxe de notre cheminement, mais aussi notre tragédie puisque nous allons vers ce néant que nous redoutons mais qui nous attire, nous aimante comme la polarité de la liberté qu’il est. Car être libre est une déliaison de la chair de la quotidienneté, une désaffection de nos désirs, un délaissement de tous nos tumultes singuliers et de nos erratiques parcours. Liberté en tant que liberté. Plus rien en-deçà. Plus rien au-delà. Plus rien dans l’entre-deux que nous assumons avec la belle inconscience qui sied aux naïfs, aux rêveurs et aux saltimbanques.

Sur l’immense plage qui court d’un horizon à l’autre, on est seul. Seul avec la musique de son esprit, le chant de son âme. Loin sont les hommes. Loin sont les villes avec leurs nœuds de verre, les complexités de leurs avenues, les éclats des vitrines aux mille tentations, les hautes tours que tiennent levées dans le ciel l’orgueil des Existants, leur volonté de puissance, leur instinct de domination. Loin est le réel qui fait son bruit de râpe et ceint les fronts des mors de la nécessité. En attente de liberté, nous la vivons dans le bleu, à chaque instant qui nous est alloué comme si, à chaque fois, il était le dernier. Nous respirons et le bleu est cet inspir, cet expir qui gonflent et font s’affaisser tout à tour nos poitrines. Nous marchons et le bleu est ce rythme immémorial, diastole-systole qui anime le cœur du monde, tout comme il soutient le nôtre. Nous aimons et s’inscrit en nous cette symphonie de l’azur qui nous porte en direction de l’Aimée et fait de nos yeux le lieu d’une continuelle révélation. Nous lisons et le bleu entoure les mots de khôl comme sur les paupières d’une mystérieuse Reine du désert. Nous écrivons et la page bleuit du flot océanique de ce qui a à se dire et fait ses rouleaux hauturiers, ses franges d’écume pareilles à l’œil du sensible myosotis. Nous peignons et la toile s’illustre de ce bleu-Klein à l’inimitable teinte, ou bien du céleste tel que dévoilé dans les ciels de Chagall.

Ou bien encore ils font leur surgissement de corolles, leur inquiétude d’yeux cosmiques, leur ombre profonde lorsque la terre est proche, leur bande plus claire entre ciel et mer, leurs nappes mystérieuses tout comme l’est celle belle œuvre de Sophie Rousseau qui pose en encres subtiles, à la densité variable, aux lumières sibyllines, aux draperies affirmées l’être des choses en leur énigme que toujours le bleu pose comme un rêve à visiter, un imaginaire à ouvrir, une méditation à faire faseyer dans le vent du grand large. En ceci elle fait écho au beau poème de Paul Valéry, cette temporalité vide et immense du bleu, cet espace sans limite, ce silence orné de la possibilité d’une création, le seul possible qu’il nous soit permis d’espérer afin d’échapper au gouffre des contingences et faire des racines du désert des promesses d’avenir. Il est temps encore d’éprouver sa patience, patience dans l’azur ! Au bout est le fruit qui nous est promis afin qu’habitée, notre solitude s’éclaire de l’intérieur, à la manière d’une pierre de turquoise à la couleur si légère inclinant au vert, de chrysocolle plus sombre pareil au ciel de l’aube, de calcédoine que l’on pourrait confondre avec le retrait subtil d’une cendre ou bien de lapis lazuli à la teinte outre-mer traversée des surprises de la blancheur, tel un silence s’enlevant sur la rumeur du monde. L’homme n’est que ceci, cette gemme, cette longue méditation de la terre, cette germination, un jour, en direction du ciel, lorsque les joyaux mis à jour vivront à ne refléter que la beauté des choses, leur sourd dialogue tel que nous avons à le comprendre et à le porter aussi loin que le peut notre destin de mortels, « Vers l’Azur attendri d’octobre pâle et pur », cet automne symbolique mallarméen qui signe le dernier chemin à accomplir alors qu’à l’horizon s’allument les premières ténèbres.

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14 juin 2016 2 14 /06 /juin /2016 14:27
Tout poème est une gemme.

Œuvre : Carly Waito.

Nous faut-il

Le mot et

L’absence

Pour sortir

De l’utérus de la terre

Et cogner nos fronts

A l’ouate des cieux.

(Poésie

De

Nathalie Bardou.)

Imaginons : nous sommes au centre de la Terre, pliés dans son ombilic ombreux, nous ne savons pas qui nous sommes vraiment. Peut-être simple veine d’humus dormant de son lourd sommeil. Peut-être filon de charbon en attente du jour. Peut-être simples bactéries que la courbe du temps métamorphosera en or noir, cette manne des envieux et des pressés. Mais, au-dedans de nous, nous sentons soudain comme une agitation, une longue vibration, nous distinguons ses harmoniques qui ricochent sur les parois de glaise. Nous sommes gagnés de l’intérieur comme si une parole impatiente avait à se dire, un message à être révélé. Cela tourbillonne et vrille longuement dans notre corps durci par la chaleur d’une lave si proche que nous en sentons la vive présence, la dimension de feu ordonnateur d’un cosmos. Car tout autour de nous est le chaos avec ses agitations et soubresauts dionysiaques, ses sauts de carpe, ses gigues qui touchent jusqu’aux racines du sol et y impriment de longues pulsations. Qui sont autant de doutes se posant comme de curieuses énigmes. Mais nous savons que nous n’en serons nullement atteints. Jamais le sabir, le salmigondis, les éructations verbales n’atteignent le sublime langage, cette parure de l’être qui brille de sa flamme de diamant. C’est cela le diamant, cette pierre durcie, ce quartz qui est comme la cristallisation de l’espace et du temps, cette durée éternelle qui surgit de l’étincelle, de l’éclair de l’instant et y demeure comme une certitude, une étoile accrochée à la courbure du ciel. Oui, maintenant est le lieu d’une conviction, celle d’être une gemme, c'est-à-dire une matière dans laquelle se recueille le mot ourlé de quintessence, s’élance vers la cime de notre demeure le poème toujours en retrait. Car le poème a besoin de recueillement et de silence pour dire ce qu’il est et porter son être à la connaissance des curieux qui le cherchent et, par avance, en goûtent la délicieuse ambroisie, en hument l’odorant nectar. Les sensations sont si vives qui tissent son architecture des colonnes d’une longue patience. Tout y est frise, temple aux volutes harmonieuses, chapiteau aux feuilles d’acanthe, dentelles de pierre qui tutoient les nuages, y dessinent l’empreinte de la beauté. Mais c’est à l’intérieur de l’édifice sacré, tel un complexe labyrinthe, qu’il faut aller chercher la source de sa présence, le don de sa révélation. Là, dans la nuit du monde, dans le linceul de ténèbres, voici que s’ordonnent les épousailles de l’ombre et de la lumière. Partout est le noir qui tapisse le ventre de la Terre, partout est le doute qui fait ses résilles d’angoisse et laisse planer ses rémiges funestes comme si, ici, ne pouvait avoir lieu que le domaine de Léthé, son éternel sommeil dont rien ne pourrait ressortir qu’un confondant et indépassable néant. Qu’un oubli sans forme, sans avenir, limité à sa propre aporie.

Mais au cœur du dense et de l’impénétrable, au milieu de la sourde matière, c’est la levée d’une gemme immémoriale dont, jamais l’on ne connaîtra le secret, l’on ne devinera la singulière alchimie qui a présidé à son apparition. Cela arrive, se déploie et comme la turgescence du végétal, gagne les zones du sens, y étale sa si belle parure. C’est de cet ordre, le poème, le langage, cela n’a pas d’origine, pas de lieu circonscrit, pas d’assise déterminée, pas de piédestal sur lequel poser les mots et les observer comme on le ferait d’un étalon métrique ou bien d’un objet familier qui, d’emblée, nous livrerait l’entièreté de son existence. La naissance de l’être-disant est pure survenue de soi dans l’orbe des choses. Comme une brume nait de l’étang ou bien l’oiseau surgit du ciel qui le porte et l’enfante comme l’un de ses possibles et innombrables prédicats, de ses infinies virtualités, de ses puissances d’actualisation. C’est pour cette raison d’une présence énigmatique que le poème nous touche et, le plus souvent, nous bouleverse. S’étonne-t-on de la feuille de l’arbre, du nuage, de la conversation mondaine dans le salon bourgeois ? Non, ceci coule de source, ceci est une évidence et nous poursuivons notre chemin sans même nous retourner. Le poème nous rive à notre être dont l’essence est homme-disant, le seul sur Terre qui dispose de cette royauté, le seul à habiller ses lèvres des fleurs épanouies des significations. L’on dit « abeille » et c’est un essaim qui bourdonne et dirige son vol dans l’éther sans limite. L’on dit « arbre » et c’est le palmier qui agite sa fine chevelure sous le souffle de l’harmattan. L’on dit « océan » et ce sont des milliers de vagues ourlées d’étincelles qui dessinent pour nous la frange d’écume du réel. Inimitable langage qui est notre gemme intérieure dont certains font si bon usage, alors que d’autres n’en perçoivent que les arêtes grossières, la non encore venue au jour de la pierre affinée, de son cristal qui éblouit les yeux terrestres afin que, préparés, ils s’ouvrent enfin aux espaces célestes où habite la braise de l’esprit, où rougeoie le foyer incandescent de l’âme. C’est ainsi, nous ne sommes jamais hommes qu’à nous élever du sol de poussière, à longuement planer, tout comme l’oiseau de proie, bec recourbé, serres ouvertes, ailes largement déployées, globe des yeux dilatés afin que rien ne nous échappe d’une esthétique toujours présente, d’un sens faisant ses milliers de cercles tout autour de notre meute de chair.

Tout ceci qui vient d’être évoqué, nous le retrouvons dans la belle poésie de Nathalie Bardou, en mots simples, en impressions allant à l’essentiel. Une gemme ne se remarque qu’à sa singularité, à l’économie exacte qu’elle met en œuvre, à la vérité qui s’en dégage, telle le fil de la pierre qui délivre son unique éclair sous le jour qui le féconde de son juste regard. Alors, bien pénétrés de l’exception que constitue le poème dans la marée des signifiances diverses, il ne nous reste plus qu’à oser une interprétation, toujours approximative, toujours éloignée de son objet puisque, par définition, nul poème ne saurait être porté devant la conscience qu’à y figurer sous l’une des nombreuses esquisses sous lesquelles il peut apparaître, aucune n’en épuisant vraiment le sens. On regarde une gemme plutôt qu’on ne la commente !

Nous faut-il Le mot et L’absence – C’est d’abord une question qui se pose. Une question angoissante. Être une gemme et sortir De l’utérus de la terre est rien de moins qu’une manière de prodige, sinon d’impossibilité parfois. Tant de « poètes maudits » ont confié leur sort à la vertu de l’absinthe, aux sortilèges du peyotl ou bien aux hallucinations de la mescaline. Sortir de la nuit originelle à l’aune d’une drogue, plutôt que de demeurer celé dans cette obscurité, cette ombre (surtout à ne pas confondre avec la nuit donatrice de poésie), ces ténèbres qui ceignent le front et créent la douloureuse cécité qui détourne de la Muse avec pour demeure l’aile noire de Thanatos. Car, pour le poète, ne pas écrire est rejoindre le néant et sentir le souffle acide du Rien. Sortir de l’utérus de la terre, comme le dit si justement ce beau poème. Toute naissance au langage, surtout dès qu’il s’agit de l’expression poétique, est douloureuse parturition, passage par d’étranges fourches caudines, épreuve des forceps avant que ne se dilate le tunnel dans lequel on était prisonniers, tels les infortunés hôtes de la caverne platonicienne en attente, un jour, de découvrir cette belle lumière solaire par laquelle être et parvenir à l’extrémité de sa péninsule humaine. Et cogner nos fronts A l’ouate des cieux. Combien cette dernière métaphore est inspirée qui dit, en un subtil oxymore, le front comme cimaise de l’homme à confier à l’aire céleste. Seulement le front doit se cogner à cette ouate qu’il vise comme accueil souverain, plénier, manière d’empyrée où déposer celui que l’on est devant les dieux en même temps que l’offrande de ses mots que constitue tout poème. Est dite la douleur d’enfanter, est dit aussi le drame que traverse tout poète lorsque, au sortir d’une longue et éprouvante nuit, brille sur la page, telle une Pierre de Lune, le poème « tel qu’en lui-même l’éternité le change » pour reprendre le si beau dire mallarméen. Lequel dire clôturera ce bref article sur un autre vers de l’auteur symboliste :

« Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ! »

La « nuit d’Idumée », cette haute métaphore où la nuit se présente comme le tombeau du poète en une certaine manière, sarcophage de pierre dont il ne ressortira qu’à l’aune d’une nuit blanche, sans sommeil. Nuit claire sur laquelle il faudra laisser la fiévreuse empreinte des mots. Seule certitude pour que L’absence soit comblée. Ecriture comme plein entre deux vides. Ecriture comme une étoile entre deux nuits. Le poète est toujours d’essence stellaire, cosmique. C’est là le prix de son immense solitude !

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1 juin 2016 3 01 /06 /juin /2016 08:11
Du clair-obscur.

After Rembrandt.

Monotype (1990...)

Œuvre : François Dupuis.

Après les Maîtres.

Ainsi en est-il, de toute œuvre d’art, qu’il est toujours nécessaire de faire se rejoindre, dans l’acte contemporain, la trace de ce qui fut dans le passé, la représentation sublime et l’essai d’en porter témoignage au travers d’une création qui ne soit simple mimésis au sens des anciens Grecs, pure imitation, mais tentative d’exister par soi dans le cadre d’une référence picturale. Le geste de l’artiste actuel s’inspirant des Grands Maîtres est marqué au poinçon d’un étrange paradoxe : belle et louable humilité en même temps que geste iconoclaste empreint de démesure, lequel se confrontant à la trace du génie, risque toujours de faire l’expérience de la brûlure. Le génie est à jamais le lieu d’une incandescence, d’un flamboiement. Acte inouï de transgression des limites, geste profane se mesurant à l’aune d’une hiérophanie, simple destin humain se confrontant au foudre de Zeus que protège jalousement la brume de l’Olympe. Car il y a toujours, chez tout homme, singulièrement dans la psyché de l’artiste, cette tentation de subversion qui le conduit à tutoyer les frontières de l’invisible. Le chef-d’œuvre est de cette nature qu’il ne se laisse apercevoir que dans la rapidité de l’éclair et se retire en son empyrée aussitôt après s’être manifesté. Ainsi La Joconde mystérieusement nimbée d’une gloire qui se dissipe dans ce célèbre sfumato dont Léonard de Vinci a été le prodigieux inventeur. Transgresser, disions-nous, traverser la frontière du réel afin que quelque chose, jusqu’ici inaperçu, fasse phénomène et conduise le créateur en puissance aussi loin qu’il le peut dans l’imaginaire et, peut-être, dans les magiques contrées de l’irréel. Dès lors que le mouvement d’appropriation d’une œuvre magistrale a débuté, c’est d’une sorte d’ivresse dont le peintre est saisi comme si, partageant la dimension visionnaire de celui qui lui sert de cicérone, il était atteint, lui aussi, de cette tentation de voir au-delà des choses du monde, une dimension infiniment supérieure dont la notion de transcendance est la meilleure approche qui soit. Combien est admirable la profusion picturale d’un Picasso se mesurant aux Ménines de Vélasquez et enchaînant dans une manière d’état second les 58 compositions qui feront apparaître les Demoiselles d’honneur sous un jour nouveau alors que perce, comme dans la transparence de la toile, le geste initial insufflé par le célèbre représentant de la peinture espagnole en même temps qu’une des figures majeures de l’art du XVII° siècle. Car, plus que de la simple reproduction d’un motif, d’une forme, d’un ton, c’est bien d’une imprégnation d’une manière d’être en peinture dont il s’agit, d’une référence à une même source, l’artiste souhaitant, inconsciemment ou bien le sachant, que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Bien évidemment ici, le propos à saisir est bien plutôt de nature esthétique qu’éthique puisqu’il s’agit de l’appropriation d’un sens et non du plagiat d’une œuvre. De toute manière, si l’on se réfère à la vision socratique par laquelle toute connaissance est déjà possédée d’avance par le connaissant, simple acte de réminiscence, nous serons dans l’exercice d’une vérité énonçant que l’on ne produit hors de soi que cela qu’on a en soi.

Les manifestations du clair-obscur - Le Caravage.

Bien plus qu’un procédé pictural, le clair-obscur est la mise en image d’un état d’âme, d’une inclination à être de telle ou de telle manière. Sans doute pour pénétrer ce « mystère » que constitue en soi cette peinture fondée sur des contrastes, sur une palette économe constituée de bruns, de rouges atténués, de blancs d’ivoire, il faut placer sa compréhension du côté d’un chromatisme si réduit qu’il fait plutôt penser à une alternance de joies et de peines, de lumières et d’ombres dont toute existence humaine est tissée, singulièrement la vie passionnée et tumultueuse du Caravage. Ce qu’il recherchait, avant toute chose, c’était une vérité, donc une façon d’être dans une verticalité qui n’admettait aucune dérobade, aucune soumission à la loi commune, aucune inféodation à la vision conformiste d’un univers soumis à une violence naturelle. Comprendre les intentions de cet artiste c’est adhérer à l’opinion que Stendhal en avait, qui définissait ses tentatives comme un essai de dire le monde dans son singulier désarroi : Il se riait des raisonnements qu'il voyait faire aux autres peintres pour ennoblir un air de visage ou pour chercher un beau morceau de draperie, ou pour imiter une statue grecque. Pour lui tout ce qui était vrai était beau. Pour lui, l’existence était la matière première dans laquelle il s’agissait d’enfoncer la gouge de l’art sans ménagement afin que de cette décision résultât une vue des choses telles qu’elles étaient, non telle qu’on les eût souhaitées de manière à apaiser l’âme des Voyeurs des œuvres. Sortir de l’aliénation d’un regard rivé d’ordinaire aux apparences pour déboucher sur le constat d’une dialectique abrupte qui ne feint plus de paraître, mais d’être enfin, ce qui est la marque la plus efficiente d’une ontologie quand elle se met en devoir de s’interroger elle-même, de parvenir jusqu’à ses propres fondements, ses racines souterraines. Et, se livrant à cette sublime dépossession des choses, les reconduisant à leur essence, ce qui apparaît à la manière d’une évidence, c’est la nature, certes, faite d’arbres et de rochers, de plantes et de terre, mais c’est aussi et surtout la dimension de la nature humaine lorsqu’elle consent à se dévêtir des oripeaux dont, habituellement, elle fait son caparaçon. C’est ce que nous indique Giovanni Pietro Bellori dans sa Vie du Caravage : « Dépouillant la couleur de tout artifice et de toute vanité, [il] rendit aux teintes leur vigueur, […] ramenant ainsi les peintres à l’imitation de la nature. » Nous pourrions rajouter « de la leur », tellement les natures sont congruentes de l’homme et de ce qui constitue son environnement.

Que nous dit le clair-obscur dans l’œuvre de François Dupuis ?

Bien évidemment, il nous dit, en premier lieu, la tentative de l’artiste de se mesurer au Maître, non pour y faire croître quelque polémique, mais dans l’intention d’y apprendre quelque chose et, ensuite, de provoquer l’émergence d’affinités toujours latentes dans les œuvres à titre de ferments, de germes dont il faudra découvrir les sèmes multiples. Car l’on ne choisit pas Rembrandt au hasard, pas plus qu’on ne le traite en clair-obscur selon la nature du temps ou bien l’humeur du moment. Pas plus qu’on ne jette son dévolu de manière arbitraire sur une peinture de Georges de La Tour. On ne choisit les Maîtres du clair-obscur, que parce que, soi-même, on s’y projette et s’y reconnaît en quelque manière. Le « chiaroscuro » est de telle nature qu’on doit adhérer à son projet, non seulement à l’aune de sa figuration plastique mais aussi y reconnaître son allure métaphysique, y deviner la trace patente d’une posture existentielle au travers de laquelle l’âme du peintre se donne à voir comme ce qu’elle est, à savoir un clignotement, une vibration, une sustentation à mi-chemin de l’ombre et de la lumière, c’est-à dire flottant dans la clarté éminente d’un sens à faire sien. Donc François Dupuis réactualise, à sa façon, les discours de ses prédécesseurs et pose à nouveau les thèmes essentiels de la problématique soulevée par cette « vision du monde » puisque, aussi bien, c’est uniquement de cela dont il s’agit.

Mais regardons ce portrait et tâchons d’y découvrir les forces occultes, d’y repérer les tensions qui s’y dévoilent, les significations qui en constituent la trame. Il faut parcourir ce visage d’une manière spatiale, partant du côté gauche de l’œuvre (son passé symbolique) pour aboutir à son côté droit qui en est le présent, sa finalité et comme sa conclusion car, tout au long du dépliement temporel, se réalise la synthèse grâce à laquelle le tableau s’accomplit en son entier. La gauche donc est le lieu de ce flou, de cette onctuosité, cette nébulosité où nous percevons sans percevoir, où nous identifions sans identifier, tout comme le début d’une fable pose son mystère à défaut de le résoudre d’emblée. Ici est le lieu de Léonard, de son énigmatique sfumato, le même qui nimbe l’apparition de Mona Lisa, la dévoilant à même son effacement, tout comme le faisait la vérité aléthéiologique des Antiques qui s’offrait à même son retrait. Et si cette vérité, fût-elle hypothétique, mythologique, semble présenter quelque vraisemblance, partant quelque intérêt, c’est bien de nous convier, nous les Regardeurs, à nous poser la question, à découvrir l’être sous les apparences. Car toute vérité ne peut être que celle d’une essence, non celle d’une existence dont les accidents divers et l’accumulation des prédicats successifs l’ont, la plupart du temps, dévoyée de son origine. Nous sommes donc sur le bord de l’œuvre comme nous nous trouverions sur la lisière d’un abîme, sur le rivage brumeux des Syrtes cherchant à en savoir plus sur le territoire du Farghestan, sur ses ténébreux habitants, sur ce monde dont nous ne souhaiterons jamais mieux nous saisir qu’à en être possiblement dépossédés, fiévreux tel l’amant dans l’attente passionnelle de l’amante. C’est donc de notre désir dont il est question et, singulièrement, de celui de connaître qui, depuis la faute originelle d’Adam et Eve est l’archétype de tous les désirs, de toutes les envies de possession. Nous sommes en marge d’une lecture, face au fourmillement du texte et notre impatience est grande d’en sonder les arcanes, d’en éprouver la texture de soie, la douceur de nacre, toute chose s’éclipsant à même le clignotement de nos yeux indiscrets. C’est là la mesure du sens que de nous tenir en haleine, de ménager cet état de suspens qui est la condition d’apparition d’une parole fécondante, celle chargée de résoudre notre angoisse fondatrice de l’humain, cet écho de nous-mêmes que nous cherchons jusque dans le silence du désert ou dans les yeux de l’autre.

La droite, maintenant, comme succession temporelle plus que spatiale, comme processus langagier plus que simple anecdote figurative. Car lisant l’œuvre, c’est bien de sémantique dont il s’agit et quoi de plus sémantique que les mots que nous prononçons, que les phrases que nous écoutons, comme si, de leur entrelacement, naissait cette esquisse verbale que nous sommes, dont la chair est la partie visible. Ceci, nous avons à l’assumer, nous sommes essentiellement et tout d’abord, originairement, LANGAGE, ceci qui nous différencie du monde et nous porte à notre dignité d’hommes. Dans cette aire lumineuse du portrait où jouent les contrastes affirmés, où les blancs se rehaussent de noirs profonds contigus, la fable a enfin pris son essor, elle nous parle en termes clairs, elle nous parle de nous, des aspérités dont nous sommes le sol, aussi bien anatomique que métaphysique, cela vibre juste en arrière de la peau, cela fait son bruit de catacombe, son Niagara de sang, cela bourdonne de mots, cela chante l’hymne de la vie, cela interroge profondément jusque dans les gorges sinueuses du cortex, cela sinue dans les méandres de la dure-mère, cela s’invagine jusqu’à l’âme, cette pure mobilité qui ne dit son essence qu’à toujours la taire, qui ne dit son lieu qu’à toujours le déplacer, le métamorphoser, car l’âme est essentiellement jeu, translation, arborescence fuyante au milieu de la nasse des idées. Ici est le siège du ténébrisme, cette autre facette dont le clair-obscur use pour se faire connaître. Ténébrisme, ce mot aux consonances si étranges qu’il nous déproprie de nous en même temps qu’il nous approprie aux pensées les plus secrètes, celle du cosmos par exemple, celle de la musique des sphères, celle auxquelles nous ne pourrions donner de nom, dont l’art est la belle mise en scène, cet invisible qui, toujours vient à notre encontre, mais que nous ne savons que trop rarement voir, car nous le regardons avec les yeux du corps alors qu’il nous faudrait mobiliser ceux de l’intellection et porter haut les lumières d’un savoir acquis de haute lutte. C’est cela le clair-obscur, cette lutte incessante de l’ombre et de la lumière, cette confondante collision du Ciel et de la Terre, cette lutte incessante des Divins et des Mortels qui est le seul chant que nous n’ayons jamais entendu mais dont nous soupçonnons la force d’incantation lorsque nous regardons un Rembrandt, un Caravage, un De La Tour ou bien l’œuvre de l’un de leurs continuateurs. L’épilogue contemporain en est sans doute signé par l’œuvre aussi étrange qu’empreinte de trace du sacré, ces tableaux infiniment pris de ténébrisme, griffés de lumière, tels que Pierre Soulages les a peints et intelligemment nommés, ces insondables polyptiques supports de cet « outre-noir » dont il nous est précieux de ne rien apercevoir qui détruirait la surface de notre conscience à seulement l’inciser du scalpel d’un savoir. Savoir, parfois, c’est renoncer. Continuer c’est non seulement prolonger une mémoire, tracer des figures anciennes, réactualiser des gestes originaires, mais c’est aussi tenter de percer l’opercule de façon que le monde devenu enfin diaphane consente à glisser dans nos oreilles éblouies la pure joie d’exister. Ce qu’accomplit le passage de la gauche à la droite, ce que réalise comme métamorphose le glissement de l’énigmatique sfumato au mystérieux ténébrisme, c’est rien de moins que le surgissement du sens par lequel nous sommes humains et toujours déjà en partance pour plus loin que nous ! Merci, François Dupuis, de nous avoir conviés à un si onirique voyage.

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27 mai 2016 5 27 /05 /mai /2016 07:59
Au rivage de soi.

« Endormie sur papier ».

Œuvre : Laure Carré.

Ça bouge, ça respire, ça flotte au loin et nous n’en percevons rien ou seulement une brume qui dérive au-delà des formes visibles. On est lové dans son corps, à l’étroit sur sa couche hauturière et l’on ne sent rien du monde. Sauf cette rumeur sourde, sauf ce grondement venu du socle de la Terre, qui nous traverse et nous laisse démunis, les yeux fixant le vide. Nos mains s’essaient à saisir quelque chose, peut-être un reste de rêve, l’éclisse de l’imaginaire, l’image que nous avions enfouie dans l’alcôve de notre esprit. Mais quel est donc l’acide qui est venu en ronger l’ossature pour ne laisser que d’étiques membranes, des arêtes comme celles des poissons, une résille semblable aux feuilles d’automne que l’ombre gagnerait afin de la faire sienne ? Il y a si peu de significations dont nous puissions faire notre spectacle, amassés comme des poulpes au fond de leur tanière, les yeux gonflés de convoitise sur ce qui, au hasard, voudrait bien se présenter, un reste d’histoire ancienne, l’illustration d’un conte, les mailles rassurantes d’une fable. Le problème : être au fond de sa propre geôle, le savoir, s’y réduire à la taille de l’infime mollusque et replier ses tentacules sur le rien et l’inapparent. Car nulle nervure qui se laisserait deviner, nulle forme qui déplierait ses rémiges, seulement l’espace vacant de l’incompréhension, la pliure infinie du doute. Alors on fait de son corps le lieu d’une souffrance et l’on demeure en soi avec cette seule certitude : exister c’est se résoudre à devenir un point parmi les confluences mondaines et se disposer à ne même plus s’apercevoir, ni dans les yeux de l’autre, ni sur l’envers de quelque miroir qui nous renverrait notre image inversée, cet invisible qui nous cloue sur une planche de liège, que jamais nous n’apercevons, bien qu’en sentant les effluves mortels. Alors nous demeurons dans notre guenille de peau et longeons les coursives dans l’attitude d’une lassitude extrême.

Loin, là-bas, au-delà des flots que le noir reconduit au néant, se laissent deviner les grappes humaines, leur sombre densité, leur longue dérive dans la nuit qui, bientôt basculera, ouvrira l’avenue du jour. Les essaims d’hommes et de femmes feront leur chant monotone. Certains regagneront leurs ruches pour y copuler, poursuivre la longue marche de la génération. D’autres poursuivront la folie de leur ivresse, accrochés, pareils à des résilles de chauve-souris, aux bastingages des bars où vivent des cohortes de paumés aux mains jaunies de nicotine, aux yeux bouffis de sommeil, aux sexes pléthoriques de n’avoir pas aimé depuis le début du monde. Il y aura comme des déflagrations passionnelles, des essais de compréhension, des manières de contacts qui ne seront jamais que l’écho de quelque répulsion qui aura retourné sa calotte et ne s’apercevront plus que les résilles visqueuses des viscères et les filaments d’une misère si évidente que nul ne pourra plus en prendre acte qu’à s’immoler soi-même à sa propre condition mortelle. Longue tragédie suintant par tous les pores du vivant, faisant ses milliers d’étalements, ses irisations lacustres, ses scintillements d’outre-horizon. Car les choses iront dans une telle mutité qu’il en sera de leur réalité comme du sillage des comètes, un feu de Bengale qui s’éteint et disparaît de la conscience des hommes. Pure perdition de ce qui aurait pu faire phénomène mais qui renonce à paraître, tellement l’abîme est profond qui veille toute pensée afin de la manduquer et l’engloutir au plus profond d’un métabolisme aussi mystérieux qu’immémorial.

L’espace est si étrange, le temps tellement focalisé à la lentille de l’instant que plus rien ne se perçoit que cette manière de rêve éveillé, de longue méditation presque absente d’elle-même. Une simple dérive, une navigation hasardeuse parmi les flux et reflux comme si devenir était cela, flotter entre deux eaux et tâcher de rassembler ses membres épars, le massif sombre de sa tête, le sarment de ses bras, les hachures de son dos, les points et les déliés de ses jambes, le triangle ombreux de son sexe, la cambrure révulsée de ses pieds, la perle éclatée de son ombilic. Ce qu’on fait, ceci : sur le radeau de son lit médusé, on assemble les fragments de son territoire de chair et de muscles, on tisse ses tapis d’aponévroses, on brode ses ligaments selon une vraisemblance d’Existant, de possibilité affirmant, en quelque sorte, sa puissance, avant que n’intervienne la fin du jeu, que l’Arbitre ne siffle la fin de la partie. Voici ce que l’on est. Une « Endormie sur papier » qui s’essaie à sa propre synthèse. Un éparpillement qui cherche à fixer sa quadrature, à s’arrimer à ses polarités ontologiques, à réaliser l’unité par laquelle elle sera au monde tout comme le monde la reconnaîtra comme l’une de ses parties. Oui, nous ne sommes que cette minuscule fourmi se débattant dans l’océan des prescriptions universelles sans en avoir une nette conscience. Nous flottons infiniment, nous faseyons au vent dans la nasse de notre peau qui est toujours trop grande et nous y sommes orphelins, sans attaches, ou toujours trop petite et nous sommes entravés dans le caparaçon trop ajusté de notre destin. Ou nous allons trop loin et l’espace nous reconduit à notre propre vacuité. Or nous demeurons en nous et le temps nous réduit à un battement qui n’est même plus perceptible. Car être, tout simplement, est la tâche la plus complexe qui soit puisque nous n’existons qu’au-dedans de nous, sans qu’aucune distance nous soit allouée pour que nous puissions apercevoir notre propre citadelle. Aussi nous errons constamment, allant de Charybde en Scylla, cherchant nos propres limites, essayant de trouver nos amers, d’apercevoir ces sémaphores que nous croyons se situer sur le récif de quelque côte rocheuse alors qu’ils demeurent en nous comme les feux de notre propre certitude. C’est ceci, je crois, que cherche à nous dire, en termes symboliques, en tracés aussi simples que doués d’efficience, en encres vives, en taches et pointillés, en découpures charnelles cette belle œuvre de Laure Carré qui, longtemps hantera nos consciences. On n’échappe pas aussi aisément à ses propres démons, surtout dès qu’ils nous mettent à l’épreuve et nous intiment l’ordre de nous y retrouver avec nos intimes contradictions. Ici est un chaos que nous essaierons de porter à la dignité d’un cosmos. Oui, nous sommes ceci qui oscille entre les deux et ne trouve sa résolution qu’à poser la question. Alors nous nous interrogeons !

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19 mai 2016 4 19 /05 /mai /2016 08:21
Quand la forme vient à l’œuvre.

Huile sur toile - 2013

Œuvre : François Dupuis

***

Toujours nous nous arrêtons à l’œuvre, à cette œuvre par exemple, non seulement parce que ceci est fondé en raison, mais, surtout, en « déraison ». Car, ici, rationaliser n’aurait qu’un sens relatif puisque l’œuvre dépasse toute logique pour être simplement reconduite à un mouvement d’âme, à une inclination de notre sensibilité, à la simple aventure de notre cheminement singulier dans les allées mondaines. Toujours l’image nous interroge et nous laisse dans un état d’abandon et nous poursuivons notre progression les yeux hagards et les mains vides. Comme si une sorte de démesure, de vertige s’emparaient de nous que jamais nous ne pourrions combler. Face à la toile nous ne voulons pas être une cariatide de pierre enfermée dans son propre silence, pas plus que nous ne souhaiterions devenir l’un de ces moais de l’Île de Pâques sondant l’éther de leurs yeux énigmatiquement vides. C’est toujours une douleur que de faire face à un objet, fût-il œuvre d’art et de demeurer sur sa périphérie, une force centrifuge nous éloignant d’elle à la vitesse des comètes. Il y va de notre propre identité, du sentiment de soi, de la perception de notre relation aux choses. Toujours le vide d’une solitude dès l’instant où ce que nous visons nous apparaît sous la figure de l’évanescent, de l’insaisissable, de ce qui résiste au concept et fuit sous la ligne d’horizon de l’imaginaire. Nous sommes au milieu des choses et ne les connaissons pas, nous sommes dans l’acte de vision mais notre regard s’écoule de nos yeux comme des larmes de résine ne dépassant guère les limites étroites de notre propre effigie. Mais il faut s’éveiller, mais il faut percer l’opercule et parvenir au-delà du miroir, au-delà de cette réalité têtue qui nous scelle à notre propre matérialité et nous maintient dans un tellurisme dont nous sentons bien que les mouvements nous reconduisent à une aporie constitutionnelle. Nous sommes des insulaires cernés des flots de l’inconnaissance et notre condition est hautement racinaire, perdus que nous sommes dans la contemplation de notre socle intime. Or ne pas dépasser sa propre origine, ne pas faire effraction en direction de ce qui, obligatoirement, est appel d’une transcendance, c’est se confiner à ne connaître que sa patrie immédiate et confier ses pas à un destin qui nous aliène.

Pourquoi cette forme nous met-elle au défi de la comprendre ? Mais tout simplement en raison de sa résonance avec d’autres formes, avec cette réalité plurielle dont elle est saisie en son essence même. Jeu infini de miroirs. Jeu incessant pareil au labyrinthe où la vue se fragmente et rebondit sur chaque angle, se multiplie selon chaque arête comme si le regard jamais ne s’arrêtait et qu’un métabolisme fou s’emparât de chaque esquisse signifiante. Infiniment signifiante. Toute forme est atteinte de transcendance pour la simple évidence que, adossée à l’infini, une forme contenant une autre forme qui, à son tour en contient une multitude, s’exonère de toute immanence pour gagner le domaine des insaisissables. Alors il nous faut nous contenter d’une parcelle, d’un simple éclat comme si, placés devant le mirage d’un hologramme, nous en percevions l’étourdissante réalité, chaque microcosme révélant le macrocosme. Etonnante vision qui, accordée au détail se porte en direction de cet infiniment grand duquel les choses purement immanentes reçoivent leur être et leur permanence ici et là, dans la meurtrière de notre regard. Pourquoi cette forme fait-elle donc question, mettant en branle notre étonnement même, cette vrille qui se creuse en notre centre et nous met en demeure de répondre ? Pourquoi ? Simplement parce que l’axiome suivant se pose de lui-même sans qu’il soit besoin de le mettre en doute (ce qui, du reste, correspond exactement à son mode d’être) : toute forme porte en elle, à l’intérieur de ses limites, le jeu inaperçu de sa présence. C’est à ce jeu qu’en permanence nous sommes conviés, tâchant de nommer la manière d’être de la stalagmite dans la secret de la grotte, celle de la silhouette se détachant sur le fond, loin, là-bas à l’horizon ou bien la survenue de l’Aimée dans le halo qui la remet à notre regard avec la brume nécessaire aux sentiments atteints de profondeur. Il n’y a que les prétentieux qui croient, dans l’immédiateté, déceler avec exactitude ce qui apparaît qui, en vérité, n’est peut-être qu’illusion des sens ou tromperie d’un imaginaire fertile.

Toute forme creuse la chair du monde, y inscrit son empreinte, y dépose ses petits bonheurs mais aussi les stigmates, les plaies qui, jamais, ne s’effaceront de la mémoire. Nous regardons Celle-qui-demeure sur la toile et nous y apercevons, en plus de notre propre effigie s’y révélant en transparence, ce qui traverse l’espace et le temps, toutes choses qui sont des offrandes quotidiennes que nous remet l’exister. Nous nous appliquons à en faire l’inventaire et nous découvrons quantité d’autres formes qui s’agglomèrent, soit par analogie, soit par dissemblance car tout prédicat est porteur d’un sens, fût-il jugé positif ou bien négatif. Nous voyons ceci : une chair offerte mais qui se soustrait au regard en raison même de son coefficient d’irréalité, du flou dans lequel le fond semble la reprendre comme pour la porter au néant. Nous voyons une peau couleur de sanguine et nous sommes immédiatement reconduits aux belles études anatomiques d’un Léonard de Vinci qui triturent le corps afin d’en dévoiler le secret et d’y trouver, peut-être, l’origine du mouvement, la vibration initiale de la vie. Nous voyons deux bras en anses d’amphores, comme dans certaines figures hiératiques des argiles mésopotamiennes, et c’est, soudain, toute la beauté antique qui surgit, ce classicisme dont la rigueur n’a d’égale que la recherche d’une vérité cachée. Nous voyons l’absence de visage, curieuse épiphanie en réserve qui nous dit la mutité du monde, la douleur des peuples opprimés, la souffrance de ceux qui meurent à l’abri des regards. Car, toute forme, si elle est, à l’évidence, une esthétique, heureuse ou malheureuse, est toujours aussi une éthique. Nulle parution dans l’horizon humain ne peut s’exonérer d’une morale et des règles de vie qui lui sont inhérentes. Que nous visions la chair épanouie et lumineuse d’une représentation d’une mythologie renaissante, un Botticelli, par exemple, que nous nous figions à même « Le Cri » terrifiant d’un Edward Munch ou bien que nous demeurions dans la contemplation d’une abstraction de Kandinsky, nous sommes toujours le même homme face à l’œuvre qui le questionne et le place au bord de l’abîme de l’être. Nous sommes également une forme, la seule à qui soit remise la dignité du questionnement. C’est toujours en tant que Dasein que nous visons le monde, toujours en tant que conscience libre de son existence, de ses pensées, de ses jugements : la forme la plus haute !

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22 avril 2016 5 22 /04 /avril /2016 08:16
Fille boréale.

Superbe Anastasiya.

Œuvre : André Maynet.

On la regardait - mais pouvait-on vraiment la voir, en tracer les subtils contours ? -, et l’on était comme en lisière de soi, une vision en-dedans, une autre en-dehors, sur cette illisible frontière de peau où naissait le monde, où mourait la sensation pareille à un vol de phalène dans la chute du jour. C’était toujours à la limite d’un évanouissement, comme si se manifestait l’inatteignable dans ses voiles de songe. Jamais on ne se fût risqué à franchir le pas, à s’écarter de soi, à esquisser le moindre mouvement, à tendre la main en direction de …, à forer de la pointe de son regard ce territoire sans début ni fin. C’était sans doute cela, cette illusion vibrant dans le lointain de brume qu’on pouvait prédiquer sous l’irritante formule de « rêverie boréale », cette manière d’égarement constant, de divergence de soi dont les rêveries solitaires de Jean-Jacques eussent été bien incapables de rendre compte. Parle-t-on du silence ? Bâtit-on des châteaux de grésil ? Assemble-t-on des grains de lumière ? Traverse-t-on la flamme de la chandelle afin que nous soit révélée la nature du feu, son essence indescriptible ? S’immisce-t-on dans les feuillets d’eau à des fins de connaître la source ? Lit-on le vol de l’oiseau de façon à s’approprier la texture de l’air, son inapparente résille tellement semblable à la fuite du souvenir, au chatoiement de la mémoire ? Il y a tellement d’incertitude à être lorsque l’aube de la conscience se lève et que le monde fait son bruissement de ruche, l’univers son raclement de fond pareil à l’orage. Et pourtant nous n’entendons rien, sinon notre flux intérieur, le rythme de nos affections, la pente déclive de nos humeurs. C’est si bien de mettre son ego entre parenthèses, de sentir lever sur son épiderme les picots de l’esthétique, de vivre juste au niveau du sol, là où l’air et la terre ne font qu’un, où la poussière est un langage inaperçu, où le grondement de l’argile est pareil à une naissance, au dépliement d’une promesse. C’est si bien de s’oublier et de laisser paraître ce qui s’ourle de discrétion, la plainte du vent, le glissement du nuage, l’onde bleue dans la crique baignée de blancheur.

Mais nous disions « rêverie boréale », pensant à l’aune de cette étonnante formule énoncer ce qui jamais ne se dit car il faut du mystère, de la pudeur, du voilement sinon tout croulerait sous une telle chape d’évidence que nous n’aurions plus rien à connaître que la pesanteur des certitudes et la clôture des questions avant même qu’elles ne fussent posées. Alors, à nouveau, telle digression dont nous pensions qu’elle nous mettrait à l’abri du face à face, de l’insondable apparition de Superbe, bien au contraire ne fait que nous interroger davantage sur le fait de savoir qui elle est, d’où elle vient - d’une étrange planète, d’une brillante Sirius au regard double, d’une pluie de météores ? - et alors il n’est plus possible de différer la rencontre, de dissimuler ce qui, par nature, ne saurait attendre, à savoir l’unique rayonnement de la beauté. Alors, à défaut d’avoir une donnée immédiate de ce qu’elle est, de surgir au plein de sa conscience et de l’apercevoir de l’intérieur même de sa gemme de chair, autrement dit de devenir Elle, sans distance, sans l’ombre d’une hésitation, dans l’absence du doute, il ne nous reste plus que la possibilité de la décrire, comme on le ferait d’un paysage rencontré dans la totalité de son être. Ne demeure plus que la métaphore. Certes elle n’est qu’une approche, la vibration du regard devant l’énigme de l’apparition, l’essai de proférer dans la proximité, sorte de réverbération nous disant la présence du réel, sa dure compacité, l’irréfragable désir que nous manifestons toujours afin de ne pas demeurer seul au milieu du désert avec les mains vides et les yeux emplis de vent. Alors nous disons comme si. Cette Fille est comme si une forêt nous regardait, comme si un lac émergeait de la brume. Pathétique saisie des choses dont nous nous croyons nous approprier alors que la nature du langage ne fait que médiatiser ce que nous souhaiterions enfermer dans notre propre citadelle de chair et de sang. Pour décrire, il faut consentir à tutoyer les latitudes extrêmes, les terres battues de vent, les océans bordés de glaciers bleus, les finistères se perdant dans la brume de leurs invisibles archipels. Jamais on ne possède quelqu’un comme on s’approprierait la matière d’un livre ou la densité pulpeuse de la pomme. L’humain est le lieu d’une telle singularité qu’il ne peut y avoir, à son sujet, qu’attouchements, contacts à fleurets mouchetés, art de l’esquive et chorégraphie selon de discrets pas de deux.

Nous sommes tout au bout du monde. La lumière est crépusculaire, pareille à une pluie de flocons, à la chute de plumes dans le grisé du jour. Une onde si évanescente qu’on croirait à un décor de théâtre alors que les projecteurs ne sont pas encore allumés, que les acteurs sont dans les plis d’ombre et les spectateurs en attente de cela qui va arriver, qui les emportera loin d’eux, dans ce lieu sans espace ni temps qui est le sceau le plus apparent de l’art, de ses manifestations mondaines, à peine un souffle, une haleine, l’exhalaison d’un frimas dans le poudroiement de la saison. Une aventure sans pareille qui fait l’âme belle et le corps diaphane. Au bout du monde où tout se confond dans une si douce harmonie que le paysage est une femme et la femme un paysage sans même que se laisse deviner une césure, une ligne de partage, un adret s’opposant à un ubac. Les cheveux sont des filets d’eau, de minces ruisselets qui courent, dévalent avec bonheur la pente d’une montagne dont le sommet se confond avec la pureté de l’air. Visage blanc, poudré, pareil aux masques des tragédies antiques, confluence des dieux et des hommes d’où devait naître la signification du destin, sa justification parmi la turbulence du quotidien et la finitude en tant qu’essentielle condition des Errants sur Terre. Puis les deux traits des sourcils comme une mince broussaille, un discret taillis en surplomb du lac des yeux. Les yeux, l’eau y est si pure, la forme étirée si parfaite qu’il ne peut s’agir que d’une onde matricielle d’où tout surgit, où tout s’abîme pour dire la nécessité du regard juste, du dessillement, de l’exactitude de l’être lorsqu’il se met en devoir de paraître mais dans la douceur native, l’à-peine insistance, le pli sur soi qui est le gage de sa sincérité en même temps que le signe de son ouverture au monde.

C’est de ce regard à la consistance de rien, d’étonnante transparence, de parution à la limite d’une perte que les choses font phénomène sur Celui, Celle que nous sommes. Jeu en écho, ultime réverbération par laquelle nous nous saisissons. Si notre propre regard est important, combien celui de l’Autre est nécessaire à notre propre révélation. Nous sommes un paysage que le lac dans lequel se reflète notre image, - cette métaphore visuelle transcendant la catégorie de la Nature -, porte à une manière d’accomplissement. Regardés autant que regardant, ici se réalise la synthèse de l’être-avec qui fixe les polarités de notre cheminement. Telle une lumière boréale qui se lève et envahit le champ entier de la conscience sans même qu’on puisse en connaître le lieu d’élévation, la nature qui la pousse à faire sortir de l’ombre tout ce qui s’y dissimulait et s’y tenait en réserve. Aussi bien le peuple silencieux des bouleaux et des épicéas, aussi bien le chant de l’amour qui donne aux yeux cette sublime apparence de solitude pareille à l’éclat assourdi d’une Pierre de Lune. Tout paysage est un mystère et non seulement pour les âmes romantiques ou bien les esprits tourmentés. Tout regard est un mystère pareil à ce lac bleu qui s’irise de teintes indéfinissables entre l’émeraude et l’améthyste, comme s’il fallait une confusion, un mélange, une constante hésitation afin que l’illisible continuât à nous interroger et nous mît en quête du sens qui nous fait hommes et nous maintient au-dessus de l’abîme.

Superbe, nous l’aimons comme nous aimons la courbe de notre front, la plaine de notre joue, notre bouche disant les mots du poème. Osmose de l’être avec ce qui l’entoure et le révèle à lui-même dans un geste unique de donation. Je ne suis moi que par l’autre qui n’est lui que par moi. Image spéculaire qui se perd à l’infini dans le jeu de son propre kaléidoscope, milliers de fragments qui tissent la merveille hiéroglyphique du monde. Comment, dans un visage aussi dévoilé qu’une aube, ne pas voir, d’abord son propre reflet, ensuite tous les paysages que nous ne rencontrons qu’afin de connaître et d’être connu ? Il y a une telle évidence de la beauté que ne pas la voir résonnerait comme une offense faite aux dieux eux-mêmes, fussent-ils les plus proches des comédies humaines, Dionysos barbouillé de jus rubescent et croulant sous les pampres échevelés de la vigne ? La trace du dieu est toujours apparente, non seulement par la vertu d’une antique mythologie, mais parce que nous portons en nous l’empreinte indélébile du sacré, les stigmates des sacrifices, le fronton du temple dans l’enceinte duquel se disait l’essentiel en direction de ce fascinant empyrée, qui ne l’est, fascinant, qu’à la mesure de son constant voilement. Mais nous voulons dévoiler, tout comme des explorateurs, des Magellan en quête de nouveaux territoires.

Superbe, nous voyons le frémissement de son oreille que dissimule en partie la végétation des cheveux. C’est nous dont le regard poinçonne le pavillon de l’oreille et y dépose cet imperceptible colifichet, à peine la patte d’un scarabée, pour dire le précieux et le rare de ce qui se dissimule et fait son murmure à l’horizon des yeux, comme le mot choisi par le poète brille de mille feux dans l’ode ou le sonnet. Puis le jour s’est levé qui brille et illumine l’arête du nez, en effaçant presque la forme, douceur venue nous dire combien l’instant est suspendu qui, jamais ne se reproduira. Ce que nous voyons, là, dans ce genre de luxueux clair-obscur, ce visage-paysage lissé de clarté boréale, jamais nous ne l’oublierons, fût-il recouvert de milliers d’images plus incisives les unes que les autres. Car nous n’oublions rien. Chaque événement est une braise enfouie dans la crypte du corps qui fait sa sourde clarté quand bien même nous la penserions éteinte depuis une éternité. En nous le jeu de l’enfance, la caresse maternelle, la haute stature du père, le vol du papillon dans le rai de soleil, la mare glacée sous l’œil blême de la Lune.

Nous sommes parvenus au terme du voyage. Et déjà, voici que nous nous sentons orphelins. Les ramures blanches des bouleaux ont enlacé leurs branches-sortilège afin que, dans la bouche, les mots fassent silence. Clôture des lèvres livrées à la seule parole qui soit, lourd recueillement que rien ne saurait distraire comme si une secrète injonction venue d’un temps immémorial les joignait à jamais dans une généreuse immobilité. Tout secret est ce poids infini d’un sépulcre de marbre qui rend le Sujet qui en est dépositaire infiniment semblable à ces gisants de pierre dormant dans le froid d’impalpables sanctuaires. Plus de distance à franchir qui nous permettrait de décrypter un message. Plus de vision à mobiliser puisque plus rien ne bouge et que les feuilles des arbres cèdent la place aux aiguilles huileuses, noires, des conifères. Dès que le promontoire du menton est franchi, atteint de la dernière lumière, nous plongeons irrémédiablement vers l’anonymat des terres sombres livrées à la convulsion des glaises, au tellurisme de l’humus primitif. Tout devient si sombre dès que l’aire boréale est délaissée. Les mots qui dansaient et chantaient, voici qu’ils retournent leurs gants et confinent au mutisme. Ici plus de bouleaux qui disent le ciel et l’ouverture infinie de l’air. Ici commence le domaine du vert occlus, refermé, confondu avec son propre étonnement. La végétation est dense où la lumière pénètre si peu qu’il s’agit d’une éternelle nuit, celle des épinettes, des sapins et des mélèzes, leurs palmes scellant tout dans un même mystère. Superbe est déjà devenue illisible, identique à sa vêture noire, empilement de signes comme dans les antiques manuscrits qui se protégeaient à l’aune de leur étrange fourmillement. Puis, bientôt, alors que nous aurons dépassé le cadre même de l’image, seront les terres humides, les tourbières gorgées d’eau, le réseau dense des mousses, les étoiles éteintes des sphaignes, les cheveux hirsutes des carex. Il fera tellement noir, l’ombre sera si épaisse que nous tendrons les mains en avant, tels des somnambules à la recherche de l’ombilic des songes, cette terre que nous essaierons de lacérer de nos canines aiguës car, encore, nous voudrions voir la lumière, la boréale si proche d’une vérité qu’à seulement la regarder, le prodige se produit, nous devenons Superbe elle-même, cette belle énigme du jour dont les yeux tristes à la langueur infinie sont le foyer d’un étrange savoir, là où les choses deviennent si pures qu’elles s’éclairent d’elles-mêmes. Alors ne reste plus que cela : contempler et contempler encore. Tant que nos yeux seront ouverts à la beauté du monde.

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11 avril 2016 1 11 /04 /avril /2016 09:37
La haute note blanche.

Œuvre : Gilles Molinier.

La basse note noire.

Afin de pénétrer correctement les enjeux qui traversent cette image, il convient de tout ramener à un coefficient d’irréalité qui la poserait comme nulle et non avenue, c’est-à-dire réduite non seulement à une pure abstraction mais à une manière de représentation qui confine au néant. Voyons cette photographie tellement saturée de matière dense qu’elle se confondrait avec le noir le plus pur, le paysage nocturne, la traînée de suie, le cœur de la pierre d’obsidienne. Autrement dit un illisible ne se rapportant qu’à soi, la trame d’une incompréhension, sans doute le tragique qui peint d’une mélancolie de geôle la personne atteinte de cécité. Ici, nulle couleur qui distrairait, nulle lumière dont le rayon féconderait la vue en lui apportant l’un des premiers signes par lesquels connaître le monde. Comme si l’on se situait avant même la parution des choses, au creux d’un sombre ombilic en attente de son propre dépliement. Imaginons encore un étrange palimpseste dont les écritures successives, les ratures et les biffures, les empilements ininterrompus de caractères auraient tellement brouillé le message qu’il n’en demeurerait qu’une pelote compacte, inextricable, un genre d’enchevêtrement d’hiéroglyphes indéchiffrables. Donc le noir pour le noir. Le noir et rien au-delà.

Surgissement de l’aube.

Le monde est endormi. Les hommes sont loin, qu’enveloppent les rêves nocturnes. Les villes sont pliées dans un linceul pareil à un crêpe sur le bras d’une veuve. Les chiens dorment sur le sol de poussière, museau entre les pattes. Chrysalides soudées dans leurs cocons, les oiseaux sont au nid et leurs chants sont encore tapis dans leurs plumes. C’est tout juste si la Terre respire, si les pierres gonflent leur goitre, si les arbres dressent leurs troncs dans l’ombre duveteuse. Blanches sont les racines qui courent sous la peau d’argile, qui ne verront ni le jour, ni l’angoisse de l’heure. Tout est au silence et plane l’éternité comme le vol d’un oiseau arrêté en plein vol. Il n’y a encore ni temps, ni espace et les grains, dans le sablier, sont suspendus, pareils à des gemmes de résine qui n’en finiraient pas de tomber. La seconde est cosmologique et les astres, dans le ciel, jouent à une marelle aveugle. La seconde est géologique et la lave se perd dans ses replis complexes, dans son bouillonnement pareil à un fleuve de plomb refroidi. La seconde est ontologique et voici que de l’être paraît, mais sur la pointe des pieds, à peine le grésillement d’un flocon sur le bord d’une fenêtre, le remuement d’une paupière sur le cercle de l’œil. Un éclat de porcelaine dans le silence d’un cloître, un mince feu de Bengale venu d’une mythologie si éloignée qu’on n’en percevrait que la fable assourdie, la promesse d’un proche réveil. Tout dans l’attente de ce miracle du jour et les respirations sont comme voilées, retenues dans l’enceinte d’une naturelle pudeur.

La haute note blanche.

Voici que cela se déchire. Voici que, de l’orient, vient cette belle clarté. Elle sort de la bouche du rocher, elle fait irruption depuis sa gueule noire pareille à celle d’un dragon. Quelques crépitements d’étoiles sur les flancs teintés de noir profond, mousses et lichens qui s’éveillent, veulent dire, dans la modestie, l’immense poème du monde. C’est une telle beauté et les mots demeurent scellés, à l’étroit en arrière des lèvres. Mais comment dire l’indicible ? Comment proférer avec les mots du langage, alors que le langage même semble dépassé par la réalité ici présente ? Comment marcher sur le bord du rivage ? Comment ne pas faire halte et s’adosser à l’univers qui questionne et initie sa belle farandole, cerf-volant capricieux faisant claquer sa longue queue jusqu’à l’infini ? Comment être homme et voir avec les yeux adéquats ? La plaque de la mer est lisse, simplement ridée par endroits, surface de métal qui irradie et fascine. On regarde et on n’est même plus soi et l’on ne sait ce qui arrive. Cela saisit en dedans du corps, cela fait ses milliers de boucles, ses souples ondulations. Alors, soudain, on regarde ses doigts, leurs extrémités d’où la clarté diffuse et rayonne. Les doigts sont transparents et, sans doute, l’est-on soi-même tant l’harmonie intérieure fait son bourdonnement de ruche. Oui, c’est cela, de ruche. On est la reine courtisée par les ouvrières, on est les ouvrières à qui la reine remet un sort divin, butiner tout ce qui vient en présence et en faire le lieu d’un événement. La lueur a envahi le ciel et les nuages font leur sarabande blanche au-dessus des îles qui émergent, comme si elles venaient de naître à l’instant, de se hisser du plancher de la mer pour le seul plaisir de figurer et de peupler les yeux des curieux. Mais y a-t-il encore place pour la curiosité alors même que l’étonnement nous saisit et que fondent les dernières étoiles dans la surdité du ciel ? Y a-t-il d’autre sentiment, d’autre inclination de l’âme qu’une longue mélodie à l’horizon de notre peau et cette brume dont on ne sait plus si elle naît de nos yeux ou bien du paysage que touche la lumière ? Longtemps l’on sera, ici, tout contre la mer, dans l’anse ouverte des rochers, en attente de soi alors qu’au loin, déjà, les bruits replient leurs griffes, les hommes se pelotonnent dans leurs lits, les ombres grandissent, les rues deviennent muettes. Il fera noir ce soir, immensément noir sous les yeux aigus de Vénus, de Bételgeuse ou d’Altaïr. Ce noir qui, contenant toutes les couleurs les autorise toutes, à commencer par le blanc dont nous sommes éblouis comme nous le sommes des yeux de l’amante. Le blanc, nous attendons le blanc !

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5 avril 2016 2 05 /04 /avril /2016 07:25
Elle regardait le monde…

At your own risk.

Avec “M”.

Œuvre : André Maynet.

Le chaos, en elle, elle en connaissait l’origine, elle en savait la puissance, elle en éprouvait la force identique à celle d’une marée, d’une lame de fond dont, jamais, elle n’épuiserait le sens. Comme si tout devait, chaque jour, trouver son propre ressourcement et dire l’infinitude des choses, l’incomplétude de l’être. Des vides qu’il fallait combler, des interstices à assurer d’une substance, des failles à colmater afin que l’aventure se poursuive et que s’allume l’étincelle d’une signification. Ce qu’elle avait urgemment à faire, ceci, engranger le moindre événement du monde, le porter à une compréhension et, ainsi, faire reculer le territoire de l’inconscient, acculer la peur dans quelque sombre marécage où elle demeurerait tapie jusqu’à l’éternité afin qu’exister, non seulement devînt possible, mais s’affirmât dans un genre de gloire, le témoignage d’une grâce par laquelle atteindre l’immédiate satisfaction d’une vie enfin livrée à la beauté. C’était vraiment trop harassant de sentir dans sa sculpture de chair ces sortes de vésicules emplies d’ennui dont on n’aurait su justifier la présence sauf à penser que le néant existait vraiment et qu’il se dissimulait sous cette forme à peine concevable pour l’esprit, affûtant ses armes derrières ses maléfiques couleuvrines.

Elle regardait le monde dont elle voulait s’approprier les images afin que, les métabolisant, ces dernières vinssent combler les vides, éclairer la conscience et libérer l’âme de ses inquiétantes interrogations. Il lui fallait connaître avec la plus extrême précision et débusquer dans l’arbre, le nuage, la rivière, l’écaille de sens qui la porterait hors d’elle-même, mais aussi en elle, à cet endroit mystérieux où s’élaborait l’élixir des certitudes. C’était de ne pas savoir dont les hommes souffraient, de demeurer sur le seuil de leur propre habitation et de n’en percevoir que quelques lignes de fuite, quelques rapides schémas. Alors il fallait, dans un premier temps, chercher au dehors, ensuite se réaliserait un juste retour des choses et l’autre, le différent, le monde surgiraient à même sa propre présence dans une harmonieuse synthèse dont le nom était celui de complétude, ce sublime sentiment de juste appropriation de soi, mais aussi de ce qui gravite tout autour et nous propose l’ordre d’un cosmos. Elle regardait ce qui voulait bien faire phénomène, un paysage ou bien une œuvre d’art, une peinture par exemple, essayant d’en extraire cette moelle dont était faite toute culture, dont chaque expérience était une manière de mise en musique aussi secrète qu’empreinte d’esthétique.

Ce qu’elle voyait, un homme et une femme unis dans un identique élan, flottant au-dessus d’une ville, leurs visages lissés d’une douce sérénité (étaient-ils de pures idéalités, des anges qui se seraient vêtus des habites des Mortels, la condensation d’un rêve, l’architecture d’un imaginaire ?), un ciel habité de nuages si aériens qu’on l’eût facilement pris pour un décor de théâtre romantique, un moutonnement de maisons fondues dans un genre de camaïeu, de teintes séraphiques, d’ondulations souples pareilles à celles des étonnantes utopies, des arbres floconneux, un animal indistinct (s’agissait-il d’une licorne ou bien, plus simplement, d’une chèvre à la forme approchante ?), une neige dense, ouatée, rosie par endroits se voyait enclose par une barricade de pieux faisant songer au temps d’Alésia. Et les Villageois ?, me questionnerez-vous, où donc est le lieu de leur présence ? C’est si étrange une ville, un village désertés par ses habitants ! Oui, combien vous aurez raison, hors la silhouette humaine il ne demeure que les mailles d’une insondable incompréhension. Deux traces cependant, infinitésimales, à la limite d’une invisibilité, deux formes dont l’habituelle prégnance nous oriente vers la perception de deux Existants (dont nous serions bien en peine de donner quelque description), deux sémaphores, deux symboles disant l’émotion, le sentiment, la lumière de l’esprit, l’émergence d’un possible humanisme. Disons, qu’ici, nous nous sommes contenté de faire le commentaire d’une toile de Chagall des années 1917-1918, nommée « Au-dessus de la Ville », dans le contexte de la guerre, de cette confusion dont aucune interprétation, fût-elle savante, ne parvient jamais à bout. Teneur hautement significative dont il est facile de comprendre les attendus : l’homme doit s’abstraire des contingences de tous ordres, à commencer par celles qui conduisent à l’acte inexplicable, à l’inadmissible Guernica qui ravage les consciences et accule son essence dans les derniers retranchements de son pouvoir-être. L’homme doit être capable de transcendance, de création, d’élévation vers des sentiments nobles et des pensées pures. Alors, regarder le monde, ce n’est pas seulement le considérer passivement à la manière d’une simple chose dont on n’aurait rien d’autre à tirer que de faire le constat de sa présence, de la densité de sa matière, de la pesanteur dont il est le réceptacle obligé. Il faut en faire notre affaire, y déceler le sceau d’une éthique et en tirer des enseignements pour soi, pour l’autre qui nous fait face en son énigme.

Vigie, que nous propose l’Artiste, est cette nature inquiète dont la modestie, le visible retrait, orientent vers de profondes pensées. Témoins ses yeux qu’habite une évidente intériorité, sa pose si hiératique qu’on la dirait loin d’elle-même, en de mystérieuses contrées seulement connues d’elle. Visiblement, elle descend dans sa propre demeure existentielle, se livre à l’introspection, au sondage du corps, de l’âme aussi dont on aperçoit le blanc rayonnement tout en haut de son anatomie (ce sublime iceberg), le reste du territoire se dissimulant dans les ombres que n’a pas encore éclairées la lumière d’une révélation. En haut d’elle-même, là est la vérité qui fait sa nébuleuse de clarté. Il convient de poursuive, d’effacer ce qui demeure voilé. Se connaître d’abord jusqu’au creux de l’intime, à la goutte d’eau dont la source est la claire résurgence. Jamais Vigie ne verra de ses propres yeux, ni sa nuque, ni son dos. Seulement les autres le pourront, le monde. Seulement le miroir qui n’est qu’un reflet, autrement dit un mensonge. Donc explorer jusqu’à la limite du vertige et se savoir, comme on sait la plante, sa croissance, l’ouverture de son bouton, l’étalement de sa corolle. Juste en arrière de Vigie, ses propres esquisses que le Dessinateur a posées sur le papier à la manière d’un puzzle ontologique. Réverbération narcissique dont la médiation symbolique est le saisissement du Sujet par son propre Soi, à savoir la pointe aiguisée de sa conscience, le rougeoiement de son intuition, le silex de sa lucidité. Fragments de soi s’essayant à proférer la totalité jamais préhensible puisque l’invisible est là qui se dissimule dans les eaux de l’inconscient, flotte dans les remous des archaïques archétypes. Plutôt que de faire silence, d’ignorer certains pans de sa propre constitution, se hisser au niveau de tout ce qui concourt à poser les fondations de l’édifice, à en assembler les pierres angulaires, à empiler les moellons de l’unique et singulière Babel que nous sommes. Tout est langage, tout est signe, tout clignote à l’instar de la lointaine étoile afin qu’un enseignement puisse être tiré et que s’élabore ce cosmos auquel, tous, nous aspirons, n’en ferions-nous nullement le constat. Vigie surveillée par ses propres esquisses que le monde, à son tour, regarde de son œil unique de Cyclope, ce Soleil dont les philosophes antiques ont fait le lieu d’un indépassable, d’un Absolu éclairant toute chose, tout comme l’astre réel dispense ses millions de phosphènes qui sont l’essence, les nutriments de la nature et des hommes. Aussi sommes-nous regardés par ce monde que nous croyons être une impénétrable abstraction, pourtant il est tout autour de nous, dans le vent qui passe, dans le flux des eaux, la toile du Maître, les yeux éblouis de l’Aimée dont nous ne sommes que la figure inversée, tout comme Vigie dans laquelle nous nous reflétons sans bien le savoir mais en le souhaitant ardemment. Regardons le monde qui nous regarde. Cet aller-retour de soi au monde, du monde à soi est l’unique chose à comprendre, alors que croît le temps, que se déploie l’espace et que, le plus souvent, nous tendons nos mains vides en direction des étoiles. Les étoiles ont des yeux qui sont d’une infinie sagesse. Les hommes ont des yeux qui sont un infini questionnement. Les yeux rencontrent toujours les yeux dont on dit qu’ils sont les fenêtres de l’âme, ce principe universel qui anime le monde, à commencer par nous. Toujours une danse, toujours un chant. Ils sont les imperceptibles harmonies dont, à chaque pas, nous tissons notre chemin. Aussi la quête est-elle toujours infinie. Vigie en est la plus tangible approche. Nous en ferons le lieu d’une connaissance !

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