Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 14:11

 

 

 

LETTRE XXX.
Paris, 7 mars, III.

Il faisait sombre et un peu froid ; j’étais abattu, je marchais parce que je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur un mur à hauteur d’appui. Une jonquille était fleurie. C’est la plus forte expression du désir : c’était le premier parfum de l’année. Je sentis tout le bonheur destiné à l’homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde idéal fut tout  entier dans moi ; jamais je n’éprouvai quelque chose de plus grand et de si instantané. Je ne saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l’expression, l’élégance, l’attitude d’une femme heureuse et simple dans toute la grâce et la splendeur de la saison d’aimer. Je ne concevrai point cette puissance, cette immensité que rien n’exprimera ; cette forme que rien ne contiendra ; cette idée d’un monde meilleur, que l’on sent et que la nature n’aurait pas fait ; cette lueur céleste que nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n’est qu’une ombre indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.

Mais cette ombre, cette image embellie dans le vague, puissante de tout le prestige de l’inconnu, devenue nécessaire dans nos misères, devenue naturelle à nos cœurs opprimés, quel homme a pu l’entrevoir une fois seulement, et l’oublier jamais ?

Quand la résistance, quand l’inertie d’une puissance morte, brute, immonde, nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies imbéciles ou cruelles ; quand on ne sait rien, quand on ne possède rien ; quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d’un songe odieux et ridicule ; qui réprimera dans nos cœurs le besoin d’un autre ordre, d’une autre nature ?

Cette lumière ne serait-elle qu’une lueur fantastique ? Elle séduit, elle subjugue dans la nuit universelle. On s’y attache, on la suit : si elle nous égare, elle nous éclaire et nous embrase. Nous imaginons, nous voyons une terre de paix, d’ordre, d’union, de justice, où tous sentent, veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la simplicité qui les multiplie. Quand on a eu laperception des délices inaltérables et permanentes ; quand on a imaginé la candeur de la volupté, combien les soins, les vœux, les plaisirs du monde visible sont vains et misérables ! Tout est froid, tout est vide ; on végète dans un lieu d’exil, et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire ce cœur chargé d’ennuis. Tout ce qui l’occupe ici, tout ce qui l’arrête n’est plus qu’une chaîne avilissante : on rirait de pitié, si l’on n’était accablé de douleur. Et lorsque l’imagination reportée vers ces lieux meilleurs compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue et tout ennuie, l’on ne sait plus si cette grande conception n’est qu’une idée heureuse, et qui peut distraire des choses réelles, ou si la vie sociale n’est pas elle-même une longue distraction.

 

                                                                                                                 Source : Wikisource.

 

 

Partager cet article
Repost0
12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 14:02

Marcel Proust

À la recherche du temps perdu

Gallimard, 1946-47 (1, pp. 255-296).


  Certes le « petit noyau » n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était pas la peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre, il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité, qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann, qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand il était devant une femme de chambre.

 

                                                                                       (Source : Wikisource).

Partager cet article
Repost0
12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 14:01

 

Friedrich Nietzsche

Opinions et Sentences mêlées
(Humain, trop humain, tome II)

traduction Henri Albert

 

 

1. À ceux que la philosophie a déçus. — Si jusqu’à présent vous avez cru à la valeur supérieure de la vie et si vous vous voyez déçus maintenant, faut-il donc vous débarrasser de la vie au plus vil prix ?

2. Être gâté. — On peut aussi être gâté pour ce qui concerne la clarté des idées. Combien vous dégoûtent alors les rapports avec ces gens obscurs et nébuleux, qui aspirent et qui pressentent ! Combien paraît ridicule, sans être réjouissant, leur éternel papillonnement, leur chasse perpétuelle, sans qu’ils parviennent véritablement à voler et à attraper quelque chose !

3. Les prétendants de la réalité. — Celui qui finit par s’apercevoir combien et combien longtemps il a été dupé, embrasse, par dépit, la réalité même la plus laide : en sorte que, si l’on considère le monde dans son ensemble, c’est à la réalité que sont échus au cours des siècles les meilleurs prétendants, — car ce sont les meilleurs qui ont été dupés le mieux et le plus longtemps. 

                                                                                       (Source : Wikisource).

 

Partager cet article
Repost0
12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 14:00

 

Louis-Sébastien Mercier

 

(1786)

 

L’An deux mille quatre cent quarante

 

Epître dédicatoire et Avant-propos

 

 

AVANT-PROPOS

 

Désirer que tout soit bien est le vœu du philosophe. J’entends par ce mot, dont on a sans doute abusé, l’être vertueux et sensible qui veut le bonheur général, parce qu’il a des idées précises d’ordre et d’harmonie. Le mal fatigue les regards du sage, il s’en plaint ; on soupçonne qu’il a de l’humeur ; on a tort. Le sage sait que le mal abonde sur la terre ; mais en même tems il a toujours présente à l’esprit cette perfection  si belle et si touchante, qui peut et qui doit même être l’ouvrage de l’homme raisonnable.

En effet, pourquoi nous seroit-il défendu d’espérer qu’après avoir décrit ce cercle extravagant de sottises autour duquel l’égarent ses passions, l’homme ennuyé reviendra à la lumière pure de l’entendement ? Pourquoi le genre humain ne seroit-il pas semblable à l’individu ? Emporté, violent, étourdi dans son jeune âge ; sage, doux, modéré dans sa vieillesse. L’homme qui pense ainsi, s’impose à lui-même le devoir d’être juste.

Mais savons-nous ce que c’est que perfection ? Peut-elle être le partage d’un être foible et borné ? Ce grand secret n’est-il pas caché sous celui de la vie ? Et ne faudra-t-il pas dépouiller notre vêtement mortel pour percer cette sublime énigme ?

En attendant tâchons de rendre les choses passables, ou, si c’est encore trop, rêvons du moins qu’elles le sont. Pour moi, concentré avec Platon, je rêve comme lui. Ô mes chers concitoyens ! Vous que j’ai vu gémir si fréquemment sur cette foule d’abus dont on est las de se plaindre, quand verrons-nous nos grands projets, quand verrons-nous nos songes se réaliser ! Dormir, voilà donc notre félicité.

 

Partager cet article
Repost0
12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 13:59

 

Jean de La Fontaine

 775px-Chauveau_-_Fables_de_La_Fontaine_-_01-11.png

L’homme, & ſon Image.

Pour M. L. D. D. L. R.


Un homme qui s’aimoit ſans avoir de rivaux,
Paſſoit dans ſon eſprit pour le plus beau du monde.
Il accuſoit toûjours les miroirs d’eſtre faux,
Vivant plus que content dans ſon erreur profonde.
Afin de le guérir, le ſort officieux
    Preſentoit par tout à ſes yeux
Les Conſeillers muets dont ſe ſervent nos Dames ;
Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,
    Miroirs aux poches des galands,
    Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait noſtre Narciſſe ? Il ſe va confiner
Aux lieux les plus cachez qu’il peut s’imaginer,
N’oſant plus des miroirs éprouver l’avanture :
Mais un canal formé par une ſource pure
    Se trouve en ces lieux écartez.
Il s’y void, il ſe fâche ; & ſes yeux irritez
Penſent appercevoir une chimere vaine.
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau.
    Mais quoy, le canal eſt ſi beau,
    Qu’il ne le quitte qu’avec peine.
    On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Eſt un mal que chacun ſe plaiſt d’entretenir.
Noſtre ame c’eſt cet Homme amoureux de luy-meſme.
Tant de Miroirs ce ſont les ſottiſes d’autruy ;
Miroirs de nos défauts les Peintres legitimes.
    Et quant au Canal, c’eſt celuy
Que chacun ſçait, le Livre des Maximes.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 13:51

Marcel Proust

Du côté de chez Swann

1913

À la recherche du temps perdu

 

Première partie : Combray


Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

                                                                                                             (Source : Wikisource).

 

Partager cet article
Repost0
4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 17:21

 

LETTRE II.
Lausanne, 9 juillet, I.

J’arrivai de nuit à Genève : j’y logeai dans une assez triste auberge, où mes fenêtres donnaient sur une cour ; je n’en fus point fâché. Entrant dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l’espèce de surprise d’un spectacle nouveau ; je la réservais pour la plus belle heure du jour ; je la voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir l’impression en l’éprouvant par degrés.

En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but déterminé, sans autre guide qu’une carte assez bonne, que je porte sur moi.

J’entrais dans l’indépendance. J’allais vivre dans le seul pays peut-être de l’Europe où, dans un climat assez favorable, on trouve encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l’effet même de l’énergie que les circonstances de mon départ avaient éveillée en moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l’avidité d’un cœur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs ennuis, j’étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de Genève (B), lorsque le soleil, paraissant au-dessus des hautes neiges, éclaira à mes yeux cette terre admirable. C’est près de Coppet que je vis l’aurore, non pas inutilement belle comme je l’avais vue tant de fois, mais d’une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des illusions sur mes yeux découragés.

Vous n’avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait comparable qu’un seul lieu dans l’Orient. Vous ne vous en ferez pas une idée juste ; les grands effets de la nature ne s’imaginent point tels qu’ils sont. Si j’avais moins senti la grandeur et l’harmonie de l’ensemble, si la pureté de l’air n’y ajoutait pas une expression que les mots ne sauraient rendre, si j’étais un autre, j’essayerais de vous peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses ; les noirs escarpements de la côte de Savoie ; les collines de la Vaux et du Jorat[1] peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de Gruyère et d’Ormont ; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au prestige de ces lieux ; peut-être nul homme n’a-t-il éprouvé à leur aspect tout ce que j’ai senti[2].

C’est le propre d’une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus grande de l’opinion d’elle-même que de ses jouissances positives : celles-ci laissent apercevoir leurs bornes ; mais celles que promettent ce sentiment d’une puissance illimitée sont immenses comme elle, et semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je n’oserais décider que l’homme dont l’habitude des douleurs a navré le cœur n’ait point reçu  de ses misères mêmes une aptitude à des plaisirs inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l’avantage d’une plus grande indépendance et d’une durée qui soutient la vieillesse elle-même. Pour moi, j’ai éprouvé, dans ce moment auquel il n’a manqué qu’un autre cœur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut valoir une année d’existence, combien tout est relatif dans nous et hors de nous, et comment nos misères viennent surtout de notre déplacement dans l’ordre des choses.

La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable ; elle suit généralement les rives du lac, et elle me conduisait vers les montagnes : je ne pensai point à la quitter. Je ne m’arrêtai qu’auprès de Lausanne, sur une pente d’où l’on n’apercevait pas la ville, et où j’attendis la fin du jour.

Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut éviter cette heure d’ennui qu’en évitant aussi de voyager pendant la chaleur : c’est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses au Forez, j’ai pris l’usage d’aller à pied si la campagne est intéressante ; et quand je marche, une sorte d’impatience ne me permet de m’arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes routes et des ornières boueuses des plaines, mais, lorsqu’on est sans affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir la poste, et je trouve qu’on est trop dépendant si l’on va avec ses chevaux. J’avoue qu’en arrivant à pied l’on est moins bien reçu d’abord dans les auberges ; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste qui sait son métier pour s’apercevoir que, s’il y a de la poussière sur les souliers, il n’y a pas de paquet sur l’épaule, et qu’ainsi l’on peut être en état de le faire gagner assez pour qu’il ôte son chapeau d’une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous dire tout comme à un autre : Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres ?

J’étais sous les pins du Jorat : la soirée était belle, les bois silencieux, l’air calme, le couchant vaporeux, mais sans nuages. Tout paraissait fixe, éclairé, immobile ; et dans un moment où je levai les yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me portait, j’eus une illusion imposante que mon état de rêverie prolongea. La pente rapide qui s’étendait jusqu’au lac se trouvait cachée pour moi sur le tertre où j’étais assis ; et la surface du lac très-inclinée semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoie confondues avec elles et revêtues des mêmes teintes. La lumière du couchant et le vague de l’air dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables ; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, ne me parut qu’un amas de nuées orageuses suspendues dans l’espace : il n’était plus d’autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, dans l’immensité.

Ce moment-là fut digne de la première journée d’une vie nouvelle : j’en éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma main : les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient l’éloigner ; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce que j’ai mieux senti.

Près de Nyon j’ai vu le mont Blanc assez à découvert, et depuis ses bases apparentes ; mais l’heure n’était point favorable, il était mal éclairé.

 

Partager cet article
Repost0
4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 17:17

 

 

LETTRE XXII.
Fontainebleau, 12 octobre, II.

Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j’aimais à fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s’éloignent.

Hier je me mis en chemin avant le jour ; la lune éclairait encore, et malgré l’aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy restait dans la nuit ; déjà j’étais sur les sommités d’Avon. Je descendis aux Basses-Loges, et j’arrivais à Valvin, lorsque le soleil,  s’élevant derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.

Valvin n’est point un village, et n’a pas de terres labourées. L’auberge est isolée, au pied d’une éminence, sur une petite plage facile, entre la rivière et les bois. Il faudrait supporter l’ennui du coche, voiture très-désagréable, et arriver à Valvin ou à Thomery par eau, le soir, quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt ; ou bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les premiers feux du jour.

C’est beaucoup si l’on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le moindre changement les détruit : dépeuplez de bêtes fauves les bois voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus rien. Tel qu’il est même, je ne me soucierais pas de m’y arrêter : dans le jour, c’est un lieu très-ordinaire ; de plus, l’auberge n’est pas logeable.

En quittant Valvin je montai vers le nord ; je passai près d’un amas de grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de bois et inclinée vers le couchant d’été, donne un sentiment d’abandon mêlé de quelque tristesse. En m’éloignant, je comparais ce lieu à un autre qui m’avait fait une impression opposée près de Bourron. Trouvant ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l’exposition, j’entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j’avais éprouvés, vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m’ont attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de la Gruyère, en portent le caractère, et qu’on reconnaisse aussitôt dans leurs sites les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi j’ai regretté, jadis, de ne  pouvoir rester dans une gorge perdue et stérile de la Dent du Midi. Ainsi je trouvai l’ennui à Iverdun ; et, sur le même lac, à Neuchâtel, un bien-être remarquable : ainsi s’expliqueront la douceur de Vevay, la mélancolie de l’Underwalden ; et, par des raisons semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des habitudes. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes, dans le principe, de semblables causes physiques.

Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du mont Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est couvert, un abri qui protège la source contre le soleil et l’éboulement du sable, ainsi qu’un banc circulaire, où l’on vient déjeuner en puisant de son eau. L’on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs, des ouvriers ; mais quelquefois aussi une triste société de valets de Paris et de marchands du quartier Saint-Martin ou de la rue Saint-Jacques, retirés dans une ville où le roi fait des voyages. Ils sont attirés de ce côté par l’eau, qu’il est commode de trouver quand on veut manger entre voisins un pâté froid, et par un certain grès creusé naturellement, qu’on rencontre sur le chemin, et qu’ils s’amusent beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nommentconfessionnal ; ils y reconnaissent avec attendrissement ces jeux de la naturequi imitent les choses saintes, et qui attestent que la religion du pays est la fin de toutes choses.

Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur, je trouvai une solitude austère comme l’abandon que je cherche. Je passai derrière les rochers de Cuvier ; j’étais plein de tristesse :  je m’arrêtai longtemps dans les gorges d’Aspremont. Vers le soir, je m’approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé dans les collines et les sables ; ruines abandonnées que, même loin des hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l’humilité, à la passion d’étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y remplacèrent, dit-on, les moines ; ils y ramenèrent des principes de liberté, mais pour le malheur de ce qui n’était pas libre avec eux. La nuit approchait ; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir dont j’enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de bois avec de la fougère et d’autres herbes, afin de ne point passer la nuit sur la pierre. Alors je m’éloignai pour quelques heures encore : la lune devait éclairer.

Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement n’interrompit le silence durant la nuit entière. Mais, quand tout ce qui nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les fantômes veillent dans notre propre cœur.

Le lendemain, je pris au midi. Pendant que j’étais entre les hauteurs, il se fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou suspendus les uns sur les autres. J’aimais à voir, du fond de mon antre, les genévriers et les bouleaux résister à l’effort des vents, quoique privés d’une terre féconde et d’un sol commode, et conserver leur existence libre et pauvre, quoiqu’ils n’eussent d’autre soutien que les parois des roches entr’ouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni d’autre nourriture qu’une humidité terreuse amassée dans les fentes où leurs racines s’étaient introduites.

Dès que la pluie diminua, je m’enfonçai dans les bois humides et embellis. Je suivis les bords de la forêt vers  Reclose, la Vignette et Bourron. Me rapprochant ensuite du petit mont Chauvet jusqu’à la Croix-Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route-aux-Nymphes. Je rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course ; si toutefois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du regret.

Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n’est pas celui des passions, qui n’est pas non plus de la folie : c’est le désordre des ennuis ; c’est la discordance qu’ils ont commencée entre moi et les choses ; c’est l’inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mise à la place des désirs.

Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas qu’ils s’éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore. Cependant c’est la vaine beauté d’une rose devant l’œil qui ne s’ouvre plus ; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine voir. Si l’espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m’environne, elle n’annonce rien que l’amertume qu’elle exhale en s’éclipsant ; elle n’éclaire que l’étendue de ce vide où je cherchais, et où je n’ai rien trouvé.

De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons particuliers, d’anciens souvenirs ; les temps, l’occasion ; une nature belle, expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi ; tout m’appelle, et tout m’abandonne. Je suis seul ; les forces de mon cœur ne sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent : me voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne m’est rien ; comme l’homme frappé dès longtemps d’une surdité accidentelle, et dont l’œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s’agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé ; il devine les sons qu’il aime, il les cherche, et ne les entend pas ; il souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se montre à lui, il ne saurait rien saisir : l’harmonie universelle est dans les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n’est plus dans son cœur ; il est séparé de l’ensemble des êtres, il n’y a plus de contact : tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans le monde vivant.

 

 

Partager cet article
Repost0
4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 17:06

Chaque nuit, plongeant l’envergure de mes ailes dans ma mémoire agonisante, j’évoquais le souvenir de Falmer… chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient encore empreints dans mon imagination… destructiblement… surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n’avais qu’un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer ? Mais c’est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pour émettre ma pensée, je m’aperçois que mes lèvres remuent, et que c’est moi-même qui parle. Et,  c’est moi-même qui, racontant une histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon cœur… c’est moi-même, à moins que je ne me trompe… c’est moi-même qui parle. Je n’avais qu’un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion ? C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. Oui, oui, j’ai déjà dit comment il s’appelle… je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non, non. Il n’est pas utile non plus de répéter que j’avais un an de plus. Qui le sait ? Répétons-le, cependant, mais, avec un pénible murmure : je n’avais qu’un an de plus. Même alors, la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir, à travers le rude sentier de la vie, celui qui s’était donné à moi, que de maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu’il était plus faible… Même alors. C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. La prééminence de ma force physique… chaque nuit… Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d’un être humain qui a vu des têtes chauves : la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément) expliquent ce phénomène négatif d’une manière satisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait un savant, si je l’interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la douleur. Mais je n’ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu’un jour, parce qu’il m’avait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard pour  percer le sein d’une femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer dans l’air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d’un chêne… Je n’ignore pas qu’un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j’ai déjà dit comment il s’appelle. Je n’ignore pas qu’un jour j’accomplis un acte infâme, tandis que son corps était lancé par la force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès d’aliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée sur mon cœur, une chose sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui me poursuivent… les petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent à coups de pierre, poussent ces gémissements lamentables : « Voilà la chevelure de Falmer. » Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la carapace de la tortue… Une chose sanglante. Mais c’est moi-même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu’il était plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet… qu’est-ce que je voulais dire ?… or, je crois en effet qu’il était plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc l’a-t-il tué ? Ses os ont-ils été brisés contre l’arbre… irréparablement ? L’a-t-il tué, ce choc engendré par la vigueur d’un athlète ? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient irréparablement brisés… irréparablement ? Ce choc l’a-t-il tué ? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas témoins. En effet… Surtout ses cheveux blonds. En effet, je m’enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Il avait quatorze ans. Avec une conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à l’heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux ; mais, rien, aucun indice surpris ne lui révèle la cause de ce qu’il entend si faiblement, quoique cependant il l’entende. Il s’aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l’air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d’une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, ainsi j’entends une voix mélodieuse qui prononce à mon oreille : « Maldoror ! » Mais, avant de mettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes d’un moustique… penché sur sa table de travail. Cependant, je ne rêve pas ; qu’importe que je sois étendu sur mon lit de satin ? Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que j’ai les yeux ouverts, quoiqu’il soit l’heure des dominos roses et des bals masqués. Jamais… oh ! non, jamais !… une voix mortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant, avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom ! Les ailes d’un moustique… Comme sa voix est bienveillante. M’a-t-il donc pardonné ? Son corps alla cogner contre le tronc d’un chêne… « Maldoror ! »

 

FIN DU QUATRIÈME CHANT

 

Partager cet article
Repost0
4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 17:02

Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles.  Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes : j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh ! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules : l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par un crabe ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal ! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui… je n’y faisais pas attention… votre demande est juste. Vous désirez savoir, n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins ? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement ; cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez que l’homme, quand il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie et l’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l’entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu s’enfonça, jusqu’au manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortementau corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu’a fait l’homme ne peut plus se défaire ! J’ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot de consolation : tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-t’en… que je ne t’inspire aucune piété. La haine est plus bizarre que tu ne le penses ; sa conduite est inexplicable, comme l’apparence brisée d’un bâton enfoncé dans l’eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusqu’aux murailles du ciel, à la tête d’une légion d’assassins, et revenir prendre cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu, je ne te retarderai pas davantage ; et, pour t’instruire et te préserver, réfléchis au sort fatal qui m’a conduit à la révolte, quand peut-être j’étais né bon ! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu ; et, le prenant par la main, fais-lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l’univers, le nid du rouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux conseils de la paternité, et tu le récompenseras par un sourire. Mais, quand il apprendra qu’il n’est pas observé,jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu ; il t’a trompé, celui qui est descendu de la race humaine, mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais ce qu’il deviendra. Ô père infortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l’échafaud ineffaçable qui tranchera la tête d’un criminel précoce, et la douleur qui te montrera le chemin qui conduit à la tombe.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher