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3 janvier 2013 4 03 /01 /janvier /2013 10:42

 

(...) Revenu sur le bord de la Saône, je me disais : L’œil est incompréhensible ! Non seulement il reçoit pour ainsi dire l’infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde ; et ce qu’il rend, ce qu’il peint, ce qu’il exprime est plus vaste encore. Une grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression plus étendue que les choses exprimées, l’harmonie qui fait le lien universel, tout cela est dans l’œil d’une femme. Tout cela, et plus encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu’elle parle, elle tire de l’oubli les affections et les idées ; elle éveille l’âme de sa léthargie, elle l’entraîne et la conduit dans tout le domaine de la vie morale. Lorsqu’elle chante, il semble qu’elle agite les choses, qu’elle les déplace, qu’elle les forme, et qu’elle crée des sentiments nouveaux. La vie naturelle n’est plus la vie ordinaire : tout est romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d’autre chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde immense ; et notre vie s’agrandit de ce mouvement sublime et calme. Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de si petites choses ! dans quel néant ils nous retiennent, et qu’il est fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets !

Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parfait, une manière finie, une âme grande, un cœur délicat, un esprit étendu, il ne faut qu’un jour pour que l’ennui et le découragement commencent à tout anéantir dans le vide d’un cloître, dans les dégoûts d’un mariage trompeur, dans la nullité d’une vie fastidieuse.

Je veux continuer à la voir. Elle n’attend plus rien, nous serons bien ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d’ennui, et je n’ai pas à craindre d’ajouter au sien. Notre situation est fixe, et tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès qu’elle aura quitté la campagne.

Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée elle reçoit une société qui l’excède, et avec quelle impatience elle attend le lendemain des jours de plaisir.

Je vois tous les jours à peu près les mêmes ennuis. Les concerts, les soirées, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux ; il leur est à charge, comme celui de la vigne l’est à l’homme de journée, et davantage : il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit rien.

 

                                                                                             Source : Wikisource.

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13 décembre 2012 4 13 /12 /décembre /2012 14:39

 

By this art you may contemplate the variation of the 23 letters…

The Anatomy of Melancholy, part 2, sect. II, mem. IV.

 

L’univers (que d’autres appellent la bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d’un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. A droite et à gauche du couloir il y a deux cabinets minuscules. L’un permet de dormir debout ; l’autre de satisfaire les besoins fécaux. A proximité passe l’escalier en colimaçon, qui s’abîme et s’élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n’est pas infinie ; si elle l’était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ?

Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l’infini et pour le promettre… Des sortes de puits sphériques appelés lampes assurent l’éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante. Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j’ai voyagé dans ma jeunesse ; j’ai effectué des pèlerinages à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue des catalogues ; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que j’écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l’hexagone où je naquis. Mort, il ne manquera pas de mains pieuses pour me jeter par-dessus la balustrade : mon tombeau sera l’air insondable ; mon corps s’enfoncera longuement, se corrompra, se dissoudra dans le vent engendré par la chute, qui est infinie. Car j’affirme que la bibliothèque est interminable. Pour les idéalistes, les salles hexagonales sont une forme nécessaire de l’espace absolu, ou du moins de notre intuition de l’espace ; ils estiment qu’une salle triangulaire ou pentagonale serait inconcevable. Quant aux mystiques, ils prétendent que l’extase leur révèle une chambre circulaire avec un grand livre également circulaire à dos continu, qui fait le tour complet des murs ; mais leur témoignage est suspect, leurs paroles obscures : ce livre cyclique, c’est Dieu… Qu’il me suffise, pour le moment, de redire la sentence classique : la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible.

Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères ; chaque étagère comprend trente-deux livres, tous de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages ; chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingts caractères noirs. Il y a aussi des lettres sur le dos de chaque livre ; ces lettres n’indiquent ni ne préfigurent ce que diront les pages : incohérence qui, je le sais, a parfois paru mystérieuse. Avant de résumer la solution (dont la découverte, malgré ses tragiques projections, est peut-être le fait capital de l’histoire) je veux rappeler quelques axiomes.

Premier axiome : la Bibliothèque existe ab aeterno. De cette vérité dont le corollaire immédiat est l’éternité future du monde, aucun esprit raisonnable ne peut douter. Il se peut que l’homme, que l’imparfait Bibliothécaire, soit l’œuvre du hasard ou de démiurges malveillants ; l’univers, avec son élégante provision d’étagères, de tomes énigmatiques, d’infatigables escaliers pour le voyageur et de latrines pour le bibliothécaire assis, ne peut être que l’œuvre d’un dieu. Pour mesurer la distance qui sépare le divin de l’humain, il suffit de comparer ces symboles frustes et vacillants que ma faillible main va griffonnant sur la couverture d’un livre, avec les lettres organiques de l’intérieur, ponctuelles, délicates, d’un noir profond, inimitablement symétriques.

Deuxième axiome : le nombre des symboles orthographiques est vingt-cinq. Ce fut cette observation qui permit, il y a quelque trois cents ans, de formuler une théorie générale de la Bibliothèque, et de résoudre de façon satisfaisante le problème que nulle conjecture n’avait pu déchiffrer : la nature informe et chaotique de presque tous les livres. L’un de ceux-ci, que mon père découvrit dans un hexagone du circuit quinze quatre-vingt-quatorze, comprenait les seules lettres M C V perversement répétées de la première ligne à la dernière. Un autre (très consulté dans ma zone) est un pur labyrinthe de lettres, mais à l’avant-dernière page on trouve cette phrase : O temps tes pyramides. Il n’est plus permis de l’ignorer : pour une ligne raisonnable, pour un renseignement exact, il y a des lieues et des lieues de cacophonies insensées, de galimatias et d’incohérences. (Je connais un district barbare où les bibliothécaires répudient comme superstitieuse et vaine l’habitude de chercher aux livres un sens quelconque, et la comparent à celle d’interroger les rêves ou les lignes chaotiques de la main… Ils admettent que les inventeurs de l’écriture ont imité les vingt-cinq symboles naturels, mais ils soutiennent que cette application est occasionnelle et que les livres ne veulent rien dire par eux-mêmes. Cette opinion, nous le verrons, n’est pas absolument fallacieuse.)

 

                                                                                                                      Source : Incipit - Extraits.

 

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13 décembre 2012 4 13 /12 /décembre /2012 14:35

Les chats sont de sales bestioles qui lacèrent les fauteuils et font pipi au milieu des salons, après quoi ils vont s’établir sur les genoux d’une dame respectable, une présidente de confrérie, une grand-mère de parents d’élèves, une lauréate de jeux floraux infiniment maigre et savante. Tel est l’avis de plusieurs personnes autorisées. Ce sont des choses qu’on ne permettrait même pas à un vieux général en retraite tout couvert de décorations, ou au premier vicaire d’une paroisse distinguée. A un igame, à un banquier utile, à un diplomate en fonction. Et que font les dames ? Elles disent : « Minou, minou, minou.  » On voit par là combien le mal est profond. Les chats montent ensuite sur les toits où ils font le sabbat toute la nuit avec des cris affreux d’enfants qu’on assassine. Quand le pharmacien les attrape, il les pèle et garde la peau. Dieu l’a fait, dans sa grande bonté, pour que l’homme puisse caresser le tigre : le chat est un tigre d’appartement. Il est élastique et feutré, soyeux, griffu, plein d’électricité statique. Il se compose, assure un écolier, de deux pattes de devant, de deux pattes de derrière et deux pattes de chaque côté. Derrière lui, ajoute cet enfant, il y a une queue qui devient de plus en plus petite, et puis au bout il n’y a plus rien. On ne saurait mieux peindre le chat. A condition d’ajouter la moustache. Tout le chat se trouve dans la moustache. Elle est sensible aux infrasons, à l’infrarouge et à l’ultraviolet. C’est avec elle qu’il détecte le monde, la température de la soupe, la présence des esprits, l’approche de Lucifer. Les sorcières l’amènent au sabbat.

Les chats perdus se réunissent à Montmartre. Une demoiselle âgée leur apporte à goûter. Devant le Sacré-Cœur.  Ils mangent, ils regardent Paris avec sa brume et ses cheminées ; puis ils s’en vont et reviennent pour le dîner. On voit par là qu’ils aiment les grands panoramas. Mais ils n’adorent pas moins les caves. Sur les bateaux, ils voyagent dans les soutes.

 

                                                                                                         Source : Incipit - Extraits.

 

 

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13 décembre 2012 4 13 /12 /décembre /2012 14:30

Non, je n’ai pas d’usine, pas d’outils. Je suis un des rares hommes-bombes. Je dis rares, car s’il en est d’autres, que ne l’ont-ils déclaré un jour ?
Il est vrai, il demeure possible qu’il n’y en ait eu.
Nous sommes obligés à quelque prudence.
« Éclater, ça peut être dangereux, un jour », pense le public.
 Après tuer, les caresses. « Qu’il dit, pense le public, mais s’il demeure dans le tuer, s’il s’enfonce dans le tuer » et le public, toujours magistrat en son âme simple, s’apprête à nous faire condamner.
Mais il est temps de me taire. J’en ai trop dit.
A écrire on s’expose décidément à l’excès.
Un mot de plus, je culbutais dans la vérité.
D’ailleurs je ne tue plus. Tout lasse. Encore une époque de ma vie de finie. Maintenant, je vais peindre, c’est beau les couleurs, quand ça sort du tube, et parfois encore quelque temps après. C’est comme du sang.

 

                                                                                                               Source : Incipit - Extraits.

 

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12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 15:17

 

 

Thérèse, beaucoup diront que tu n’existes pas.

Mais je sais que tu existes, moi qui, depuis des années, t’épie et souvent t’arrête au passage, te démasque.

Adolescent, je me souviens d’avoir aperçu, dans une salle étouffante d’assises, livrée aux avocats moins féroces que les dames empanachées, ta petite figure blanche et sans lèvres.

Plus tard, dans un salon de campagne, tu m’apparus sous les traits d’une jeune femme hagarde qu’irritaient les soins de ses vieilles parentes, d’un époux naïf: « Mais qu’ a-t-elle donc? disaient-ils. Pourtant nous la comblons de tout. »

Depuis lors, que de fois ai-je admiré, sur ton front vaste et beau, ta main un peu trop grande! Que de fois, à travers les barreaux vivants d’une famille, t’ai-je vu tourner en rond, à pas de louve; et de ton œil méchant et triste tu me dévisageais.

Beaucoup s’étonneront que j’aie pu imaginer une créature plus odieuse encore que tous mes autres héros. Saurai-je jamais rien dire des êtres ruisselants de vertu et qui ont le cœur sur la main? Les «cœurs sur la main » n’ont pas d’histoire; mais je connais celle des cœurs enfouis et tout mêlés à un corps de boue.

J’aurais voulu que la douleur, Thérèse, te livre à Dieu; et j’ai longtemps désiré que tu fusses digne du nom de sainte Locuste. Mais plusieurs, qui pourtant croient à la chute et au rachat de nos âmes tourmentées, eussent crié au sacrilège.

Du moins, sur ce trottoir où je t’abandonne, j’ai l’espérance que tu n’es pas seule.

I

L’avocat ouvrit une porte. Thérèse Desqueyroux, dans le couloir dérobé du palais de justice, sentit sur sa face la brume et, profondément, l’aspira. Elle avait peur d’être attendue, hésitait à sortir. Un homme, dont le col était relevé, se détacha d’un platane; elle reconnut son père. L’avocat cria : «Non-lieu» et, se retournant vers Thérèse :

« Vous pouvez sortir: il n’y a personne. »

Elle descendit des marches mouillées. Oui, la petite place semblait déserte. Son père ne l’embrassa pas, ne lui donna pas même un regard; il interrogeait l’avocat Duros qui répondait à mi-voix comme s’ils eussent été épiés. Elle entendait confusément leurs propos:

«Je recevrai demain l’avis officiel du non-lieu. ­

— Il ne peut plus y avoir de surprise?

— Non : les carottes sont cuites, comme on dit.

 

                                                                                             Source : Incipit - Extraits.

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12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 15:04

La vie que je mène depuis quelque temps m’a plongé dans un état d’esprit bien particulier. J’ose à peine évoquer ma vie professionnelle, qui se résume maintenant à peu de chose : l’écriture d’un interminable feuilleton radiophonique, Les aventures de Louis XVII. Comme les programmes ne changent guère à Radio-Mundial, je m’imagine au cours des prochaines années, ajoutant encore de nouveaux épisodes aux Aventures de Louis XVII. Voilà pour l’avenir. Mais ce soir-là, à mon retour du café Rosal, j’ai allumé la radio. C’était l’heure, justement, où Carlos Sirvent entamait au micro l’une des multiples aventures de Louis XVII, telles que je les avais imaginées après son évasion du Temple. La tombée du soir, le silence, la voix de Sirvent qui lisait mon feuilleton en langue espagnole pour d’hypothétiques auditeurs égarés du côté de Tétouan, de Gibraltar ou d’Algésiras — un autre speaker aurait pu aussi bien le lire en français, en anglais ou en italien puisque des émissions en toutes ces langues existent à Radio-Mundial —, la voix de plus en plus feutrée de Sirvent qu’étouffaient des parasites, oui tout cela ce soir-là m’a entraîné — chose dont je n’ai pas l’habitude — à la réflexion.

Je continuerai d’écrire Les aventures de Louis XVII, tant qu’ils en voudront, à Radio-Mundial. Elles me rapportent un peu d’argent et j’ai ainsi le sentiment de n’être pas tout à fait un oisif. D’un point de vue littéraire, cela ne vaut rien et je reconnaîtrais volontiers que la traduction espagnole de mon texte français rend le style encore plus morne, si ma préoccupation présente était le style : le secrétaire de Sirvent, chargé de traduire au fur et à mesure ce Louis XVII, ne m’a-t-il pas avoué qu’il coupe des phrases et change les mots, non par goût de la perfection mais pour en finir au plus vite? Je sais que la chaleur est quelquefois accablante dans les bureaux de Radio-Mundial, surtout quand on tape à la machine, et je lui pardonne de ne pas respecter ma prose. J’ai écrit jadis des livres dont le tissu était moins lâche et d’une meilleure qualité. Mais, ce soir-là, en écoutant Carlos Sirvent raconter en espagnol Les aventures de Louis XVII, je ne pouvais m’empêcher de penser combien ce thème que j’ai galvaudé dans un feuilleton me touche plus qu’un autre.

C’est le thème de la survie des personnes disparues, l’espoir de retrouver un jour ceux qu’on a perdus dans le passé. L’irréparable n’a pas eu lieu, tout va recommencer comme avant. « Louis XVII n’est pas mort. Il est planteur à la Jamaïque et nous allons vous raconter son histoire.» Cette phrase, Sirvent la prononce chaque soir, au début du feuilleton, et l’on entend le ressac de la mer en bruit de fond, et quelques soupirs d’harmonica. Il est affalé devant son micro, le col de sa chemise bleue grand ouvert, et il profite des intermèdes pour boire, au goulot, cette eau minérale dont il ne se sépare jamais, aussi lourde et aussi indigeste que du mercure.

On la sert dans de minuscules carafons, au Rosal. Une eau des sources de l’arrière-pays. Tout à l’heure, au début de l’après-midi, j’étais assis sur l’une des banquettes de moleskine du Rosal — moleskine rouge qui contraste avec le bois sombre du bar, des petites tables, et des murs. D’habitude, à cette heure-là il n’y a aucun client. Ils font la sieste. Et les touristes ne fréquentent pas le Rosal. Quand je l’ai aperçue, assise près de la grille en fer ouvragé qui sépare le café de la salle de billard, je n’ai pas tout de suite distingué les traits de son visage. Dehors, la lumière du soleil est si forte qu’en pénétrant au Rosal, vous plongez dans le noir.

La tache claire de son sac de paille. Et ses bras nus. Son visage est sorti de l’ombre. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. Elle ne me prêtait aucune attention. Elle fouillait dans le sac posé à côté d’elle sur la banquette, et de temps en temps, les bracelets de ses poignets cliquetaient dans le silence. Le barman s’est dirigé vers elle, tenant des deux mains le plateau de cuivre avec une carafe d’eau et un verre.

Elle a rempli le verre presque jusqu’à ras bord. Je ne sais pas pourquoi, j’ai voulu la mettre en garde contre le goût très particulier de cette eau minérale et la sensation désagréable que l’on éprouve quand on l’avale pour la première fois comme l’enfant qui aspire sa première bouffée de cigarette. Mais elle n’aurait peut-être pas aimé qu’un inconnu se mêle de ce qui ne le regardait pas et lui donne la leçon. Elle a porté le verre à ses lèvres et l’a bu, d’un seul trait, avec le plus grand naturel et elle n’a pas eu le moindre froncement de sourcils.

 

                                                                                                                Source : Incipit - Extraits.

 

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12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 14:55

 

Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. A droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée: « Qui est là. — C’est moi. » Il pourrait également téléphoner dès son arrivée dans  un centre de transit: «Je suis revenu, je suis a l’hôtel Lutetia pour les formalités. » Il n’y aurait pas de signes avant-coureurs. Il téléphonerait. Il arriverait. Ce sont des choses qui sont possibles. Il en revient tout de même. Il n’est pas un cas particulier. Il n’y a pas de raison particulière pour qu’il ne revienne pas. Il n’y a pas de raison pour qu’il revienne. Il est possible qu’il revienne. Il sonnerait: «Qui est là. — C’est moi.» Il y a bien d’autres choses qui arrivent dans ce même domaine. Ils ont fini par franchir le Rhin. La charnière d’Avranches a fini par sauter. Ils ont fini par reculer. J’ai fini par vivre jusqu’à la fin de la guerre. Il faut que je fasse attention : ça ne serait pas extraordinaire s’il revenait. Ce serait normal. Il faut prendre bien garde de ne pas en faire un événement qui relève de l’extraordinaire. L’extraordinaire est inattendu. Il faut que je sois raisonnable : j’attends Robert L. qui doit revenir.

 

                                                                                                               Source : Incipit - Extraits.

 

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12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 14:52

 

J’ai retrouvé ce Journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château.

Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit.

Je sais que je l’ai fait, que c’est moi qui l’ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte, je revois l’endroit, la gare d’Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal. Quand l’aurais-je écrit, en quelle année, à quelle heure du jour, dans quelle maison? Je ne sais plus rien.

Ce qui est sûr, évident, c’est que ce texte-là, il ne me semble pas pensable de l’avoir écrit pendant l’attente de Robert L.

Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m’épouvante quand je la relis. Comment ai-je pu de même abandonner ce texte pendant des années dans cette maison de campagne régulièrement inondée en hiver.

La première fois que je m’en soucie, c’est à partir d’une demande que me fait la revue Sorcières d’un texte de jeunesse.

La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot« écrit» ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte.

 

                                                                                                               Source : Incipit - Extraits.

 

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12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 14:39

La voici encore, près du tennis, sur une chaise longue blanche. Il y a d’autres chaises longues blanches vides pour la plupart, vides, naufragées face à face, en cercle, seules.

C’est après la sieste qu’il la perd de vue. Du balcon il la regarde. Elle dort. Elle est grande, ainsi morte,   légèrement cassée à la charnière des reins. Elle est mince, maigre.

Le tennis est désert à cette heure-là. On n’a pas le droit d’en faire pendant la sieste. Il reprend vers quatre heures, jusqu’au crépuscule.

Septième jour. Mais dans la torpeur de la sieste une voix d’homme éclate, vive, presque brutale.

Personne ne répond. On a parlé seul.

Personne ne se réveille.

Il n’y a qu’elle qui se tienne aussi près des tennis. Les autres sont plus loin, soit à l’abri des haies soit sur les pelouses, au soleil.

La voix qui vient de parler résonne dans l’écho du parc.

 

                                                                                                                        Source : Incipit - Extraits.

 


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12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 14:24
LETTRE XXXVI.
Lyon, 7 avril, VI.

Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu’emporte le ruisseau silencieux ! que seriez-vous à l’homme, si vous ne lui parliez point des autres hommes ? La nature serait muette, s’ils n’étaient plus. Si je restais seul sur la terre, que me feraient et les sons de la nuit austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes ? La nature sentie n’est que dans les rapports humains, et l’éloquence des choses n’est rien que l’éloquence de l’homme. La terre féconde, les cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu’une expression des rapports que nos cœurs produisent et contiennent.

Convenance entière ; amitié des anciens ! Quand celui qui possédait l’affection sans bornes recevait des tablettes où il voyait les traits de la main d’un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les beautés d’un site, ou les dimensions d’un glacier ? Mais les relations de la vie humaine sont multipliées ; la perception de ces rapports est incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts ; l’amitié antique est toujours loin de nos cœurs ou de notre destinée. Les liaisons restent incomplètes entre l’espoir et  les précautions, entre les délices que l’on attend et l’amertume qu’on éprouve. L’intimité elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou arrêtée par les circonstances. L’homme vieillit, et son cœur rebuté vieillit avant lui. Si tout ce qu’il peut aimer est dans l’homme, tout ce qu’il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances sociales, là, et par une nécessité invincible, se trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus qu’il n’espère reste un peu éloigné de l’homme. Les choses mortes sont moins puissantes ; mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons ; mais nous sommes plus assurés d’y trouver, à notre choix, les choses qu’elles contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés, mais certains. La passion cherche l’homme, quelquefois la raison se trouve réduite à le quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s’est formé un lien puissant de l’homme avec cet ami de l’homme, pris hors de son espèce, et qui lui convient tant, parce qu’il est moins que nous, et qu’il est plus que les choses insensibles. S’il fallait que l’homme prît au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l’espèce des chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces animaux.

Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, mais dans celle de l’isolement ; quand ces êtres faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d’être malheureux et si peu d’être satisfaits, qui n’ont que des instants pour jouir et qu’un jour pour vivre ; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n’ont point de condescendance, n’ont point d’union, qu’ils ne veulent pas aimer les mêmes choses, qu’ils ne savent pas se soumettre aux mêmes misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des douleurs ; quand, par égoïsme ou par humeur, chacun, refusant ses forces, la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon où germent, avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent tous : O hommes ! qu’êtes-vous donc pour l’homme ?

Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence qui glace... nature universelle ! tu l’as fait ainsi pour que la vertu fût grande, et que le cœur de l’homme devînt meilleur encore et plus résigné sous le poids qui l’écrase.

 

                                                                                                                       Source : Wikisource.

 

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