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16 novembre 2016 3 16 /11 /novembre /2016 14:01
Venue du plus loin de l’étrange.

   

"Inutile ostentation".

Œuvre : André Maynet.

 

 

   « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »

 

                                Jacques le fataliste et son maître - Denis Diderot.

 

 

   Dire combien ce lieu sans lieu, ce temps sans temps étaient étranges, dépasse tout entendement fût-il rompu aux subtilités intellectives. Il s’agissait d’une manière d’Utopia, de Nusquama, de « Nulle-part », qu’on eût pu désigner aussi bien du prédicat d’«Abraxa », cette ville des fous dont Erasme rend compte dans son « Eloge de la folie ». Oui, de la folie. Car comment disposer d’une position stable, comment figurer sous la majesté d’une humaine silhouette lorsque vous désertent aussi bien le site d’une origine que ce qui, par essence s’y attache, à savoir l’architecture d’une identité ? On avançait au hasard sur la dalle grise et anonyme. On poussait ses pas dans un étrange sur-place, à la façon des mimes qui ne progressent que dans leur propre rêve et dans les fantasmes des Voyeurs qui, par eux, les mimes, se laissent fasciner. La réalité était si peu préhensible (mais qu’était donc la réalité dans cette pliure du songe ?), les choses si peu concevables qu’on existait comme en sustentation, pareils aux araignées d’eau qui frôlent le miroir de l’onde sans même le toucher, simples irisations de l’instant suspendu qui, jamais, ne retombe. Alors tout est immobile, silencieux. Nul langage n’existe sauf celui d’une réverbération des corps dans le tain impalpable d’un improbable miroir.

   Il semblait qu’au-dessus de cette densité grise, de cette inconcevable brume, flottait un impératif. Nullement une imprécation qui eût rompu le charme à l’aune de son brutal couperet. Plutôt une insinuation cachée, peut-être une souple incantation ou bien la rumeur d’une prière logée au creux d’une mystérieuse crypte. Simplement, sans doute, celle des corps où ruisselait l’effeuillement d’une mutité. C’est ainsi, les atmosphères insolites conduisent l’âme à ne rien proférer qui entaillerait le jour. Seulement un murmure, un éthéré bourdonnement faisant son bruit de ruche en arrière de la falaise blanche des fronts. Ce qu’on voyait dans cette illusion souveraine : une Innommée au long corps d’albâtre, une liane sans début ni fin, une légère torsion du buste accomplissant un retour vers un proche passé, une hypothétique interrogation muette ou bien un questionnement inquiet. On ne pouvait guère savoir au-delà de cette posture immatérielle réduite à sa fixité, comme si une angoisse en tendait silencieusement la membrane de peau, comme si un cri anciennement proféré s’était cristallisé dans une intangible concrétion.

   Dans un plan plus éloigné, peut-être à l’angle d’un jour appartenant à une antique mémoire (mais comment parler de « passé » alors même que le temps semble ne devoir jamais surgir ?), une autre Innommée à la taille menue de guêpe, aux longs bras, deux brindilles en attente d’être, deux jambes infinies qui plantent leurs racines dans un brouillard lagunaire, avec, pour vêture, un seul bas couleur de chair et d’aube irrésolue. Le visage est un masque de porcelaine pareil à ceux qui hantent la Cité des Doges, près des canaux aux réverbérations d’étain. La coiffe est une efflorescence rose et bleue qui fait l’unique tache de couleur dans l’estompe de l’heure, une légère mélodie posée sur le camaïeu des choses invisibles. Certes tout ceci, ces touches subtiles, cette improvisation des teintes natives, ce pastel n’osant dire son nom sont si peu affirmés qu’on pourrait en considérer la manifestation inapparente et sans autre valeur que ce grésillement, ces quelques césures inaperçues dans la percée du poème. Seulement penser ceci, cette inattention à accorder à une parution discrète, presque inapparente revient à biffer ce qui, de la présence, vient à notre encontre dans la seule mesure qui soit : celle d’un sens à connaître.

   Mais rien ne servirait d’épiloguer, de broder, de festonner des phrases autour de Celle qui, se voulant inapparente, se traduit en réalité comme le début d’un alphabet chromatique, l’initiale d’un chant qui, bientôt, dépliera ses volutes, affirmera sa distance, prendra son envol, quittant la dalle originelle qui l’a enfantée. Cet essai de s’exiler du sol premier, de s’affranchir du lieu de sa naissance, de son site fondateur, rien ne le rendra plus visible que l’attitude de la troisième Innommée (nommons-la provisoirement ainsi), cette petite fille apeurée qui cherche la protection de Celle qui accepte de la prendre en garde. Deux silhouettes faisant corps dans un genre d’affinité qui les confond en un ressenti commun. Y aurait-il danger ? Quelque chose comme une « inquiétante étrangeté » pourrait-elle surgir à tout moment qui menacerait, remettrait au néant ce qui vient de dévoiler son être comme l’une des actualisations de ce qui vient au paraître ?

   Oui, cette image toute en tension, ourlée d’un tragique discret nous invite à réfléchir à ce que veut dire prendre nom et croître sur la Terre, sous le Ciel où glissent les nuages, ces fugaces harmonies traçant le destin de l’éther tout comme le sol imprime en nous ses racines nourricières. Être nommé ne veut pas seulement dire prendre son envol à partir d’une quelconque effusion, d’un premier prédicat venu, fût-il événement sous les espèces d’une frise florale venue ceindre un front soucieux de connaître le vaste monde et ses myriades de mouvements colorés, ses miroirs éblouissants, ses infinis carrousels, ses fragments de changeant kaléidoscope. L’être de toute Innommée est toujours en attente d’un nom mais celui-ci n’est jamais libre de s’affranchir du territoire à partir duquel il a pris essor. La bonne décision : demeurer au centre de soi, si près de sa texture originelle que jamais son être ne s’absentera, quand bien même on tâcherait de lui donner une impulsion différente de celle qui, de toute éternité, lui  a été assignée comme son chemin le plus juste. Ceci s’appelle Destin que guident les Moires, filles d’Erèbe et de la Nuit. La première de ces filles file le fil du destin, la seconde le mesure avec une baguette, la troisième le tranche. Inévitable succession de jours heureux et d’heures sombres. Il n’est que de connaître ce clignotement qui fait sens et s’appelle l’exister. Tout est déjà inscrit dans le sol qui nous a vus naître, tout comme sur « le Grand Rouleau » qui inspire tellement Jacques le fataliste. D’une manière ou d’une autre, fût-elle terrestre, fût-elle céleste il nous faut être reliés. Ainsi prenons-nous nom de notre saut qui n’est qu’un essai de paraître le temps d’une brève illumination !

   Ainsi se justifie le titre donné par l’Artiste à son œuvre : « Inutile ostentation », puisque, aussi bien, incliner son paraître de telle ou de telle manière est une ostentation, une prétention à être qui nous dépasse et devrait nous reconduire à cette vertu d’humilité qui est, sans doute, le bien le plus précieux auquel nous puissions confier nos modestes destinées.

 

  

 

 

 

 

 

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1 avril 2016 5 01 /04 /avril /2016 14:10
Inclinée à la blancheur.

Variation sur la pose de Mathilde.

Œuvre : André Maynet.

Les couleurs mentaient, les couleurs trichaient. Seul le blanc rayonnait de sa propre splendeur, de sa pureté, de son immatérielle candeur.

Les couleurs mentaient, les couleurs agressaient, assaillaient. Le rouge, l’éclat rubescent, partout gonflait son goitre et les flots d’hémoglobine faisaient leurs cinglantes rigoles dans les caniveaux des villes. Le vert avait tout envahi, tout colonisé. Les mousses aux cheveux sombres, les lichens aux reflets argentés, les lentilles d’eau des mares s’écoulaient du ventre de la Terre comme par une bonde d’évier. D’évier putride. Il y avait tant de désolation dans cette teinte glauque, flasque, pareille à la mesure de l’âme lorsqu’elle n’a plus de point d’attache et que l’horizon recule, hors d’atteinte, perdu à la manière d’un invisible fil. Et le bleu, les vagues de bleu du ciel et de la mer. Les flux ripolinés, les laques lourdes dilatant leur abdomen tellement semblable aux écailles des sauriens, à leur gélatineux désir de manduquer tout ce qui passe à leur portée et de digérer longuement le monde de manière à ce qu’ils en devinssent les irrécusables maîtres. Cannibalisme du bleu où se fondaient les individus sans même s’apercevoir qu’ils devenaient transparents à eux-mêmes, tellement cette teinte était sournoise, à l’affut de la moindre parcelle de peau, du moindre visage à badigeonner comme s’il était commis à bientôt ne plus paraître que dans une manière d’inconsistante liquide, d’imperceptible souffle aérien. Et le jaune, la fameuse haute note jaune du Hollandais, la hurlante, déchirante note qui vrillait les entrailles, éclats solaires, giclures aiguës des tournesols aux lames en forme de shurikens, paille pléthorique du cannage des chaises prête à taillader votre assise, à vous reconduire à l’inapparence du ciron, jaune éteint du Café de nuit et le parquet semblable à des sillons emplis de haine, engagés à votre perte alors que vous demeurez dans le jaune, vous aussi, mais celui de la sidération, jaune bilieux qui vous dissout de l’intérieur et vous ronge comme un acide sournois, une fumée délétère dont, bientôt, même vos veines seront atteintes, charriant cette agonie de la lumière. Et le brun, cette exhalaison de l’argile, cette décomposition de l’humus, cette subtile tonalité de feuille morte qui vous attaque par le bas, s’invagine dans vos talons, se ramifie dans le poteau de vos jambes, s’infiltre dans votre sexe et sème partout la terreur afin que, devenu terre à votre tour, l’on ne puisse plus vous distinguer du tronc d’arbre, de l’écorce, de sa desquamation dans la terreur d’automne, cette avant-mort. Voyez ces teintes joyeuses, tellement elles sont proches de votre propre libération. La mort, c’est bien cela n’est-ce pas, est une libération ? Voyez cet aspect cireux, pareil à un antique plâtre, à une résine éteinte, à une chair en perdition, voyez Deux vieillards mangeant de la soupe, sans doute la dernière libation, dans la toile de Goya. Oui, cela donne des frissons dans le dos, à tel point que, dorénavant, vous ne pétrirez plus la terre qu’avec appréhension, avec, dans les membres, la raideur définitive d’une métaphysique réalisée, parvenue à son terme ultime. Et l’orange qui brûle tout, qui incendie, qui porte l’acte de folie de Néron à une forme d’accomplissement esthétique. Regardez le fauvisme, laissez vous envahir par les flammes ravageuses d’Othon Friesz dans ses Arbres d’automne, cela monte du sol pareil à une lave incandescente, cela ravage, cela enveloppe tout dans un genre d’apocalypse et, vous aussi, fascinés, vous commencez à vous consumer au milieu de cet embrasement de la nature. Bientôt vous ne serez plus qu’une torche, un vulgaire brandon que la première brise emportera dans les régions inconnues, peut-être dans l’Enfer de Dante et ses cercles ignés. Et le violet, dont l’évident symbolisme mortuaire est un fait bien réel, enraciné dans les pliures vives de l’inconscient. Voir violet c’est déjà être dans le deuil, dans la forme de passage de la vie à la mort. C’est à ceci, à cette durable perte que nous invite le Poète Rimbaud dans le sonnet des Voyelles : O, Oméga, rayon violet de tes yeux. Déjà le regard n’est plus qui est envahi d’ombre, déjà il n’est plus, dans le monde visible, qu’une trace de khôl qui n’est autre que l’empreinte du mystère. Mais que devient donc le regard dès qu’il s’absente ? Est-il en voyage pour plus loin que lui ? Est-il clos définitivement sur un éternel silence ?

Les couleurs mentaient, les couleurs trichaient. Seul le blanc rayonnait de sa propre splendeur, de sa pureté, de son immatérielle candeur.

Oui, les couleurs mentaient, les couleurs trichaient, c’est pourquoi Blanche avait enduit son mince corps de blanc d’Espagne et, maintenant, il rayonnait de l’intérieur comme une pierre d’albâtre, comme un cristal de gypse, une vibration de quartz. C’était si étonnant de voir toute cette pureté, cette virginité, cette sorte d’absence sublime qui ruisselaient d’une anatomie reconduite à ses propres origines. Comme si, dans un temps très ancien, épris de classicisme et de valeurs antiques, la figuration humaine n’avait été, à la manière des temples grecs débarrassés par le temps de leurs teintes initiales, le bleu, le noir, le rouge que des architectures dépouillées, des colonnes doriques simples et nues, des frontons dépourvus de couleurs, des architraves épurées, des frises florales aussi anonymes que la fleur du magnolia ou bien la discrétion du lys, le reflet de la corolle du lotus dans l’eau translucide. Pensant être agréables aux dieux, les Antiques s’étaient fourvoyés et leurs badigeons colorés n’étaient que la teinte de leur idolâtrie, à savoir une perversion de leur essence, une inutile métamorphose, l’apposition d’un masque sur un visage dont la naturelle épiphanie ne sollicitait nul déguisement, nulle application d’une cosmétique. Il fallait laisser les choses dans leur image native. Le nouveau-né vient au monde dans l’évidence de soi sans qu’il soit besoin de le maquiller, de l’affubler des vêtures de la comédie humaine. Voyez l'Héphaïstéion d'Athènes tel qu’il est alors qu’il a abandonné les parures anciennes, les fastes par lesquels croyant subjuguer les dieux, attirer leur clémence, les Mortels n’attiraient que leur courroux. Certes les dieux étaient ambigus et participaient aux débauches terrestres, aux fêtes des hommes, à leurs déchaînements, mais dans une manière de compromission dionysiaque dont ils s’affranchissaient dès qu’ils regagnaient les hauteurs apolliniennes de l’Olympe.

Là, tout en haut de la montagne, les espaces ouraniens, les contrées de la transcendance, le territoire du sacré n’autorisaient guère les travestissements et les marches de guingois. Le carnaval, ses masques colorés, ses agitations, ses gigues, ses pantomimes, tout ceci était frappé du sceau de la contingence et de la satisfaction immédiatement comblée. Donc du superficiel venant dissimuler ce qui était ordinaire et parlait d’une voix modeste. C’est tout de même sidérant cette propension de l’homme à enfourcher la première monture venue, à se vêtir d’épais caparaçons et de se pavaner parmi la foule des badauds avec l’assurance de ceux qui ont découvert une vérité. La vérité, si du moins l’on peut l’approcher d’un iota, est cela même qui sommeille sous les frais ombrages, dans la demi-teinte de l’aube, cette blancheur venue dire aux Existants la fragilité des choses, la nécessité de ne laisser d’empreinte que longuement méditée, à peine apposée sur le vol libre de l’oiseau, le dépliement de la fleur, le glissement du nuage dans le ciel pris de clarté. Juste une légère translation, un passage inaperçu d’une matité à une brillance, d’une brillance à une matité comme si l’essence du temps était cette modeste oscillation que nous appelons l’heure, la seconde, mais qui, en réalité, est la grâce de l’instant nous visitant sur la pointe des pieds. La belle apparition de Blanche, sa modeste esthétique, sa belle cambrure offerte comme un lexique discret à deviner plutôt qu’à interpréter, les quelques touches d’une couleur presque invisible sur le bourgeon des seins, les palmes des mains, le socle des pieds, tout ceci est une fable venue nous dire en mode pictural ce que les mots, jusqu’ici, ont essayé de dessiner dans la forme approchée d’un possible langage. Mais ici, il faut laisser la place aux belles considérations d’un Wassili Kandinski pour lequel la problématique des couleurs se prolongeait bien au-delà de considérations esthétiques :

Le blanc que l’on considère souvent comme une non-couleur (…) est comme le symbole d’un monde où toutes les couleurs, en tant que propriétés de substances matérielles, se sont évanouies (…) Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence absolu (…) Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes (…) C’est un rien plein de joie juvénile ou, pour mieux dire, un rien avant toute naissance, avant tout commencement. Ainsi peut-être a résonné la terre, blanche et froide, aux jours de l’époque glaciaire.

De quelle façon, mieux que celle du Peintre de l’abstraction, aurait-on pu décrire cette aube (il ne s’agit que de cela) par laquelle nous venons au monde et commençons à proférer dans l’hésitation et la modestie ? Cette belle image d’André Maynet, la venue aux choses de Mathilde, nous invitent à une longue rêverie. Nous y sommes déjà comme dans la pureté du poème. Nous y demeurerons tant que le silence aura lieu.

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23 décembre 2015 3 23 /12 /décembre /2015 09:32
Esthétique de l’œuvre : du dehors au dedans.

"Rêver encore (15)"

Isabelle Mignot (2015)

Encre, café, acrylique, enduit et

mortier sur papier 36 x 36 cm

***

Incipit

  Afin d’entrer adéquatement dans ce texte, on fera l’hypothèse suivante :

  Toute œuvre que nous rencontrons pour la première fois ne s’illustre d’abord qu’à l’aune d’une énigme. Nous n’en percevons que l’allure générale à défaut d’y déceler le dessein profond dont elle est la mise en scène. Pour nous saisir de sa rhétorique, il sera d’abord nécessaire que nous sortions d’une subjectivité profondément enracinée dans notre corps. Que nous l’abandonnions après qu’un saut aura été accompli. Ensuite c’est au monde que nous rapporterons, à son paysage, à son visage familier duquel nous prélèverons des indices de compréhension nous amenant en direction de l’œuvre. Dans le genre d’une propédeutique, d’une initiation selon le processus classique nous conduisant du connu avec lequel nous avons habituellement commerce, vers l’inconnu, l’art dans ses manifestations singulières. Au terme de notre confrontation avec le monde nous serons en possession des outils qui nous permettront de déchiffrer l’œuvre comme si le palimpseste qu’elle nous offrait originairement nous livrait progressivement les textes superposés qui en constituaient la trame. Enfin nous pourrons lire, interpréter et nous situer au regard de la proposition plastique que nous avons choisi d’approfondir. Ainsi fonctionne toute esthétique qui se doit d’inventorier les sèmes pluriels du monde afin de les intégrer dans ce que nous avons à voir, cette œuvre dont la singularité procède du monde qui l’accueille et la révèle.

***

  Il serait vain de croire qu’une œuvre nous parle d’elle-même, qu’elle nous adresserait d’emblée un langage si clair que nous ne pourrions jamais douter de son propos. Mais, pour cela, il faudrait que la toile, affectée d’une transparence sémantique, nous livre ses nervures dont nous ne pourrions douter du caractère de vérité. Comme la pomme posée sur la table nous fait le don de son être-fruit sans que nous songions à le contester ou à argumenter à son propos. C’est ici de l’ordre d’une évidence et nous n’aurons pas à passer derrière la pomme afin de savoir si elle dissimule un secret. Le propre d’un objet ordinaire posé devant nous, c’est celui d’apparaître dans la clarté, même si des esquisses différentes peuvent naître du point de vue à partir duquel nous le regardons. Mais la peinture ? Mais cette peinture que nous visons avec, au début, une vue qui serait identique à un trouble de la perception ? Car rien ne sert d’accommoder, avec l’organe de la vision s’entend, seulement avec celui de l’intellection. Avant de décider quoi que ce soit qui prétendrait faire le tour de l’œuvre et en connaître toutes les figures possibles, il convient de se poser quelques questions. Mais nous y reviendrons plus tard. Il faut, tout d’abord, partir de soi puisque c’est bien un Soi qui prend acte d’une situation.

Sortir de soi

  Voilà la première tâche dont nous avons à nous acquitter. Avant même de regarder cette proposition esthétique, c’est à un saut que nous sommes conviés. A partir de notre anatomie même. Nous sortons à peine d’un corps si dense qu’il nous fait l’effet d’une forteresse avec ses barbacanes et ses mâchicoulis. Nous ne voyons qu’à travers des meurtrières et le réel, au-delà de nous, est comme le songe dans lequel nous étions pris, dont nous émergions avec quelque difficulté. C’est si douloureux de quitter sa demeure, de se dérober aux plis intimes qui retiennent et veulent conduire à une expérience interne, à une sensation dont le corps serait le seul dépositaire. Oui, car il y a comme une disposition autistique qui nous enjoindrait de ne nullement faire effraction, de ne rien connaître qui s’exonère de soi, de ne visiter nul royaume qui ne soit le nôtre. A la manière d’un phare côtier qui ne consentirait à n’éclairer que l’en-dedans de ses murs avant de dispenser sa lumière aux habitants de la côte et, au-delà, aux passagers des navires hauturiers.

  Mais sortir de soi n’est pas l’équivalent d’une visitation de l’autre, cet étranger qui, lui aussi, s’abrite derrière ses propres remparts et cherche à y demeurer avec le plaisir que donne toute possession singulière, toute jouissance autonome, toute conscience d’une plénitude atteinte dans l’écart infinitésimal d’une sensation immédiate. Là est le grand problème, c’est que nous sommes des entités indépendantes, des ilots qu’un archipel ne réunit qu’à l’aune d’un parcours identique dans des eaux certes partagées, mais qui délimitent et tracent des frontières. Les nôtres. Les leurs, celles qui affectent les autres d’un voile, les nimbent d’une nébulosité, les rendent mystérieux à la mesure de l’inconnaissance que, par nature, nous en avons. Ce qui est vrai pour nous est tout aussi vrai pour l’autre puisque, pour celui qui est nécessairement différent, nous sommes, nous aussi, ce qui diffère de lui.

  Mais allons dans le concret. « Rêver encore », ce titre qui, à lui seul, renvoie l’être que nous sommes à sa racine première, à l’ombilic d’une nuit dont nous émergeons à peine - la chair est si compacte, si mystérieuse, si impénétrable - cette œuvre donc se présente à nous sur le mode de l’énigme. Non seulement l’énigme que tout art porte en lui comme sa réserve la plus apparente, mais aussi celle de l’artiste que nous ne connaissons pas, mais aussi la nôtre propre car le territoire secret, la jungle dense, la savane illisible, c’est tout simplement celle que nous sommes, ce hiéroglyphe étonnant, cette réalité têtue dont nous ne parvenons pas à décrypter le sens. Pour cela, lire, interpréter, comprendre enfin, nous ne disposons pas du recul nécessaire. Nous sommes cette œuvre que nous créons à chaque respiration, à chaque battement de cœur, à chaque pas sans avoir accès au mystère qui s’y cache et nous porte en avant de nous avec une manière de cécité ou, à tout le moins, d’innocence. Comment se connaître alors que nous demeurons enclos dans notre propre espace ? Comment se percevoir alors que nous déroulons, en même temps que nous, cette temporalité qui nous constitue et s’efface à même sa propre parution ? Afin de connaître quoi que ce soit, il faut un écart, une distance, une différence. La pomme, nous ne pouvons la faire nôtre dans un geste de savoir qu’en raison du fait que nous pouvons la percevoir, en tirer une sensation, en percevoir un goût, en apprécier la texture. La pomme devient pur objet, donc saisie d’une objectivité. Ce qui nous est refusé en tant que sujet puisque, jamais, nous ne pourrons nous appréhender nous-mêmes comme objet d’expérience, comme chose posée en face dont nous pouvons tracer une esquisse, dresser une figure, graver les traits dans la ductilité d’une argile. Jamais nous ne nous percevons en totalité. Jamais nous ne verrons ni notre dos, ni notre visage si ce n’est dans le reflet d’un miroir ou dans les yeux de l’autre, précisément, celui qui, par rapport à nous, dispose de l’espace, du temps nécessaires à l’élaboration de l’être, qu’en nous, il vise.

Sortir de soi en direction dmonde

  L’autre dont nous parlons comme si son essence nous était directement accessible, comme si sa présence allait de soi, identiquement au bouton de la rose ou bien à la cruche d’eau sur la margelle du puits, l’autre donc, nous ne pouvons l’aborder directement, le comprendre à simplement le regarder. Sortant à peine de nous, dans un geste à proprement parler de gestation, nous ne pouvons demander à l’autre de se révéler dans un mouvement qui, pour lui aussi, est souffrance et, d’une certaine manière, renoncement à soi. Prendre acte d’une altérité revient à rétrocéder dans un genre de gangue primitive, d’obscurité, de manière à ce que notre en-face puisse diffuser sa propre lumière. Or la lumière du regard de l’ami, de l’étranger, de l’inconnu est de nature si vive, si coruscante que nous risquons de nous y brûler. Avant de regarder l’autre ou bien son œuvre qui en est la pointe avancée, le point d’incandescence de la conscience, il faut nécessairement faire un détour par le monde.

  Si nous nous appliquons à chercher les significations latentes qui sont en filigrane dans l’œuvre, dans cette œuvre, nous ne pouvons le faire qu’en nous éloignant d’elle, en prenant du recul. Car cette altérité nous trouble en même temps qu’elle donne à notre vue un vertige dont nous devons nous absenter. Les lignes se brouillent, les formes s’interpénètrent, les taches diffusent et se confondent dans une incompréhensible géographie. Pour nous y retrouver, il nous faut le monde, il nous faut le fleuve et la colline, la terre et le feu, il nous faut quelque chose de connu afin que surgissent les lignes de forces signifiantes, les points géodésiques de notre paysage mental. Alors nous disons les coulures noires pareilles aux failles des gorges ou bien à la bouche des grottes. Nous disons l’ocre et la terre de Sienne que révèlent les saignées faites par les hommes dans les carrières d’argile. Nous disons la blancheur de l’écume du rivage, le manteau immaculé de la neige, le flanc d’une porcelaine sur laquelle coule la lumière. Puis l’éclat rouge du rubis, le diamant d’une fraise, la pulpe vive de la grenade. Puis les entrelacs d’une écriture, les arabesques d’un dessin, les irisations d’une encre. Petit à petit, par touches à peine esquissées, par légers frottements de pastel, par transparences de glacis, par à peine insistances de lavis, nous nous approchons du sujet de la peinture, nous commençons à en apercevoir ce qui, jusqu’à présent, était demeuré dans l’ombre d’une première vision. Ce qui était fondamentalement autre devient nôtre. Ce qui était au-dehors, migre vers le dedans et fait sa note musicale, son bruit de source.

Sortir du monde en direction de l’œuvre

  C’est si rassurant de s’entendre avec l’étrange, le lointain, l’inaccessible. Soudain tout s’étoile et rayonne. Ce qui s’annonçait comme menace, cette terra incognita, voici qu’elle dresse ses plans, instaure ses perspectives, bâtit ses demeures, trace ses avenues. Oui, nous voici en un lieu qui commence à nous parler. Voici que se laisse entendre la fable de l’exister et tout devient immensément visible, accueillant, proche. Ce qui était à portée de main, voilà qu’il avait fallu faire un immense périple auprès des choses du monde de façon à ce que nous nous retrouvions dans une aire familière. Visages de femmes. Visages de beauté dont la présence nous dit le luxe de vivre et de recevoir l’offrande d’une couleur, le tracé d’une ligne, l’émergence d’une forme. Forme parmi les formes nous avons enfin trouvé un espace où faire halte, une source où nous abreuver, un temps où installer la beauté d’une méditation. C’est toujours à ce premier glissement que nous sommes soumis, à cette imprécision d’une progression, à ce flou de la perception dès l’instant où paraît l’œuvre dans la mouvance de ses traits. Si elle ne nous interrogeait, alors elle ne serait ni œuvre, ni essai de figuration en direction de l’art. Elle serait chose parmi les choses dans l’anonymat du paraître. C’est toujours cette métamorphose rapide comme l’éclair, inapparente comme le vol de l’oiseau que nous faisons subir à l’œuvre qui nous interroge et nous demande le site d’une réalité, la clarté d’une vérité. Tout essai de création relève de cette étrange nature, s’inscrit dans cette confondante ambiguïté et nous éloigne de lui, d’abord, afin de mieux nous rapprocher de sa parole, ensuite, de nous communiquer la face cachée de son être. Cette belle peinture d’Isabelle Mignot ne nous égare, dans un premier geste, qu’à mieux nous installer dans son propos ensuite. Nous pouvons « rêver encore », il y a l’espace pour cela !

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11 décembre 2015 5 11 /12 /décembre /2015 08:51
Babel sans langage.

Œuvre : Barbara Kroll.

Au début, lorsque les hommes n’étaient pas encore les hommes, lorsque la matière était leur alphabet premier, le mouvement le sens selon lequel ils s’orientaient, les sensations le livre dans lequel ils puisaient les signes à peine visibles de l’exister, tout était si simple que rien ne semblait entraver leur marche sur les chemins de terre, contrarier une vie végétative semblant n’avoir nul autre horizon que cette progression à bas bruit dans les ornières du monde. Hommes et femmes s’assemblaient en boules indistinctes, amas identiques aux confluences des chenilles processionnaires, attouchements réciproques de paramécies aux cils éminemment vibratiles, conjonction de formes protoplasmiques indifférenciées, emmêlement de tentacules pareils à ceux des poulpes, osmose de flagelles et de lignes rhizomatiques dont le déroulement à l’infini paraissait constituer la finalité. Ceci avait le visage d’un cosmos si peu constitué qu’il était constamment pris de convulsion comme si, à tout moment, il menaçait de retourner au néant dont il provenait. Dans ce marigot habité de reptations et d’étranges confluences, ce qui tenait lieu de conscience, une pure sensation interne de l’ordre d’un métabolisme primitif, rien ne se dessinait qui aurait indiqué la sortie du règne de la confusion. Nul essai en direction d’une quelconque élévation, nul exhaussement de soi et la volonté ne se hissait guère hors de cet univers clos, totalement dédié à l’incompréhension, au remuement élémentaire, à l’oscillation têtue d’un pendule ivre de son propre balancement.

Cependant des forces s’étaient levées depuis le sol spongieux où croupissait l’humanité en devenir, des bulles avaient éclaté perforant la croûte de la tourbière, des colonnes de gaz avaient fusé vers le ciel plombé, mutique, refermé sur cette étonnante désolation. D’abord ce n’avaient été que borborygmes, sons invertébrés, cliquetis s’insérant dans l’antre des dents, éructations plus proches d’une excroissance anatomique que d’un essai de s’extraire de la densité qui plaquait l’humain au sol d’argile lourde et de bitume épais. Il fallait déplier le pavillon de l’oreille, ouvrir l’entonnoir qui communiquait avec enclume, marteau, étrier - ces mécaniques, ces automatismes, ces emboîtements de causes et de conséquences strictement matérielles -, il fallait tendre la peau du tympan à la manière d’un tambour, faire de la cochlée une caisse de résonance où les bruits venaient s’enrouler pareils à des spirales de clarté dans la nuit serrée de l’inconscience. C’étaient de simples déflagrations, des pétards de fête en robe multicolore, des feux de Bengale crépitant le long des nerfs avec des stridulations d’élytres, des plaintes de scie musicale. On s’étonnait avant même que ne naisse l’interrogation métaphysique dont les bruits étaient l’évidente propédeutique, les vibrations les prémices d’un sens futur, les irisations le début d’une mise en relation de ce qui se taisait et de ce qui proférait et commençait à déplier la bogue infinie du sens. On faisait de son corps une manière de cathédrale dans laquelle l’orgue des mots commençait à s’agiter, à diffuser ses chapelets de phrases, ses cantiques de textes. C’était comme un souffle venu de loin, sans doute au-delà des comètes, une parole cosmique, un feu déchirant l’ombre, une boule ignée parcourant le vide sidéral avec sa traîne scintillante, son infinie pluie d’étoiles.

Les premières manifestations du langage, les merveilleux phonèmes qui dilataient l’étrave du larynx, gonflaient la montgolfière des joues, traversaient la barrière des dents, projetaient le tube des lèvres dans une surprenante mimique articulatoire, tout ceci, tous ces efforts, tous ces arrachements figuraient à la façon d’une éjaculation d’un désir trop longtemps contenu. Les premiers essais de profération étaient strictement spermatiques, résine expulsée de l’antre phonatoire, longs filaments pareils à une filasse, écume blanche, lymphe filandreuse qui disait le rattachement des mots au roc biologique, leur participation au monde interne, leur vibration organique. Les premiers mots : glaire physiologique, mucus organique, excroissance épithéliale, anamorphose cellulaire. On disait « arbre » et l’on éructait l’arbre, on l’extrayait du massif de son corps, on lui donnait les feuilles et les ramures, on bâtissait son tronc, on l’asseyait sur des racines qui n’étaient que le prolongement de soi, la sourde alchimie de sa propre substance, la gangue souple de ses tissus, la sève de sa lymphe originelle.

Entre les mots et les hommes il n’y avait pas l’épaisseur de l’aile de la libellule, pas la distance de la molécule d’air. L’équation était simple qui disait : Homme = Langage. Il y avait simple équivalence, totale affinité, inclusion réciproque des systèmes. Le son proféré par l’homme en direction du monde était cette chair de soi dont il faisait le don afin d’être reconnu. Etant reconnu en tant que tel il brillait par son langage qui était sa gemme particulière, ce diamant rutilant au cœur des ombres dont il était tissé au plus profond, cette faille toujours inaperçue qui le constituait et ne se manifestait qu’à l’aune du silence, ce tremplin de la profération. Parler : faire jaillir une étincelle, allumer un sémaphore afin que l’autre, alerté de cette braise surgissant du pli intime en ressente l’unique et irremplaçable valeur. Le langage était un quartz dont l’homme sentait la vibration à défaut de pouvoir la nommer. Pour cela il n’avait pas encore l’empan d’une large pensée qui l’eût conduit à élaborer un suffisant jugement, une distance nécessaire à une juste vision.

La chute, car l’homme était tombé dans le piège que lui tendait le langage, ç’avait été d’en user inconsidérément comme il l’aurait fait d’une boisson enivrante sans même se rendre compte que cette dernière l’éloignait de soi dans une ivresse sans fin, une giration folle dans les mailles de laquelle il construisait sa propre geôle. Parler inconsidérément, à tort et à travers, avoir une opinion au sujet de tout et de rien, disserter sur le néant et la provenance du premier feu, de l’eau originelle, du vent, de sa force, de sa direction, gloser sur le sexe des anges et la nature de l’androgyne, tout lui convenait dans la mesure où il pouvait user de mots librement, s’entourer de ses bandelettes rassurantes tout comme la momie gagne l’éternité de son curieux enveloppement. Ne connaissant plus du langage que sa gangue formelle, son bruit de rhombe sur les agoras du monde, son incessant grésillement, l’homme s’éloignait de son essence, laquelle était celle-là même de son propre être, le double de sa condition existentielle. Faisant avancer ses énonciations, proférant ses diatribes, projetant ses exultations, il ne faisait que s’éloigner de soi dans une manière de solitude autistique dont le cheminement de la taupe au sein d’ombreuses galeries eût constitué l’une des plus éclairantes métaphores.

Arbre sans racines il se tenait debout à la simple force de sa naïveté et il substituait à l’indispensable lucidité l’acte de foi en ses propres arguties. Faisant ceci, il avait élevé autour de lui les murs d’une Babel dont l’usage premier était de signifier et de se rendre visible à toute altérité avec laquelle entretenir un commerce afin que le destin de l’homme, posé sur le socle de l’échange, de la reconnaissance mutuelle, assurât à la parole une haute mission, à son exister le site d’une reconnaissance dont tout être se mettait en quête comme sa justification la plus immédiate mais aussi la plus fondamentale. De la Tour de Babel qui lui était promise comme édifice commis à son rayonnement, l’homme avait tout simplement inversé les valeurs, élevant le mur des mots à la manière d’une protection, d’un repli qui le reconduisait à son opacité première, à la solitude et à l’aporie de son corps qui n’était somme toute qu’un genre d’épave flottant sur l’eau mutique et fermée dont le Radeau de la Méduse était l’illustration la plus proche. Pris dans les rets de leur propre tragédie, les hommes avaient usé les mots à des fins strictement utilitaires et opportunistes, avaient négligé ce qu’un langage porté à son acmé, comme dans le poème, l’amour ou bien l’évocation de l’absolu, recelait de beauté et de valeurs annonciatrices d’une pure félicité. Maintenant ils flottaient sur cet océan de mots qu’ils avaient créé comme l’on aurait fabriqué un objet destiné à ne remplir qu’un usage subalterne et le langage s’était retourné contre eux, les isolant sur leur radeau de fortune, scellant les fenêtres de toutes les Babel au travers desquelles, s’ils avaient usé de discernement, ils auraient pu écrire la belle fable fondatrice de l’humain. Par inconséquence, par insuffisance de pensée ils avaient transformé le monde en autant de Babel sans langage, en autant de fortifications vides de sens et ils erraient, SEULS, à la recherche de leur propre généalogie. Mais ils n’avaient plus de mémoire. Le temps s’était dissous. L’espace avait étréci à la dimension d’une cellule vide, d’une forme sans contenu.

Ce qui, plus haut, pouvait figurer à titre de parabole voulant indiquer la condition de l’homme hors du langage, trouve exacte figure dans cette œuvre de Barbara Kroll à laquelle on pourrait accoler le prédicat « d’hermétique ». En effet tout s’y abîme en même temps que paraissent les lignes d’une énonciation picturale comme si le lexique mourrait avant que d’être arrivé à son terme. Qu’y voyons-nous, en effet, si ce n’est la fermeture à l’exister, l’occlusion de toute parole refluant dans la terre lourde des corps avec l’impérieuse insistance qu’éprouve un pêcheur à dissimuler sa faute ou bien à l’affubler des vêtures d’une illisibilité ? Derrière les vitres noires des lunettes on imagine des yeux de porcelaine, très durs, froids, se retournant dans l’enceinte de peau, fouillant de sombres galeries, parcourant des volées d’escaliers, longeant des balustres lourds, alors que l’immense vacuité résonne du silence des mots outragés. Les mots sont redevenus ce qu’ils étaient au début, au tout début, de simples battants de cloches résonnant contre les parois d’airain où rien ne s’inscrit que l’effroi et le tremblement d’un glas infini. Matière sur matière. Organe sur organe. Empilement d’os sur empilements d’os comme si une esthétique de la Mort avait gelé le langage dans le cristal, l’avait acculé aux infinies et hallucinantes visions d’un labyrinthe de glaces et de miroirs se reflétant l’un l’autre. Tout se dissolvait dans l’aire abrupte d’un non-sens affecté de rumeurs internes, travaillé au corps par les coups de boutoir du vide. Les visages, ces figures avancées de l’épiphanie humaine, les voilà éclatés, occupés à scruter avec les outils d’une cruelle cécité des espaces opposés, irrémédiablement irréconciliables comme si une ligne de partage, une effrayante tectonique des plaques en avait frappé les destins du sceau de l’impossibilité d’être autrement qu’à l’aune d’une rupture, d’un silence, d’une impossibilité de paraître sous le texte de l’homme, de la femme, sous la phrase de la rencontre. Promontoires de la sculpture humaine que n’effleure plus le vent du langage, hautes falaises qu’aucun vol hauturier ne tutoiera plus de l’aile de la poésie. Plus de lauriers ornant d’une gloire, fût-elle éphémère, les fronts soucieux d’avoir perdu ce qui portait la pensée, ces myriades de mots, ces nuées d’abeilles vives des vocalisations, ces glissements célestiels qui disent l’être dans sa plénitude et font de l’homme une royauté à nulle autre pareille. Visages cireux, identiques à ces masques du passé qui hantent de leur consternante effigie les allées des musées Grévin du monde. Tels des spectres de mime qui ne dissimuleraient rien d’autre que l’avenue glaciale du néant. Là où les mots s’absentent l’on ne voit plus que le rocher où cogne le vent, la mer frissonnant sous la poussée du vent, la terre creusée de sillons où glisse la pluie. Jamais l’homme. Jamais le langage sans l’homme. Jamais l’homme sans le langage. D’une condition l’autre dans le pli de la même et unique réalité. De ceci nous ne pouvons faire l’économie. Pas plus que nous pourrions nous soustraire à ce que dit cette œuvre en peinture alors que c’est en langage que nous en assurons la sustentation au-dessus du vide de la non-profération, au-delà de toute perte définitive de cela qui menacerait de s’installer dans le site d’un nihilisme accompli.

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7 novembre 2014 5 07 /11 /novembre /2014 09:15
Dans l’illusion de vous.

Œuvre : Barbara Kroll.

Depuis la nuit des temps, je n’avais eu de cesse de graver votre image en arrière de mon front, dans les replis ombreux de ma conscience. Oui, une multitude d’images dont il serait fastidieux de dresser l’inventaire. Une immense galerie de portraits défilant continûment dans les salles de mon « musée imaginaire ». Toutes les formes, toutes les variations s’y mêlaient dans une manière de giration folle, de somptueux carrousel. C’était comme un vertige s’édifiant vers la pure beauté, un prodige tenant debout à la seule force de sa prétention à paraître. A être dans l’assise même d’une immédiate parution. Profusion, conjonction de lignes flexueuses, crayonnés rapides, encres profondes, lavis légers, pointes sèches incisant le papier, gouaches généreuses, huiles lourdes, pastels aériens, aquarelles océaniques. Tout ceci, cette débauche de méridiens et d’équateurs, ces pointillés pareils aux tracés des tropiques, ces lignes géodésiques, ces courbes de niveaux, ces taches bleu-marine comme des océans, ces irisations vertes de canopées, ces tellurismes gris, ces opalescences lunaires, ces gonflements estuaires, ces escarpements, ces empâtements, ces reliefs abrupts, ces dolines recueillant l’eau du ciel, cette lave s’écoulant sur le flanc des cratères, cette luxuriance des eaux amazoniennes, tout ceci pour dire la femme, sa géographie intime, sa lente érosion, son surgissement miraculeux dans le chaos du monde. C’était cela vivre en tant qu’homme, le savoir jusqu’en son tréfonds, l’assumer au plein de son existence. Comme une liberté déployant son étendard dans l’azur des projets, dans le feu des désirs, comme une flamme s’élevant pour dire l’infinitude des choses, l’incertitude d’être, le chagrin logé au creux de la poitrine, la tristesse des couleurs d’automne, les glaçures hivernales, mais aussi la rédemption, l’ascension printanière, le trajet de la sève dans les veines, le dépliement de la volonté et l’incroyable royauté du langage partout répandu. Car, voyez-vous, dans la brume des jours, il me fallait dresser le damier blanc et rouge du convoi, faire s’agiter les bras longs du sémaphore, allumer les braises des tours génoises. Un peu de lumière dans la cendre de vivre, un peu de mouvement sur la lagune grise des heures. Et quelle autre effigie choisir que la vôtre ? Quelle certitude recevoir de la nature, quelle consolation de la culture, quelle onction du spectacle des arts, puisque vous êtes l’art suprême, celui par lequel je reçois ma mesure d’homme, l’exactitude de mon chemin sur terre, la justesse de mes idées sur les astres, le tremblement de mes émotions, la braise vive de mes doutes ? Quel recours, sinon vous ? Quelle image, sinon l’icône que vous dressez à contre-jour du ciel et qui illumine jusqu’à mes nuits, habite la conque de mes rêves ?

Je suis là, dans le clair-obscur de ma chambre, persiennes closes afin que, du jour, ne filtrent que quelques lames de lumière assourdies. Et si peu de bruit. J’ai besoin de cette halte, de ce suspens, de cette hésitation des secondes. C’est dans l’instant même de cet arrêt que je vous perçois le mieux, sens votre haleine rassurante, éprouve la soie de votre peau. C’est un tel événement que d’approcher votre mystère, de faire le tour de l’île que vous êtes, d’en côtoyer le rivage avec l’humilité qui sied aux explorateurs et aux marins au long cours. Car vous ne pouvez être abordée que de cette manière, dans l’effleurement et la retenue. Bientôt le soleil commencera son ascension courbe dans le ciel, les automobiles glisseront sur le pavé avec leur bruit de coton, les passants poinçonneront le trottoir de leurs cliquetis pressés, les enfants feront retentir leurs comptines dans les cours des écoles. Alors il sera trop tard dans la bascule du jour pour convoquer quoi que ce soit de votre arche accueillante. Vous serez comme dépossédée de vos attributs, noyée dans la foule anonyme des errants, perdue pour la cause de la poésie. Vous ne serez plus que cette prose inaperçue, ce chant de sirène happé par les flots, cette rumeur d’abeille se fondant dans l’ébruitement des rues. Ce texte effacé, ce palimpseste à peine visible, ce lexique inapparent dans le grand livre du monde. Mais retenez-vous donc de disparaître dans ce maelstrom dressé par la vanité humaine, mais criez donc à gorge déployée la beauté de votre corps d’albâtre, la liane souple de vos bras, l’éminence soyeuse de votre gorge, la lumière de votre ombilic, hurlez la présence ombreuse de votre désir, la volupté qui vous fore de l’intérieur, scandez la pure jouissance de vos jambes pareilles à des outres remplies de miel, vos chevilles à la lueur de pollen, vos orteils semés de rubis grenat.

Il est encore temps, pour moi, de me livrer au spectacle de vous, d’effeuiller la pure merveille, de déplier votre corolle, de m’enivrer de votre senteur si délicate, d’entrer dans le royaume de la pensée libre, des idées chatoyantes, de surgir au sein même de cela qui ne saurait se dire qu’à la mesure du pinceau, de la souple soie, de l’huile entêtante, du pigment subtil. Voici quelques déclinaisons de vous dont je suis familier, mais ne les ébruitez pas, de peur que leur fragilité ne résiste à l’épreuve des marées mondaines. Vous voici dans le « Bain turc » d’Ingres, votre chair si dense, lisse, parfois si semblable à la douceur marmoréenne. Vous voici pure terre cuite à l’antique patine, chaude, accueillante, disponible, « Femme allongée » de Séleucie, dans une pose hiératique disant votre éternité, la ressource inépuisable de la féminité. Vous voici dans le luxe indépassable d’un fruit d’été, une pêche à la peau de velours, au teint éclatant, à la somptueuse sensualité, « Nu couché » de Modigliani, encore ivre du pinceau de l’artiste. Vous voici « Vénus » du Titien, doucement allongée sur une couche immaculée, un chien lové à vos pieds, dans une demeure patricienne à la précieuse lumière, des servantes en retrait dans la pièce contiguë où se voit un paysage empli de sagesse. Vous voici fière et moderne « Olympia » couchée sur des coussins à la consistance de neige, une servante noire apportant l’éclat discret d’un bouquet de fleurs et l’on sentirait presque les touches décisives de la brosse de Manet. Je pourrais encore vous peindre sous mille facettes, dans une multitude de cadres dorés, cernée d’efflorescences renaissantes, de touches violemment fauves ou bien d’illusions impressionnistes. Mais la profusion n’amènerait qu’une inutile confusion.

Le jour est levé dans le ciel avec sa lumière verticale qui cloue les hommes au sol, fait cligner des yeux, dissimule la vérité aux marcheurs de l’inutile. Milliers de trajets hésitants, milliers de conflagrations de destinées pareilles aux trajets des fourmis. On avance à tâtons, on se heurte à la foule dense, on repart, on hisse sa brindille sur son dos, on rentre dans les meutes de terre avec la conscience d’un juste affairement, la justesse d’un parcours exact, indissoluble, exemplaire. On progresse sans voir, juste avec le tact de ses antennes, juste avec sa carapace de cuir, la caravane de ses pattes pressées. On rentre, le soir, dans sa propre fourmilière, là où s’agitent sur des écrans bleus, les rêves des hommes. On ne voit guère, autour de soi, la beauté faire ses infinis clignotements : la pulpe d’une lèvre, le battement d’un cil, la grâce d’une cheville, le carmin d’un ongle. La nuit on dort, en attente du jour, en attente d’une ivresse qui, jamais ne vient. Pour la simple raison qu’on ne s’abreuve jamais à la bonne source.

Dans l’illusion de vous.

J’ai relevé les persiennes. Un jour gris, uniforme coule dans la pièce. Sur le mur opposé à mon lit, j’ai punaisé une œuvre en voie de création, une simple esquisse, le gris d’un carton, une surface de blanc de titane, quelques traits de graphite, la perspective d’une assise réduite à une ligne, ainsi qu’une hypothétique cloison où le regard est censé s’arrêter. Ceci est l’image d’une femme qui attend ses prédicats définitifs, couleur, forme, matière, afin de signifier. Ainsi représentée elle est libre. D’apparaître à la guise de celui, celle qui portera son regard sur elle. Elle est la figure tutélaire dont on vêtira sa peur afin qu’elle nous prenne sous sa garde. Elle est la mère attentive que l’enfant appellera du fond de son sommeil. Elle est l’égérie soufflant au peintre la quadrature complexe de l’art. Elle est l’épouse qui veille sur sa famille, attentive au compagnon qu’elle a élu pour tracer la voie vers un nécessaire bonheur. Elle est la diva qui emplit l’espace de sa voix si étonnante. Elle est l’actrice qu’on applaudit du fond des fauteuils de pourpre. Elle est l’écrivain dans l’intimité de sa lampe blanche. Elle est l’amante qu’on attend fiévreusement dissimulé derrière la crainte qu’elle ne paraisse plus. Elle est l’étoile au firmament, le globe laiteux de la lune, l’eau dormante sous les aulnes, la ramure dans laquelle glisse la brise d’été. Tout ceci, cette subtile fantasmagorie est en notre pouvoir, à mi-chemin de la réalité, à mi-chemin de la fiction, au croisement immédiat de l’imaginaire. Le jour l’efface que la nuit fait reparaître. C’est une simple esquisse, une à peine figuration qui laisse la place vacante à des milliers d’images, à des infinités de sens. Elle nous parle depuis ce lointain qui n’est que proximité si nous prenons le temps de nous munir de ce regard adéquat qui fouille les choses jusqu’à la racine, aux fondements, à cette « chair du milieu » dont le monde est la révélation, la femme la demeure, l’homme le médiateur.

Oui, je vous avais délaissée pour une bien mince théorie qui ne vaut qu’à l’aune de quelques métaphores indigentes. Vous valez mieux que cette énumération clinique, ce froid constat dont le lecteur, la lectrice ressortent avec l’amertume liée aux évidences. Je demeure dans l’illusion de vous, dans la magnifique phantasia, dans la sublime intuition de celle que vous êtes. Là est le site de votre être auquel nul sur terre ne pourra prétendre. Les déesses sont immortelles en même temps qu’inaccessibles. C’est seulement ainsi que nous les voulons. Dans l’illusion d’elles !

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9 octobre 2014 4 09 /10 /octobre /2014 15:08
De l’esquisse à la toile.

Œuvre : Barbara Kroll.

Esquisse s’était levée avant le jour. Pâle dans sa minceur, presque invisible dans sa texture, tellement sa peau inclinait au doute. D’être. De s’inscrire dans la figure du monde. C’était comme si sa parution dépendait de quelque chose qui la dépassait, peut-être la décision du ciel ou bien la volonté de la mer, son flux puissant à la face de la Terre. Parler d’Esquisse eût tenu du prodige. Tient-on un discours sur le vol du colibri, le glissement du nuage, l’ombre portée sur le lisse de l’étang ? Commente-t-on la dérive de la calebasse sur la rivière de l’ukiyo-e ? Ajoute-t-on sa voix au haïku pour dire la fragrance de la fleur de cerisier, la neige ceinturant le Mont Fuji ? Non, ce qui se dissimule et tient, sinon de l’invisible, du moins de l’ineffable, du discret, de l’inapparent, il faut lui laisser le temps de faire phénomène dans l’instant qui aura été choisi comme celui habité de vérité. Il n’y a pas d’autre lieu pour se manifester que celui des affinités, des correspondances, des harmonies. Le bruit de fond de la réalité est tellement assourdissant. Les mouvements désordonnés tellement douloureux pour la conscience. Ceci, cette perte de soi dans les remous mondains, Esquisse en était avertie depuis son destin à peine proféré, se déplaçant à la manière du fusain sur la toile ou bien la trace de l’estompe sur la feuille vierge.

Cependant, quoique farouche, portée par nature à se dissimuler derrière tout ce qui pouvait procurer abri, une tenture de lin, la mousseline d’un rideau, la paroi translucide d’un parchemin, Esquisse voulait silhouette et horizon, ombre et lumière afin de connaître le monde, afin de se connaître elle-même. L’aube la voyait marcher sur la pointe des pieds, ballerine discrète ne voulant effrayer ni le discret grillon, ni troubler l’onde des libellules, ni creuser l’air de galeries infinies. Aussi ses déplacements consistaient en de simples translations d’un vent à un autre, d’un nuage à la cime d’un arbre, d’une herbe à la pliure d’une clarté sur le bord d’une corolle. Et Esquisse était heureuse de cette vie simple autant que disposée à l’accueil de cela qui se présentait dans la beauté.

Mais exister ne consistait pas à fuir continuellement et à se dérober derrière un effacement permanent. Esquisse devait bientôt en faire la cruelle expérience. On ne vit pas d’idées et d’utopies. Vivre c’est entailler sa peau et forer son ombilic afin que les événements puissent, de leurs dards, vriller cette mince cloison qui nous sépare du dehors. Vivre, c’est retourner sa calotte et étaler ses viscères au plein jour. Vivre, c’est faire couler sa lymphe sur les aires de ciment afin que s’écrive la tragédie par laquelle nous portons au-devant de nous le destin qui est le nôtre. Rien ne servait de demeurer dans la cécité, d’enduire ses oreilles de cire, de faire de ses mains des égouttements hémiplégiques. En réalité, Esquisse était encore en attente d’une parole qui vînt la déflorer et la faire basculer de ce côté-ci du réel, non plus de demeurer dans la sphère close de l’imaginaire. Esquisse avait la consistance et la texture de la toile. Esquisse était le subjectile libre sur lequel, bientôt, se traceraient les stigmates de la relation, les accidents des jours, les minces efflorescences du sens. Esquisse était la page immaculée et, dans l’ombre, les yatagans veillaient, les dents aiguisaient leurs bords tranchants comme des massicots, les langues s’apprêtaient à cracher leur venin, les poings à lancer leurs assauts en forme de boulets.

Le matin est ceci : une vapeur diffuse posée sur les choses et rien ne s’affirme encore, sinon une vague clarté appuyée sur le cercle de l’horizon. Tout est au repos sauf la respiration des hommes, une brume bleue flottant sur leur poitrine. C’est l’heure hésitante que choisit Esquisse « entre chien et loup » -, pour inaugurer sa venue au monde, tracer son sillage réel au milieu de la grande dérive humaine. La porte à peine refermée et, déjà, la toile change de nuance, vire sous des teintes de cendre, des coulures d’argile. C’est déjà les premiers signes d’entrée sur cette vaste agora où le vent de la folie siffle de ses mille bouches, hydre agitant ses milliers de têtes, dont l’immortelle, celle qui, jamais ne vous lâchera. Rude est la chute qui fait d’Esquisse, une inconnue parmi d’autres, une promise à la grande dérive. Elle a tout à apprendre des hommes, des rues, des paroles, des mouvements, des idées. Elle s’offre au jour dans sa plus grande candeur. Elle vient d’un pays où rien n’est encore décidé, où tout est libre de s’informer ou de ne pas paraître, ou bien, alors, de le faire de multiples manières, ultime pouvoir de disposer de soi avant que l’ordre des nécessités ne vienne s’en mêler. Car, il y a peu, Esquisse était encore abritée dans le luxe de sa verrière, entourée de plantes vertes, de pots emplis de crayons, d’une impressionnante théorie de pinceaux, de brosses, de spalters, de récipients sur lesquels, telles des larmes de résine, s’étaient immobilisés des gouttes de blanc de titane, de bleu outremer, de vermillon, de noir de fumée.

Dans la pièce contiguë, un lit posé sur le sol, des tapis de laine, un vieux poêle en tôle, des revues ouvertes sur des images colorées, un cendrier plein, des monceaux de livre, une bouteille d’alcool, des traces de repas, des flacons, des bibelots, des toiles dont on ne voit que l’envers, le cadre de bois blanc, un carnet de croquis où courent des dessins, des feuilles disséminées tachées de couleurs, de traces de graphite, de pierre noire. Et, au milieu de ce capharnaüm, un corps de femme, comme si, lui-même, était un objet parmi les autres, peut-être un biscuit de porcelaine attendant une pellicule d’émail, peut-être une sculpture ébauchée en chemin vers l’âme qui va l’animer. Une femme encore pliée dans les vagues du songe, voguant sur les flux de l’imaginaire, nageant dans des phantasmes de création qui l’extraient du monde, la portent bien au-delà des réveils douloureux, des marches laborieuses vers un atelier, un bureau, un magasin où se déroule la « vraie vie », celle qui vous mord au ventre, vous courbe l’échine, vous réduit à l’étroitesse d’une partition existentielle inaudible.

Esquisse, cette oeuvre en voie de constitution, cette lente émergence des linéaments de la toile, encore dans sa blancheur native, dans sa naïveté originelle, sa pureté prépositionnelle, son être-en-devenir, Esquisse donc, a à être parmi les hommes afin que, possédée par leurs signes, conjuguée à l’aune de leur grammaire, pétrie du lexique qui est le leur, elle puisse, un jour, faire sens à l’aune d’une figure interprétable, dans laquelle, chacun, chacune, puisse se reconnaître, comme Narcisse se penchant sur l’onde qui le reflète, chacun, chacune, puisse projeter son image en tant que saisie du monde. Esquisse, déambulant parmi la foule, dans les couloirs du métro, dans les rues où s’ouvrent les lourds rideaux de tôle avec leurs drôles de grincements, dans les parcs où coulent les fontaines, sur les dalles de béton martelées de milliers de talons, poinçonnées de milliers d’aiguilles sur lesquelles sont juchés des milliers de jambes pressées. Esquive est cette sublime inconnue dont on ne prend acte qu’à ne jamais la croiser, seulement, parfois, un frôlement léger, une brise rapide, le glacis d’une couleur inaperçue. C’est si subtil, une œuvre d’art, si éphémère, simple vibration s’effaçant à même sa parution. Et, Esquisse, cette hésitation faisant son pas de deux, comment ne pas l’oublier dans l’ombre même qui est son intime nature, dans l’irrésolution d’être qui ne sait encore quelle sera la forme achevée de sa parution ? Pourtant, les esquisses sur lesquelles nous hissons nos frêles dérobades, nos marches inconsistantes, nos subits retournements, nos faussetés à paraître sont légion que nous nous hâtons de précipiter dans quelque fosse caroline.

Esquisse, jamais nous ne la voyons alors qu’elle nous porte en elle comme une faveur dont nous devrions faire notre miel. Esquisse est cette figure heureuse, cette émergence du néant qui ne demande qu’à briller, à tracer son chemin avec la belle assurance qui sied aux âmes libres. Elle est en devenir, non encore inféodée au principe de raison, aux jugements hâtifs, aux désirs de toutes sortes, aux machinations, aux combines, aux compromissions. Esquisse est comme sur le bord d’une plage immaculée avec l’écume d’une eau claire venant battre à ses pieds. Une île du bout du monde que nulle aberration n’a encore entamée de son insuffisance mortelle. Elle est au bord d’elle-même, dans le plus grand secret qui soit, dans la plus grande espérance. C’est cela être libre : se tenir au-devant des possibilités du monde et pouvoir les embrasser toutes, sans exception, sans se poser la question de savoir si l’une d’entre elles est meilleure qu’une autre. Une sérénité vis-à-vis de tout ce qui se présente et, originellement, n’est jamais affecté d’une quelconque faiblesse. Esquisse, regardons-là, tant la forme est déjà présente qui véhicule les prémices du sens. La tête est cette aire vide à l’infinie puissance. Rien n’ayant encore été proféré, tout est en attente de profération. Promesse de déploiement de l’arche infinie du langage, tenue d’un colloque illimité résonnant dans toutes les tours de Babel de l’univers. Et la si belle vision, l’ouverture à l’autre, au paysage, à l’œuvre d’art. Et l’incroyable polyphonie sur le point de se déverser dans la spirale de la cochlée. Et la myriade de goûts. Et les subtiles fragrances. Et les lèvres dans le geste du baiser. Esquisse, regardons-là dans cette réserve qu’indique la posture étroite des bras - ils embrasseront plus tard et avec quelle amplitude ! -, Esquisse aux jambes jointes dans le geste de la virginité, du territoire réservé qui, un jour, s’annoncera sous la figure de la généalogie à poursuivre -, Esquisse, regardons-là dans ses jambes presque inapparentes qui disent la modestie à être, la simplicité par laquelle s’annoncent les choses belles. Il y a tant de pureté, de mise à l’écart des mouvements désordonnés des foules, des bruits de la guerre, des agitations sur les dalles consuméristes des métropoles aux tours prétentieuses. Il y a tant à espérer de ceci qui reste occulté, en mode mineur, si près d’un absolu que tout demeure atteignable, d’un seul coup de pinceau, d’une griffure du crayon, de la trace d’un fusain. Car c’est bien d’une peinture en devenir dont nous sommes occupés, d’une œuvre à faire paraître, à accrocher, bientôt, aux cimaises d’un musée, sous la lumière des projecteurs, dans la clameur étonnée des esthètes, dans les critiques éclairées des hommes savants, dans les mines réjouies des mécènes, dans les gestes élégants des désirantes. Alors, la liberté aura été dépassée, la figure figée dans l’huile, la belle apparition monétisée, c'est-à-dire portée dans l’aire froide de la raison raisonnante alors qu’il y a peu encore, Esquisse, elle rayonnait du pur éclat de ses possibilités infinies. Ainsi l’Esquisse - que nous écrivons avec une Majuscule -, dans le retrait même de sa profération nous pose une question plus morale qu’esthétique : la « liberté-vérité » réelle - les deux ne sont pas dissociables -, n’est-elle pas, d’abord, une question de forme ? Le prélude et l’inachèvement participant à une manière de dignité dont l’aboutissement ne serait que la figure euphémisée ? Bien évidemment ceci n’est qu’une posture intellectuelle, un concept tâchant de faire émerger une réflexion. La tentation est grande, évidemment, de transposer cette vue formelle dans le cadre de l’anthropologie. Sommes-nous, les hommes, les femmes, plus libres et proches d’une vérité lorsque nous nous situons comme « esquisses » - entendons en voie de constitution vers notre existence, près de notre origine - alors que nous demeurerions dans une marge d’erreur avec la marche de notre propre temporalité ? Mais, ici, l’on sent bien la limite à ne pas dépasser. L’humain relevant d’une éthique, alors que l’œuvre s’affilie au registre de l’esthétique. Sans doute l’humour peut-il nous tirer de considérations qui, par nature, chuteraient facilement dans l’impasse de l’aporie. Faisons nôtre, provisoirement, ce titre d’un livre d’Eric Emmanuel Schmidt : « Lorsque j’étais une œuvre d’art ». De cette façon nous nous situerons sur les deux versants du Beau et du Bien. Rien ne saurait en faire l’économie. Si, en effet, je me considère comme œuvre d’art, ma nécessaire transcendance m’éloignera des contingences qui, toujours, ont partie liée avec l’idée d’insuffisance et de chaos, alors que l’art est mise en ordre d’un cosmos. Soyons donc des œuvres d’art !

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14 mars 2014 5 14 /03 /mars /2014 08:13

 

Sisyphe à l'œuvre.

 

 

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Œuvre : Barbara Kroll.

  

 Nous regardons l'œuvre en train de s'accomplir et, avant même de commencer à l'analyser, d'exercer notre sens critique, nous percevons le symbole sous jacent, premier mot d'une sémantique en train de se constituer. Affiliés au Principe de Raison, nous regimbons à faire notre cette silhouette qui se présente à la manière d'un cosmos inversé, à savoir en tant que chaos en puissance. La quadrature de notre exister est tellement déterminée par les essentielles polarités d'un habiter sur Terre que nous sommes désemparés à la seule idée de retourner notre univers, de le viser différemment, à savoir d'en découvrir la perspective inhabituelle. Mais notre discours sur l'œuvre s'éclairera par le recours à l'analogie en nous déplaçant vers les toiles, étonnantes à première vue, de Georg Baselitz.

 

 

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Georg BaselitzSans Titre, 1982

Source : Karlsruhe.

 

  Cet Artiste se fait remarquer à partir des années 1968 - 1970 en peignant ses personnages tête orientée vers le basVoyeurs de l'œuvre, nous sommes ontologiquement questionnés jusqu'en notre tréfonds. Être-homme consiste-t-il, aussi bien à assumer la position verticale que le retournement du réel sans qu'une véritable interrogation se fasse jour de l'ordre d'une perte de valeurs ? Chez Barbara Kroll, tout au moins dans l'œuvre analysée, s'institue cette même proposition figurale qui nous met sens dessus dessous. C'est rien moins que notre configuration parmi le monde qui trouve sa propre remise en question. Si la gloire de l'exister au milieu des choses et des animaux se manifestait, jusqu'à présent, par cette éminente aptitude de l'homme à redresser sa silhouette et à la faire se hisser au-dessus de l'herbe de la savane - caractère insigne de la dimension anthropologique -, que reste-t-il de l'humain qui le différencie de la jungle mondaine dès l'instant où il semble basculer dans un genre de perdition ? Car notre vision des œuvres ne demeure pas simplement esthétique. Tout bouleversement de l'optique du monde, toute modification d'un état d'âme entraînent de facto l'ouverture d'une éthique. Notre naturelle esquisse ne saurait s'exonérer d'une histoire culturelle, morale, religieuse sans doute. Si l'homme rayonne et assure la transcendance de son cheminement, c'est, assurément, en raison de projections symboliques qui, toujours, s'effectuent dans notre manière d'être au monde. Épiphanie du visage, caractère sacré, puisque d'abord signe de sa propre reconnaissance, de la reconnaissance de l'Autre. Nous regardant dans le miroir, c'est de nous dont il s'agit, avec cette aptitude à nous élever vers plus haut que nous - notre propre transcendance - alors qu'au-dessus de notre tête se tient l'espace libre du ciel.

  Mais imaginons un seul instant la rotation du haut de notre corps et surgit l'effroi en direction de l'abîme. Car il ne s'agira plus, pour nous, de l'aire ouverte du Ciel comme destination finale, mais de la densité de la Terre, de sa puissance de fermeture, de sa mutité. Ciel et Terre jouent toujours en mode dialectique avec ces symboles lourds de signification. La colombe s'envole toujours en direction de l'éther, alors que la taupe cernée de noir fouit la terre aussi sombre et mystérieuse qu'elle. Inspirés par ces sentiments liés à une perception archétypale de l'univers - le haut est solaire, le bas est versé par nature aux apories chtoniennes, à la dimension infernale -, nous cheminons avec la certitude que notre seule apparence est soumise au régime d'une fontanelle aimantée par ce qui est altitude et élévation, alors que son contraire ne saurait délivrer que la couleur du néant. Sans doute ces projections sont-elles fondées, mais elles ne le sont qu'en raison. C'est seulement parce que nous pensons en termes de causes et de conséquences, avec un arrière plan moral et religieux que ce renversement des choses nous paraît contre nature. Le Bien est zénithalle Mal est au nadirLe Ciel est délivrance et espérance. La Terre est aliénation et attirance démonique.

  Nous sommes donc prisonniers de ces schémas de pensée qui nous remettent à notre condition première par laquelle le Paradis signifie, alors que l'Enfer néantise. Mais l'Artiste - Bazelitz ou bien Barbara Kroll - ne sont nullement inféodés au même schéma intellectuel. Être Artiste, avant tout, c'est faire s'écrouler les conventions, c'est transgresser le réel têtu, c'est user des armes de la subversion afin qu'apparaisse une vérité avec laquelle il nous faudra bien composer. A moins d''adopter la supposée attitude de l'autruche, laquelle à sa manière, inverse sa vision du monde, mais en le niant, ce qui est, à l'évidence, un comble. L'art, s'il a une vertu performative, c'est-à-dire s'il effectue dans la réalité ce qu'il promulgue sur la toile, alors nous, les Voyeurs, vivons la tête en bas et regardons le monde par en-dessous, métaphysiquement, dans le vertige, depuis les fondements et les scories de l'exister. Nous surgissons au cœur des choses, dans leur dimension déployantes, tremplin du vide en direction du plein. Ce qui veut dire, qu'au lieu de nous situer au niveau de considérations éthérées et transcendantes à leur objet, nous sommes immergés dans l'étant, au plus près des laves primitives, nous sommes ces manières d'immanence naissant en elles-mêmes, en même temps qu'elles naissent au monde. C'est du-dedans de la matière que se profile ce que Le Clézio nommait dans l'un de ses essais de jeunesse "L'extase matérielle".

  Car, pour longtemps, nous ne connaîtrons du monde que son arche de terre et ses assises racinaires. Le dialogue que souhaite instaurer le couple Bazelitz-Kroll en nous visitant à partir de nos fondations, c'est seulement, en obturant le Sujet, faire apparaître l'Objet, à savoir la Peinture elle-même dans le procès qu'elle entretient avec l'exister, dont, souvent, elle ressort, incomprise. C'est parce que nous nous réfugions toujours dans des fuites et des pensées légères que nous nous évinçons de la lourdeur du vivre, cette pesanteur, cette "pâte même des choses" (Sartre - La nausée) qui nous détermine en nos assises et que nous feignons d'ignorer. Pour la plupart, anti-Roquentinanti-existentialistes qui refusons de voir la racine sous le banc du jardin public de Bouville, de creuser la glaise jusqu'en ses derniers retranchements, souhaitant briller de la belle vêture de l'uranie avant même que la mue soit terminée, refusant le stade de la larve, de l'œuf. De l'imaginal nous n'acceptons que le stade terminal de la mue. C'est à une saisie de l'origine que nous sommes conviés dans ces œuvres, lesquelles, plutôt que de flatter nos feuillaisons nous renversent jusqu'à nos racines. L'exister-en-soila peinture-en-soi comme demeure première et dernière de toute aperception du réel. Mais écoutons Bazelitz dont le concept radical de peinture inversée permet de revenir aux fondements :

« vider ce qu’on peint de son contenu pour se tourner vers la peinture en soi ».

  Au départ, au premier coup d'œil, alors que la "conversion du regard" que la phénoménologie appelle de ses vœux n'avait pas encore trouvé le lieu où apparaître, nous avions intuitivement pensé à une représentation symbolique du Mythe de Sisyphe.

 

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 Le personnage y apparaît comme écrasé sous le poids d'un rocher - d'un destin - qui semble vouloir l'anéantir. Une première interprétation de l'image nous incline à un sentiment du tragique, mais il semble qu'il soit nécessaire de reconduire le personnage mythologique à une conception plus camusienne de ce qui ne semble s'illustrer que sous la figure de l'absurde. Ici, il faut faire nôtre la belle formule de Kuki Shuzo, lequel affirme : « il faut imaginer Sisyphe heureux », cette phrase faisant sens à identifier Sisyphe à une action à laquelle il trouve du bonheur à seulement l'accomplir, comme une fin en soi. C'est dans cette même inclination de la pensée que nous considèrerons l'Artiste dans son travail éternellement recommencé, comme disposé à une signification qui le dépasse mais, pour autant, ne l'annule pas. Bien au contraire, la lutte contre l'existence est cette perpétuelle tension pour parvenir à l'essence. Celle-ci, l'essence, nous la recherchons, Acteurs ou bien Voyeurs des œuvres. C'est pour cette unique raison qu'il y a des Hommes, des Femmes, des Artistes  qui visent le monde de telle ou telle manière, mais qui, nécessairement le visent, c'est-à-dire y introduisent du sens. Regardons et comprenons.

 

 

 

 

 

  

 

     

 


 

 

 

 

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1 mars 2014 6 01 /03 /mars /2014 09:10

 

Le décret de l’œuvre peinte.

 

 

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Barbara Kroll.

Technique mixte sur panneau.

 

 

« Achever un tableau ? Quelle bêtise ! Terminer veut dire en finir avec un objet, le tuer, lui enlever son âme, lui donner la puntilla, l’achever comme on dit ici, c’est-à-dire lui donner ce qui est le plus fâcheux pour le peintre et pour le tableau : le coup de grâce. »

 

                                                      Pablo Picasso - Propos sur l’art.

 

 

 

  Le « travail » artistique est de telle nature que, jamais, par définition, nous ne savons quand il commence, aussi bien quand il trouve son terme. Le « travail » artistique, sans nul doute, commence en même temps que « commence » l’Artiste, nous voulons dire depuis sa naissance. Mais pas seulement lorsque s’est mise en place l’arche biologique dont il est le bourgeon terminal. Seulement à partir du moment où sa nature même est devenue cette constante disposition à l’esthétique dont l’existence lui a fait l’offrande. Quelle est donc la nature de cette temporalité qui l’affecte en propre et le détermine à être ce donateur d’espace en direction de l’autre-que-lui ? Sans doute nous posons-nous la question, le plus souvent, en termes de chronologie, comme si la source du don pouvait recevoir ses coordonnées calendaires d’une manière définitive. Comme le filet d’eau et la source que la baguette de coudrier aurait fait surgir à tel moment déterminé, moment datable, inscriptible donc satisfaisant aux exigences de la raison. Mais il en est des prémices de l’ouverture aux caprices de la création comme il en est du temps en son éternel entêtement à surgir quand il veut, de la façon la plus imprévisible. Comment donc le Peintre en arrive-t-il à peindre ? Par quel processus ? Par quelle faculté :  sublime intuition de l’instant portant en soi l’œuvre en devenir, volonté charismatique imposant son empreinte aux choses, rayonnement « naturel » de l’ego s’attribuant le monde ? Le questionnement est aussi polysémique que sujet à caution car il ne saurait y avoir de réponse univoque à ce qui reste de l’ordre du secret. Car si nous pouvions y voir clair avec une essence telle que l’origine de l’Art, nous apercevrions l’origine même de l’Univers puisque ces deux objets sont transcendants à l’ordre même de notre conscience. Aussi bien que l’Histoirela Religionla Science, tous ces principes universaux qui portent en leur sein leur justification d’être. Nous, les Hommesles Femmes en constituons des « accidents », des manières de soubresauts spatio-temporels alors qu’ils sont alloués à l’intemporel et à l’immatériel. C’est bien pour cela que ces inatteignables nous fascinent, c’est pour cela que nous admirons l’Art et ses Créateurs, non seulement en raison de leur pouvoir démiurgiques, mais parce qu’ils reculent à mesure que nous essayons de nous en saisir. En un mot, ils demeurent dans l’inachèvement car affiliés au régime du toujours renouvelable. Chaque nouvel événement crée l’Histoire, chaque acte de piété porte la Religion vers un futur, chaque découverte tisse de l’intérieur la structure de la Science.

  Bien évidemment, l’Artiste, pour doué qu’il est ne s’exonère pas de ces conditions, étant lui-même, « inachèvement », par essence humaine d’abord, par conviction et passion artistiques ensuite. Car l’Artiste « travaille » l’espace, la matière, la couleur, du-dedans de ces mêmes objets, ce qui veut dire qu’il en est partie prenante, étant lui-même, tantôt fusain traçant l’esquisse, tantôt lavis déposant les ombres, puis blanc de titane allumant les lumières, puis noir d’ivoire pour les premières ébauches des formes, puis bleu de cobalt afin que surgisse ce paysage, cette nature morte, ce portrait. Regardant l’œuvre en voie de construction, nous comprendrons mieux, maintenant, cela qui se dépose sur la surface blanche de la toile de manière à faire événement. Cette ébauche qui commence à émerger n’est rien d’autre que la projection du Sujet sur l’objet, à savoir de l’Artiste dont la forme se détache du fond comme le brouillard s’élève de l’eau dont il participe. Si l’œuvre en devenir était simplement cette trace anonyme, douée d’une manière d’autonomie, alors nous ne retrouverions jamais en elle l’empreinte de son Créateur, de ce Peintre qu’on y devine en filigrane, jamais ne s’élèverait la présence d’un style attestant d’une existence.

  Car créer, avant tout, c’est exister, c’est faire phénomène depuis sa silhouette d’Hommede Femme et apposer sur le monde la figure d’une essentielle singularité. Le style est toujours la marque irréfragable d’une destination de soi en direction du  regard de l’Autre afin de témoigner d’une vie en devenir. Créer c’est, en une certaine façon, procéder à sa propre exhumation dans le but de renaître à soi. Car la création initiale, jamais nous ne l’avons choisie, l’Artiste y compris qui rejoue aux dés d’un hasard organisé la partie de l’être-jeté dans le marécage des contingences. Créer, c’est assumer cette part de vérité et de liberté sans lesquelles l’œuvre n’est affectée que de fange et d’inconsistance native. Regardez donc une toile, trouvez-y cette authenticité, ce libre mouvement des différentes parties entre elles, cette facile circulation des lexèmes se disposant en une heureuse sémantique et, alors, vous serez assurés d’être devant l’une des esquisses possibles de l’Art.  Ici, Barbara Kroll nous propose en une émouvante simplicité, en même temps qu’avec une belle générosité cette peinture en train de procéder à sa propre élaboration. Entière fascination que d’entrer, comme par effraction, dans l’Atelier du Peintre et d’y découvrir cette subtile alchimie par laquelle le quotidien se transfigure pour accéder à une cimaise. Certains s’étonneront peut-être de ne découvrir qu’une ébauche de ce qui sera ou bien peut-être sera biffé et reconduit à son propre effacement. Merveille que de voir cela qui, sous nos yeux assoiffés de savoir, va dérouler sa subtile métamorphose pour advenir au plein jour de la vision. Mais déjà nous suffit ce fragment comme s’il était porteur d’une future totalité et, du reste, ne signifie-t-il pas dès maintenant autant que l’œuvre achevée qui en sera le stade ultérieur ? Et puis, et ceci est un problème fondamental au regard de la signification, à partir de quel moment peut-on décréter l’œuvre achevée, selon quels critères : de temps, d’espace, de forme, de fond, de quantité, de qualité, selon quelles modalités ? L’on voit bien que le recours aux catégories, pour signifiantes qu’elles sont, ne suffit pas à épuiser le sujet, loin s’en faut. Le décret de l’œuvre accomplie appartient en propre à l’Artiste lui-même. Nous n’en serons que les témoins différés dans un futur et un espace différents. Alors, lorsque nous rencontrerons la proposition plastique en son destin terminal, nous la recevrons toujours de telle ou telle manière, selon quantité de critères dont la variété n’égale que la valeur approximative. Car la subjectivité sera à l’œuvre et dictera ses propres inclinations, ses humeurs relatives, ses considérations esthétiques, parfois éthiques ou bien sociales. Peu importe. Ou plutôt, ceci importe afin que la pluralité des regards aménage autour de la Toile une aire suffisante, un nomadisme intellectuel et affectif sans lesquels toute proposition ne peut que sombrer dans l’étroitesse d’une vision unique. Cette esquisse nous plaît telle qu’elle est parce que nous pouvons y déceler ce jet de l’Artiste dont nous parlions il y a peu. Nous y lisons : dans la teinte compacte et sourde des cheveux la parfaite maîtrise et le presque achèvement ; dans les traits de la mine de plomb le doute constitutionnel d’un destin commençant à peine ; dans le lacis parme indistinct l’essai de figuration sur la scène du monde encore dissimulée par un voilement ; dans le tracé plus soutenu de l’arcade droite la possibilité d’une vision où,  bientôt,  l’éclair de lucidité surgira sous l’espèce d’une pupille noire au fond d’une sclérotique blanche ; dans la partie grise la tache originelle alors que l’existence en réserve n’y a pas encore imprimé les stigmates de la douleur, les signes de la joie ; enfin, dans la vêture les traits d’une quotidienneté à l’œuvre.  

  Bien évidemment, ceci que nous y avons décelé est simplement question d’affairement personnel et mille autres perspectives pourraient encore trouver à s’y loger. Le travail achevé, sans doute sera-t-il temps de porter un autre regard car l’Artiste en aura fait ce que sa conscience aura tracé comme chemin vers le possible. D’ores et déjà nous disons qu’il y a œuvre, qu’il y a pluralité de significations, ce dont un regard porteur d’Art se dote toujours comme d’une empreinte à suivre afin d’être en chemin vers plus loin que soi. L’acte transcendant est toujours une décision de cette nature. Combien d’esquisses, sous les verrières créatrices, ont vu leur destin basculer dans l’abîme de quelque rémission à poursuivre la tâche entreprise. Il est toujours périlleux pour le Plasticien de se trouver au milieu du gué. La rive opposée est toujours un mystère qui appelle, un secret qui rejette. Souvent la tentation est grande de demeurer sur le bord d’une création car celle-ci exige toujours la confrontation à la solitude. Autrement exprimé le face à face avec soi-même. Face à la toile qui le regarde depuis son visage vide,le Peintre entretient ce colloque singulier identique à celui de « Simon du désert » dans le film de Buñuel. Le diable rôde toujours afin d’empêcher la poursuite du projet humain. Les cimaises des musées s’éclairent de ces morceaux de bravoure qui ont échappé à cette traversée au milieu des sables emplis de silence et de méditation. C’est la raison pour laquelle nous regardons l’Art avec le respect de ce qui a frôlé la mort de si près qu’il ne reste plus qu’une gloire de lumière dont nous prenons acte avec un réel bonheur. Cependant, ce qui nous demeure caché, c’est  le frisson sacré qui a précédé sa mise au jour. Un pur acte héroïque dont le Créateur est l’emblème le moins visible puisqu’il demeure dissimulé dans la texture même de l’œuvre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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13 février 2014 4 13 /02 /février /2014 08:46

 

Le crépuscule passionnel.

 

 

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 Œuvre : Barbara Kroll.

 

 

 

    La passion se fait JOUR et tout se met à rayonner dans la clarté. Les yeux ont la brillance des lacs, le front est une pure falaise d'albâtre, les lèvres disent la puissance du désir, les joues s'illuminent des flammes de l'exister. C'est une seule arche de lumière qui part de la peau et renvoie dans l'azur son empreinte de beauté. Les ongles lancent des feux, les dents ouvrent leur clairière d'ivoire, les cheveux sont une forêt lissée d'aube nouvelle. La voix est un chant qui se multiplie en écho sous le dôme du ciel et les rêves portent en creux la signifiance du jour, des heures claires. C'est, partout, un bruissement d'eau, c'est partout le glissement de l'air sur la glaçure des feuilles. Au loin sont les maisons pliées dans leur chaux blanche et leurs toits de sanguine. Comme pour dire le juste mystère des choses quand le soleil fait sa tache éblouissante au zénith.

  Le vol des oiseaux est immensément libre, géométrie d'ailes coupant les nuages en fragments de neige et de cendre. Tout en bas, le bruit de la rivière parmi la cascade des galets est une à peine respiration du monde et les songes s'élèvent comme des buées bleues. La crête des arbres fait sa dentelle irisée à contre-jour des yeux et les hommes se ceignent de vêtures légères et les femmes sont diaphanes comme le tulle. Long rire des corps exultant sous la poussée de l'air. C'est une levée de brume qui dit son nom en une suite de notes cristallines et les tympans sont éblouis à seulement s'ouvrir à cette pure fécondité, à cette remise des choses au simple, à l'évident murmure de ce qui paraît et se fait promesse d'abandon.

  Il n'est besoin de rien pour continuer à vivre, sauf ouvrir ses yeux aux nuées de phosphènes, dilater sa peau et la disposer au gonflement de la sève partout présente. Les gemmes sont là qui diffusent continûment leur lexique de joie. Dans les buissons, les trilles des merles sont une ode au temps qui s'installe à demeure dans l'horizon prolixe.  Car tout parle, depuis le grincement de la fourmi sur le chemin de poussière jusqu'à la stridulation de la pluie sur le lit de feuilles sèches. Tout est poème sous l'arcature de la passion, tout est langage jusqu'à la démesure. Tout coule depuis l'origine vers une heureuse confluence, tout fait signe vers le dépliement du destin hors de sa conque de nacre. Tout se déploie et s'attache au vivant avec la souplesse de l'imaginaire. Lèvres du monde toujours disponibles à une juste libation. Tout dans l'exactitude, tout dans la profusion, tout dans le surgissement de ce qui visite les sclérotiques de porcelaine et se dilue dans le jais des pupilles.

  Au-dedans, dans l'orbe intime des choses, c'est une douceur d'écume, c'est un vent andin, un étalement de lagune sous la pierre ponce du temps. Cela fait ses atermoiements en mode poétique, sa petite musique ombilicale, son battement d'écluse. Il n'y a que cela à observer : son affinité avec ce qui se présente et se loge au plein du corps avec son insouciance d'outre fécondée par la justesse de la survenue. Le sublime est si près avec ses attouchements de toile, ses empreintes libres, ses linéaments de soie. Il n'y a d'autre chose à faire que de laisser son réceptacle de chair s'adonner à la parution des significations et se confier à la nuit qui approche.

  La passion se fait NUIT et alors tout s'inverse, et alors tout se divise en ombres soudées à l'épiderme. Ce sont comme des picots de chair révulsée, de longs frissons qui s'étoilent et se divisent à l'infini, se glissent parmi les feuillets étonnés de la conscience. Soudain, ce qui était lumière, pure clarté, se métamorphose en traits fuligineux plongeant dans la suie et le goudron. Les mains se révulsent en crochets, la broussaille de la tête se colore d'obsidienne, se ploie sous la pesanteur de l'encre. Ce qui était clairière devient forêt pluviale sous des cataractes d'eau. Les grains de clarté s'agglomèrent en boules d'étoupe, le vent fait ses nœuds compliqués, les paroles se fondent en une glaise compacte, incompréhensible. La souple mouvance de la silhouette  se perd dans un réseau serré ne portant plus l'effigie humaine qu'à paraître dans l'absurde. Visage de cire lourde, impénétrable. Épaules chutant vers une fatalité aux contours flous. Croisement des bras semblables à des tiges mortes de graminées lacérées par le vent. Jambes ossuaires avec les boules des genoux gonflées de lassitude.

  Et l'Autre devenant si peu visible, rongé par le drame de la passion inversée, retournée comme un gant. Visage en lame de couteau, dont la minceur dit le constant désarroi. Griffes des mains sur lesquelles repose la saillie étroite du maxillaire. Doigts dans la position d'une imploration. Bouche occultée par l'insignifiance du monde. Plomb des bras, dissimulation des jambes dans les plis d'obscurité. A droite, comme une résurgence d'un passé heureux, une dalle de lumière, pareille à un ciment lissé par l'aile souple du temps. Des traces de charbon, des stigmates de la passion ancienne peut-être, des graffitis portant la donation de soi en direction de ce mystère de l'Autre, de sa constante turgescence dans l'ordre du monde alors que tout s'efface et se dilue dans la pâte de l'exister.

 

  Partout le noir colonisant le blanc. Et aucune trace de gris, aucune surface qui viendrait médiatiser l'impossible relation, la perte à jamais de soi dans l'abîme de l'Autre. Car il y a ceci, toujours l'Autre est cet abîme qui nous aliène et nous distrait de nous. Cela nous le savons depuis la densité de notre lucidité mais, toujours, nous voulons nous écarter de la vérité, laquelle est une lame à double tranchant. Qui blesse, quelle que soit la face par laquelle s'effectue la préhension. C'est cette troublante réalité que Barbara Kroll, au travers de ses différentes œuvres, essaie d'instiller dans la dimension ouverte de notre regard. Elle dit en taches, en noir et blanc, en jaune, en traits charbonneux ce que dit notre âme mais que jamais nous ne voulons porter à la clarté du paraître. Certaines lumières sont trop fortes pour nos yeux qui se voilent afin de ne pas sombrer dans une proche cécité. Laquelle n'est que le revers d'une insoutenable saillie des choses. Il faut regarder par des meurtrières le faisceau éblouissant de la lampe à arc. La passion est cette vive illumination qui, tantôt nous visite sous les auspices d'une bienveillance, tantôt retourne contre nous son venin de veuve noire. Jamais, cependant, l'on ne peut prendre l'une en s'exonérant de l'autre. Le corail de l'oursin est toujours avec sa bogue urticante !  

 

 

 

 

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12 février 2014 3 12 /02 /février /2014 09:03

 

Du Rien surgit le Multiple.

 

drslm1.JPG 

Œuvre : Antoine Josse.

Violence topographique (Détail) 2012.

 

   A peine saisissons-nous l'image que, déjà, nous devrions nous en séparer. Comme si un vertige s'était soudain emparé de nous. Comme si le vide s'ouvrait sous nos pas, nous condamnant à l'issue fatale, dernière pierre du destin en forme de surplomb. Nous sommes là, au bord de l'innommable, dans une manière de sustentation qui semblerait ne plus avoir de fin et, pourtant, nous demeurons. Non que nos membres inférieurs soient pris de tremblements ou bien qu'ils se figent dans une inquiétante catatonie. Non, nous sentons qu'il y a autre chose qui se fait jour et cloue notre existence sur cette arête décisive. Si nous ne fuyons pas, cet immobilisme doit bien être fondé en raison. Si nous devenons rocs, ce n'est pas à seulement nous fondre dans cette griserie géologique. Il nous faut forer plus profond, il nous faut saisir pourquoi ce tellurisme figé nous soude à sa matière compacte comme si, de toute éternité, nous en avions été partie prenante. Si nous prenons du recul - attention de ne pas chuter dans le piège qui guette -, nous nous apercevons de la désolation radicale qui habite ce paysage minéral. Une pure abstraction dans laquelle nous aurions dû déjà nous fondre, pareils à la fissure dans le rocher. Et, cependant, nous survivons, et cependant nous ne sommes pas dans le tragique. Nous sommes même dans une sorte d'élévation qui porte notre regard bien au-delà de cette blanche apparence.

  Nous observons et nous disons : le ciel vide, le nuage gris, l'avancée du rocher, la haute maison solitaire, le vide à l'infini, l'indistinction formelle. Ceci que nous avons décrit n'illustre que les nervures du Rien, les esquisses du Néant. Corollairement nous devrions être dans la désolation, la perte, le déni existentiel, mais rien de ceci nous étreint. C'est bien plutôt du contraire dont il s'agit : non d'une euphorie qui serait déplacée et  n'aurait aucun lieu où se situer, mais seulement un sentiment de plénitude, un genre de fourmillement peuplant notre corps. Mais il faut l'amener à faire phénomène.

  Ce que nous voyons, c'est ceci : l'éparpillement blanc des mouettes sur la vitre du ciel, la meute grise des nuages en réserve dans la pâte ductile de l'air, la lente procession des arbres - emmêlement des troncs, dépliement des larges ramures, reptation des racines dans les failles du roc -, le peuple des hautes maisons avec leurs toits d'argile et leurs portes étroites, les théories de broussaille accrochées au rugueux des pierres, la profonde vallée et le ruissellement des eaux dans la gorge fuyante. Ceci que nous percevons, ainsi que tous les bruits associés - vent, bruissement des frondaisons, langage des hommes, glissement de l'eau parmi les galets -, ne résulte nullement de quelque hallucination dont nous aurions été atteints. Ceci est une réalité aussi tangible que l'est au soulier du paysan la lourdeur de la glèbe. Autrement dit, nous sommes pris dans un réseau de mailles serrées, nous en sentons la pesanteur, l'inévitable confluence avec notre effigie de chair, mais nous ne savons comment l'expliquer. Nous vivons une énigme sans pouvoir y accéder. Alors, nous n'aurons guère d'autre alternative que de recourir à l'image. Et ce recours passera par une toile de Brueghel l'Ancien :

 

 drslm2.JPG

Paysage hivernalPieter Brueghel l'Ancien, 1595

Source : Wikipédia.

 

  Sans doute, au premier abord, le parallèle ne s'illustrera pas avec évidence. Bien évidemment, entre la toile du Maître Hollandais et l'œuvre d'Antoine Josse, il ne saurait y avoir d'homologie formelle. Nous pouvons même parler "d'opposition" et c'est bien dans ce combat des œuvres entre elles que se trouve la clé du problème. "Coincidentia oppositorum" ou la "coïncidence des opposés", soit le jeu du noir et du blanc, du jour et de la nuit, du vide et du plein, de l'un et du multiple. Car le monde ne nous apparaît qu'à se dialectiser, à faire surgir le multiple du rien. Le titre affecté à cette représentation "Violence topographique" indique bien cette nécessité de partir d'une terre désolée afin que, par un acte de violence interprétative, nous parvenions à installer un monde, celui-là même dont nous sommes privés, démunis, comme ôtés à nous-mêmes lorsque nous sommes les Voyeurs de cette manière de désolation que constitue cette maison solitaire s'approchant du vide absolu. C'est ainsi, l'homme commençant à tutoyer l'inaudible, l'invisible, l'innommable se dote toujours des instruments lui permettant de fuir cette insoutenable aporie. A cette fin, il commet son imagination à la recherche d'une immédiate solution. L'homme du désert convoque la densité de la forêt pluviale; l'homme glacé boréal, la touffeur méridionale; le noctambule, l'aube qui le sauvera de la nuit. La peur du vide appelle toujours la mesure rassurante de la plénitude. Comme la Nature, l'homme "a horreur du vide", alors il se met à sécréter les fils qui lui serviront à tisser les trous de la déraison, alors il peuple ce qui ne l'est pas de tout ce qui peut jouer à titre d'investissement de l'espace, d'occupation de la temporalité. Ceci est une constante anthropologique, laquelle ne souffre jamais d'exception.  Le mécanisme est davantage ontologique - il s'agit d'être -, plutôt que psychologique - il s'agit de se comporter. Autant dire que ce réflexe, pour être présent la plupart du temps, ne s'illustre guère que dans l'urgence réalisatrice.

  La bûche et le feu subséquent sauvent du froid polaire. La foule des agoras préserve de la solitude de l'anachorète. La cataracte blanche du soleil efface la glaciation lunaire. En plus de ceci, l'homme par essence, se destine toujours à recevoir  un bonheur suffisant, en raison de quoi toute représentation d'une désolation appelle aussitôt son exact contraire, la radiance de la vie, l'exubérance polyphonique du réel transfiguré par la puissance de l'art, fécondé par l'arche du désir, transcendé par la démesure de la passion. Si l'homme se complait un instant à s'assumer dans la justesse et l'équilibre apolliniens, il n'en souhaite pas moins se précipiter, dès qu'il le peut, dans le débridement sans limite des activités dionysiaques. La lyre du dieu de la lumière, des arts et de la divination joue toujours en mode dialectique avec la grappe de l'excès dont Dionysos est porteur jusqu'à l'ivresse. Mais celle-ci, l'ivresse n'est jamais que le contrepoison de la finitude qui instille dans le cœur la mesure du doute et de l'incertitude. C'est pourquoi nous disons que la comédie est le signe avant-coureur de la tragédie, laquelle ne trouve son équilibre qu'à s'annuler à nouveau dans le rire, lequel trouve aussitôt sa chute dans les larmes. La vie comme basculement de l'un - le rire - à l'autre - les larmes -, comme si la géométrie  existentielle ne s'annonçait qu'à l'aune de cet inépuisable ressourcement. Identiquement à l'arbre qui ne se déploie qu'au délitement de ses feuilles.

  Regardant "Violence topographique" et son apparente nudité, en réalité, nous ne faisons que nous diriger vers "Paysage hivernal", lequel, pour ne pas être peint à la seule naïveté d'un bienheureux hédonisme - nul ne sait plus dire ce qu'est le bonheur -, ne nous propose pas moins le visage de la multitude. Alors nous devenons, à nos corps défendant, ce ciel inclinant vers un bleu pastel, les immenses effigies noires des arbres peuplant de leurs dépouillement l'aire immense de l'éther, ces maisons blanches de neige, ces friselis de vie à l'horizon, cette mare de glace à la belle teinte d'argile qui emmène ses Patineurs vers leurs destins obliques. Alors, l'espace d'une représentation, nous serons devenus "autres", la seule façon que nous avons de nous avancer vers l'abîme sans que notre conscience en soit dramatiquement alertée !

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

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