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14 août 2015 5 14 /08 /août /2015 08:37
L'amoureux noctambule.

« 17- An infinity shades of grey ».

Phare de Walde

Photographie : Alain Beauvois.

Dire de cette photographie qu’elle est belle serait énoncer un simple truisme. Elle est belle esthétiquement, en même temps qu’elle l’est ontologiquement. Ontologiquement parce qu’elle dit l’être en sa vérité. Ici, il y a coexistence du Soi avec l’harmonie du monde. Ici, les choses jouent en écho dans l’ordre du cosmos. « L’ordre du cosmos », volontaire pléonasme, réitération du dire afin que se révèle l’amplitude d’un avènement-événement. Aucune beauté ne saurait s’actualiser en faisant l’économie de son double versant : esthétique-sensation, ontologique-révélation. Une chose belle, nécessairement, dévoile son être. Une chose belle et l’espace est en attente de sa parution, le temps suspendu, goutte immobile dont la vibration interne est identique au frémissement du cristal, au vol stationnaire du colibri. Regardant, le temps-oiseau et l’on sait que quelque chose a lieu dans la manière d’un émerveillement, ce dont notre intuition est alertée, dont notre raison s’absente puisque là n’est pas son domaine. Surgissement de monde depuis le cœur de son essaim, le point focal de son rayonnement, la floculation des phosphènes avant même leur déploiement. Attente. Suspens.

Attente. Suspens. L’heure de cette image est la mise en abyme de tout ce qu’elle dissimule de significations internes, de doutes, d’ambiguïté, de marche sur une ligne de crête, là où le fil de lumière invisible sépare l’ombre de l’ubac de la clarté de l’adret. Image spéculaire reflétant l’abri nocturne, la gangue lourde du non-proféré, la gemme occluse sur son propre secret, l’amour avant qu’il ne fasse son ébruitement de dentelle de l’amant à l’aimée, transitant par cet insaisissable amour qui n’est amour qu’en raison de cela, sa fuite sous les doigts ivres de la fièvre de connaître. Car aimer est connaître. Soi dans la pliure de l’autre, l’autre dans l’ombilic de soi. «Le temps est un enfant qui s'amuse, il joue au trictrac / À l'enfant la royauté», disait Héraclite l’Obscur. L’amant est cet enfant, l’œuvre d’art est cet enfant, l’aube est cet enfant avant même que le destin n’ait jeté ses dés sur la toile libre de l’exister. Le monde est la signification qui s’ouvre à même sa profération, le lieu qui paraît dans son éclairement, le temps qui se fait instant dans la phase de la rencontre, ce passage inaperçu, ce « kairos » des anciens Grecs, moment décisif par lequel le sens s’annonce comme notre accomplissement le plus abouti.

L’image-attente est bouton de rose posé sur le bord de son dépliement, lac nocturne lissant ses eaux immobiles sous le dais du jour non encore parvenu à son éclairement, revers de la vague sur le point de se retourner dans son jaillissement d’écume ; l’image-suspens est la margelle du puits qu’éclaire la lentille d’eau noire soudée à la hanche de la terre, le vers du poète si près de cette césure qu’elle va en inaugurer le sublime scintillement, « Je dirai quelque jour /// vos naissances latentes », elle est « La Vie », tableau de Picasso dans sa période bleue

L'amoureux noctambule.

« La Vie » - 1903.

Pablo Picasso.

Source : Paintings, Quotes, and Biography.

où tout est en attente de naître, de paraître sous la courbure du réel, hémistiche de l’être, un pied dans l’ombre, un autre dans la lumière, sa proche épiphanie, son premier lexique ; elle est cet étrange reflet sur les tableaux de Soulages, ce fameux « outre-noir » prenant son essor de la

L'amoureux noctambule.

Pierre Soulages – 1985.

Source : Centre Pompidou.

physique visible pour faire signe vers cet invisible, ce « méta » à proprement parler irréductible à un objet, auquel la philosophie a dédié l’exercice de sa sagesse depuis ses temps matinaux, présocratiques, alors que la pensée émergeait à peine de son chaos originel ; elle est cet oiseau-poisson-violoniste de Chagall, c'est-à-dire cet étrange hybride auquel le temps est suspendu comme à sa possible matérialité, efflorescence des visions multiples du monde, fleuve illimité de la temporalité, éternité à laquelle nous nous abreuvons depuis le cerne étroit de notre finitude.

L'amoureux noctambule.

« Le temps est un fleuve sans berges ».

Marc Chagall.

Source : Jewish Museum.

Passage, tout est passage, « Tout s’écoule » dit une autre sentence d’Héraclite, de là notre impossibilité de « descendre deux fois dans le même fleuve », de garder le temps emprisonné dans la gorge étroite du sablier. La photographie qui nous occupe est ce subtil resserrement du temps, cette gorge étroite qui nous met sur le bord de la question de l’exister, un pied nocturne, un autre diurne, en équilibre comme le funambule sur son filin d’acier avec son balancier métaphorique indiquant aussi bien le chemin que la chute. Balancement du nycthémère, balancement de la vie dans une parfaite homologie signifiante. C’est pour une raison éminemment tragique que le moment précédant l’éclosion de la lumière, son bourgeonnement, sa lente combustion interne nous interrogent si fortement, avec une acuité qui fore jusqu’au centre du corps, au plein de notre conscience charnelle. Oui, « charnelle » car rien n’est séparé et tout sentiment s’enracine dans la touffeur du roc biologique. Nous sommes tous, le sachant ou à notre insu, des noctambules amoureux que la nuit retient en son sein alors que le jour appelle et décille déjà nos yeux d’à-peine-nés. Nous sommes pareils à une patelle soudée à son socle de pierre que la lumière hèle et détache de son antre primitif, mince radicelle ombilicale qui, bientôt, ne sera plus que fil d’Ariane en nostalgie de sa conque originelle, s’y abreuvant parfois à l’aune d’une réminiscence, d’une lointaine souvenance faisant son bruit de source. Nous sommes cette ligne de fracture entre un savoir et son contraire, nous sommes ce clivage qui nous scinde en deux territoires distincts mais nous met en devoir d’une osmose sous peine de nullité. Nous sommes et nous ne sommes pas puisque le temps ne nous appartient pas qui nous déserte dans le même instant qu’il nous visite. Ombre, lumière. Lumière, ombre. Comme un étrange clignotement à l’orée de ce que nous sommes, ce flux qui avance, ce reflux qui rétrocède en direction du lieu de sa provenance. C’est tout cela que nous dit cette si belle image en effleurements, en touches mouchetées, en gris-bleus de céladons, en voiles de bitume, en lumière de galet lissé, en brume échappée des tourbières, en palme d’eau d’une lagune sous la décroissance de l’heure. Cela que nous savons du fond de l’intime mais que nous ne nous avouons jamais que dans le chuchotement. Oui, le chuchotement, cette vérité à bas bruit qui nous habite l’espace d’un regard !

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5 août 2015 3 05 /08 /août /2015 08:00
Le sourire radieux du crépuscule.

" Sous les derniers rayons ".

Photographie : Alain Beauvois.

« Après trois semaines dans mon si cher Gers et, osons le mot « paradisiaque » à Collioure, il me faut songer à rentrer, à retrouver la Mer du Nord, Calais, famille et tous les amis de ch'Nord...
Je posterai ultérieurement une série cartes postales sur la merveilleuse Côte Vermeille que j'aurai beaucoup photographiée...
Je préfère, pour le moment, poster une dernière photo, non retouchée, que j'ai prise à côté de mon petit chalet du Lac Fou, en Bas Armagnac. Elle a été prise vers 21 h30 il y a une dizaine de jours, Un quart d'heure plus tard, le soleil aura complètement disparu. Il régnait sur le lac une incroyable quiétude bercée par les derniers chants des oiseaux, nombreux ici. Durant toutes ces vacances un couple de « rouge-queue » aura élu domicile sur la terrasse. J'aurai ainsi vu grandir, avant leur envol, cinq adorables (et bruyants …) oisillons, nourris sans cesse par le couple de parents, épuisés.21h30 : les oisillons s'endorment enfin, les parents se reposent, le soleil va se coucher et moi aussi. Les grenouilles se mettent à chanter, les premiers rapaces nocturnes se manifestent, les coucous se font entendre, les carpes sont très actives, les chevreuils vont venir, discrètement, se désaltérer. Demain, cet autre jour, il y aura tant, encore, à découvrir, à vivre et à photographier. »

A.B.

Ce qu’il faut faire, ceci : trouver un coin de nature, si possible au bord d’un lac retiré et se laisser emplir du chant de la nature. Seul parmi la solitude. Seul hors du monde remis à son propre affairement. Une toile de tente suffira à ouvrir l’espace d’une sérénité ou bien, à la rigueur, la géométrie simple d’un chalet en bois. L’essentiel est cette manière de retirement des choses, de contact direct avec ce qui croît sous l’horizon, de dialogue avec l’oiseau, la loutre, le ver dans son tube de terre. C’est le soir, cette heure attentive à sa propre révélation après que la chaleur enfin tombée laisse place à une fraîcheur discrète. Soudain un calme surgit de tous les endroits à la fois, un silence identique à celui des grottes sous-marines. De rouge, puis orange qu’il était, l’air est devenu plus transparent, s’habillant de teintes claires, un vert émeraude à la hauteur des bouquets d’arbres, puis une simple nuance de céladon à la limite de l’eau avec des liserés d’or accrochés aux hautes herbes. Le reflet dans le lac, l’image réverbérée par la pellicule d’eau ouvre le dessin d’une large bouche. Apaisée, comme pour dire la sérénité du lieu, le calme à observer, le mystère de la nuit proche que le crépuscule précède de cette marche souple sur la pointe des pieds. L’instant est si rare alors, temps immobile, mouvement suspendu et c’est comme si, déjà, l’on n’était plus là, en partance pour quelque endroit cerné de mystère, empli d’ombres accueillantes. Le crépuscule est au jour ce que l’automne est aux saisons : le retrait progressif de la lumière, son inclinaison sur la ligne d’horizon, sa disposition à entrer dans le froid, la rigueur, l’exactitude des choses que l’été avait entaillée de la lame tranchante de ses excès, de l’amplitude de ses humeurs solaires. C’est comme un repos qui s’annonce. C’est le rêve proche de la dimension nocturne qui se précise dans les cernes soutenus des taillis. Ce sont les illuminations de l’imaginaire qui brillent de leurs doux éclats, donnant aux arbres et aux herbes cette aura indéfinissable. A la regarder seulement et nous sommes en voyage pour plus loin que nous, bien au-delà de nos corps assidus, de nos esprits entravés par la marche du quotidien.

Dans le « V » ouvert de la toile de tente ou bien sur les planches de la terrasse, on se coule simplement dans le paysage comme l’une de ses esquisses. Non en tant qu’humain assurés de la « mesure de toute chose ». Placés là, dans l’encoignure du paysage, nous y jouons notre humble partition, à peine plus haute que le grésillement de la cigale ou le vol stationnaire de la libellule. C’est le monde qui vient à soi plutôt que nous n’accomplissons le trajet dans sa direction. Les choses de la nature ont ceci de particulier qu’elles procèdent elles-mêmes à leur déploiement sans qu’il soit besoin d’y mettre son « grain de sel ». Tout dans l’évidence heureuse de naitre, croître, mourir au sein de sa propre genèse et de n’en occulter le moins du monde le luxueux accomplissement. Car exister jusqu’en son tréfonds, c’est ceci : accepter de n’être qu’une courbe d’étoile blanche avec son aube, son zénith, son crépuscule et faire de cette connaissance un tremplin pour la joie.

Bientôt la nuit sera là qui fera son étole noire endeuillant toute chose. Mais, pour autant, rien de la vie n’aura disparu. Il faudra seulement se disposer à regarder autrement, avec l’œil de la dame-blanche. Il faudra consentir à se saisir de la réalité avec des griffes de rapace, non dans la violence apparente, mais dans le souci de s’entendre avec la confidence nocturne, munis des outils adéquats à sa compréhension. Car, alors, tout sera signifiant et l’on sera, là, sur le plateau de planches, un sémaphore attentif clignotant de conserve avec la totalité des choses présentes. Fragment, cristal vibrant à l’unisson du proche et du recueilli. Avec la cistude, on éprouvera la douceur de l’abri, on ramassera son corps dans la coque de corne et on connaîtra la valeur de l’habiter, le recueil du soi dans ce que la main de l’homme a façonné de plus précieux, cette grotte primitive à laquelle nous sommes originellement reliés alors même que notre mémoire n’en porte plus l’empreinte fondatrice. Avec le héron nous nous tiendrons perchés sur nos longues échasses, la bille de notre œil brillant de l’éclat du silex, en attente de la proie qui, bientôt fera notre ordinaire. Alors nous aurons conscience de notre posture de chasseur-cueilleur enfouie quelque part dans un repli de notre condition reptilienne. Avec la genette nous apprendrons la valeur de la vêture, la beauté de l’apparence, la nécessité de ces taches sombres sur la robe claire afin de passer inaperçus dans la société de nos ennemis, aussi bien de nos amis, parfois. La discrétion est toujours une possession, non l’inverse, une perte ou un manque-à-être. En compagnie de la loutre l’évidence se fera jour de la nécessité de nager entre deux eaux, de composer avec chacun, de retenir plutôt les colonies de bulles claires que les eaux croupies, de laisser filer le limon et de poursuivre son chemin d’eau avec la tranquillité d’âme de celui qui a su trier « le bon grain de l’ivraie ».

Pendant ce temps de ressourcement au contact du peuple du lac, la nuit aura tout revêtu jusqu’à la moindre brindille et ce qui s’apercevra encore sera le travail d’une force interne du vivant, une sorte de phosphorescence comme si un savoir l’habitait de l’intérieur, portant jusqu’à nous ses rayons fécondants. Depuis l’étendue morne des friches nous parviendra la tache assourdie de la « goutte de sang », cette fleur si simple, cet adonis nous invitant à méditer le sacrifice humain, la valeur du sang versé, la frénésie de la guerre, la stupeur attachée aux génocides, aux blessures infligées aux corps et aux consciences. Ce que l’on apercevra aussi, pareille à un léger brasillement dans le tissu de la nuit, la fritillaire pintade, sa clochette fragile inclinée vers le sol, la belle régularité de ses pétales lancéolés. L’art surgira du cœur même de l’obscur, ces mêmes fritillaires que Vincent Van Gogh peignit un jour de 1887, avec le solaire du vase de cuivre, mais aussi les touches pointillistes de l’arrière-fond, lesquelles font penser à « La Nuit étoilée », autre toile de Vincent où la folie le dispute au sublime. Nous serons aussi visités par le bleu-parme du lupin, par sa corolle discrète, pas son message de repli discret parmi le sable et les graviers du rivage.

L’espace d’une nuit, dans l’anonymat de la nature, l’on se sera fondu dans l’univers fascinant de la flore, dans celui, secret, de la faune qui habite mais se dissimule. Y aurait-il danger à paraître, à tracer son sillon dans la glaise du monde ? Quoi qu’il en soit, dans le creuset de son cœur on emportera la lumière vive du genêt, dans son esprit les étoiles bleues du myosotis, dans la conque de ses oreilles le chant aigu de la bécassine des marais, ce genre de langage en pointillé disant le temps qui passe. Au fond des yeux, dans un pli de la pupille, sera gravée l’image polychrome du tadorne, son bec corail, sa tête couleur de chrysocolle, l’éclair blanc de son plumage, ses ailes de cornaline, la courbe parfaite de son corps glissant sur le calme des eaux. Tout ceci on l’aura en soi dans quelque antre secret de son corps et, revenant parmi la communauté des hommes, l’on arborera ce sourire que beaucoup trouveront étrange, ce « sourire radieux du crépuscule », cette joie intime que connaissent les aventuriers du simple. Une façon d’être dans l’immédiateté des choses, le secret de leur déclosion. Peut-être n’y a-t-il que cela à connaître, le langage tel un murmure qui fait ses floraisons à fleur de peau. Oui, à fleur de peau !

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4 août 2015 2 04 /08 /août /2015 07:29
Paysage en solitude.

" Cap Vert ".

Photographie : Alain Beauvois.

« Avant hier, un endroit perdu près de Manciet ( Gers )
un endroit perdu que je ne saurai jamais retrouver
un endroit que l'on découvre au détour d'une haie

ahhh, ce bonheur parfois de ne croiser personne,

de ne point se pencher sur soi même

mais sur la beauté offerte des orchidées sauvages... »

A.B.

De la mer on parle souvent, de sa couleur bleu marine, de ses golfes aux eaux claires, ses criques rocheuses, ses plages de sable blanc, ses vagues hauturières, ses courants, son flux infini jouant en écho avec le reflux.

De la montagne on dit l’austère beauté, les pics acérés trouant le ciel, les névés brillant au soleil, les ravins noyés d’ombre, l’adret lumineux, l’ubac couleur de nuit, les crêtes pareilles à un fil de cristal.

De la campagne on ne dit presque rien, sauf sa perte quelque part entre mer et montagne, sa presque illisibilité, son anonymat qu’habitent seulement quelques bouquets d’aulnes et des chaumes jaunissant sous l’or de l’été. Ou bien alors, cette terre aux confins d’une disparition, cette image d’Epinal où courent les teintes d’une aimable nostalgie. Enfants, combien nous avions de plaisir à lire, dans le manuel de l’école primaire, les inoubliables pages d’un Gustave Flaubert décrivant la scène d’un comice agricole ou bien celles d’un Maupassant dressant l’étal sur lequel se déroulait un marché normand. Combien d’émotion aussi, à faire la connaissance de cet enfant occupé au labour en compagnie d’un adulte, dont Georges Sand peint le tableau plein de lyrisme dans les belles pages de « La Mare au Diable » :

« Tout cela était beau de force et de grâce : le paysage, l’homme, l’enfant, les taureaux sous le joug ; et malgré cette lutte puissante où la terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. »

Et pourtant, aujourd’hui, dans notre civilisation occupée de techno-pratiques, ces déclarations d’amour à la terre prêteraient à sourire comme le feraient des images vieillies derrière la vitre trouble d’un antique chromo. La campagne semble si éloignée des préoccupations humaines qu’elle apparaît seulement à la façon d’une Terra incognita, d’une aire indistincte dont les hommes ne perçoivent même plus qu’elle est leur nourrice et les maintient en vie. Immense marée humaine parcourant les agoras urbaines de leurs trajets multiples alors que la glaise révèle au soleil ses belles vagues soulevées par la lame de la charrue. Solitude contre solitude. Celle de « la foule solitaire », celle du sol déserté que presque plus aucun pied humain ne foule.

C’est un matin chaud et lumineux dans l’heure diagonale, celle qui ne possède plus l’empreinte de la nuit et se dresse déjà vers sa position zénithale. C’est l’heure vacante où rien ne semble se passer que le repos éternel de la terre. Les oiseaux ont déserté leurs haies et se perdent là haut, quelque part dans le ciel que la lumière décolore. Les hommes, dans les villes, font leurs marches hasardeuses. Dans les forêts, les boqueteaux, les animaux commencent tout juste à suivre les sentes du jour, à humer le dépliement de l’air. C’est comme si le temps était suspendu, genre d’aiguille qu’une soudaine stupeur aurait figée avant que le destin ne déroule son chemin. Déjà les plages, au loin, commencent à s’animer des premières allées et venues, déjà les chemins de montagne connaissent les marches lourdes des premiers promeneurs.

Ici, au milieu des terres est un lieu de solitude. Immense. Se recréant à perte de vue dans le genre d’un désert. Là, devant les yeux est l’espace de la révélation, l’offrande multiple, la donation directe du paysage à celui qui s’y confie. Houle toujours recommencée des vagues d’argile claire qui descendent en pente douce puis remontent, dessinant l’espace unique de la dune. On est là au centre du désert et l’on sent son souffle chaud en même temps que son mystère, son silence tellement plein de promesses, de juste mesure pour l’esprit. Lieu de recueillement où tout s’oublie du monde, sauf son harmonie, sa merveilleuse géométrie. C’est un cosmos qui s’ordonne, qui habille le regard d’un luxe inouï. Les formes s’emboîtent, se révèlent les unes les autres avec une telle évidence heureuse. Si beau lexique de la terre portant en son sein les germes de son propre ressourcement, mais aussi bien de celui qui lui confie le secret de sa présence. Car la terre sait écouter. Car la terre sait parler. En elle, le bruit de glissement des racines, leur éclair blanc dans le mystère des veines lourdes. La vrille souple du lombric et ses dentelles de boue qui dessinent la mesure du simple, l’attention de la nature au moindre événement survenant à sa surface. En elle le souple déploiement du végétal qui, bientôt, deviendra fleur puis grain, puis farine dont les hommes feront l’ordinaire de leurs repas. En elle le fourmillement microscopique de la vie, long métabolisme du sol, métaphore du vivant à l’œuvre sans qu’aucune intervention humaine soit nécessaire. Intelligence naturelle du monde s’assurant de sa durée à l’aune de ses propres ressources.

Au contact de la terre on se plaît à rêver, on se surprend à flotter dans l’espace ouvert de son imaginaire, à faire l’expérience de la liberté. Plus d’attache à ce qui lie et contraint. Plus d’obligation d’être celui que l’on n’est pas, qui se dissimule derrière le masque de carton des obligations sociales. Avec la mésange qui habite la mince haie, avec le passereau qui traverse l’air de son vol malicieux, nul besoin de tricher, nul besoin de dissimuler quoi que ce soit. Nul besoin de chaussures qui flétrissent les pieds dans des prisons de cuir. On marche sur la croûte d’argile, pieds nus, comme munis de ventouses sondant le limon, le radiographiant jusqu’à connaître le moindre de ses secrets, sa plus mince faille. On se baisse soudain, on saisit un caillou plat, on le lance à toute volée et voici qu’il ricoche et fait ses rebonds sur la dalle de terre comme il le ferait sur l’eau étale d’un lac. Un bruit sourd, une déchirure de l’air puis la masse cotonneuse du silence et la manière de bourdonnement qui s’ensuit. Car le silence n’est jamais total, qu’une rumeur de fond habite, celle de l’exister en son mouvement. Nulle part ailleurs qu’ici, cette sensation n’existe aussi fort, avec une telle intensité. Ouverture de la beauté que la solitude porte à son plus haut point d’effusion. C’est en étant seul face à l’immensité qu’on en éprouve le mieux la joie plénière. Personne qui trouble et divertit de soi, de la nature. Liaison directe, osmose, vases communicants. C’est pour cette raison que la « rêverie du promeneur solitaire » possède une telle force d’aimantation. D’attraction. L’esprit se glisse dans la moindre coulée d’air, l’imaginaire fait usage de toute rencontre, de l’eau de la fontaine, de la graminée nageant dans le vent, du trajet de brindille noire de la fourmi. Il n’y a pas de sentiment de plénitude plus grand que celui de se sentir un fragment du grand tout alors que celui-ci s’adresse à nous dans une langue familière, immédiatement saisissable, facilement assimilable. De la terre à moi, une seule onde, un seul rayon de clarté, une seule levée de sens. De moi à la terre, une seule et même communion dans l’intuition partagée de vivre une aventure singulière, non renouvelable, donc exceptionnelle.

Le fameux « sentiment océanique » dont parlait Romain Rolland, indiquant dans cette belle expression l’expérience spirituelle faite par l’homme se sentant en unité avec l’univers qui le dépasse, ce sentiment donc a besoin de deux ingrédients afin qu’il ait lieu : la majesté d’un espace totalement libre, la présence humaine solitaire comme condition de réalisation d’une puissance affinitaire. Si d’autres horizons que celui de la terre peuvent s’offrir comme motifs de méditation, de contemplation, sommet d’une montagne, large horizon maritime, l’espace ouvert de la terre constitue le troisième terme de la triade signifiante, sans doute le moins immédiat parce que le plus commun ou le moins fréquenté. On est là, au milieu de la nature que ne trouble ni le susurrement du ruisseau, ni l’écho de la falaise, pas plus que le commerce des hommes et l’on se sent bien à seulement regarder les collines faire leurs dos rond, déployer leur si belle clarté sous la douceur du jour, la pointe d’herbe avancer pareille à un coin dans une bille de bois, mais avec tellement d’inclination à la justesse qu’elle trouve immédiatement sa place et sa raison d’être avec le feston de sa mince haie et son arbre minuscule comme promesse d’un devenir. Longtemps, alors que l’on s’éloigne de cette « Terre promise » et que l’on rentre dans le site des choses mondaines, l’on porte en soi le pur prodige du surgissement. Le lieu nous l’a donné que la solitude a porté à son point d’acmé. Parfois, la nuit, en plein rêve, ces images apparaissent, mais mêlées à d’autres, étranges clignotements que l’esprit ne reconnaît pas mais dont l’âme fait sa nourriture. La terre, en nous, fera encore longuement sa trace d’empreinte belle et décisive. Nous ne saurions l’effacer à l’aune d’une quelconque distraction. Images archétypales qui forent l’humain bien plus qu’il ne peut l’imaginer. D’elles nous avons besoin comme de pain et d’eau : nourritures essentielles ! Jamais nous ne pouvons oublier « la beauté offerte des orchidées sauvages... ».

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2 août 2015 7 02 /08 /août /2015 08:29
Toute beauté est surprise.

« Sa Majesté, le Cap Blanc Nez ».

Photographie : Alain Beauvois.

La beauté, jamais on ne la décide. Jamais on ne la pose devant soi sur un piédestal comme le sculpteur le bloc de marbre. Le propre de la beauté est entièrement contenu dans son surgissement. Il n’y a rien, puis, soudain, il y a tout. « Tout » veut dire la totalité de la conscience occupée à la vision. Les sens en alerte, oreilles dressées, jarrets tendus, pareil au golden retriever chassant le canard en baie de Somme. Alors on flaire, on renifle, on fait courir son museau contre la terre, on rase le sol de son ventre attentif. Du monde ne restent plus que deux décisions ultimes : celle du gibier, là-bas, dans la ligne de mire, celle du golden dont la vie dépend entièrement de sa proie. Oui, le geste en direction de la beauté est un geste de prédateur. Plus rien ne compte que l’acte du saisissement par lequel on justifiera son être, on marquera son empreinte sur les choses disponibles. Soudain il n’y a plus d’espace, ou alors tellement condensé qu’il prend l’allure d’une coque de noix. Soudain, il n’y a plus de temps, ou alors dans la meurtrière étroite de l’instant. Tout est là qui s’amenuise à la taille de la fourmi. Fourmi soi-même face à ce qui éblouit et fascine. Le saut sur le canard en tant qu’ultime délivrance et la boule du désir éclate dans sa propre fulguration, alors qu’une pluie de gouttes de joie fait sa résille dense tout contre le plexus, là où vibre l’arc de la passion. On foudroie la beauté en même temps qu’elle nous foudroie. Immémoriale lutte à mort de l’amant et de l’objet de son amour, lequel n’est saisissable qu’à l’aune de la lueur, de l’éclat, du feu de Bengale sitôt éteint qu’allumé. En attente de la prochaine parution, de l’événement princeps qui emportera le corps bien au-delà de sa propre réalité en une terre mystérieuse que, jamais, l’on ne peut décrire. Ainsi en est-il des paradis simplement évoqués par un acte de réminiscence, jamais susceptibles d’être symbolisés, mis en image, montrés du doigt.

Que l’on arrive par la lande herbeuse qui le coiffe ou bien par la plaine de sable qui court à son pied, le saisissement est toujours le mode par lequel on se manifeste, l’étonnement la révélation du secret soudain dévoilé de la Nature. « Sa Majesté, le Cap Blanc Nez ». C’est dire, par ce prédicat « majestueux » combien nous nous sentons des vassaux face à la royauté. Cirons confrontés aux étoiles. Démesure du langage cosmique rapporté à notre modeste dimension humaine. Sentiment d’humilité et alors l’orgueil se réduit à la taille d’une flaque confrontée à l’immensité de la courbe océanique. Là il n’y a plus de fuite possible, de refuge dans les apparences. Blanc-Nez est la vérité d’une beauté assénée à la mesure de la puissance tellurique. Sa présence réduit à néant toute prétention à figurer dans la promesse d’un éclat, fût-il mérité, dans l’orbe des hommes et de leur société. Il n’y a plus de langage face à l’incommensurable, sinon une rumeur de fond et les Existants se taisent et les Existants placent des cailloux dans l’antre de leur bouche afin que le silence soit la seule parole possible. Mutité voulant dire l’avènement du monde dans son évidence zénithale, comme si nous étions réduits à ne vivre qu’à la mesure d’un horizon émergeant à peine de sa propre ligne.

Lumière vespérale qui brille de ses dernières lueurs. Clarté qui glisse infiniment sur la plaine d’eau et de sable, allumant ici et là de minuscules ilots, ménageant des péninsules blanches, des isthmes sombres à la densité de suie et de bitume. Le paysage est lunaire, parcouru d’étranges vibrations, de mouvements suspendus, en apesanteur. Lumière d’éternité dont on sent le fleuve couler à l’intérieur même de son corps, éclairer le trajet des vaisseaux, en dresser les arborescences de métal. Longtemps cela remue en soi, cela fait son cliquetis de source. Irradiation de la vue qui se brouille devant tant de prodigieuse apparition. Révélation en abyme de toutes les beautés dont le monde constitue l’inépuisable corne d’abondance. Être face à Blanc-Nez, c’est être à la fois ici, sur la plage infinie et être ailleurs, partout où se dresse l’arche signifiante de la vie belle. Dans l’aire blanche de la taïga, en haut de l’altiplano où chante la flûte andine, sur les hauteurs du Machu Picchu avec ses blocs de pierres taillées qui tutoient le ciel, appellent les dieux.

Devant soi est l’immense glacier aux arêtes tranchantes qui plonge dans les eaux froides de l’Arctique. La lumière, constamment le ponce, le polit et c’est un acier brillant qui dévoile ses facettes multiples, ses esquisses infinies. C’est un bloc de platine venu de l’espace, un genre d’immense météorite qui aurait trouvé son site, quelque part au milieu d’un désert de sable immaculé et renverrait vers le lieu de sa provenance son aura céleste. C’est une gemme éblouissante dont la glaise aurait fait offrande aux hommes afin qu’ils connaissent les beautés cachées. Une manière de pierre d’obsidienne portant à même sa densité sa propre vérité. Nécessité de toujours interroger ce qui vient à nous dans la simplicité et s’offre comme digne d’être pensé. C’est dans ce face à face avec toutes les beautés disponibles que les Errants sur Terre peuvent découvrir leur orient, leur étoile du Berger les guidant dans la nuit noire des incertitudes. Blanc-Nez qui ne tient d’Albion son apparence qu’au moment de la pleine lumière, lorsque sa façade de craie renvoie sa vive tache, falaise à la blancheur ossuaire, à la lueur de cierge dans le mystère de la crypte. Mais le soir venu le paysage revêt son aspect sombre, étrange, pareil à une énigme dont il faudrait déchiffrer le hiéroglyphe. On devient explorateur au pied d’une lourde dalle de lave ou bien archéologue cherchant à découvrir les secrets enfouis au sein des pyramides, survivance des pharaons noirs, nécropole royale de Méroé, quelque part dans les dunes du désert. Tout est si enfoui dans la nuit proche et les formes disparaissent bientôt dans une indistinction que seul l’imaginaire pourra lire, interpréter et symboliser comme possible.

Lorsque la beauté se présente, tout se relie dans une même perspective, aussi bien notre vision contemporaine des choses que les perceptions antiques des civilisations anciennes, les temples mayas, ceux d’Angkor ou bien encore ces empilements de pierres brunes que sont les tombeaux de Nubie dont l’hermétisme et l’austère beauté nous interrogent au creux de l’intime, là où l’exactitude fait son miroitement de cristal. Il suffit d’ouvrir les yeux et de se laisser pénétrer par cela même qui fait briller les yeux, le beau en son apparition, et d’accepter que la surprise nous métamorphose et féconde notre regard. L’avoir éprouvé un jour et le luxe s’installe à jamais. Et la recherche du miroir du monde devient fin en soi.

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17 juillet 2015 5 17 /07 /juillet /2015 07:06
L’instant bleu.

« Toutes nos envies de grand départ »

Photo N° 23

Photographie : Alain Beauvois

***

   « Les Hemmes d' Oye, près de Calais, l'hiver dernier Le soleil n'est pas encore levé la température est glaciale les gris se sont teintés de bleu je marche désormais dans l'eau je suis mouillé les oiseaux de mer se demandent ce que je fais « ici » moi aussi... mais je me sens vivre et revivre... dans cet « ailleurs » j'ai poussé un peu sur le bleu j'en voulais plein les yeux j'ai ajouté un peu de grain aux vastes étendues sableuses et le paysage était là comme...peint et j'ai eu l'intime sentiment d'en faire partie. »

A.B.

*

   C’est présent, déjà, depuis le milieu de la nuit, cela bouge au centre du corps, cela fait ses confluences, ses méandres, ses ruissellements. Cela s’annonce à la manière d’un long flux qui serait venu de loin, de l’autre côté de la Terre dans la rumeur étoilée du jour. D’abord on ne sait pas très bien ce que c’est, quel est ce langage qui nous visite, cette palme qui nous caresse comme le ferait un vent alizé. On est encore à la lisière du rêve, on sent dans ses cheveux ses doigts si fins pareils à une brume. On sent les choses du dehors mêlées à notre haleine et notre respiration est une brise qui dit le monde en mode silencieux, presque une abstraction à la limite du réel. Presque une pure théorie vivant d’elle-même sa propre image spéculaire. Demeurer là dans cette irrésolution de l’âme serait désertion de soi, renoncement à être dans ce qui va advenir, porter au regard ce qui mérite d’être accueilli au creux de la conscience, là où brille la lumière, là où se révèle l’espace d’une possible joie.

   Le ciel est lourd, plombé, serti dans une gangue pareille à ces eaux abyssales que jamais nous ne connaîtrons mais imaginons saturées d’ombres, de coulures d’étain, de réseaux complexes et mystérieux aux confins de l’invisible matière. Le ciel émerge à peine de la nuit que trouent encore de rares étoiles. Le froid est vif, coupant et les yeux se perlent de larmes, s’auréolent de cristaux de givre. La conscience est engourdie, pliée dans une bogue primitive dont on se demande si elle s’ouvrira jamais. Si elle prendra acte du monde qui s’éveille et porte avec lui la connaissance, la sublime corne d’abondance à laquelle nous voulons nous abreuver. Car, ici, entre l’eau de la Terre et l’eau du Ciel, nous voulons savoir, éprouver la plénitude, faire venir l’ivresse de l’instant. Car cet instant est rare, unique et ne se reproduira pas. Ceci nous le savons depuis le premier dépliement de nos alvéoles, depuis notre premier cri et c’est pour cette seule et unique raison que nous dépêchons de vivre, d’engranger le réel avec hâte, de le manduquer jusqu’à ce que le dernier nutriment qui le compose nous ait rassasiés. C’est d’être comblés dont nous sommes en manque. C’est d’être portés à notre propre incandescence dont nous sommes saisis et la brûlure est longue qui jamais ne s’éteint.

   Et voici que ce que nous attendions depuis une éternité surgit devant nous avec le rythme souple de l’évidence, avec la courbure infinie de l’horizon dont nos yeux sont le réceptacle. L’instant bleu est ce pur miracle, cette sustentation de toutes choses, cette donation de la nature à même sa profusion, mais dans la discrétion, dans la révélation aussi étonnante que la réverbération de la lumière dans la goutte de rosée. La nappe d’eau est immense, semée de reflets métalliques, un acier qui aurait été poncé jusqu’à délivrer sa substance intime, l’essence le tenant assemblé. Le ciel est pareil à un fleuve parcouru de gemmes transparentes, irisations d’aigues marines, profondeur du saphir, moire sombre du lapis-lazuli. Seule, au centre du paysage, une encre sombre, si intense qu’on la croirait encore parcourue de la nuit qui l’habitait il y a peu. Ici, dans la pureté d’une vision si originelle qu’on penserait à l’annonce d’un monde, à sa naissance, à ses premiers pas sur la scène du temps, tout semble figé, immobile, éternel. Le paysage est remis à la garde des hommes, aux Eveillés qui scrutent l’horizon avec la justesse du regard. Ceci est si fragile, éphémère, alors on s’habille de la fourrure de la loutre, de sa vêture de soie et on glisse lentement parmi les lames d’eau, éprouvant la douceur des choses, le baume liquide, la fusion des premiers nuages dans la clarté, la première couleur, à peine une touche de corail venant dire l’amorce de la vie, l’exister qui, bientôt dépliera sa chrysalide, lancera ses ailes dans le vent lisse du jour.

   Bientôt seront les grands oiseaux à la voilure blanche, les goélands marins aux yeux d’obsidienne qui troueront l’espace de leurs cris perçants. Bientôt, dans les villes, dans le labyrinthe des rues, les intersections des avenues, sur les places publiques, le long des trottoirs de ciment, s’animeront les mouvements, naîtront les agoras humaines parcourues du long frisson de la vie, semées de bavardages incessants, traversées du tranchant du doute, cernées de paroles d’ennui. L’instant bleu sera devenu le moment blanc ou bien gris ou encore noir selon l’état d’âme qui l’habitera. L’instant bleu, pour autant n’aura pas été oblitéré, il sera en attente d’un advenir, là au début du jour, à la lisière de la nuit quand les choses ressourcées par le périple nocturne se disposeront à être dans la pureté et l’innocence, le plaisir du surgissement sur le plateau libre du monde. L’instant bleu, surtout, sera cette parole inaperçue, ce geste invisible, ce regard portant au loin en direction d’un songe inaltérable car jamais l’on n’oublie le rare, le signifiant, le dévoilé. L’être des choses mis à nu est une telle amplitude de l’âme qu’il plane longuement au-dessus des existants qui l’ont éprouvé, attendant de sa prochaine manifestation qu’elle soit pur ravissement.

   L’heure est levée maintenant qui porte tout ce qui est dans l’orbe d’une vision claire. Le doute s’est effacé qui maintenait unis ciel, terre, nuages, hommes attentifs. Avant que tout ne bascule dans la dureté de l’heure, on rassemble une dernière fois son habit de loutre autour de son corps et l’on plonge longuement dans cette eau lustrale dont on attend qu’elle nous régénère et nous porte au-delà de nous-mêmes dans un pays si étonnant qu’il ne saurait porter de nom, s’inscrire seulement dans cet instant comme son essence plénière. Au loin glisse un ferry vers la proche Albion. Sur les falaises de craie, sur la courbure des galets quelque part du côté de Brighton sera l’instant bleu. Là où les hommes le chercheront, dans l’intime relation qu’ils auront avec eux-mêmes, d’abord, avec ce qui les interroge ensuite et se révèle être le regard adéquat sur les choses. Il est temps de regarder ! L’instant bleu n’attend pas !

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7 juillet 2015 2 07 /07 /juillet /2015 06:55
Qu’il y ait de la beauté …

« Apparition »

Photo No 10
Les Hemmes, près de Calais
L'hiver dernier, par grand froid...

Photographie : Alain Beauvois.

Qu’il y ait de la beauté, quelque part dans le monde, cela on le savait depuis que les arbres avaient des feuilles. Cependant, ce qu’on ne savait pas, c’était que la beauté n’était jamais immédiatement accessible, qu’elle ne se dévoilait qu’au prix d’un effort et souvent au détour d’une longue marche. Toujours le réel était là que nous n’avions pas su voir. Toujours il avait été présent, logé dans quelque pli de la conscience, il fallait simplement l’ouvrir. Le réel avec ses facettes colorées, ses angles vifs, ses clignotements en noir et blanc, nous le portions sur notre propre envers, peut-être simplement sous les nervures de notre peau. Nous en savions la rutilance pareille à l’eau claire des fontaines, nous en devinions le murmure que la conque de nos oreilles répercutait à défaut d’en deviner le secret si proche que, sans doute, il ne tarderait guère à fuser, à faire dans l’air sa colonne blanche, ses volutes de cristal. Cela demeurait, cela faisait ses longs courants, ses dérives qui habillaient le zénith de paroles pareilles au chant du poème. Cela arrivait, cela partait, cela s’animait dans le mode d’une chorégraphie, cela initiait une mince cosmologie qui disait aux hommes leur légende, leur présence sur Terre, l’aventure qui zébrait leur ciel des fusées brillantes de la connaissance. C’était sur le point de paraître. C’était presque arrivé. C’était en voie de réalisation.

Dans les villes des hommes, dans les architectures de béton, aux angles des rues, l’air est vif qui pousse le blizzard devant lui. Feuilles tournoyant dans le ciel gris. Papiers qui jouent au cerf-volant. Poussière en trombe et sa chute habille de gris les portes cochères, le seuil des maisons, les vitrines aux angles morts. Il y a si peu de présence. Ici où là, un chat noir longe un caniveau. Ici et là une vague lueur se perdant dans le miroir d’une vitre. Une plainte pareille à un sanglot et les Vivants se terrent dans leurs boîtes d’ennui. Nul ne regarde à la fenêtre. On bourre les poêles, on attise les braises, on balaie de ses doigts de carton le givre collé au jour. Le ciel est si bas avec ses échardes de suie, ses plaies blafardes, ses excoriations sans fin. Rares sont les voitures, rares sont les passants serrés dans leur vêture et l’on dirait de noirs corbeaux semant de leur vol étique les champs dévastés sous l’horizon du doute. Vivre est une telle souffrance qu’on pourrait y renoncer, plier son corps dans une toile d’étoupe et attendre que le gel ait commis son crime glacé. Que l’existence ait replié ses membranes de mica et que la mort s’ensuive avec ses dents outrancières. On est si proche du désespoir. On est si alloué au registre étroit d’une disparition.

« Apparition », voici que ce qu’on n’attendait plus surgit enfin. Epiphanie soudaine de la joie, combustion de l’âme livrée à la verticale beauté, élévation du langage à la cimaise de l’être. On a longuement marché et les villes, au loin, ne sont plus que de pures illusions, des fumées se consumant sur des ruines de braise, des gravats que la nuit, bientôt, emportera dans ses voiles souples, au creux de ses rémiges. Plus rien n’existe, plus rien ne fait sens au sortir de la plaine d’herbe courue par le vent, au sommet des falaises brunes où crépitent les étoiles de lumière. Immensité de l’horizon infini, livré d’un seul élan. Pourrait-on avoir meilleure idée de ce qu’un absolu serait, si d’aventure, nous pouvions en réaliser l’esquisse ? Voici ce qui est et envahit notre menhir de chair à la vitesse des marées. Ciel sans limite qui porte au loin sa courbure d’ébène, les oiseaux s’y perdent et leurs cris sont des sémaphores d’un bonheur immédiat et leur vol la perfection du cercle refermé sui lui-même, ivre de sa propre giration. On est là, au sommet du monde, on est là avec l’intime conscience d’y être, d’assister au sublime, à la révélation. Tout se déploie, tout se destine à tout avec le souple enclin des évidences. On est soi-même au centre de l’événement, on saisit dans le creux de ses mains d’argile le soleil voilé qui fait son œil lointain parmi les théories de nuages, on flotte sur le bassin d’eau claire, on glisse sur ses courants pareils aux ondulations d’un mystérieux animal. L’eau est une rumeur, un long crépitement, confluence d’infinis ruisselets qui parcourent la tache d’obsidienne, la semant de vibrations, l’habillant de phosphènes, imprimant à sa surface quantité d’hiéroglyphes, de signes qui disent la nécessité de s’interroger sur soi, sur le monde, sur les choses qui viennent à nous dans la splendeur.

Il y a tant de signification, soudain, à être là, entouré de solitude alors que la mer appelle, que le ciel glisse sous les rayons de clarté, qu’au loin la courbure de la Terre devient apparente, espace de vérité sur lequel bâtir l’espoir de devenir dans la justesse du chemin, dans l’exactitude du parcours qui va au-devant de nous et se dévoile comme notre respiration intime, le sillage que l’on trace dans l’exister, le canevas des projets que l’on dispose devant soi. On inspire et le monde inspire. On voit et le monde voit. On bouge et le monde bouge. Comme si le fait d’être en harmonie, de vivre en osmose, nous dilatait à la mesure de ce qui est inconcevable, à savoir notre disposition à habiller la vêture du monde, à en initier les mouvements. Je suis ce qu’est le monde. Le monde est ce que je suis. Disposition en chiasme d’un souffle par lequel je prends conscience de ma force de sujet pensant-existant alors que tout ne se révèle qu’à l’aune de ma propre subjectivité, des harmoniques de mes sensations, du clavier de mes perceptions. Si la vastitude, d’un seul coup, se présente à ma conscience comme la seule réalité envisageable, c’est parce que j’en éprouve en moi, dans mon for intérieur, au creux de mon silence, dans la syntaxe de ma propre chair les lentes ondulations, la subtile marée. Regardant la mer qui se laisse voir, je suis à la fois, d’un seul mouvement de ma pensée, elle qui flotte et frémit sous le vent du ciel, moi qui éprouve jusqu’en la moelle de mes os, au sein blanc de mon ossuaire lueur, la dimension advenante des choses. Il y a être commun, participation, flux du ressac de l’autre en celui que je suis, progression de la vague de mon regard qui éclaire et reprend en son sein ce qui s’y est disposé dans le luxe de la vision. Là où le monde brille, je brille aussi. Là où le monde est terne, fade, je perds ma consistance de vivant, je marche à tâtons comme l’égaré parmi le dédale du labyrinthe, j’avance tel l’hémiplégique, privé de son équilibre. Eviter la douleur, c’est ceci, vivre les yeux ouverts, en lucidité, voyant le mal, voyant le bien, y portant un commun intérêt. Car l’un ne serait sans l’autre. Mais à bien regarder, c’est la vérité qui fait signe et débusque sous la laideur les ferments de la beauté. La pomme gisant au sol, tachée, parcourue de tavelures, en proie au pourrissement n’est pas seulement ceci qu’elle est, ici et maintenant. En elle, la germination, l’efflorescence originaire, le dépliement de la corolle, la graine du fruit naissant, la plénitude de la saveur confiée au palais du goûteur. La corruption dissimule toujours son contraire qui est épanouissement, croissance, atteinte de la révélation dans la lumière du zénith.

Mais il est temps, maintenant, après avoir regardé jusqu’au vertige l’image de ce qui a été nommé, à juste titre « Apparition », de redescendre en direction du domaine des hommes, de percer l’opercule qui les dissimule à nos yeux. Oui, les hommes sont encore dans les cubes de leurs appartements, les mains près du rougeoiement des fourneaux, les yeux dans le vague alors que les lames d’air disent la rigueur hivernale, disent aussi la nécessité pour les hommes d’en confectionner l’antidote, cette flamme qui les rassure en même temps qu’elle les régénère. Regarder la flamme est comme regarder le paysage sublime, pure fascination, oubli du tragique, biffure provisoire de la pente existentielle, de la démesure qu’est toute temporalité. Equivalence des deux démarches, même finalité : allumer un feu dans le fourneau, allumer une clarté l’espace d’un regard sur la beauté toujours présente. Il n’y a pas d’autre issue que celle qui consiste, à partir de soi, en direction de ce qui n’est pas soi, d’ouvrir un monde, de le considérer comme une possibilité, pour nous, de nous y retrouver avec notre être propre. Seule la beauté est capable de ceci : porter le sentiment à l’incandescence de la joie. De la joie qui rayonne et porte le pas léger en direction de l’eau, de la terre, du feu, de l’air, enfin de ces éléments qui nous traversent, tout comme notre sang ou notre lymphe et tissent en nous l’étendue de ce que nous sommes, des hommes en attente d’être comblés.

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19 juin 2015 5 19 /06 /juin /2015 14:20
Ce que veut le regard.

« Dans l’ombre des maisons ».

Photographie : Patricia Weibel.

Ce que le regard veut, nous ne le savons pas. La vision est un luxe, la vision est une majesté. Nous vivons dedans et ne le savons pas. Les choses, nous passons à côté. Les choses nous interpellent de leur voix discrète mais nous n’entendons pas. Ce qui veut dire : nos yeux demeurent voilés, nos yeux sont recouverts d’une couche cornée sur laquelle les images dérapent constamment, ricochent et s’évanouissent dans l’irréel, l’inaperçu, le mutique, le dense, le compact, l’impénétrable. Ce qui voudrait faire effraction en direction d’une connaissance sûre, nous nous en détournons. Les choses s’absentent de nous en même temps que nous nous éloignons d’elles. Nous nous demandons pourquoi, rarement, nous occultons la question parce qu’elle serait trop lourde de sens. Le Réel, ce qui est vrai, ce qui affirme la beauté, nous ne voulons pas en supporter la vive brûlure. Car regarder est un tel prodige qu’il faut se hausser sur la pointe des pieds et voir longuement, sans ciller, cela même qui s’adresse à nous dans la simplicité.

Car ce qui, toujours, est à voir, demeure dans l’enceinte des choses immédiatement perceptibles, dans la faille ouverte de l’heure, dans la flaque mobile de la nuit, l’arête du trottoir de ciment, l’angle de la fenêtre, l’épi de faîtage, le rythme des cheminées que la proue de la mansarde dissimule afin de la mieux révéler. C’est une grande douleur de voir. C’est une encore plus grande douleur de ne voir que l’écume, le brillant, la fumée, la brume et de ne point voir le rivage, l’atténué, la braise et la cendre, le fil de l’eau sous la neige bleue du jour. Il y a tant à voir et l’instant est si bref qui dissimule à nos pupilles ce qui, dans le monde, parle la langue de la joie. Mais regardons ces images, écoutons leur parole. Car les images parlent, mais souvent à mots couverts et demeurent dans le corridor, tel un clair-obscur, une nature morte par exemple, et brillent sur le revers des choses. Brillent, oui, brillent d’un sens que nous retenons par devers nous en feignant de les avoir regardées avec l’exactitude qu’il convient, alors que nous n’étions occupés qu’à nous regarder nous-mêmes, dans le portait sur le lisse du papier, dans le paysage au couchant, dans la bluette d’une esthétique flatteuse.

Ce que veut le regard.

« Dans l’ombre des maisons ».

Photographie : Patricia Weibel.

Mais regardons. Blanche est la façade qui surgit en plein ciel, ciel noir jouant sa partition en mode dialectique dans la pure verticalité d’un apparaître, dans la violente confrontation des tons. Façade déployant sa propre vérité à l’aune du contraste qui l’anime et la porte de l’intérieur de ce qu’elle est, à savoir la demeure abritante de l’homme, vers ce qu’elle n’est pas, l’ouverture à un illimité, à un espace cosmique dont elle pourrait subir l’assaut. Tel est le vide qui habite le monde qu’il pourrait anéantir tout ce qui vient à son encontre d’un simple jet de lumière. A scruter l’image, éprouvons-nous quelque effroi, quelque sentiment qui nous diraient la finitude immédiate, la précipitation dans l’abîme, le retour à la matrice du néant ? Certes pas, c’est de l’exact contraire dont il est question. Réassurance narcissique à seulement prendre acte de ces quatre fenêtres décalées, de la projection du pignon de l’immeuble contigu, de la silhouette de la cheminée pareille à une ombre chinoise, tout ceci dans une manière d’enveloppement comme si une certitude devait résulter de notre acte de préhension : être bien dans cela qui nous fait face, que nous contemplons, qui, en même temps nous fascine. Oui, fascination que le pouvoir de cette photographie. Fascination dans son acception étymologique « d’enchantement, de charme ». La regarder est y demeurer. Et demeurer où donc, si ce n’est, à la fois dans la demeure de l’image, laquelle nous installe dans la présence d’un savoir clair à son sujet, à la fois dans la demeure de l’homme en tant qu’habitant la maison du monde.

Si cette image est forte, et c’est bien ce que nous éprouvons, c’est pour la simple raison que son architecture est celle d’une vérité. Rien ne s’y imprime à titre d’artefact, rien n’y paraît qui ferait signe vers une inutile cosmétique, une diversion, une digression. Les plans y sont ordonnés avec rigueur, le lexique y est identique à celui d’un énoncé géométrique, épuré, à la limite de l’abstraction, l’économie de moyens frôle une « heureuse austérité ». Oui, l’oxymore est voulu qui dit la nécessité du simple afin que le complexe soit connu. Oui, le simple nous l’apercevons dans le côté formel dépouillé, le complexe dans le vertige des questions qui s’ouvrent à même le fond sous-jacent. Merveilleuse posture de la condition humaine progressant sur le fil étroit du funambule, avec le risque de la chute, avec celui de l’élévation. Car évoquer l’habiter de l’homme sur Terre, depuis la lointaine grotte jusqu’à la mansarde contemporaine, c’est questionner sur la vie, sur la mort, sur l’exister qui en réalise le grand écart. Belle image qui soutient cette tension et nous la livre au péril de l’indigence. C’est le luxe de toute vérité de ne s’enquérir que du moindre et de l’inaperçu. Sans cesse est la nécessité de gommer, de supprimer les ombres illusoires, de réduire les aspérités. A cette seule condition quelque chose se livre au regard dans l’éclair du rationnel. A cette seule condition répond la clarté du jugement, l’exactitude du regard. Assurément nous voulons voir !

Ce que veut le regard.

« Dans l’ombre des maisons ».

Photographie : Patricia Weibel.

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17 mai 2015 7 17 /05 /mai /2015 09:09
Conscience lumineuse d’être-au-monde.

Photographie : Sophie Rousseau.

On arrive là, tout au bout de la presqu’île du monde et l’on sait que l’on n’ira pas plus loin, qu’en quelque sorte le voyage est fini. Peut-on dépasser la plénitude ? Peut-on aller au-delà d’une explication profonde avec ce qui nous fait face, retourner parmi les hommes et rêver d’une plus entière communion avec ce qui s’est ouvert dans la révélation ? Peut-on avoir connu l’intime du soi et vouloir encore transcender l’expérience afin d’habiter plus loin que l’événement, de connaître encore plus avant ?

On a beaucoup marché sur la croûte de la Terre, on a dépassé les habitations des humains, les derniers sur ce sol du non-retour, on a vu les fumées grises des cheminées se dissoudre dans la cendre du ciel. On a vu le vol courbe des oiseaux célestes, leurs voilures blanches pliées contre la vitre opaque du ciel, leurs rémiges balayant la glaise souple des nuages. On a vu les roches noires plonger dans l’eau des abysses, s’y perdre dans le mystère du jour ou bien de la nuit. Car l’on ne sait plus très bien sur quel versant l’on se situe, quelle position l’on occupe sur le balancement du nycthémère. Tout est si confondu dans une même harmonie. Et puis qu’importent le soleil de minuit, la Lune faisant son mystérieux gonflement dans le ciel laiteux qu’une encre traverse de sa décision souveraine ? Est-il utile d’établir des distinctions, de dire l’ombre et la clarté, le noir et le blanc, le continu et le discontinu ? Est-il utile de jouer au jeu des catégories et de scinder le réel en ce qu’il n’est jamais, à savoir une partition de l’être ?

On est là, sur la plus haute colline du savoir, dans la plus grande des solitudes qui se puisse imaginer. Les autres sont loin qui vaquent à leurs occupations, leurs yeux rivés sur la tâche à accomplir, le destin à faire avancer dans le créneau étroit des heures. Alors l’hébétude est grande qui saisit les hommes et leurs yeux sont hagards, infiniment dilatés sur l’effroi de vivre toujours, d’exister parfois. Et leurs mains griffent l’ouate de l’air et tissent d’infinies théories d’irrésolutions. C’est comme d’avancer dans un labyrinthe de verre aux mille reflets et de n’en jamais trouver l’issue. La peur gangrène le ventre et les membres sont roides de ne pouvoir agripper le réel qui, constamment, est en fuite. Dans les maisons de carton, dans les cannelures des rues, dans les boyaux où glisse le mufle stupide de trains aveugles, la communauté des cloportes fait du surplace, croyant avancer vers la félicité, le repos éternel et le langage lénifiant du bonheur fait entendre sa petite comptine de finitude et la locomotion fait ses minuscules entrechats auxquels seule la mort mettra un terme puisqu’il en est ainsi de l’humaine condition.

On est là, face à l’immensité, dans la simplicité d’être et de connaître. L’horizon est sans limite, tendu jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’au chant multiple des étoiles. Le ciel est si vaste qu’il se perd quelque part dans l’éther impalpable avec son ébruitement de source. Les roches de lave noire coulent sans peine jusqu’au socle de la Terre, seulement éclairées par les yeux aveugles des baudroies et les fouets lumineux des poulpes géants. L’eau est gonflée de lumière, ruisselante de clarté, semblable à un ruban d’or faisant, à l’infini, sa broderie invisible. Tout est si immensément étendu, posé là devant le globe phosphorescent des yeux. Il n’y a plus de frontières, de distinction entre soi et le monde, entre le monde et soi. Une seule respiration ample, une unique chorégraphie, un étonnant pas de deux dans le glissement ininterrompu des choses. Plus besoin de théories ni de mécanique positive pour poser l’équation de vivre, pour bâtir les murs d’une lourde et encombrante cosmogonie. Tout coule de source, tout va de soi vers l’avant dans le flux de l’immédiateté, de la spontanéité.

C’est comme une inversion du temps, une rétroversion de l’espace, tout remontant jusqu’à l’origine, aux paroles fondatrices de l’être. Jusqu’ici, le temps, nous en faisions un mécanisme séparé de notre propre réalité, un empilement de rouages complexes dont on ne pouvait saisir le sens logique, la mathématique rigoureuse. Mais voilà que le temps et nous = le même. Nous étions un sablier faisant couler vers l’aval les grains de silice de son existence et voici que nous sommes devenus clepsydre, mais clepsydre inversée aspirant le fluide aquatique, en confiant le beau reflux aux heures primitives qui furent le berceau de notre naissance et bien au-delà encore, jusqu’à ce mince filament qui se perd dans la poésie initiale, dans le commencement de la parole. Le temps, c’est nous. Nous pensons le temps et, aussitôt, il se temporalise, c'est-à-dire qu’il prend sens et réalise la seule effectuation qui soit, celle de nous livrer une partie du mystère de figurer, ici, dans cette durée qui nous est octroyée dont l’instant est l’éclair qui illumine l’ensemble de notre parcours.

L’espace, cet insaisissable qui fuit au-devant de nous à mesure que nous avançons et semble toujours se reconstituer de nouveaux sites conquis dans l’aire infinie de la nature, l’espace c’est nous, c’est seulement nous qui projetons notre vision dans les contrées qui nous visitent et nous disent notre être, la quadrature que nous occupons dans la complexité du monde. Nous regardons l’espace et voici qu’il s’espacifie, qu’il se met à nous parler et à entrer avec nous dans le mode d’une familiarité. Nous regardons le monde et voici qu’il se mondifie, nous traverse à mesure que nous le traversons. Nous participons au monde et participons de lui comme l’arbre s’enracine dans le sol et s’élève à partir de son socle dans l’éther qu’il s’approprie comme sa réalité la plus vraisemblable.

Nous regardons le monde et sommes, de la même façon, regardés par lui. A la fois voyants et vus dans ce double mouvement qui nous porte en direction des choses et qui porte les choses en direction de ce que nous sommes. Notre relation à l’être-du-monde est de nature dialogique, nous sommes en présence de ce qui n’est pas nous, de la même manière que l’altérité - les autres, les choses, les objets à connaître -, vient à notre encontre dans la plus pure évidence qui soit. Ce ciel chargé de nuages, cette lumière céleste qui filtre au travers, le dôme brillant de l’eau, la meute noire des rochers ne surgissent pas d’eux-mêmes par la décision d’une pure autarcie, par la volonté de quelque absolu. Les visant de l’intérieur de ma conscience, c’est moi qui les fais paraître et les porte au jour de la connaissance. Je ne suis moi, dans cet instant de l’émerveillement contemplatif, qu’en raison de celui que je suis qui regarde le monde et l’installe dans sa parution. Nous avons partie liée avec le monde comme le monde s’accorde à nous dans la plus pure des réalités qui soit. Plutôt que nous ne connaissons le monde, nous « co-naissons » avec lui dans le même mouvement apparitionnel qui le fait être dans le même empan qui me révèle à moi-même. C’est cela le miracle de la vision, le prodige d’être-le-là qui fait droit aux phénomènes alors que ces derniers, les phénomènes, nous installent dans notre être et nous y maintiennent afin que nous en prenions acte. C’est cela exister, se tenir en-dehors du néant et assurer cette transcendance le temps qui nous est alloué par notre propre destin. Regarder les choses, toutes les choses, mais aussi bien ce paysage, c’est faire siens, depuis la dimension prodigieuse de la conscience, aussi bien ce ciel en s’y dissolvant, aussi bien cette eau en s’y immergeant, aussi bien ce rocher en plongeant dans la mémoire de sa lave. Que serions-nous si nous n’étions atteints de ce principe de luminescence, d’irradiation qui révèle le monde dans sa plénitude ? Que serions-nous sauf ce statique immanent disparaissant à même les choses dans la densité de leur incompréhension, cette dernière entraînant la nôtre par simple effet d’analogie ?

On arrive là, tout au bout de la presqu’île du monde et l’on repart avec, en soi, l’expérience d’un avoir-vu, d’un avoir-su qui nous métamorphose en notre fond. Nous étions arrivés avec notre peau de saurien primitif, avec nos écailles qui ralentissaient notre marche et dissimulaient à nos yeux la beauté du monde. Le paysage sublime a réalisé, en nous, le « frémissement du passage », tel le rite du même nom au cours duquel l’adolescent accède à la société des adultes qui l’initie à ses secrets. L’exuvie a eu lieu. Nous repartons et laissons, derrière nous, cette inutile et encombrante guenille, témoin d’un temps de régression et de fermeture. Notre peau est neuve, rutilante, prête à accueillir la pluie de phosphènes de la connaissance. Plus jamais nous ne regarderons comme avant. En bas, dans la vallée, dans les plis ombreux de la ville, dans les corridors des rues sont les lents mouvements, les reptations mondaines qui font la marche lourde des hommes. Nous leur dirons la nécessité d’un regard juste, d’une marche accomplie en direction de ce qu’il y a à voir, à connaître. Ensuite nous regagnerons notre couche avec les yeux rivés aux étoiles. Nous ne saurons plus vraiment quelles sont nos limites, où nous commençons, où s’arrête l’univers, s’il s’arrête jamais. Notre sommeil sera un rêve éveillé. Le monde, nous le tiendrons entre nos mains éblouies et nos yeux seront brillants comme des constellations. La seule façon d’être-au-monde !

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1 mai 2015 5 01 /05 /mai /2015 08:01
« J’échappe comme un animal en cage ».

"J’échappe comme un animal en cage"

Encre et tempera 120x85

Nuit du 27 Avril 2015

JM-Musial

***

"J’échappe comme un animal en cage"

  Partout sont les signes de la peur, partout sont les fosses vipérines et les goules hantent les cimetières de leurs dents-yatagan. Et la nuit fait ses gerbes d’étoiles qui moissonnent les têtes. Mais réveillez-vous donc, homme de peu d’inquiétude, mais ouvrez donc l’orifice de votre cochlée et enfoncez dans le limaçon labyrinthique le cri de l’hyène à l’échine basse, le hurlement du loup aux canines d’acier, la déchirure de la terre sous la poussée tellurique. Mais dilatez vos yeux jusqu’à la mydriase afin que la vérité blanche, éblouissante, inonde votre cortex, que le chiasma de vos yeux éclate sous les coups de silex du jour. Car le jour est là auquel vous n’échapperez pas. Vous vous étiez dissimulé dans la gangue épaisse, dans la nuit bitumeuse pensant vous exonérer de vivre mais le réel vous a rattrapé et ses dents de vampire vous broieront jusqu’à vous réduire au silence. A l’incongruité du ver se comparant à l’étoile.

"J’échappe comme un animal en cage"

  Oui, vous l’entendez la petite antienne, "J’échappe comme un animal en cage", qui fait ses vrilles coruscantes un pouce au-dessus de votre fontanelle, cette fente jamais refermée, cet abîme vacant qui vous rappelle dans l’en-deçà du temps, vous invite à la rétrocession afin de vous faire passer par la trappe du Néant, ce Néant qui vous conduisit sur les fonts baptismaux de l’exister mais possède le pouvoir de vous confronter à nouveau à votre propre nullité. Originelle. Sans doute définitive. Vous êtes en sursis, cela vous le savez mais feignez de vivre dans l’insouciance et abusez du peyotl afin qu’il vous libère des mâchoires mécaniques du monde. Mais vous n’échappez à rien, surtout pas à vous-même. Vous êtes si inconséquent, si imbu de votre propre forme humaine que vous ne percevez même plus, dans le menhir de votre corps, la densité de la pierre, dans la complexité de votre anatomie, la sauvagerie de l’animal. Et la chansonnette que vous croyez être une pure profération venue de nulle part, eh bien c’est vous et vous seul qui en êtes l’émetteur. Et comment pourrait-il en être autrement ? Vous êtes SEUL sur Terre et les autres vous les avez hallucinés, pensant qu’ils vous tireraient d’embarras, que votre déréliction serait un simple colifichet, que votre état mortel ne figurerait plus qu’à titre de plaisanterie.

"J’échappe comme un animal en cage"

  Mais regardez donc cette feuille sur laquelle vous vous débattez avec la plus pitoyable des pantomimes qui soit. Mais, voyez-vous, vous n’êtes même pas arrivé à un état de complétude dont vous auriez pu tirer, sinon quelque vanité, du moins la fierté d’être au monde et d’y faire quelques minuscules entrechats avant que de vous absenter du praticable qui vous y accueillit l’espace d’un balbutiement. Ô combien votre perception de vous-même doit être souffrance abrupte ! Tragédie ne trouvant jamais sa propre résolution. Votre épiphanie, celle qui est censée vous porter au-devant de vous afin de témoigner de votre présence, voici qu’elle se voile avant même que de s’être montrée sous une forme compréhensible. On vous eût souhaité un visage rayonnant, ordonnateur de plénitude. Celui-ci est absence et invisibilité. Vous êtes, au sens premier de l’expression, un être « dé-figuré », soit celui privé de toute apparition dans l’ordre des choses. Et votre singulière partition, un membre par-ci, un autre par-là, pareil à un territoire éclaté dans une vision archipélagique, identique à un peuple éparpillé sous la poussée d’une étrange diaspora. La schize, la division, sont les seules formes par lesquelles vous donnez le change et demeurez en dette de vous-même.

  « J’échappe », mais à quoi donc échappez-vous, vous qui êtes englué dans le réseau dense de la feuille sans pouvoir prétendre en sortir à l’aune de quelque possible humain ? « Comme un animal », oui, ce serait là une des seules assertions recevables, cependant l’animal, fût-il élémentaire possède un corps constitué, un terrier où habiter, une proie à saisir à partir du bond qu’il possède toujours comme sa propre nature. « En cage », oui, il était nécessaire d’arriver au terme de votre proposition afin que quelque chose émergeât à la manière d’une connaissance objective de votre monde étrange. Certes vous êtes un « encagé » et ceci détermine votre essence humaine. La Moïra, le cruel Destin, ceci qui vous porte au monde vous a fait basculer cul par-dessus tête dans les fosses carolines de l’impossibilité d’être autrement qu’à l’aune d’une aliénation. Et pourtant nous vous aimons tel que vous êtes, fragile, en partage, nul et non avenu. Vous êtes si beau dans cette recherche de vous qui vous accomplit et vous enjoint de paraître fût-ce au prix d’une étrange finitude. Est-ce cela, la finitude, être en-arrière de soi avant même le premier bond, être hors-de-soi après que le dernier aura sonné le glas ?

  Mais assez joué, maintenant. Assez déliré sur votre état si miséreux qu’on le croirait une simple pantomime jouée devant les enfants médusés que nous sommes. Ce qu’il faut dire, c’est ceci : l’art n’est que la mise en musique de la tragédie humaine - la vôtre, la mienne -, et la question qu’elle pose afin de nous amener à notre propre présence. S’il s’agissait du contraire, à savoir l’élévation et le maintien d’un esthétique heureuse faisant l’économie des fondements essentiels de l’humain, alors n’auraient eu lieu d’être ni « Les tournesols » de Van Gogh, ni « L’énigme d’un jour » de De Chirico, pas plus que « Femme nue couchée et tête » que Picasso retoucha encore la veille de sa mort, œuvre dans laquelle se lit, avec une nette évidence, la clôture d’une vie en même temps que le drame humain qui l’alimente en son essence. Aucun artiste ne saurait s’exonérer de cette dimension métaphysique qui, toujours, traverse l’œuvre mais n’est apparente qu’à ceux qui en cherchent la trace. Sans doute pour bien percevoir cette climatique spéciale de l’art traversé de métaphysique de part en part, faut-il se reporter à la vision de Nietzsche le concernant. L’œuvre, si elle est réalisée dans l’authenticité, loin d’être divertissement ou activité empreinte d’hédonisme est la forme idéale par laquelle l’homme s’approprie son destin en le questionnant jusqu’en ses fondements ultimes. Plus qu’une froide analyse conceptuelle, l’art est ce qui nous met en présence de nos propres angoisses, de notre incomplétude foncière, de la finitude qui en est l’accomplissement.

  "J’échappe comme un animal en cage" en est la subtile antienne, laquelle dit en éclaboussures d’encre, en ébauches corporelles identiques à de rapides lavis, en une géologie primitive traversée de failles diverses et d’illisibilités récurrentes, la difficulté d’être, sinon l’impossibilité. Il nous faut nous contenter d’exister ou peut-être même simplement de vivre « comme un animal en cage » ! Et nous crions d’effroi, tout comme le personnage en forme de Néant d’Edward Munch, qui n’est jamais que notre alter ego, celui par qui nous apparaissons au monde, attendant de tirer notre révérence. Chapeau, l’Artiste !

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26 avril 2015 7 26 /04 /avril /2015 08:36
« Noir outremer ».

« Noir outremer ».

Œuvre : Céline Guiberteau.

Regardant une œuvre, toute œuvre, nous ne sommes nullement dans une virginité de la vision qui la poserait devant nous, l’œuvre, comme la certitude qu’elle est. Nous ne sommes pas une outre vide que l’artiste emplirait à loisir du bout de son pinceau. Nous venons de loin et, afin de poursuivre la métaphore, le récipient dont nous élevons la figure s’est émaillé, au fil du temps, de quantités de percepts, d’affects, de concepts qui font, de leur synthèse, la fibre vive de notre exister. Regardant cet océan de noir de fumée et de blanc de titane, c’est certes de l’océan dont il s’agit, mais bien plutôt de notre océan, celui que nous portons au pli de notre conscience. La nôtre d’abord, celle du monde ensuite. Car il ne saurait y avoir de séparation, de ligne de partage fixant à l’adret les flots tumultueux des mers ; de l’autre, à l’ubac, le mince ruissellement que nous faisons au cours de notre parution mondaine. Le vaste océan nous traverse, tout comme nous le traversons. Il est notre fluide intérieur ; nous sommes sa brume et le mouvement de son flux.

L’océan, cet élément qui nous dépasse du haut de sa royauté, à l’entendre seulement nommer et nous le possédons du-dedans de ce qu’il est, à savoir comme une parcelle du territoire que nous offrons à tout ce qui fourmille et s’anime sur la contrée de la Terre. Classique référence, truisme même que d’énoncer notre propre participation au Grand Tout, perspective du microcosme se fondant et jouant en écho avec le macrocosme, cet universel qui nous fait résonner en tant que singuliers. Car, si les marées et les flux sont multiples, si l’équinoxe les porte à l’amplitude, si la fonte des glaciers-rois les exténue, c’est, à chaque fois, d’un unique dont il s’agit. Unique veut dire, ici, que nul espace ne rétrocède vers l’origine, que nulle temporalité ne s’annule dans une marche à rebours l’installant, à nouveau, sur quelques fonts baptismaux que ce soit. Cette vague que je vois, là, faisant ses gerbes d’écume et ses myriades de bulles parmi le peuple des galets, jamais elle ne trouvera à se ressourcer à la pureté de l’instant. A peine s’est-elle levée, à peine a-t-elle assemblé en elle la puissance fondatrice de l’eau qu’elle est en perte d’elle-même, manière d’affliction que seule une activité de réminiscence portera à la résurrection, soit à se reconnaître elle-même comme ayant eu lieu.

L’océan que nous visons ici, auquel nous accordons quelque coefficient de réalité - il y a toujours dans l’activité humaine, fût-elle artistique, un fond de « mimêsis », d’imitation de la Nature, de référence à une concrétude -, l’océan donc surgit de la toile comme cette nécessité qu’il est, cette parole disant le monde en termes de rythme et de masse, en lexique de vie puisqu’à défaut de sa présence nous ne disserterions pas sur son essence, sur son étendue plénière. Cet océan nous le faisons nôtre, nous le confions à notre sensibilité, à notre imaginaire, à la complexité de notre entendement. Dès lors il ne dépend plus de nous que nous en possédions les clés afin que, maîtres de lui, nous l’agrémentions à notre guise. Tout métabolisme - rencontre d’une œuvre et d’une conscience - s’instaure de lui-même dans la mystérieuse alchimie qu’il délivre à notre insu. Cet océan que, depuis notre première rencontre, nous ne cessons de phagocyter et de porter en nous a progressé à bas bruit, avec ses marées insoupçonnées et ses retraits soudains, avec l’eau lourde de ses abysses et ses dômes de cristal. Qu’en est-il de cette eau primitive que notre âme d’enfant surprit, un jour lointain, derrière l’épaule blonde de la dune avec sa théorie de flots verts et ses franges rayonnant jusqu’à l’horizon du monde ? Pourrions-nous le reconnaître en quelque façon dans la toile dont l’artiste nous fait l’offrande comme partie intégrante de ce qu’elle est, un témoin d’un vécu en rencontrant quantité d’autres ? C’est au confluent de la vision du créateur et de la conscience qui en prend acte que la vraie chose a lieu.

C’est à cette fin que nous disons le titre en modes multiples. L’océan est ce « noir outremer » que l’œuvre porte à sa parution dans une vision singulière du réel. Il est aussi cet « outre-noir » dont nous parle le peintre Soulages en tant que dépassement du réel en direction de cet invisible qu’il est aussi mais que nos yeux inféconds ont du mal à saisir. Enfin, il est notre courbure personnelle à la face de l’événement qu’il suscite et dont nous sommes les porteurs. Parfois l’eau de nos yeux en est-elle le témoignage le plus patent, cette eau salée pareille à Tiamat, cette mère de la mythologie sumérienne dont nous sommes les rejetons insouciants et oublieux alors qu’elle est notre génitrice et la donatrice de vie de tout ce qui, sur Terre, se manifeste. Peut-être n’est-ce que cela, ce réel qui nous cloue à la planche d’entomologiste de l’exister, une simple visée que nous réaménageons constamment, dont nous perdons la trace dans les mailles complexes de la vie. Nous n’en savons plus le chemin. Peut-être que cela !

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