Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 septembre 2022 3 07 /09 /septembre /2022 07:51
Signe d’effroi chez les Petits Boisés

Œuvre : Marc Bourlier

 

***

 

   Les Petits Boisés. Voici un doux nom qui résonne à l’oreille des Attentifs. Car les Attentifs sont pléthore sur Terre que côtoient, comme dans leur ombre, les Inattentifs. De toute éternité c’est une lutte immémoriale entre les Attentifs, ceux qui prennent garde aux Choses et ceux qui en longent l’existence sans même s’apercevoir que les Choses existent, qu’en leur essence elles nous interrogent bien plus que nous ne saurions le penser. Les Choses Majuscules, autrement dit les Montagnes aux immatérielles cimes, les Étangs aux eaux de cristal, les Forêts avec leurs cèdres majestueux, les vaste Plaines où flottent les épis nourriciers, les frais Vallons et ses tapis d’herbe émeraude, les somptueux Fleuves avec leurs bouquets d’îles où poussent les saules.

   Les Attentifs ? Ils regardent les Choses, ils cherchent leur âme, ils font de leur vision un Poème adressé à tout ce qui vit, croît et déplie son existence sous la nappe bleue du ciel. Les Inattentifs ? Des Choses ils n’ont cure, je veux dire des Choses de la Nature. Ils leur préfèrent les choses minuscules de la fabrique humaine : les écrans où fulgurent les images, les casques dans lesquels se précipite le bruit du Monde, les automobiles aux longs capots, les Temples du Commerce avec leurs grappes d’objets auxquels ils vouent un insatiable culte.

   Et les Petits Boisés, me direz-vous. Eh bien les Petits Boisés ne sont pas des Hommes mais de simples bouts de bois qu’un Artiste a mis en forme, en forme humaine cependant. Ils sont touchants avec leurs yeux ronds tels des billes, avec leurs nez tout droits, leurs bouches saisies d’étonnement, leurs corps tout d’une pièce que, parfois, ligature un anneau de ficelle en guise de ceinture. Ils sont franchement émouvants, ils sont franchement attachants au sens premier, si bien que l’on pourrait se fixer à leurs minces effigies tout comme le lierre au tronc. Ce serait tout à la fois un signe d’amitié et un signe de reconnaissance. Le Lecteur, la Lectrice auront vite saisi que ces Boisés sont du côté des Attentifs, toute leur attitude joue en ce sens.

   Les Boisés ne sont pas seulement des bois flottés qui auraient trouvé le lieu et le temps de leur venue en présence. En réalité, mais ceci peu le savent, y compris parmi les Attentifs, ils sont des génies tutélaires qui veillent sur nous, des genres de fétiches auxquels nous pouvons confier nos soucis et nos peines, des manières de talismans qui brillent de tout leur éclat au plus profond de la nuit. Bien évidemment, vous aurez compris que le mode sur lequel ils se donnent, dans la spontanéité, la simplicité, est l’exact contraire, le revers des Inattentifs, eux qui ne vivent que d’artifice et de « joies » immédiates seulement acquises de faible lutte. Le lieu de l’habitat des Petits Boisés ? Lorsque le crépuscule lisse la Terre d’une belle teinte sépia, que les étoiles ne tarderont guère à s’animer, portez vos yeux au-dessus de la ligne d’horizon, vous apercevrez l’attelage des Petits Boisés, une sorte de Petit Chariot, Petite Ourse constellée de points lumineux en ses angles avec la tige de son timon levée vers Polaris. Oui, les Boisés sont de Célestes Aventures qui nous toisent de haut, mais dans la pure gentillesse, dans la pure donation de qui ils sont, ils veulent être les reflets de Ceux qui chantent une ode à la Terre, nullement de ceux qui l’ignorent ou, pire, la maculent.

   Depuis les révolutions qu’ils accomplissent autour de notre Planète, ils observent le Monde avec ses joies et ses peines. Ils consignent tout dans de minces carnets en bois qui sont comme les archives de l’Humain. Oh, certes, ils ont noté plein de choses lumineuses : la parution des œuvres d’art, les progrès de la santé, la fraternité des Hommes, les gestes d’oblativité, les hautes productions de l’esprit. De ceci ils se réjouissent. De ceci ils tirent une légitime fierté puisqu’ils sont un fragment de la conscience humaine, placé en orbite.

   Mais voici, tout n’est pas lumière sur Terre et de longues ombres, de sourdes taches fuligineuses font leur auréole mortifère partout où elles posent leur confondante silhouette. Ceci, ils ne l’archivent nullement dans leur carnet, ils en regardent simplement les funestes effets. Les signes d’effroi qui s’insinuent en eux ?

 

Voici : de longues flammes courent

tout le long des crêtes des montages,

sautent d’une vallée à l’autre,

emportent avec elles les maisons

et les souvenirs des Hommes.

Voici : les hauts icebergs,

ces Rois du Septentrion,

s’effondrent chaque jour

dans un fracas

qui devient assourdissant.

Voici : de grands fleuves sont en crue,

de violentes moussons

inondent des pays entiers,

essaimant derrière elles

le « bruit et la fureur ».

Voici : de lourds panaches de fumée

obombrent le ciel,

le rendent inconnaissable,

tressant dans l’air de terribles nuages.

Voici : des îles où se dressaient

les beaux éventails des cocotiers,

où vivait un peuple paisible,

tout est englouti et il ne demeure

qu’une Atlantide vide

et la désolation d’une utopie.

Voici : des grappes compactes de Touristes

montent à l’assaut des Villes et les défigurent.

Voici : la « foule solitaire » croise

une autre « foule solitaire »,

chaque foule plongée dans les

hallucinations des écrans bleus.

Voici : de longues files d’automobiles

font leurs convois ininterrompus,

assiègent les places,

roulent sur le vert des platebandes.

 

Voici : les Hommes

ont perdu la tête,

ils n’ont plus d’orient,

plus d’Étoile du Berger

qui pourrait les guider

vers plus d’Éthique,

 vers plus de Raison.

Voici : la Terre est le reflet

du désarroi des Boisés,

les Boisés sont les reflets

du désarroi de la Terre.

 

   Cela fait comme une grosse boule d’étoupe où le sens s’évanouit, où la Parole s’éteint, où le Regard s’obscurcit au point de disparaître, de plonger dans une longue et douloureuse cécité. Voici : une oriflamme se hisse haut dans le ciel qui nous demande, nous les Endormis, de nous réveiller, de reprendre conscience, de nous assumer Hommes en tant qu’Hommes, de ne nullement vivre dans le creux douillet de notre habituelle léthargie.

   Certes, j’ai parlé en lieu et place des Petits Boisés, je leur ai attribué un langage qu’ils ne possèdent pas, mais je fais l’hypothèse que si le Hasard les avait doués de Parole, ils eussent été bien étonnés du comportement des Humains, ce que leurs yeux tout ronds manifestent, ce que leurs bouches toutes rondes manifestent aussi en une manière de second degré, de réitération. Bien évidemment c’est ma Voix et elle seule qui s’est fait le porte-parole d’une situation totalement aporétique. Nous, les Hommes, avons vissé sur nos têtes, depuis un temps infini, les casques de l’inconscience et du déni, les casques qui ne nous protègent de rien, surtout pas de nous et de nos constants errements. Oui, nous sommes à la dérive, tous embarqués sur ce « Radeau de la Méduse » dont nous attendons qu’il coule pour enfin tâcher de calfater ses fissures. Certes le constat est vertical et le partage de l’Humain en deux camps opposés est une simple métaphore. Tour à tour, nous les Humains, sommes Attentifs puis, l’instant qui suit, Inattentifs. Notre silhouette Humaine doit porter la trace d’une indélébile césure.

 

A la fois nous Sommes et ne Sommes pas.

Une fois nous convoquons l’Être,

une fois le Non-Être.

Qui donc nous sauvera de l’abîme ?

 Petits Boisés,

tant qu’il en est encore temps,

insufflez en nous cette sagesse du Bois.

On parle bien de l’Âme du Bois, non ?

Alors…

Partager cet article
Repost0
20 novembre 2015 5 20 /11 /novembre /2015 09:01
Du haut du ciel ils voient l’invisible.

Nuage à remonter le temps.

Œuvre : Marc Bourlier.

En ces temps d’errance et d’approximation les gens se déplaçaient avec les yeux rivés au sol et le cœur en chamade. C’était tout juste s’ils voyaient la pointe de leurs chaussures, s’ils percevaient leur lente progression vers l’abîme fatal. Le pire, livrés à eux-mêmes sans qu’ils en fussent alertés, cloîtrés dans la geôle de leur chair. Ils avaient si peu d’espace, si peu de temps et la flamme de leur conscience menaçait à chaque instant de se réduire à la taille de l’étincelle. Ils avançaient au hasard des rues, entraient dans des magasins où coulait une musique sirupeuse, où les barres de néon multicolores imprimaient sur leur anatomie d’albâtre les stigmates de leur aliénation. Car les hommes n’étaient pas libres, car les hommes étaient guidés sur des rails dont ils n’apercevaient pas le tracé, qui se perdaient dans les limbes de l’inconnaissance. Pareils à des hiboux que le jour aurait surpris, leurs yeux étaient comme atteints de cataracte et il s’en serait fallu de peu qu’ils ne disparussent dans les mailles d’une étroite cécité. Ainsi allait le monde, à petits coups de queue, à impulsions de nageoires caudales, à frétillement d’écailles identiques aux ondulations des poissons des abysses glissant dans les eaux lourdes du mystère. Autrement dit la Terre était prise de doute et les arbres eux-mêmes, au printemps, hésitaient longuement à se vêtir de feuilles neuves pareilles à des myriades d’yeux sondant la bogue serrée des choses.

Eussent-ils levé les yeux, les humains, de leurs préoccupations ordinaires et alors se seraient révélées à eux les meutes de nuages dont le ventre frôlait la ligne d’horizon avec un bruit de râpe. Et ces nuages, malgré leur apparence débonnaire n’étaient pas de simples accumulations de gouttelettes en suspension dans l’air. Ces nuages étaient habités. Habités de l’intérieur par un régiment d’âmes, mais d’âmes paisibles ouvertes à la contemplation du monde. Topographie d’un inoffensif cumulus : au milieu des volutes et circonvolutions d’écume, d’étonnantes silhouettes. Genres de bâtonnets avec un corps simple et droit que surmonte une tête rectangulaire portant les trous des yeux, de la bouche et une brindille en forme de nez. Rien de bien étonnant penserez-vous et, en ceci, vous serez aussi inattentifs que vos acolytes terrestres. Car ces inapparentes voliges ne sont nullement ordinaires, ce que vous dévoilera la suite du voyage. Oui, du voyage, car ce Nuage est un « Nuage à remonter le temps » et les Petits Boisés des navigateurs au long cours, de téméraires explorateurs de continents inconnus.

Donc le début de la navigation. Au bas du nuage une équipe de six timoniers tenant la barre conduisant au passé. Au-dessus, accrochés au bastingage ou bien plantés sur les coursives, un bataillon de marins attendant que l’ancre se lève. Ecoutez donc les pignons faire leur bruit d’acier, les roues hoqueter, les viroles faire leurs syncopes, les ressorts et cliquets agiter leurs cymbales. C’est cela la symphonie d’un retour vers le passé, le cheminement au terme duquel se signalera l’origine comme source et fondement de cela qui s’agite ici et maintenant avec l’insistance d’une gigue. La goélette cingle maintenant vers le large avec des troupeaux de bulles collées à ses basques. On reçoit des embruns, les yeux s’emplissent de larmes, le sel pique le visage. Mais qu’importe, c’est si essentiel de savoir d’où l’on vient, quelles sont les racines sur lesquelles on a fait pousser sa tige de bois. L’avenir est loin derrière, perdu dans un rideau de brume. Le présent fait un curieux surplace et l’on n’en distingue plus que quelques copeaux se dispersant aux quatre vents.

Le passé avance, fait ses éclaboussures, ses sauts carpés, ses cabrioles, ses équerres, ses infinis saltos. C’est comme un vertige de remonter en direction de la case départ, de croiser ses formes successives, ses propres images que l’on avait archivées au creux de quelque nostalgie, ses postures existentielles figées dans la glu du temps. Mais voyez donc comme ces modestes éclisses vibrent à la seule idée de se retrouver au hasard des pérégrinations, des boucles et retournements. Les voici, simples échardes flottant dans l’eau savonneuse d’une plage de galets, leurs ventres érodées par le flux de l’eau, la fuite du sable, l’insistance du gravier. Et puis ici, branches agitées en tous sens par les caprices de l’océan, écorces que les vagues mordent avec l’insistance d’un roquet. Puis, encore plus haut dans le passé, grume que crible une nuée de ramures, immense épave que la tornade a prélevée du sol dans un craquement de racines et a déposée sur la face de l’eau dans un grand bruit de tonnerre. Bientôt le voyage arrivera à destination et les Petits Boisés auront levé un immense coin du voile et leurs yeux seront éblouis de connaître. Les voilà maintenant parvenus au pied d’une colline, titubant sur leurs membres de fibres, cela fait si longtemps qu’ils n’ont pas marché sur leurs merveilleuses échasses de buis ou bien de hêtre. Puis les voilà au sommet, arbres fiers que le vent traverse de ses doigts rugueux et les cheveux de leurs frondaisons frissonnent longuement sous la caresse du jour. Ils sont les génies tutélaires des hommes. Ils sont chênes avec leurs colliers de glands qui tintent joyeusement, ils sont figuiers qu’une laitance blanche parcourt de l’intérieur à la façon d’une lumière ; ils sont pins sylvestres juchés en haut de leur mât crénelé comme la peau d’un saurien ; ils sont acacias avec leurs couronnes d’épines. Enfin ils sont les arbres, ceux qui nous nourrissent de leurs fruits, nous abreuvent de leur suc, enduisent notre peau d’une buée cosmétique douce au corps, généreuse à l’âme.

Les arbres ont un secret. Les arbres ont une passion, celle de l’invisible. Voyez leurs hautes architectures, leurs éblouissantes cimes tutoyer les cirrus, plonger dans le ciel comme on plonge dans l’eau d’un lac. Ils sont au contact des dieux, ils volent comme des oiseaux, pareils à des aigles royaux à la vue perçante. Ils forent l’éther de l’intérieur, ils s’immiscent dans la moindre molécule d’air, parcourent les couloirs célestes à la vitesse des éclairs. Par la résille de leurs racines, l’étendue de leurs rhizomes, ils s’invaginent partout où une faille existe, une fêlure s’annonce. Les lianes de bois avancent, forent à la manière du museau d’animal fouisseur, marmotte, musaraigne, taupe dont ils percent le tunnel, fourrure qu’ils pénètrent de leur insatiable curiosité. Les tubes sylvestres traversent les couches de sédiments, font effraction dans la gemme, là où le cœur de cristal vibre de mille lueurs. Les arbres n’ont pas de limite. Ils défient les lois du temps, déplient l’espace qu’ils portent à la limite de l’exister. Ainsi, les Petits Boisés ont remonté le ruisseau jusqu’à sa source et s’y désaltèrent longuement. Quelque part, bien dissimulé dans l’anonymat de leurs anatomies, ils portent ce don de l’arbre qui est le sceau apposé sur leur minuscule présence.

Qui a appris à connaître le ciel, la terre, connaît aussi les hommes. Leurs gloires aussi bien que leurs faiblesses. Les failles intimes qu’ils portent en eux comme une discrète cicatrice. Alors, voyez-vous, depuis la sagesse dont ces petits bouts de bois sont les dépositaires, eh bien rien ne leur reste étranger, rien ne leur reste inconnu. L’invisible transformé en objet de contemplation, voici ce qu’ils voient de plus apparent au travers de l’effigie humaine. Certes les mains habiles, celles qui informent la beauté, prodiguent soins et réconforts, se tendent au-devant de l’autre afin de le porter à la dignité d’une reconnaissance. Certes les Petits Boisés voient tout cela comme ils verraient l’évidence de la montagne dressée devant eux. Mais ce qu’ils aperçoivent aussi, c’est cet irreprésentable qui ourdit ses complots, affûte ses lames : la perdition du monde dans de bien basses œuvres, les ravages de la drogue, les attaques de la maladie sournoise, les chausse-trappes de l’égoïsme, les plans des guerres, les manigances des barbares, les poings tachés de sang des criminels. Oui, ils voient tout ceci comme la radiographie traverse le corps pour aller y recueillir une troublante imagerie. Oui, l’envers des choses est souvent cet insoutenable qu’il faut dévoiler, afin qu’avertis du danger, nous commencions à déciller nos yeux, à ouvrir notre âme à l’absolu de l’art, au chatoiement du langage, à l’événement de la rencontre.

Une falaise surplombant la mer, un éboulement de blocs de rochers, des galets à l’infini que battent continûment les flots, le bruit incessant, assourdissant du ressac, la brume de mer qui dissimule en partie à nos yeux cette silhouette penchée qui, à intervalles réguliers, prélève ici un bout de branche, là un morceau de planche usée, là plus loin une volige, un bois flotté aussi clair qu’un os poli par le temps. Oui, nous l’avons reconnu, c’est l’Artiste, celui dont l’habileté, la sensibilité donnent vie à ces minuscules présences qui portent en elles la longue mémoire des arbres. N’oublions jamais de voir dans ces infimes personnages non seulement l’imitation d’une figure humaine, mais le lexique de toute allégorie qui, en termes imagés, nous intime l’ordre d’y voir plus clair. N’aperçoit l’invisible que celui qui s’y est préparé. Non, vraiment, nous n’avons plus de temps à perdre ! Les Petits Boisés nous attendent.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher