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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:19

 

COMME UN LEZARD

 

 

  Ma femme avait « visé juste » en mettant en évidence ma manie de superposer des blousons, des vieux de préférence, ce qu’elle interprétait volontiers comme un attachement au passé, comme l’interposition d’une frontière tangible destinée au reflux ou tout au moins à une mise à distance du présent et, a fortiori, du futur. Une recherche de l’immuable en somme ! Je ne sais pourquoi, - peut-être simplement la poursuite d’une méditation sur les métamorphoses lacertiennes - , mais sa réflexion m’avait soudainement fait froid dans le dos, et j’avais senti, bizarrement, le long de ma colonne vertébrale, comme le hérissement d’une épine dorsale. Quant à la partie antérieure de mon corps, c’était une sensation identique de fraîcheur intense, comme si mon sang s’était figé dans mes veines à la suite d’une brusque hypothermie, créant des zones différenciées sur mon cou, ma poitrine, mes cuisses, zones vaguement arrondies, à la façon d’écailles, alors que mes mains et mes pieds étaient en proie au même engourdissement générant un durcissement et un rétrécissement de mes ongles qui, en même temps, se recourbaient à la façon de griffes. Ce profond vécu interne, ce chamboulement métabolique, irradiait dans toutes les directions, altérant mon ouïe, troublant ma vision qui se décomposait en une myriade de facettes. Envahi par l’étrange sentiment d’une métamorphose ou d’une dissociation de la personnalité, j’ouvris la portière de la voiture dans une sorte de tremblement parkinsonien, me hissai difficilement sur le siège. Sans doute était-ce la nouvelle morphologie de mon corps qui donnait à ma progression une démarche quasiment rampante. Fortement angoissé à l’idée de constater l’étendue des dégâts, je sentais déjà un durcissement de ma peau, une dilatation de mes globes oculaires, un effacement du pavillon de mes oreilles au bénéfice de deux simples trous latéraux, un raccourcissement très net de mon nez qui avait subi une altération identique à celle de mes oreilles et dont je ne percevais plus que deux orifices étroits et palpitants. Ma position assise était malcommode, - j’avais pourtant repoussé au maximum vers l’arrière le siège du passager - , mais quelque chose de diffus, d’indéfinissable,  semblait prolonger ma colonne vertébrale, sorte d’éminence crantée, crénelée, qui avait du mal à trouver une position qui lui convînt. Je compris, il n’y avait désormais plus l’ombre d’un doute, j’étais devenu AUTRE, j’étais devenu un SAURIEN, et plus rien, maintenant, ne pourrait arrêter la métamorphose qui embrumait mon cerveau devenu reptilien, siège essentiel des émotions, de l’instinct à l’état pur. Le peu de conscience qui me restait, j’en usai l’énergie résiduelle pour constater avec stupeur la facilité du passage de l’humanité à l’animalité, me posant même la question de la prochaine étape qui me conduirait peut-être à la simple matérialité d’une excroissance tellurique, sorte de sillon d’argile parcourant la croûte terrestre.

  C’est dans cet état d’esprit, qu’au prix d’un effort surhumain, - mais que restait-il d’humain dans cette aporie ? - , je parvins à faire basculer le miroir de courtoisie fixé au pare-soleil et dans lequel je m’attendais à la brusque révélation qu’avait eue Grégor Samsa s’éveillant un matin, changé en un énorme cancrelat. L’imaginaire kafkaïen m’apparut à cet instant comme le réel lui-même, la scène quotidienne sur laquelle nous dansions cette sorte de pantomime grimaçante où, tous, nous portions des masques que nous ne voulions pas ôter, où, tous, nous étions revêtus de peaux multiples dont nous ne pouvions nous débarrasser. Cette « sauriennité » n’était donc qu’un effet du réel qui me concernait ici et maintenant, dans la plus compacte des réalités qui fût et qu’il faudrait désormais que j’assume.

  Portait-elle encore, en elle-même, une trace de l’homme que j’avais été ? Existait-il un cycle temporel propre à ce processus dont j’étais la victime, une sorte d’Eternel Retour qui me permettrait un jour de me retrouver sous les traits d’une humaine condition ? Fallait-il qu’Eros succombe à Thanatos pour créer les conditions d’une véritable métensomatose ? Pourrais-je, en un mot, retrouver mon corps, y demeurer d’une façon stable, en faire le lieu d’une fête à laquelle seraient conviés mes amis, scellant ainsi le bonheur d’une alliance nouvelle ? C’est dans cet état d’esprit décadent, pris dans le tourbillon de questions sans fin et sous l’effet d’une faible et mourante agitation neuronale que je me disposai, tant bien que mal, au choc que ma nouvelle forme ne manquerait pas d’imprimer à ma conscience, cherchant même, dans l’extinction progressive de cette dernière, la force de mon renoncement à figurer parmi les hommes.

La manœuvre du basculement du miroir constitua une épreuve autant physique que morale, une résistance mécanique s’opposait à mes gestes, sans doute aussi primitifs que la physiologie de l’arc réflexe chez les batraciens. Le déplacement lent du miroir, sous l’effet du soleil, renvoyait de faibles rayons vers le plafond gris anthracite, puis une lumière plus vive me frappa en plein visage, m’obligeant à cligner des yeux, regardant par l’interstice des paupières, apercevant le spectre que je redoutais,

 un visage, ou plutôt une sorte d’ectoplasme fugace, d’une nature indéfinie, zoo-    

 anthropomorphe, nimbé d’un brouillard qui paraissait immuable. L’état cataleptique  

 dans lequel je me trouvais aurait pu me figer pour l’éternité, me transformer en fossile, mais la chaleur qui filtrait au travers des vitres contribua peu à peu à me faire sortir de mon état d’hibernation, à retrouver un semblant de vigilance, à déciller mes paupières, à aiguiser mon sens de la vision, m’apercevant enfin que la buée qui s’était déposée sur la surface du miroir avait dû abuser mes sens, à la manière d’une hallucination, réalisant une anamorphose, une illusion, une amplification de mon imaginaire, créant une manière de bestiaire allégorique dont j’étais devenu, pour un instant, la figure monstrueuse et emblématique. Ce fut comme une vraie renaissance, une illumination des sens succédant aux ténèbres, à la torpeur et à l’inquiétude. Je sentis une énergie nouvelle parcourir mes veines, mobiliser mes muscles, amplifier ma respiration.

 

 

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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:16

 

TERRE BLANCHE

 

 

    Avons-nous une prescience des choses, des événements, l’avenir peut-il parfois se dessiner à l’orée de notre conscience, y imprimer par anticipation quelques signes dont nous pourrions déchiffrer le sens ? Nous n’avons aucune certitude à ce sujet, seulement une vague intuition. Saisissant une large feuille d’iris pour en faire un lien autour d’un bouquet de fleurs champêtres, nous nous entaillons le pouce et un peu de sang en surgit que nous étanchons en suçant notre doigt. Voulant franchir le ruisseau à gué, nous posons notre pied sur d’accueillants galets dont l’invisible limon nous a surpris, bleuissant notre cheville. Souhaitant profiter des premiers rayons du soleil, nous exposons notre fragile peau hivernale aux assauts de la lumière printanière, notre épiderme s’auréolant bientôt des irisations de la brûlure.

  L’entaille du pouce, le bleu à la cheville, les auréoles de la brûlure, nous les portions déjà en nous, nous le savions, comme des plaies latentes qui attendaient de s’actualiser. Des plaies minimes, bien sûr, qui, sans doute, ne laisseraient que peu de traces, que nous aurions pu éviter. Mais nous avions le pressentiment qu’elles étaient, en quelque sorte, inéluctables, qu’elles devaient advenir, qu’elles faisaient partie de notre propre règle du jeu. Nous n’avons pas cherché à les éviter, souhaitant même qu’elles adviennent, à la façon d’un courant d’air, d’un tourbillon dans l’eau, quelque chose sans importance, que nous feignions d’ignorer, mais dont nous savions que les légères variations s’infiltreraient dans les replis de la mémoire, toujours prêts à resurgir, à sortir de l’ombre. Nous étions alors semblables à un animal tapi au creux de la terre, un lézard peut-être, en attente du réchauffement de l’air, d’un signal pour vivre au plein jour, faire palpiter notre gorge an contact des pierres tièdes, absorber la lumière par tous les ocelles de notre corps, nous débarrasser de notre ancienne peau, commencer enfin la métamorphose. La peau réelle, nous la laissions derrière nous, comme une guenille embarrassante porteuse de traces, de plaies, de sutures. Nous savions cependant qu’elle deviendrait bientôt peau imaginaire, qu’elle serait notre double, notre ombre portée sur les choses, qu’elle ferait écho à nos actes, modulerait nos gestes, influerait sur nos pensées.

 

    C’est dans cette sorte de vague pressentiment de l’avenir immédiat, dans un genre d’attitude reptilienne préparatoire à sa propre mue, à son dépouillement, que je décidai, par ce bel après-midi de printemps, de rejoindre « Terre Blanche », ma maison d’enfance, à Beaulieu-la-Leyre. Ma mère y vivait, en compagnie d’Adeline, sa confidente, la gardienne du logis, en charge du ménage et de la cuisine, - qu’elle confectionnait toujours avec beaucoup d’attention - , s’occupant également des menus travaux, surtout d’intérieur, affichant peu d’inclinations pour les activités à l’extérieur, notamment pour le jardinage.

  Passionnée par la botanique, Floriane, ma femme, était le portrait symétriquement inversé d’Adeline. Elle m’avait accompagné à Terre Blanche pour y effectuer, dans le grand parc attenant à la maison, ce qu’elle appelait, par une étrange habitude, des « saisonnements » — elle était familière de ces néologismes, dont je sus bientôt qu’ils résultaient d’une forme contractée de « saison » et « d’événement », ou, par paronymie, « d’avènement », et qui signifiait, ce qui, par la saison, arrive ou advient. Dans son esprit, cet avènement au sein de la nature, n’avait rien de messianique mais était le reflet d’une fête païenne et dionysiaque dont sa philosophie de l’instant était la plus pure illustration. Son dynamisme permanent, son matérialisme heureux, se traduisaient par ce contact simple avec les choses, par un émerveillement jamais altéré du spectacle continûment renouvelé du monde végétal auquel elle vouait une sorte de culte, puisant les sources de son inspiration quasiment liturgique dans « L’Encyclopédie du Jardinage », « Le Manuel de la Taille et des Boutures », « Le Guide de la Culture Ecologique ». De ses « mains vertes » naissaient des profusions de créations florales, herbacées, feuillues, des superpositions de mousses et de lichens, des tresses d’herbe, des enlacements de lianes, des liaisons d’écorces, des mobiles de branches, des éclatements de corolles, des éventails d’étamines, des tableaux d’écailles, des tournoiements de vrilles, des chapelets de capsules, des compositions épuisant la gamme des variétés végétales, céréalières, frugifères, oléagineuses, aromatiques, textiles, tinctoriales, médicinales, forestières, ornementales, fourragères, tout ceci dans une étonnante variété de formes, arborescentes, bulbeuses, ciliées, duveteuses, exotiques, géminées, grimpantes, lancéolées, lobées, naines, géantes, operculées, pubescentes, rampantes, tubéreuses, vivipares, zoocarpées. Prodigalité sans cesse renouvelée, à la façon d’une corne d’abondance, symbole de la diversité, du foisonnement inépuisable, du ressourcement continu, du cycle de la croissance, de la multiplication des espèces, générations spontanées, spirale sans fin des changements, des transformations, des transfigurations.

 

  Située au lieu géométrique de cet étrange sabbat du végétal, Floriane apparaissait sous les traits emblématiques d’une nature brouillonne et enthousiaste, cette impétuosité la reliant, par son style, son tempérament, au-delà de la logique génétique, à notre fils Olivier, qui semblait avoir hérité de sa mère cette inclination au protéiforme, au déchaînement matériel; ils étaient l’illustration du passage de la puissance à l’acte, sous les traits d’une perpétuelle éclosion dont ils figuraient, selon la formule de Claude Simon, "les fragiles, turgescents et impérieux bourgeons."

  Adeline, d’un naturel dévoué, toujours prête à rendre service, vivait cependant à son rythme, fait d’une alternance de périodes d’activité et de longs moments de pause qu’elle consacrait le plus souvent au tricot, se laissant divertir par l’ambiance lénifiante de longs après-midi télévisés; attentive à ma mère qui ne bougeait guère de son fauteuil et à laquelle elle servait quotidiennement, vers seize heures, une infusion de tilleul agrémentée de savoureuses madeleines qu’elle confectionnait elle-même et dont elle ne picorait habituellement que quelques miettes, soucieuse d’éviter un embonpoint qui commençait à faire de ses vêtements des tuniques martyrisées aux coutures distendues. Elle se rendait parfaitement compte de cette manière d’enlisement sournois qui la guettait, mais la seule compagnie de ma mère, dont l’accomplissement nonagénaire était proche, ne suffisait pas à éveiller en elle le sursaut d’activité dont elle aurait eu besoin.

Depuis la mort de mon père, nous venions régulièrement, Floriane et moi, entretenir le jardin d’agrément, le potager, tondre l’immense pelouse et soigner les arbres séculaires affectés des diverses blessures du temps.

  Au début, Adeline prétextait du ménage à finir, du repassage en retard, une pâtisserie à mettre en route pour le dîner. Nous n’étions pas dupes de son manque d’intérêt pour les travaux agricoles et arboricoles et nous ne lui en tenions pas rigueur, conscients que sa tâche essentielle était de tenir la maison en ordre, de s’occuper du cadre de vie et, bien sûr, d’apporter à ma mère toute l’affection et les soins dont cette dernière pouvait avoir besoin. Elle s’acquittait de ses différentes charges avec aisance et naturel, témoignant pour son hôtesse des plus charmantes prévenances.

  S’ennuyait-elle parfois, dans sa fonction de dame de compagnie ? Elle était une sorte de Pénélope recommençant sans cesse son éternel ouvrage, seulement distraite par les images et le son de la télévision, par les questions épisodiques, souvent réitérées et toujours les mêmes, que ma mère, perdant la mémoire et l’audition, lui posait sans même écouter ou entendre la réponse.

  Toujours est-il que, les jours passant, au fur et à mesure des semaines qui étaient comme des jalons du temps dont les points de repère avaient pour noms : débroussaillage, élagage, taille, greffe, boutures, tuteurs, Adeline commença d’abord à venir voir les mutations du parc, à s’y intéresser, à ramasser quelques branches éparses sur le gazon, à les disposer sur le tas de feuilles à faire brûler, à nous demander quel était notre prochain projet concernant l’entretien du parc et du jardin. Il y avait eu, chez elle, au début du printemps, comme un léger frémissement dans son attitude, l’amorce même d’une curiosité et une implication physique, laquelle dans son esprit, - c’était une supposition de notre part -, lui permettrait d’effacer les « outrages du temps », d’amoindrir les rondeurs qui la menaçaient. Notre hypothèse se révéla juste; elle perdit du poids, retrouva une silhouette plus conforme à sa morphologie, « aidée » en cela par la reprise assidue d’un régime tabagique qu’elle avait interrompu, mais pour un temps seulement, et dont nous n’avions pas à juger, d’autant plus qu’elle ne fumait jamais dans la maison, mais dans le parc, toujours au pied du même arbre, un peu à la façon d’un rituel. Quelle que fût sa motivation, elle participait depuis peu à l’entretien de l’environnement de Terre Blanche, s’en trouvait bien et, pendant que ma mère rêvassait à l’ombre du tilleul, égrenant son passé comme on égrène un chapelet, nous maintenions, tant bien que mal, l’important patrimoine arboré du parc. Tout cela contribuait à une sorte d’harmonie, sinon de communion bénéfique pour tous, recréant de la sorte, sur le domaine de Terre Blanche, une communauté de vie à laquelle ma mère n’était pas insensible mais dont elle se détachait visiblement peu à peu, comme désinvestissant le quotidien à la faveur d’une trilogie existentielle se résumant à boire, manger, dormir. Sans doute s’agissait-il là d’une des astuces dont la vie disposait pour lui faire intégrer progressivement d’inévitables processus de deuil.

  Arrivés à Terre Blanche dès la fin du déjeuner, nous avions trouvé Adeline adossée à son arbre favori, entourée des volutes de fumée de ses "Svenson", longues cigarettes américaines qu’elle affectionnait particulièrement. Entre deux longues aspirations, ayant précisé que Suzy, - elle avait pris l’habitude d’appeler ma mère par un diminutif dont cette dernière était porteuse depuis sa plus tendre enfance, son vrai prénom étant Suzanne -, se reposait sur la méridienne du salon, elle nous proposa de participer à l’entretien du parc. Floriane et moi, nous nous doutions qu’Adeline commençait à y prendre goût. Floriane accepta avec empressement, plus à la joie d’initier un nouveau disciple à l’art de la nature qu’au fait de disposer du renfort d’une « petite main ». Je n’avais pas très bien compris ce qui, dans l’esprit de ma femme, liait le jardinage à la couture. Peut-être la coupe et la taille étaient-ils à l’origine de cette étrange association, à moins que ce ne fût le rapport nature-culture.

  Floriane précisa à Adeline, non sans une pointe d’humour et d’ironie, que notre trio habituel allait rétrécir comme peau de chagrin pour se limiter à un duo, pour la simple raison que j'avais  opté pour un « pèlerinage » sur les terres de mon enfance. Le « sexe faible » se chargerait donc de présider à la destinée des arbres du parc. Avant que la discussion ne dégénère de la simple critique à une sévère remise en question, je saluai les deux déesses en charge du domaine sylvestre et me dirigeai vers la voiture pour y prendre l’appareil photo qui me servirait à immortaliser les paysages de ma jeunesse.

Hâtant le pas, le trajet ne dura pas longtemps, mais suffisamment toutefois pour que Floriane, spontanéité aidant, y glissât une réflexion sur le mode mi protecteur, mi satirique : "Céleste, n’oublie pas de prendre tes peaux de bête, il doit faire frais au bord de la Leyre !"

 

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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:12

     

 VOYAGE EN EXUVIE

 

 

 

 

           Prologue.

 

    1)       Terre Blanche.

 

                   2)       Comme un lézard.

 

                   3)       Le Chemin du Ciel.

 

                   4)       Dionysos.

 

                   5)       Exuvie ?  Exuvie !

 

                   6)       Apollon.

 

                   7)       Adret et Ubac.

 

                   8)       La Voie Royale.

                  

                   9)       Epilogue.

 

 

******************

 

 

 

 

 

                                    « Tout était écrit. Tout était lisible, là, sur

                                   cette peau, comme sur la peau du monde ! »

                                                  J.M.G. Le Clézio . « Terra Amata »

 

 

PROLOGUE

 

 

 

  Le Passager s’assit, regarda l’immense plaine qui s’étendait à ses pieds. Une sorte de poudroiement lui fit cligner les yeux. Il porta sa main en visière au-dessus de son front. La lumière trop vive l’obligea à fermer les paupières. Il essaya, par la pensée, de reconstituer les détails du paysage, les lignes de fuite, la perspective. Rien ne s’imprimait sur le fond de sa conscience.

  Il rouvrit les yeux, pivota sur lui-même. La lumière, maintenant, était latérale, basse. Elle faisait apparaître les sillons de la terre, les rides de poussière, les crevasses, les fissures qui entaillaient la mesa de terre rouge. Un sourire éclaira le visage de l’homme qui, lui aussi, était marqué de lignes, de coupures, d’anciennes cicatrices. Il promena ses doigts sur sa peau meurtrie, sur les picots de barbe qui commençaient à hérisser ses joues. Il fut heureux de reconnaître les stigmates qui faisaient comme une signature à la surface de son épiderme.

  Tout au bout de la mesa, des arbres griffaient le ciel de leurs branches aiguës. Il se leva, se dirigea vers eux. Il n’en voyait que les silhouettes, semblables à des personnages hagards sur une scène de théâtre.

  C’étaient des baobabs, immenses, accrochés au ciel par des branches pareilles à des racines, arrimés à la terre par leurs énormes fûts. Sorte de pachydermes antédiluviens. Il palpa leurs troncs, leurs rugosités, leurs callosités, - il pensa à ses propres mains meurtries par les outils -, il effleura des plaies remplies de sève, il souleva des écailles, contourna des tavelures, découvrit des fentes, des meurtrissures, des trous d’insectes.

  Le Passager s’assit, s’appuya au tronc d’un baobab. La lumière déclina. Il fut soudain enveloppé d’une nuit fraîche, obscure. La faible clarté des étoiles ne lui permettait plus de voir l’étendue plate de la mesa, l’architecture immobile des baobabs. Il passa à nouveau la main sur son visage, en éprouva la rugosité, les fractures, le discontinu. Il s’aperçut que ses doigts avaient, en même temps, conservé la mémoire des empreintes du sol d’argile, des scarifications de l’arbre géant.

  La certitude fut en lui que tout cela était identique : sa peau, la terre, l’arbre. Ils étaient faits de la même chair vivante sur laquelle s’étaient imprimées les lignes de l’existence comme autant de marques uniques et indélébiles. Une sorte de cartographie, semblable à des empreintes digitales, à des parchemins portant des signes, à des tablettes d’argile incisées au calame.

  Lui, le Passager, était donc une écriture qui témoignait, par sa conscience, d’une grande calligraphie terrestre et universelle. Celle portée par la glaise, les arbres, les frontons des temples, les livres, les graffiti des murs, les pierres tombales, les actes de naissance, les lézardes des trottoirs, les fissures des routes, les failles des carrières, les fêlures sous-marines, les tatouages, les gribouillis des enfants, le dessin du givre sur les vitres, la fumée des feux de camps, le clignotements des fanaux, les sillages des cargos, le vol rapide des mouettes, les écharpes de brume, les sillons des vallées, les éclats de silex, les pierres levées, les zigzags des frontières, l’empreinte des pneus, les traces dans la neige, la buée dans le froid de l’hiver, le rythme des moraines, la dérive des glaciers, la braise des cigarettes, les fards à paupières, le rouge des lèvres, la blancheur des os, les nervures des feuilles, le déplacement des voitures, les pensées, les rêves, la fuite des jours…

  Tout cela était donc pareil : lui, la courbure du vent, la course des astres, le flux, le reflux des marées, les saignées de bitume à la face de la terre, la translation des fourmis, la lente dérive des péniches, l’irisation des arcs-en-ciel, la rotation des écluses, le clignotement des feux, les traits de vapeur des avions, l’éclat des barres de néon, la rumeur des affiches, la lueur bleue des postes de télévision, les carrés de lumière des immeubles, des tours, le sifflement des percolateurs, les mouvements des draisines, les torches des bateaux-mouches, les rires, les mots chuchotés, l’éclat des dents blanches, les gorges déployées. Tout était vraiment pareil. Des multitudes de signes qui témoignaient. Equivalents, interchangeables. Tous fuyants, intemporels, toujours renouvelés. Signes imprimés à la face de l’eau, mobiles, fragiles, fugaces, solubles. Infiniment solubles.

                                                                                                                                                                                                     Qu’avait-il, lui, l’anonyme Passager, à rajouter à cette marée, à ce trop-plein, à ce maelstrom qui s’enfuyait continuellement par le trou d’une bonde sans fin ? Quoi donc qui pût flotter à la surface des choses ? Un cri, des mots, une écriture, des gesticulations? Non, ceci était simplement dérisoire.

Qu’avait-il à dire qui lui permît de se distinguer de toutes ces manifestations mort-nées?

Une seule chose à confronter à son propre regard, à celui des autres : sa PEAU, avec ses blessures, ses entailles, ses traumatismes, ses excroissances, sa peau avec ses cicatrices, semblable à celle des lézards, à leurs fourreaux d’écailles qu’ils abandonnent lors de leurs mues successives. Seulement cela pour témoigner, pour dire les signes de la vie à même la chair vivante, le pathos épidermique.

Témoigner avec les marques visibles de sa souffrance, de sa douleur, tant qu’il est temps, tant que les vergetures, les incisions, les sutures, les excoriations, les meurtrissures n’ont pas basculé dans la poussière, dans l’ultime refuge du non-dit, du néant.

  Sur la mesa, le vent s’est levé. Le Passager s’est réfugié dans l’ombre des baobabs. Il s’est couvert d’une toile. Dans son sac il a pris un livre, a allumé son briquet. Il fume sous les étoiles, rejetant dans l’air pur de longs signaux de fumée. Il tourne les pages d’un livre qu’un aveugle inconnu lui a offert. De ses doigts il parcourt les picots de l’écriture Braille.

Sur le maroquin, d’abord, dont les stigmates sont comme les cicatrices de la peau. Il déchiffre le nom du poète : Hölderlin ; le titre de l’ouvrage « Pain et Vin ». Il tourne les pages, interroge le saillant des mots. Le poète y parle de l’homme en général, de la situation fondamentale qui est aujourd’hui la sienne. Il le définit, l'homme,  comme éloigné de sa propre essence, exilé dans un pays étranger, sans que cet exil apparaisse de façon claire à sa conscience :

 

« Un signe, nous sommes, mais privé du sens ».

 

L’homme referme le livre, parcourt songeusement la peau vivante du livre, le message des graphies en relief. Il pose l’ouvrage sur sa poitrine, sur des blessures anciennes, signes contre signes. Il s’endort sous les étoiles qui font, dans le ciel, des points de lumière semblables aux signes secrets du livre, au chant du poète dans le secret des pages.

 

 

                                                        **********

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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 18:04

 

 

Fragment et Totalité.

 

 

  Le Journal ayant pris le parti d'être publié selon un mode antéchronologique (de la dernière publication en remontant à la première), les textes ayant une certaine longueur apparaissent d'abord en tant que fin d'une fiction ou d'une théorie.

  Afin de faciliter la tâche du lecteur, la publication des textes se fera selon les deux modes : par fragments, ensuite le texte intégral.

 

 

 

PERPETUUM MOBILE

 

 

(Texte Intégral)

 

 

Prologue

 

 

Immergés dans le grand mouvement perpétuel de la vie, les Hommes finissent par l'oublier, la vie, la confondant parfois avec ce qu'elle a de plus éloigné d'elle, à savoir les excès de la technique. Constamment arraisonnés par ses prouesses, sollicités par les minuscules boîtiers au centre desquels fourmillent de bien étranges mouvements corpusculaires, nous devenons, par une sorte d'étrange inversion, les Serviteurs de la Machine plutôt que d'en demeurer les Maîtres. Ainsi le discernement dont l'homme, par essence, ne peut qu'être atteint finit, parfois, souvent, par s'occulter sous les récurrents sédiments du monde virtuel. Le bruit de fond des inventions modernes contribue à dissimuler le message que le monde est venu nous adresser, le merveilleux langage des choses, le fastueux déploiement de la nature, auxquels il nous faut bien répondre afin de ne pas sombrer dans une compacte immanence.

  Il va de soi que la nature de la condition humaine diffère sensiblement de celle de ses inventions, celles-ci fussent-elles "géniales", pour employer un facile néologisme. Ces inventions ne sont que son artificiel prolongement, lequel médiatise l'environnement afin que puissent s'ouvrir, en sa direction, d'infinies ressources. Jamais les piquants de l'oursin ne pourront se confondre avec l'intérieur de sa bogue, là où se dissimule son essence.

  Mais il est un fait indubitable aujourd'hui, lequel reçoit le prédicat de "fait de société", celui de faire du hérissement de nos antennes dardées en direction du monde une manière de fin en soi. Combien, parmi la multitude, ne paraissent recevoir leur oxygène que du seul petit boîtier collé contre le rocher temporal. Ne serait-ce pas là l'illustration "amusante" du mythe de Sisyphe, rocher à l'assaut continuel d'un autre rocher, lequel serait sourd à ses vaines tentatives, puisqu'aussi bien ces dernières semblent ne jamais s'épuiser ? Mais n'est-ce pas ici, sous cette métaphore, l'illustration d'une insularité, d'une solitude confondante à laquelle nous tenterions d'échapper, logeant laborieusement dans la conque de nos oreilles la rumeur continue de l'humain ?

  La fiction ci-après, par le biais de multiples circonlocutions, par le recours à quelques unes des multiples langues qui peuplent la Tour de Babel humaine, voudrait faire émerger cette constante et fiévreuse recherche de l'Existant, sorte de mouvement perpétuel inextinguible, lequel, en définitive, quel que soit le chemin emprunté, n'est que la mise en musique d'un sens parfois perdu. 

 

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  Ce matin Henri a traversé la rue. Il avait des problèmes avec son Mobile. Il n’arrivait pas à faire entrer dans son joujou, un peu ancien quoique repliable, les quatorze numéros de sa recharge Mauve. Comme je suis plus jeune que lui il en a déduit que, pour moi, l’informatique devait aller de soi. Sa supposition était toute relative, et, pour tout vous avouer, les machines et moi ça fait deux et c’est tout juste si j’arrive à faire courir la souris sur le tapis et à produire un double clic correct pour ouvrir une image. Pour autant je pensais qu’il n’y avait pas péril en la demeure et que, d’une façon ou d’une autre, je finirais bien, grâce à la méthode des essais et tâtonnements, par trouver le sésame qui lui permettrait de pianoter à nouveau sur son clavier magique. Au fait, j’oubliais un détail, je n’ai pas la moindre idée de la façon dont fonctionne un Mobile. Ça fait trois ou quatre ans que Cécile et moi on se tâte et se retâte, on se dit que c’est pas mal de pouvoir appeler qui on veut quand on veut, et puis on constate que c’est plutôt les Autres, les « bien intentionnés », ceux qui veulent nous débusquer où que nous soyons qui nous le recommandent chaleureusement, le Mobile. Mais c’est toujours pareil, au moment de passer à l’acte, on a toujours autre chose à faire, une pile de livres à ranger, les rosiers à tailler ou la poubelle à vider. A moins, des fois, qu’on ait vraiment rien à faire et qu’on préfère rien faire que d’aller écouter les sornettes des vendeurs sur les appels décomptés à la seconde, les appels intra-France Métropolitaine pour un minimum d’une demi-heure dans le mois calendaire et autres économies réalisées entre le tarif de base linéaire et le tarif dégressif, économies recréditées par tranches de trente minutes sur notre compte Dupont-Mobile. Cécile et moi on aime pas trop que les Types des supermarchés noient le poisson, surtout qu’en l’occurrence le poisson c’est nous et qu’en définitive on aimerait pas trop l’avoir le fil-à-la-patte-Mobile.

  Imaginez donc une catastrophe plus réellement concrète que celle d’être joignable 24 heures sur 24, un scénario pire que d’être obligé de décrocher son Mobile dans la salle chaude et calfeutrée d’un cinéma, au beau milieu d’un film de Bunuel ou d’Antonioni, tout cela pour entendre votre amie Chantal vous dire qu’elle s’est enfin décidée, que pour le mariage de Robert et d’Octavie, elle portera un tailleur de soie grège cintré à la taille, qu’elle aura des talons hauts et une capeline rose sur la tête avec un brin de dentelle qui retombera sur son épaule gracieusement dénudée.

  Imaginez donc votre contentement lorsque, admirant les études de Picasso pour "Les Demoiselles d’Avignon", dans le Musée de la rue de Thorigny, en plein cœur du Marais, vous apprendrez, toujours au bout de votre Mobile, de la vois sucrée et doucereuse de Tante Amélie, que sa voisine Artémise, mais oui, tu la connais, celle qui tire les cartes, eh bien, le caniche abricot d’Artémise vient de mettre au monde trois adorables chiots à la truffe couleur de cannelle, même que votre Tante aimerait vous en offrir un exemplaire de l’adorable caniche pour votre anniversaire qui, sauf erreur de sa part, ne saurait tarder, même qu’on fera un repas entre nous avec de la galantine de volaille et du pâté truffé de chez Alphonse.  Imaginez donc, alors que, pierre à pierre, vous vous ingéniez à édifier un cairn sur les dalles noires et trouées, face aux cubes blancs des maisons de Cadaqués, au milieu des effluves d’eucalyptus et de mimosa, imaginez la voix de cette connaissance du temps très ancien du Collège, cette voix que vous identifiez à peine tant elle a vieilli et qui vous invite au repas des Anciens de Clément Marot, aux retrouvailles fraternelles de 14-18, ça sera sympa tu sais, on parlera des cordons de stores qu’on faisait brûler dans les tiroirs du Prof de maths, il s’appelait Delmont, je crois, et puis tu me raconteras ce que tu es devenu ; tu as des enfants ? … ah, oui, moi aussi, mais tu sais, c’est toujours des soucis les enfants, petits soucis quand ils sont mômes, grands soucis quand ils sont adultes, enfin la vie c’est comme ça, on peut pas la changer !, alors dis, Philippe, on t’appelait « Phil », je crois entre potes, ah c’était le bon temps, tu sais, on peut compter sur toi pour la soirée du 21 Juin ?, t’es tellement boute-en-train, ça serait dommage que tu fasses faux bond, et blabla et blabla…

  Imaginez cela, ce cocon qu’on tisse autour de vous, ces paroles qui s’emmêlent et font des écheveaux, ces voix qui passent et repassent comme une navette au milieu des nappes de fils, ces multitudes de courants sonores comme des rivières qui tressent des gouttes d’eau le long de vos bras, de vos jambes, ces effusions vocales qui surgissent de partout et habillent votre corps de couches superposées de bandelettes et vous réduisent à l’état de momie.

  Oui, Cécile, t’as raison, je crois qu’on va un peu attendre, on sait jamais, les Mobiles de 5° génération on aura même pas à les acheter, on aura même pas à se les faire greffer sur l’os temporal, on les aura directement dans la tête, il suffira de penser et tous tes amis, les nouveaux et les anciens, tes concitoyens, même ceux qui sont en dehors des frontières, tous les Blancs, les Jaunes, les Métis, les Siamois, tous les habitants de la Terre, tu les auras dans le creux de ton oreille, les Abyssiniens, les Afghans du fond de leurs grottes souterraines bourrées de TNT ; les Congolais de la forêt équatoriale, les Australiens et les Malgaches du bush ; les Amazoniens tapis au creux des mangroves, les Altaïques turcs, mongols et toungouses ; les Arcadiens du Péloponnèse ; les Arméniens de la diaspora, tous les échappés des grands génocides ; tu vibreras aux sons des dialectes des Bavarois et des Tyroliens ; les habitants du Béloutchistan te raconteront les merveilles de la civilisation de l’Indus ; tu écouteras le bengali venu du lointain Bangladesh ; le bolivien et le bosniaque ; le cafre du peuple Bantou ; les hottentots ; les Bochimans à la peau claire, à la petite taille te parleront de leur exode jusqu’au désert du Kalahari ; tes tympans vibreront aux rythmes de la musique arabe venue de Cordoue et de Grenade ; tu seras traversée des voix des Castillans, des Chypriotes, des Dalmates ; tu entendras parfois le gaëlique venu d’Ecosse, le son aigrelet des cornemuses que rythment les rapides tambourins ; tu danseras sur l’air de la sardane ponctuée des sons des cinglantes coblas ; tu seras entourée de tous les langages, du finnois, du flamand, du galicien aux accents portugais qui te fera penser au nostalgique fado ; tu entendras le yupik et l’inupik modulés par les voix graves des Eskimos ; le créole haïtien au parfum de rhum et de papaye ; le cocktail anglo-polynésien des Bichlamars du Vanuatu ; les paroles bibliques des Iduméens qui auront traversé l’espace et le temps ; le bavonjajour des Javanais ; le tamazight rocailleux des Berbères ; le laconien parlé à Sparte ; le caucasique, le cherokee des Indiens Iroquois ; l’afrikaner des Boers ; le pali répandant le canon bouddhique au Sri Lanka et en Birmanie ; le syriaque et l’araméen des peuples sémitiques ; le sanskrit védique des textes sacrés des véda et des brahmana ; oui, Cécile, avec ton Mobile de 5° génération, oui, c’est ça, celui qui ne s’arrête vraiment jamais, qui ne connaît aucun repos, qui existe peut-être depuis toujours et existera de toute éternité, bien après que la terre aura cessé de tourner, épuisée par la vanité et l’inconscience des hommes, eh bien sur ton Méga-Génial-Mobile, tu les entendras toutes ces langues anciennes dont le nom est si beau car le langage de ta minuscule machine est universel, il transcende les peuples et les frontières, il transcende le temps, il transcende l’Histoire et tu pourras, seulement en pensant, écouter le chant yiddish des Klezmers d’Europe de l’est, ce chant aux voix cuivrées qui vient de très loin, d’avant l’holocauste et qui, bientôt, disparaîtra faute de mémoire ; le malais aussi te parviendra, venu des rizières en terrasse de Singapour ; de l’île Obi Latu en Indonésie partiront en ta direction les cris sinistres de la purification ethnique et religieuse des Moluques en fuite vers les Célèbes, oui, Cécile, c’est atroce mais c’est ainsi, le Grand Communicateur du XXI° siècle n’épargne rien ni personne, il ne veut dire que la vérité, celle de la beauté mais aussi celle de la peur, de la haine, de la soumission, de la torture et c’est pour cette raison que ton cortex sera continuellement bombardé, assailli, par exemple par les cris des fillettes excisées dans les huttes de branches et de boue du Mali ; par les plaintes muettes des mariages forcés dans les tribus archaïques d’Afrique Noire ; par les mélopées des esclaves noirs dans les plantations de café brésiliennes ; par les rumeurs du peuple des favelas de Rio de Janeiro ; par la douleur démesurée qui suinte par tous les pores de ses cabanes de planches et de goudron, de ses ornières où croupit l’eau saturée de soleil ; par les chants des réfugiés tibétains au Népal ; par les cris des hordes Hutus lancées à la poursuite sanglante du peuple Tutsi et de son demi-million de morts ; par l’insupportable silence des léproseries où les nodules gonflent sournoisement sous la peau, où le visage devient difforme et léonin, où les cartilages s’effondrent sans bruit, où la bouche n’articule plus qu’une absence de sons comme une longue plainte malade d’elle-même ; par la longue dérive des Noirs exclus par l’apartheid des anciens immigrants hollandais qui, dans leurs églises calvinistes, puisaient dans la Bible leurs arguments en faveur de la ségrégation raciale ; oui, Cécile, ce monde est MOBILE, extrêmement MOBILE, perpétuellement MOBILE et il y a tout autour de la terre cette immense toile d’araignée qui, par le fait de notre seule volonté, peut se transporter en tous lieux en abolissant le temps et il y a partout, sur les sommets des immeubles de béton, des collines, des gratte-ciels de New-York et de Hong-Kong, de hautes tours d’acier pourvues de larges disques de métal, grandes oreilles écoutant la rumeur des villes et des peuples, grands yeux qui scrutent sans cesse les mouvements, les déplacements, les translations, et nous sommes vraiment comme l’araignée arrimée à sa toile et nous vibrons à chaque vibration et nous souffrons à chaque souffrance mais nous n’en sommes guère conscients et nous nous réjouissons aux bonnes nouvelles mais, comme des enfants gâtés, nous ne sommes jamais rassasiés et nous demandons encore et encore et quand notre vision commence à être saturée des spectacles de guerres, d’horreur, d’apocalypse, nous détournons nos oreilles et nos yeux, nous orientons nos Mobiles vers des images sereines, des sons semblables à des louanges et dès lors plus rien ne peut nous détourner de notre conviction et de nos désirs et ce monde tellement mobile se peuple de vertus paradisiaques semblables aux peintures joyeuses de Gauguin dans les îles du côté de Papeete ou de Mataïea et nous ouvrons toute grande notre conscience aux humeurs festives et les clameurs de la fête couvrent bientôt les plaintes des gueux et des sans-logis, des exploités, des prostituées, des hôpitaux où l’on meurt à chaque seconde avec des tuyaux qui colonisent le nez et la bouche, des galeries des mines où les Gueules Noires tombent sous les coups de grisou, des loqueteux exploités par les propriétaires des filons d’or dans les sombres corridors des forêts amazoniennes et alors il n’y a plus que les bruits lumineux, les paillettes et le strass dans des tavernes éclairées de rouge ; les bruits étouffés des bouchons dorés qui s’extraient des bouteilles vertes où perlent les gouttes d’eau comme autant d’infimes diamants ; les bruits de glissement de yachts milliardaires sur les eaux bleues des lagons ; les bruits de l’amour dans les chambres somptueuses de Las Vegas ; ceux très onctueux et voilés des palaces où l’on parle en chuchotant ; ceux des tapis verts où s’amassent les dollars ; les paroles des croupiers comme des vérités ultimes ; le langage de la Bourse où l’argent virtuel coule dans d’étranges vases communicants, toujours les mêmes ; ceux des Banquiers qui thésaurisent pour le plus grand bien de l’humanité ; ceux du show-biz qui consacre l’une de ses précieuses soirées à une cause humanitaire ; ceux encore des culs-bénits bien-pensants qui comptent leurs sous entre deux Pater-Noster et deux Ave Maria ; ceux qui écrasent de leurs luxueuses limousines les pieds des mendiants qui traînent le long des caniveaux ; ceux, très pommadés, des Agences de cosmétiques qui prennent votre argent parce que cela va de soi ; ceux qui animent les cercles des sociétés secrètes et autres sectes où l’on manipule, où l’on contraint, où l’on décérèbre et éviscère, où les adeptes ne sont plus guère qu’un sac d’os entouré de peaux converties et serviles, oui, tous tes amis je dis bien Cécile, dès que tu penseras, ils entendront ton message et ils pourront à leur tour te répondre.

Il leur suffira de penser et les ondes aussitôt se répandront sur la surface de la Terre, coloniseront l’air, l’espace, se glisseront dans tous les sillons, toutes les failles, les moindres fissures et l’écorce terrestre sera habitée d’une immense clameur universelle et il y aura alors une grande et seule pensée unique qui remplira l’univers et les hommes n’auront plus le temps de fabriquer des armes, d’organiser des combats, d’imaginer d’habiles stratégies. Il n’y aura plus de place pour les manigances, les calculs, il n’y aura plus de pièges, de chausse-trappes, de culs-de-basse-fosse, de meurtrières, de couleuvrines, de barbacanes ; les armées n’auront plus à s’affronter en des combats fratricides, Hannibal n’aura plus à déplacer ses colonnes d’éléphants et ses cent mille hommes, Ibères et Africains, de franchir les hauts cols des Alpes pour soumettre les Romains ; Charles Martel n’arrêtera pas à Poitiers l’invasion musulmane dirigée par Abd Al-Rahman, il se souciera peu  de dominer l’Aquitaine, la Bourgogne et la Provence et il pourra mourir, l’âme en paix, entouré de ses deux fils aimants que seront Carloman et Pépin le Bref ; tous les peuples de la Terre seront devenus des conquistadors paisibles, des explorateurs généreux et humanistes, des Albuquerque renonçant à leur titre de Vice-Consul des Indes ; des Bernal Diaz Del Castillo défaisant la conquête du Mexique, se livrant à l’autodafé de la « Historia verdadere de la conquista de la nueva Espana » ; des Juan Ponce de Léon libérant les Portoricains de la domination espagnole ; des Lope de Aguirre avouant leurs crimes, faisant leur deuil de la conquête de l’Eldorado et prêtant à nouveau allégeance à Philippe II D’Espagne ; tous ces Seigneurs et Maîtres de la Terre deviendront des Magellan bienfaiteurs des îles des Epices ; des Simon Bolivar réconciliés avec les Espagnols ; des Christophe Colomb affrétant des navires humanitaires destinés aux populations autochtones des îles Dominique, Marie-Galante ; des Amérigo Vespucci bienfaiteurs du Nouveau Monde et alors les peuples de Nègres et d’Indiens, ceux d’Océanie ; les Primitifs de Nouvelle-Guinée ; les Aborigènes d’Australie, mais aussi les Blancs, tous les hommes à la peau claire et lisse, lustrée par des siècles de civilisation et de bonnes manières auront une langue et une couleur communes, des cultures habilement métissées, des mets identiques recouvriront leurs tables, des fleurs de tiaré orneront leur chevelure aux teintes bleutées comme l’indigo, des colliers à l’odeur de monoï tresseront autour de leurs cous des guirlandes parfumées, il n’y aura plus de frontières, de douaniers aux uniformes sévères et aux airs inquisiteurs, il n’y aura plus de distance, d’écart, d’abîme entre les hommes. Il leur suffira de penser et la grande communion universelle se répandra sur les peuples à la façon du déluge sur les immenses étendues bibliques, et les hébreux n’auront plus à traverser à pied les eaux de la Mer Rouge, conduits par Moïse, pour rejoindre la Terre Promise et il y aura un seul et même murmure au dessus des océans, des montagnes, des hauts arbres de la canopée et les animaux seront embarqués dans cette mélopée comme dans une étrange Arche de Noé qui cinglera vers des horizons nouveaux et les yeux de tous les humains se rempliront en même temps des merveilles du monde comme s’ils parcouraient d’un même regard le livre chargé d’enluminures de Marco Polo, « Le Devisement du Monde » et qu’ils y découvraient Kubilay Khan remettant aux frères Polo la table d’or du Commandement et ce serait comme si, eux-mêmes, pouvaient lire sur chacune des faces de la tablette le texte en mongol dont ils auraient tiré une extrême sagesse, et ils verront, tous les "Mobilomanes",  les profondeurs des abysses sous-marines, les hauts sommets himalayens, les canyons du Colorado, les pyramides d’Egypte, le Colosse de Rhodes ; le Temple d’Artémis à Ephèse ; la Tour de Pharos irradiant ses mille feux du haut de ses 135 mètres ; les Colosses de Memmon et l’image d’Aménophis III sera tout à fait semblable à leur propre image ; ils déambuleront auprès de la tombe du Roi Mausole, accompagnés par Artémise II en personne, et nul ne s’étonnera plus de cette parole quasiment divine qui cimentera les peuples, il n’y aura plus besoin de diplomates, d’assemblées, de congrès, le monde sera une immense agora où chacun pourra, tour à tour, être Socrate lui-même, Platon, Diogène hors de son tonneau répandant sa substance intime à tous les passants de bonne volonté, les yeux des hommes seront remplis de merveilles, de tableaux aussi beaux que les Masaccio, les Piero Della Francesca, les Boticcelli et les musiques célestes tomberont du ciel en de larges aurores boréales à la couleur de miel et plus personne ne s’étonnera, il n’y aura plus de mystères, plus de failles à explorer, plus d’espace à découvrir, les hommes seront un seul et même corps, une seule et même pensée à l’unisson et les langues se mêleront, et les chairs se confondront, et les oreilles se rempliront des mêmes hymnes et les trompettes de Jéricho feront tomber les hauts murs qui séparaient les hommes et les hommes seront une seule et unique masse, une immense baudruche gonflée de liquides visqueux et mobiles, une immense tache irisée parcourant l’éther et l’océan et il n’y aura plus, sur le globe, aucun interstice, aucune vallée inconnue, aucune faille secrète et les bouches des hommes s’agiteront sans cesse et leurs tentacules se déploieront  dans tous les recoins de l’univers, ils seront l’amplitude du big-bang originel, ils avaleront les étoiles, ils boiront les trous noirs, la poussière stellaire, ils aspireront les queues des comètes, et ils parleront, ils parleront et leurs voix seront immenses dans le ciel et résonneront jusqu’à l’Olympe et les dieux se boucheront les oreilles à la façon d’Ulysse résistant à Circé mais leurs gestes seront vains et bientôt les dieux eux-mêmes boiront les paroles des hommes comme une ambroisie, un liquide sacré à eux destiné et les dieux seront les hommes et les hommes seront les dieux et il n’y aura plus de miroir, plus d’onde où Narcisse pourra refléter son image ; seuls les hommes seront spéculaires, ils seront la mesure de tout et leur bavardage sera immense, accroché à l’infini, bien au-delà des années-lumière et ils ne se reconnaîtront plus en tant que singuliers et rien ne leur appartiendra plus que ce grand corps pléthorique et indistinct et ils chercheront, au milieu des tourments de leur langage à retrouver, tournant et retournant leur peau comme un tégument de caoutchouc, à retrouver l’étrange, l’autre, le différent mais l’autre ils l’auront phagocyté, digéré, et dans leur métabolisme fou ils ne reconnaîtront même plus sa trace, tellement infinitésimale, tellement fondue dans leur corps de graisse et de brique, d’argile et de poussière, immense Tour de Babel où les langues se mêlent, où les cris se confondent, où les étages n’existent plus sous la poussée de l’unique, de l’identique, où personne ne sait plus qui il est, où les limites sont abolies, où tout est pareil à tout, où les paroles sont prises à leur propre piège, livrées au cannibalisme, à l’autophagie, à la manducation de tout ce qui vibre et résonne, el la grande machine infernale broiera sans cesse, les molaires écraseront, les canines s’enfonceront dans la chair friable, les incisives déchiquèteront et la grande clameur ne sera bientôt plus qu’une agitation de mandibules, une intersection de pièces buccales, un furieux remuement d’antennes et la Manta Religiosis à la robe verte, aux pattes courtes et griffues, aux yeux globuleux en quête de nourriture, prédatrice d’elle-même, fauchera l’air de ses crochets mortels et il n’y aura plus, sous les convulsions de l’écorce terrestre que des cris étouffés, des murmures de moelle, des plaintes de tendons, des gémissements de ligaments, des claquements ossuaires.

  Et alors que la grande beuverie prendra fin, du fin fond d’un silence abyssal s’élèvera alors une petite et amicale voix, suppliante et gémissante, pleine de crainte et d’espoir, une voix proprement humaine qui n’entend plus la clameur de ses frères et la réclame à grands cris, une voix qui ne veut plus prêcher dans le désert, qui veut à nouveau dire qu’on est pas seuls sur cette Terre, qu’on veut tous rester bien connectés entre nous, et cette voix si belle et si pitoyable à la fois réclame la restitution de son cordon ombilical, son branchement à la Mère-Langage, à la Mère-Parole, à la Mère-Comptine qui sauve de la solitude et de l’ennui. Je saisis donc le minuscule Mobile d’Henri. Ses yeux sont interrogateurs et suppliants. Vous croyez que vous pourrez les entrer les 14 numéros, j’ai presque plus de crédit, c’est comme qui dirait…une question de vie…ou de mort…vous savez, Philippe, quand vous y recevez plus RIEN sur votre Mobile, c’est comme si…, enfin c’est presque…, c’est enfin…je peux pas vous dire, c’est un peu comme si… on était plus soi-même…

  Henri me tend sa recharge Mauve à 50 Euros. Je suis vraiment ému. C’est la première fois que mes mains naïves et non consuméristes tiennent entre leurs dix doigts une aussi émouvante icône que des milliards d’humains sur la Terre vénèrent comme le Bouddha, Moïse, le Christ et Allah réunis. Je retourne la carte plein de crainte et de vénération comme si je portais le Saint-Sacrement. Alors Henri, balbutiant et souriant à la fois me dit vous voyez c’est ce numéro-là qu’il faut composer et après on peut téléphoner où on veut, le temps qu’on veut. Cette révélation il la fait un peu sous le sceau du secret, avec fierté et gêne en même temps, comme s’il venait de me confier des épisodes croustillants de sa vie intime, de l’ordre du lien conjugal ou peut être mieux de la liaison adultère, de l’érotisme crapuleux et je comprends que ça le gêne un peu aux entournures d’ôter avec une impudeur et un désir mêlés les dernières barrières de sa nudité. Je comprends à son regard que creusent deux pupilles sans fond que je dois me plier à sa supplique, qu’autrement il risquerait de défaillir là, devant moi, et que de ma part il y aurait comme non assistance à personne en danger. Alors je demande à Henri la marche à suivre. Il me dit d’abord vous tapez le 22, puis vous faites ce que vous dit l’Opératrice (il a dit « l’Opératrice » comme on dirait « l’Immaculée Conception » au milieu du silence recueilli d’une assemblée de pieux Evangélistes). Je tape le 22 et, en effet, l’Opératrice en chair et en os cybernétiques apparaît au bout du fil, sorte de voix anonyme qui semble venir d’au-delà du système solaire. :

  Composez le 0 sur votre Mobile.

  Ce que je fais sans plus attendre alors qu’Henri, pour me rendre service, me commente au fur et à mesure les procédures auxquelles je vais être confronté et dont il ne semble guère saisir les prémices.

  Si vous rechargez votre Mobile avec une carte Mauve, tapez le 1. Si vous rechargez avec votre carte bancaire, tapez le 2.

  Je m’apprête à obtempérer à l’injonction de la Muse du Cellulaire alors qu’Henri, commentant toujours ce que lui-même n’est toujours pas parvenu à faire, brouille un peu plus la communication.

  Nous n’avons pas reçu votre numéro composé de 14 chiffres. Vous n’avez droit qu’à 3 essais consécutifs.

Henri doit avoir vaguement entendu les propos sans équivoque de son « égérie » et ses yeux sont hagards de trop attendre et de ne rien recevoir. Je demande à mon vis-à-vis de bien vouloir se taire quelques secondes afin que je puisse mener mon entreprise à son terme mais sa logorrhée alimentée par l’angoisse du  Mobile coupé , du Mobile muet, scellé, plus jamais accessible ; le flot verbal est donc aussi difficile à enrayer que les marées d’équinoxe lancées à l’assaut des digues marines.

  Si vous rechargez votre Mobile avec une carte Mauve, tapez le 1.

  Je tape effectivement le 1 et je sens positivement les yeux d’Henri me transpercer le crâne pour savoir si les connexions que j’établis ont l’air d’être conformes à l’inébranlable volonté du Robot cybernétique qui, depuis un coin reculé de la terre, m’adresse ses mystérieux ordres. La procédure semblant correctement enclenchée, je commence à entrer les premiers des 14 chiffres sur le clavier et Henri me dicte les chiffres aussi vite que je peux les imprimer sur les touches si petites qu’un doigt d’enfant aurait du mal à y contenir tout entier. Je comprends alors que les gros doigts gourds d’Henri, plus habitués autrefois au jardinage qu’aux salons de manucure, aient du mal à pianoter les 14 chiffres sans empiéter sur les touches contiguës. Par bonheur il semble que le "deus ex machina" soit satisfait de la première étape que nous avons franchie sur son chemin pavé de bonnes intentions et qui, paraît-il, doit nous conduire au Paradis.

  Si vous voulez communiquer avec la France Métropolitaine, tapez le 12.

  Je demande à Henri qui acquiesce.

  Si vous voulez téléphoner hors France Métropolitaine, tapez le 00 121.

  Henri me signifie son accord pour toutes les procédures passées et même celles à venir. Je tape donc une invraisemblable suite de numéros, du 00 252 au 111 656 en passant par le triple 1, le triple 0, le triple 6, je confirme la réception des messageries et autres SMS, je souscris à l’illimité KDO, j’accepte le plan soir et week-end à la seconde, je valide le service visiophonie sur un plan tarifaire décompté à la seconde dès la 1° seconde, je zappe sur les communications WAP et WEB à la durée en CSD depuis l’Etranger (hors Monaco), je compose le #101# afin qu’Henri puisse accéder au menu des jeux SMS, puis le #111# pour qu’il puisse bénéficier des services SMS, puis le #102# pour atterrir en douceur sur les services du chat Mauve, enfin, après avoir activé les touches # et * dans un ordre bien déterminé, je confirme les options « journée infinie », « soirée infinie », « week-end infini », j’en rajoute même des options avec la spéciale « Maghreb », la spécifique « Europe », la classique « Internationale » et la « Satellitaire Interplanétaire », j’appuie enfin sur la touche haut-parleur afin qu’Henri soit bien informé de ses multiples avantages consommateur et alors, de tous les points de la pièce, des rainures du sol, des plis de tissu du canapé, des étagères où sont empilés les livres, des éléments de fonte du radiateur, des pieds de chrome du bureau, de sa tablette en stratifié noir, des pages blanches et noires des dictionnaires et des encyclopédies, des bigarrures des vitres martelées où se dessinent actuellement des étoiles de givre, des rideaux de lin léger, des blousons suspendus à la patère, des tiroirs, des classeurs, des tableaux et des sculptures, du tambour néo-calédonien à la grande fente longitudinale qui monte la garde à l’angle de la bibliothèque, du balafon malinké ramené d’un séjour en Afrique et présentement suspendu au mur, des figurines de terre et de plâtre patiemment modelées par mes mains hésitantes, des posters impressionnistes et expressionnistes, des figures abstraites qui hachurent les murs, du tube de néon à la clarté livide, des parois de plâtre, des lignes électriques qui courent au plafond, du revêtement de tissu des cloisons, des cartes de géographie en relief, d’une reproduction du « Cri » d’Edward Munch, enfin de tout ce qui m’entoure et m’est familier, de chaque  centimètre carré de matière sort un murmure qui ne fait que croître et embellir alors qu’Henri pleure de joie, comme Moïse sauvé des eaux, comme un enfant qui retrouve le giron de sa mère après une longue absence, comme un amoureux transi à qui son amante accorde enfin ses faveurs ; un murmure donc qui enfle et gonfle et se dilate aux dimensions de la ville, de la contrée, de la Terre entière et l’on entend un énorme bruissement, de puissantes vocalises qui s’enroulent les unes aux autres, des multitudes de sons qui ricochent et rebondissent, des vacarmes qui heurtent les tympans tendus comme des membranes de tam-tam, des mélopées, des tumultes jusqu’à maintenant proprement inouïs, des bacchanales de foules en délire, des huées qui réclament la mort de victimes dans de sanglantes arènes, des tohu-bohu d’écoliers, des plaintes et des soupirs de couples amoureux en détresse, des lamentations, des cris de saltimbanques, des voix d’hommes et de femmes, des voix d’enfants qui jouent ou se disputent, des voix hautes, aiguës, pointues, des voix graves, des voix caverneuses de quartiers en perdition, des voix sépulcrales venant de noires pierres tombales, des voix voilées, usées par l’alcool et la fumée, des voix tonnantes de maîtres, des voix vaincues d’esclaves, des voix cassées sourdes, nasillardes du peuple qui revendique, des voix adolescentes qui muent, d’autres aphones d’avoir trop crié, des rires aux éclats, des rires qui déchirent les gorges, des rires qui pleurent, des rires de fous, des rires qui se dissimulent, qui feignent, manipulent ; des plaisanteries, des loufoqueries, des sarcasmes, des persiflages, des rires convenus dans les Palais de la République, ceux plus circonspects des sociétés savantes, des rires déployés sur l’immense scène de la vie à la façon de la Commedia dell’arte, des rires grotesques comme s’ils étaient issus des monstres archaïques et rupestres de la Renaissance, des rires spirituels, ironiques, narquois, grivois, sardoniques ; des plaintes et des pleurs, des doléances, des réprimandes, des remarques chagrines, des amertumes de misanthropes, des constatations sceptiques, des réclamations, des protestations, des accusations, des dénonciations, des récriminations, des langues savantes aux termes compliqués, des langues populaires, des idiomes et des dialectes, des patois, de l’argot et des langues vertes, des onomatopées, des récits, des dialogues, des monologues, des soliloques, des opinions contradictoires, des pensées en forme de maximes, des réflexions censées, d’autres aberrantes, des commentaires sur l’art, la religion, la philosophie, la culture de l’hysope, la science héraldique, la généalogie, des proverbes et des aphorismes de moralistes, des plaisanteries grasses, des discours sophistiques, politiques, éthiques, des apostrophes, des digressions, des divagations, des banalités du Café du Commerce, de longues périphrases, des circonlocutions, des interrogations métaphysiques, des négations de vérités, des affirmations gratuites ou mensongères, des galimatias, des fadaises, des fariboles, des réparties d’amants et de marquises, des déclarations d’amour, des mots d’humanistes, d’autres de tyrans, d’agresseurs, des prières, des incantations, des mots magiques, des mots comme des vagues qui dressent leurs murailles, leurs hautes falaises et retombent soudain et alors, quand le Mobile s’arrête, que la Grande Fraternité Machinique s’interrompt, que tout le tumulte retombe, il y a sur la Terre, sur les montagnes et les fleuves, les mers et les rues des villes, dans les maisons aux murs de ciment, une sombre faille qui creuse son abîme et les hommes sont perdus, seuls, irrémédiablement seuls et soudain c’est comme s’ils n’avaient plus de pensée, plus d’yeux et d’oreilles, plus de peau pour éprouver l’air, plus de narines pour sentir, plus de langue pour parler, plus de mains pour palper, plus de pieds pour avancer, c’est comme s’ils n’avaient plus, au centre d’eux-mêmes qu’une cavité en forme de désarroi, de bonde irrémédiablement expulsée par où s’écoulerait tout le sens du monde et alors ça devient évident à leurs yeux exorbités, ils se vident d’eux-mêmes à la façon d’une amibe qui digèrerait sa propre substance et leurs oreilles hurlent de silence et leurs yeux s’aveuglent de clarté et leurs membres s’amputent de mouvements et leur peau se retourne sur un immense vide et c’est pourquoi Henri, en ce moment même, dans la pièce où nous nous faisons face tous les deux est si terriblement absent alors que son sourire semble dire exactement le contraire.

  J’ai oublié de vous dire, Henri, il est à peu près sourd et le bruit du monde n’est pour lui qu’un tremblement, qu’une vibration sous la plante des pieds, qu’un remuement d’atomes. Et pourtant Henri est content. Il a le monde entier au bout des doigts. Il a toutes les voix des hommes et des femmes qui résonnent dans sa main. Il n’y a plus que cela qu’il sent, les vibrations, les seules pulsations de la vie qui l’atteignent encore..

  Et puis je dois vous dire encore, Henri, il est aveugle, ou presque, et le monde est devenu une abstraction. Alors son Mobile qui vibre de toute la force rassemblée des voix du monde est sa mémoire, sa vision blanche cernée de fantômes et de promesses aux contours mouvants, aléatoires et cytoplasmiques.

  Et puis, Henri, il est infirme aussi, ou quelque chose d’approchant, et ses mouvements il les tient bien serrés dans sa main au cas où ils lui échapperaient.

  Et puis Henri, il est seul, ou tout comme, et pour pouvoir sentir la multitude, il a besoin d’une main humaine qui pianote les 14 chiffres de sa recharge, les 14 chiffres mystérieux qui ouvrent les portes du monde, qui enfoncent un coin dans la solitude, qui offensent le silence. La multitude, Henri la recherche pour se prouver qu’il existe encore, qu’il est un souffle léger à la face du monde, une invisible vibration, un cil transparent, un inapparent flagelle qui parcourt de menus espaces. avec application et ténacité.

  Depuis longtemps déjà, Henri se replie sur lui-même, s’affaisse, se tasse, s’arrondit autour de son Mobile, il n’est plus guère qu’un moignon vidé de sa chair et de son sang et de ses os et de sa lymphe et de ses nerfs et de sa peau et il n’est guère plus perceptible que les ondes minuscules qui enveloppent la Terre et se logent au creux de sa machine. Henri n’est pas sûr d’exister vraiment.

  Alors, VOUS, les vivants, les vivants mobiles, doués d’existence, décrochez donc tous vos portables et adressez vos messages à Henri avant qu’il ne soit trop tard, que le reste de peau fripée qui se referme sur lui ne l’ait complètement englouti. Non, ne feignez pas de ne pas comprendre. Il y a actuellement sur la Terre 6 000 000 000 d’humains, 6 000 000 000 d’Henris qui ne vivent qu’en écoutant le bruit du monde. Alors parlez sans arrêt dans vos machines et qu’on vous parle aussi sans arrêt, le jour, la nuit, qu’on vous parle sans repos car votre conscience n’existe qu’à parler et à être entendus. Parlez donc du matin au soir, enregistrez tous les messages, diffusez-les en boucle et n’ayez de cesse qu’on vous entende d’un bout à l’autre de la planète. Que votre voix y résonne comme celle du Bon Samaritain. Il y a tant de solitude me dites vous et les paroles que vous entendez ressemblent tant à la vôtre. C’est à s’y méprendre, affirmez vous, c’est comme si votre voix était décuplée, démultipliée, millions de petites particules qui ricochent sur les parois de l’univers, revenant sans cesse dans la conque de vos oreilles, faisant vibrer votre peau, gonflant vos poumons, agitant le sang de vos veines, mettant en jeu votre langue, votre larynx, animant votre pensée. C’est bien cela que vous ressentez, cette image de vous multipliée à l’infini à la façon d’un jeu de miroir, chaque image n’étant que son propre reflet.

  Mais, Henri, au fait, qui donc vous a dit que la multitude à laquelle vous semblez accorder tant de crédit est une certitude inébranlable, que ces voix qui parcourent le monde sont issues de mille gorges différentes, que tous les bruits que vous entendez sont radicalement autres que ceux que vous proférez vous-mêmes ?

  Mais, Henri, cessez donc de rêver, brisez donc tous les miroirs, jetez aux orties ces machines qui abusent votre raison et faites face à vous-même avec lucidité. Vous êtes SEUL, Henri, constamment et irrémédiablement SEUL sur la Terre et toutes les machines ne sont là que pour vous donner le change, vous payer en monnaie de singe, vous remplir d’illusions, vous cacher ce qui crie en vous. Oui, Henri, assumez votre solitude, c’est la seule voie qui puisse vous sauver, celle de la vérité qui saigne, qui écorche, qui fouille votre peau pour que vous puissiez en voir l’envers, les nervures, en éprouver les spasmes, les flux et les reflux, car vous le savez bien Henri, les choses ne parlent leur langage vrai qu’à être retournées, à être exposées sur leur face sensible, animale, interne, secrète, celle qui ne peut ni tricher ni dissimuler car TOUT, dans ce monde est voilé, tronqué, oblitéré et les traces qui courent à la surface de la terre, les sillons et les fentes, les trous par où s’échappent les vapeurs de soufre, les failles qui courent le long des océans ne sont plus que la mémoire usée d’histoires très anciennes qui chuchotent à peine à nos oreilles, c’est si peu audible, à peine un murmure, et les multiples bouches de glaise et de limon ne peuplent plus les continents que de demeures closes sur elles-mêmes. C’est cette mutité qu’il vous faut déchirer de la force de vos ongles sertis de corne, c’est cette chair mondaine qu’il vous faut attaquer de vos dents érodées, de vos chicots qui perforent vos gencives, c’est cette humeur vitreuse du monde qu’il vous faut pénétrer de vos antiques sclérotiques jaunes et lacérées de sang, de vos prunelles affûtées comme de vieux diamants, c’est ce mur qu’il vous faut…mais Henri, où donc êtes-vous donc passé, je ne vous vois plus, ne vous entends plus, ne vous perçois plus, Henri…Henri…

   Cécile, tu poses ton Mobile virtuel sur le rebord de la table de nuit en attendant celui de 5° génération, complètement céphalique, chair de ta chair et tu t’engages dans un long sommeil réparateur. Tu l’as coupé ton Mobile, tu l’as bien coupé et il ne peut plus rien t’arriver et les ondes qu’on dit « malignes » ne peuvent plus t’atteindre et tu es comme l’insulaire sur son bout de terre ronde, du moins le crois-tu, du moins l’espères-tu. En plus tu me dis, le Mobile j’en ai pas encore, il ne peut donc m’atteindre. Mais, Cécile, tu es trop lucide pour ne pas le savoir, tu sais bien que les ondes mortelles ne te laissent pas si facilement t’installer dans ton repos douillet, elles rôdent autour de toi. Oui, les rumeurs du monde n’ont pas besoin de machines pour vivre et communiquer leur message. Il suffit d’un peu de vent, de quelques éruptions volcaniques inaperçues, de quelque séisme inapparent et le ventre de la Terre  accouche alors de ses humeurs glauques, de ses liquides acides, de ses sucs mortifères. Oh, bien sûr il y a un peu de miel au milieu de tout cela et c’est bien là le problème, nous ne voyons que le nectar de l’innocente abeille, son dard venimeux nous concerne si peu. Tu vois bien, Cécile, la pensée mobile, les sens en alerte, ça n’a pas besoin de fils, de réseaux, de transistors, de circuits, ça vit naturellement à l’intérieur de nous et nous sommes connectés au monde comme le monde est relié à chacun de nos membres, à chacun de nos tissus, à chacune de nos cellules. C’est peut être ce qu’on appelle la « conscience », et alors on peut éteindre les télévisions, on peut brûler les livres et les journaux, on peut percer ses tympans, crever ses yeux, ça voyage en nous à la vitesse de l’éclair, ça fulgure, ça bouillonne, ça fuse et il n’y a pas de repos, pas d’intervalle, pas de distance et les Cybershops, les Mobil’Stores, les  Playstations, les Hard’Consols où se joue la vie virtuelle, il faut les détruire, Cécile, en faire un grand autodafé, commettre un immense cybermeurtre  et alors les hommes pourront s’éveiller, ils pourront regarder autour d’eux avec des yeux neufs et ils recouvreront une très vieille faculté, celle qu’avaient les peuples de l’Antiquité, les Grecs notamment, ils trouveront quelque part blotti en eux cette étrange porte, ce mystérieux passage, ce THAUMAZEIN du peuple hellène, cette aptitude originelle liée au pathos, cet ETONNEMENT  qui nous saisit, nous met en arrêt, en suspens et nous dispose à l’ouverture des choses, à leur être intime, à leur essence propre et alors la vie nous entoure d’un perpétuel émerveillement et le monde se réenchante et les feuilles des arbres sont des miroirs étincelants et le givre sur l’herbe nous dit la vérité du froid et du gel et l’oiseau dans le ciel ouvre pour nos corps éblouis de vastes espaces de liberté et chaque sillon de terre porte dans son ombre la trace d’une révélation et les étoiles nous questionnent de leurs rayons aigus et le temps sera comme une dune où chaque grain de sable, chaque particule de mica nous dira la beauté de l’instant et alors les machines, les consoles, les claviers, les écrans ne nous apparaîtront plus qu’à la façon de lointains artifices, d’élémentaires intersections de réseaux et de fils, de connexions de 0 et de 1, de simples avatars de matière traversés d’électrons et dans cet immense déluge d’atomes et de quarks, dans ce mouvement perpétuel tendu d’un bout à l’autre de l’Univers, notre place d’homme nous sera simplement assignée, nous ne serons plus abusés par les inventions, le progrès, les bonds en avant, les coques de titane, les nanotechnologies, les manipulations génétiques, les OGM, les colonnes d’infrasons, la fulguration des lasers, les accélérateurs de particules, les ordinateurs photoniques, les processeurs aux milliards de hertz à la seconde, tout cela ne nous apparaîtra plus qu’en tant que vagues épiphénomènes et les hommes colmateront leurs oreilles de bouchons de cire, plaqueront sur leurs yeux des lunettes aux verres opaques, entoureront leurs corps d’une pellicule mince, fluide, et alors ils apercevront en eux, dans les replis de la chair, sous les nappes de peau, au milieu des entrelacs de nerfs, tapi sous les vagues de sang et de lymphe, une sorte de creuset intime semblable à une minuscule graine, une braise dans la nuit, un lumignon de clarté dans les ténèbres d’une grotte, le signal d’un lointain sémaphore flottant au-dessus des eaux noires et ils sauront que toute cette agitation du monde, tous ces mouvements de la terre et du ciel, toutes ces marées et ces orages, ces tempêtes, ils les portent en eux et qu’ils n’ont plus besoin d’automates, plus besoin de signaux portés par de hautes antennes, d’images violettes sur des tubes luminescents, tout le bruit du monde, tout le spectacle du monde est au-dedans, rien qu’au-dedans, infiniment au-dedans et tu le sais bien, Cécile, les hommes n’avaient pas besoin d’inventer les Mobiles, les tubes cathodiques, les avions supersoniques, les détecteurs de mensonge, les machines à fabriquer la vérité, mais, Cécile, tu dors, tu rêves même tout haut maintenant, que dis-tu, Cécile ?, oui, tu as raison, je vais baisser la lumière, mettre mes boules d’oreilles, il y a tellement de bruit dans l’univers…

 

 

 

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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 17:02

 

PERPETUUM MOBILE (5)

 

 

J’ai oublié de vous dire, Henri, il est à peu près sourd et le bruit du monde n’est pour lui qu’un tremblement, qu’une vibration sous la plante des pieds, qu’un remuement d’atomes. Et pourtant Henri est content. Il a le monde entier au bout des doigts. Il a toutes les voix des hommes et des femmes qui résonnent dans sa main. Il n’y a plus que cela qu’il sent, les vibrations, les seules pulsations de la vie qui l’atteignent encore..

  Et puis je dois vous dire encore, Henri, il est aveugle, ou presque, et le monde est devenu une abstraction. Alors son Mobile qui vibre de toute la force rassemblée des voix du monde est sa mémoire, sa vision blanche cernée de fantômes et de promesses aux contours mouvants, aléatoires et cytoplasmiques.

  Et puis, Henri, il est infirme aussi, ou quelque chose d’approchant, et ses mouvements il les tient bien serrés dans sa main au cas où ils lui échapperaient.

  Et puis Henri, il est seul, ou tout comme, et pour pouvoir sentir la multitude, il a besoin d’une main humaine qui pianote les 14 chiffres de sa recharge, les 14 chiffres mystérieux qui ouvrent les portes du monde, qui enfoncent un coin dans la solitude, qui offensent le silence. La multitude, Henri la recherche pour se prouver qu’il existe encore, qu’il est un souffle léger à la face du monde, une invisible vibration, un cil transparent, un inapparent flagelle qui parcourt de menus espaces. avec application et ténacité.

  Depuis longtemps déjà, Henri se replie sur lui-même, s’affaisse, se tasse, s’arrondit autour de son Mobile, il n’est plus guère qu’un moignon vidé de sa chair et de son sang et de ses os et de sa lymphe et de ses nerfs et de sa peau et il n’est guère plus perceptible que les ondes minuscules qui enveloppent la Terre et se logent au creux de sa machine. Henri n’est pas sûr d’exister vraiment.

  Alors, VOUS, les vivants, les vivants mobiles, doués d’existence, décrochez donc tous vos portables et adressez vos messages à Henri avant qu’il ne soit trop tard, que le reste de peau fripée qui se referme sur lui ne l’ait complètement englouti. Non, ne feignez pas de ne pas comprendre. Il y a actuellement sur la Terre6 000 000 000 d’humains, 6 000 000 000 d’Henris qui ne vivent qu’en écoutant le bruit du monde. Alors parlez sans arrêt dans vos machines et qu’on vous parle aussi sans arrêt, le jour, la nuit, qu’on vous parle sans repos car votre conscience n’existe qu’à parler et à être entendus. Parlez donc du matin au soir, enregistrez tous les messages, diffusez-les en boucle et n’ayez de cesse qu’on vous entende d’un bout à l’autre de la planète. Que votre voix y résonne comme celle du Bon Samaritain. Il y a tant de solitude me dites vous et les paroles que vous entendez ressemblent tant à la vôtre. C’est à s’y méprendre, affirmez vous, c’est comme si votre voix était décuplée, démultipliée, millions de petites particules qui ricochent sur les parois de l’univers, revenant sans cesse dans la conque de vos oreilles, faisant vibrer votre peau, gonflant vos poumons, agitant le sang de vos veines, mettant en jeu votre langue, votre larynx, animant votre pensée. C’est bien cela que vous ressentez, cette image de vous multipliée à l’infini à la façon d’un jeu de miroir, chaque image n’étant que son propre reflet.

  Mais, Henri, au fait, qui donc vous a dit que la multitude à laquelle vous semblez accorder tant de crédit est une certitude inébranlable, que ces voix qui parcourent le monde sont issues de mille gorges différentes, que tous les bruits que vous entendez sont radicalement autres que ceux que vous proférez vous-mêmes ?

  Mais, Henri, cessez donc de rêver, brisez donc tous les miroirs, jetez aux orties ces machines qui abusent votre raison et faites face à vous-même avec lucidité. Vous êtes SEUL, Henri, constamment et irrémédiablement SEUL sur la Terre et toutes les machines ne sont là que pour vous donner le change, vous payer en monnaie de singe, vous remplir d’illusions, vous cacher ce qui crie en vous. Oui, Henri, assumez votre solitude, c’est la seule voie qui puisse vous sauver, celle de la vérité qui saigne, qui écorche, qui fouille votre peau pour que vous puissiez en voir l’envers, les nervures, en éprouver les spasmes, les flux et les reflux, car vous le savez bien Henri, les choses ne parlent leur langage vrai qu’à être retournées, à être exposées sur leur face sensible, animale, interne, secrète, celle qui ne peut ni tricher ni dissimuler car TOUT, dans ce monde est voilé, tronqué, oblitéré et les traces qui courent à la surface de la terre, les sillons et les fentes, les trous par où s’échappent les vapeurs de soufre, les failles qui courent le long des océans ne sont plus que la mémoire usée d’histoires très anciennes qui chuchotent à peine à nos oreilles, c’est si peu audible, à peine un murmure, et les multiples bouches de glaise et de limon ne peuplent plus les continents que de demeures closes sur elles-mêmes. C’est cette mutité qu’il vous faut déchirer de la force de vos ongles sertis de corne, c’est cette chair mondaine qu’il vous faut attaquer de vos dents érodées, de vos chicots qui perforent vos gencives, c’est cette humeur vitreuse du monde qu’il vous faut pénétrer de vos antiques sclérotiques jaunes et lacérées de sang, de vos prunelles affûtées comme de vieux diamants, c’est ce mur qu’il vous faut…mais Henri, où donc êtes-vous donc passé, je ne vous vois plus, ne vous entends plus, ne vous perçois plus, Henri…Henri…

 

  Cécile, tu poses ton Mobile virtuel sur le rebord de la table de nuit en attendant celui de 5° génération, complètement céphalique, chair de ta chair et tu t’engages dans un long sommeil réparateur. Tu l’as coupé ton Mobile, tu l’as bien coupé et il ne peut plus rien t’arriver et les ondes qu’on dit « malignes » ne peuvent plus t’atteindre et tu es comme l’insulaire sur son bout de terre ronde, du moins le crois-tu, du moins l’espères-tu. En plus tu me dis, le Mobile j’en ai pas encore, il ne peut donc m’atteindre. Mais, Cécile, tu es trop lucide pour ne pas le savoir, tu sais bien que les ondes mortelles ne te laissent pas si facilement t’installer dans ton repos douillet, elles rôdent autour de toi. Oui, les rumeurs du monde n’ont pas besoin de machines pour vivre et communiquer leur message. Il suffit d’un peu de vent, de quelques éruptions volcaniques inaperçues, de quelque séisme inapparent et le ventre de la Terre  accouche alors de ses humeurs glauques, de ses liquides acides, de ses sucs mortifères. Oh, bien sûr il y a un peu de miel au milieu de tout cela et c’est bien là le problème, nous ne voyons que le nectar de l’innocente abeille, son dard venimeux nous concerne si peu. Tu vois bien, Cécile, la pensée mobile, les sens en alerte, ça n’a pas besoin de fils, de réseaux, de transistors, de circuits, ça vit naturellement à l’intérieur de nous et nous sommes connectés au monde comme le monde est relié à chacun de nos membres, à chacun de nos tissus, à chacune de nos cellules. C’est peut être ce qu’on appelle la « conscience », et alors on peut éteindre les télévisions, on peut brûler les livres et les journaux, on peut percer ses tympans, crever ses yeux, ça voyage en nous à la vitesse de l’éclair, ça fulgure, ça bouillonne, ça fuse et il n’y a pas de repos, pas d’intervalle, pas de distance et les Cybershops, les Mobil’Stores, les  Playstations, les Hard’Consols où se joue la vie virtuelle, il faut les détruire, Cécile, en faire un grand autodafé, commettre un immense cybermeurtre  et alors les hommes pourront s’éveiller, ils pourront regarder autour d’eux avec des yeux neufs et ils recouvreront une très vieille faculté, celle qu’avaient les peuples de l’Antiquité, les Grecs notamment, ils trouveront quelque part blotti en eux cette étrange porte, ce mystérieux passage, ce THAUMAZEIN du peuple hellène, cette aptitude originelle liée au pathos, cet ETONNEMENT  qui nous saisit, nous met en arrêt, en suspens et nous dispose à l’ouverture des choses, à leur être intime, à leur essence propre et alors la vie nous entoure d’un perpétuel émerveillement et le monde se réenchante et les feuilles des arbres sont des miroirs étincelants et le givre sur l’herbe nous dit la vérité du froid et du gel et l’oiseau dans le ciel ouvre pour nos corps éblouis de vastes espaces de liberté et chaque sillon de terre porte dans son ombre la trace d’une révélation et les étoiles nous questionnent de leurs rayons aigus et le temps sera comme une dune où chaque grain de sable, chaque particule de mica nous dira la beauté de l’instant et alors les machines, les consoles, les claviers, les écrans ne nous apparaîtront plus qu’à la façon de lointains artifices, d’élémentaires intersections de réseaux et de fils, de connexions de 0 et de 1, de simples avatars de matière traversés d’électrons et dans cet immense déluge d’atomes et de quarks, dans ce mouvement perpétuel tendu d’un bout à l’autre de l’Univers, notre place d’homme nous sera simplement assignée, nous ne serons plus abusés par les inventions, le progrès, les bonds en avant, les coques de titane, les nanotechnologies, les manipulations génétiques, les OGM, les colonnes d’infrasons, la fulguration des lasers, les accélérateurs de particules, les ordinateurs photoniques, les processeurs aux milliards de hertz à la seconde, tout cela ne nous apparaîtra plus qu’en tant que vagues épiphénomènes et les hommes colmateront leurs oreilles de bouchons de cire, plaqueront sur leurs yeux des lunettes aux verres opaques, entoureront leurs corps d’une pellicule mince, fluide, et alors ils apercevront en eux, dans les replis de la chair, sous les nappes de peau, au milieu des entrelacs de nerfs, tapi sous les vagues de sang et de lymphe, une sorte de creuset intime semblable à une minuscule graine, une braise dans la nuit, un lumignon de clarté dans les ténèbres d’une grotte, le signal d’un lointain sémaphore flottant au-dessus des eaux noires et ils sauront que toute cette agitation du monde, tous ces mouvements de la terre et du ciel, toutes ces marées et ces orages, ces tempêtes, ils les portent en eux et qu’ils n’ont plus besoin d’automates, plus besoin de signaux portés par de hautes antennes, d’images violettes sur des tubes luminescents, tout le bruit du monde, tout le spectacle du monde est au-dedans, rien qu’au-dedans, infiniment au-dedans et tu le sais bien, Cécile, les hommes n’avaient pas besoin d’inventer les Mobiles, les tubes cathodiques, les avions supersoniques, les détecteurs de mensonge, les machines à fabriquer la vérité, mais, Cécile, tu dors, tu rêves même tout haut maintenant, que dis-tu, Cécile ?, oui, tu as raison, je vais baisser la lumière, mettre mes boules d’oreilles, il y a tellement de bruit dans l’univers…

 

                                                                                                                          FIN.

 

 

 

 

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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 16:59

 

PERPETUUM MOBILE (4)

 

 Et alors que la grande beuverie prendra fin, du fin fond d’un silence abyssal s’élèvera alors une petite et amicale voix, suppliante et gémissante, pleine de crainte et d’espoir, une voix proprement humaine qui n’entend plus la clameur de ses frères et la réclame à grands cris, une voix qui ne veut plus prêcher dans le désert, qui veut à nouveau dire qu’on est pas seuls sur cette Terre, qu’on veut tous rester bien connectés entre nous, et cette voix si belle et si pitoyable à la fois réclame la restitution de son cordon ombilical, son branchement à la Mère-Langage, à la Mère-Parole, à la Mère-Comptine qui sauve de la solitude et de l’ennui. Je saisis donc le minuscule Mobile d’Henri. Ses yeux sont interrogateurs et suppliants. Vous croyez que vous pourrez les entrer les 14 numéros, j’ai presque plus de crédit, c’est comme qui dirait…une question de vie…ou de mort…vous savez, Philippe, quand vous y recevez plus RIEN sur votre Mobile, c’est comme si…, enfin c’est presque…, c’est enfin…je peux pas vous dire, c’est un peu comme si… on était plus soi-même…

  Henri me tend sa recharge Mauve à 50 Euros. Je suis vraiment ému. C’est la première fois que mes mains naïves et non consuméristes tiennent entre leurs dix doigts une aussi émouvante icône que des milliards d’humains sur la Terre vénèrent comme le Bouddha, Moïse, le Christ et Allah réunis. Je retourne la carte plein de crainte et de vénération comme si je portais le Saint-Sacrement. Alors Henri, balbutiant et souriant à la fois me dit vous voyez c’est ce numéro-là qu’il faut composer et après on peut téléphoner où on veut, le temps qu’on veut. Cette révélation il la fait un peu sous le sceau du secret, avec fierté et gêne en même temps, comme s’il venait de me confier des épisodes croustillants de sa vie intime, de l’ordre du lien conjugal ou peut être mieux de la liaison adultère, de l’érotisme crapuleux et je comprends que ça le gêne un peu aux entournures d’ôter avec une impudeur et un désir mêlés les dernières barrières de sa nudité. Je comprends à son regard que creusent deux pupilles sans fond que je dois me plier à sa supplique, qu’autrement il risquerait de défaillir là, devant moi, et que de ma part il y aurait comme non assistance à personne en danger. Alors je demande à Henri la marche à suivre. Il me dit d’abord vous tapez le 22, puis vous faites ce que vous dit l’Opératrice (il a dit « l’Opératrice » comme on dirait « l’Immaculée Conception » au milieu du silence recueilli d’une assemblée de pieux Evangélistes). Je tape le 22 et, en effet, l’Opératrice en chair et en os cybernétiques apparaît au bout du fil, sorte de voix anonyme qui semble venir d’au-delà du système solaire. :

  Composez le 0 sur votre Mobile.

  Ce que je fais sans plus attendre alors qu’Henri, pour me rendre service, me commente au fur et à mesure les procédures auxquelles je vais être confronté et dont il ne semble guère saisir les prémices.

  Si vous rechargez votre Mobile avec une carte Mauve, tapez le 1. Si vous rechargez avec votre carte bancaire, tapez le 2.

  Je m’apprête à obtempérer à l’injonction de la Muse du Cellulaire alors qu’Henri, commentant toujours ce que lui-même n’est toujours pas parvenu à faire, brouille un peu plus la communication.

  Nous n’avons pas reçu votre numéro composé de 14 chiffres. Vous n’avez droit qu’à 3 essais consécutifs.

Henri doit avoir vaguement entendu les propos sans équivoque de son « égérie » et ses yeux sont hagards de trop attendre et de ne rien recevoir. Je demande à mon vis-à-vis de bien vouloir se taire quelques secondes afin que je puisse mener mon entreprise à son terme mais sa logorrhée alimentée par l’angoisse du  Mobile coupé , du Mobile muet, scellé, plus jamais accessible ; le flot verbal est donc aussi difficile à enrayer que les marées d’équinoxe lancées à l’assaut des digues marines.

  Si vous rechargez votre Mobile avec une carte Mauve, tapez le 1.

  Je tape effectivement le 1 et je sens positivement les yeux d’Henri me transpercer le crâne pour savoir si les connexions que j’établis ont l’air d’être conformes à l’inébranlable volonté du Robot cybernétique qui, depuis un coin reculé de la terre, m’adresse ses mystérieux ordres. La procédure semblant correctement enclenchée, je commence à entrer les premiers des 14 chiffres sur le clavier et Henri me dicte les chiffres aussi vite que je peux les imprimer sur les touches si petites qu’un doigt d’enfant aurait du mal à y contenir tout entier. Je comprends alors que les gros doigts gourds d’Henri, plus habitués autrefois au jardinage qu’aux salons de manucure, aient du mal à pianoter les 14 chiffres sans empiéter sur les touches contiguës. Par bonheur il semble que le "deus ex machina" soit satisfait de la première étape que nous avons franchie sur son chemin pavé de bonnes intentions et qui, paraît-il, doit nous conduire au Paradis.

  Si vous voulez communiquer avec la France Métropolitaine, tapez le 12.

  Je demande à Henri qui acquiesce.

  Si vous voulez téléphoner hors France Métropolitaine, tapez le 00 121.

  Henri me signifie son accord pour toutes les procédures passées et même celles à venir. Je tape donc une invraisemblable suite de numéros, du 00 252 au 111 656 en passant par le triple 1, le triple 0, le triple 6, je confirme la réception des messageries et autres SMS, je souscris à l’illimité KDO, j’accepte le plan soir et week-end à la seconde, je valide le service visiophonie sur un plan tarifaire décompté à la seconde dès la 1° seconde, je zappe sur les communications WAP et WEB à la durée en CSD depuis l’Etranger (hors Monaco), je compose le #101# afin qu’Henri puisse accéder au menu des jeux SMS, puis le #111# pour qu’il puisse bénéficier des services SMS, puis le #102# pour atterrir en douceur sur les services du chat Mauve, enfin, après avoir activé les touches # et * dans un ordre bien déterminé, je confirme les options « journée infinie », « soirée infinie », « week-end infini », j’en rajoute même des options avec la spéciale « Maghreb », la spécifique « Europe », la classique « Internationale » et la « Satellitaire Interplanétaire », j’appuie enfin sur la touche haut-parleur afin qu’Henri soit bien informé de ses multiples avantages consommateur et alors, de tous les points de la pièce, des rainures du sol, des plis de tissu du canapé, des étagères où sont empilés les livres, des éléments de fonte du radiateur, des pieds de chrome du bureau, de sa tablette en stratifié noir, des pages blanches et noires des dictionnaires et des encyclopédies, des bigarrures des vitres martelées où se dessinent actuellement des étoiles de givre, des rideaux de lin léger, des blousons suspendus à la patère, des tiroirs, des classeurs, des tableaux et des sculptures, du tambour néo-calédonien à la grande fente longitudinale qui monte la garde à l’angle de la bibliothèque, du balafon malinké ramené d’un séjour en Afrique et présentement suspendu au mur, des figurines de terre et de plâtre patiemment modelées par mes mains hésitantes, des posters impressionnistes et expressionnistes, des figures abstraites qui hachurent les murs, du tube de néon à la clarté livide, des parois de plâtre, des lignes électriques qui courent au plafond, du revêtement de tissu des cloisons, des cartes de géographie en relief, d’une reproduction du « Cri » d’Edward Munch, enfin de tout ce qui m’entoure et m’est familier, de chaque  centimètre carré de matière sort un murmure qui ne fait que croître et embellir alors qu’Henri pleure de joie, comme Moïse sauvé des eaux, comme un enfant qui retrouve le giron de sa mère après une longue absence, comme un amoureux transi à qui son amante accorde enfin ses faveurs ; un murmure donc qui enfle et gonfle et se dilate aux dimensions de la ville, de la contrée, de la Terre entière et l’on entend un énorme bruissement, de puissantes vocalises qui s’enroulent les unes aux autres, des multitudes de sons qui ricochent et rebondissent, des vacarmes qui heurtent les tympans tendus comme des membranes de tam-tam, des mélopées, des tumultes jusqu’à maintenant proprement inouïs, des bacchanales de foules en délire, des huées qui réclament la mort de victimes dans de sanglantes arènes, des tohu-bohu d’écoliers, des plaintes et des soupirs de couples amoureux en détresse, des lamentations, des cris de saltimbanques, des voix d’hommes et de femmes, des voix d’enfants qui jouent ou se disputent, des voix hautes, aiguës, pointues, des voix graves, des voix caverneuses de quartiers en perdition, des voix sépulcrales venant de noires pierres tombales, des voix voilées, usées par l’alcool et la fumée, des voix tonnantes de maîtres, des voix vaincues d’esclaves, des voix cassées sourdes, nasillardes du peuple qui revendique, des voix adolescentes qui muent, d’autres aphones d’avoir trop crié, des rires aux éclats, des rires qui déchirent les gorges, des rires qui pleurent, des rires de fous, des rires qui se dissimulent, qui feignent, manipulent ; des plaisanteries, des loufoqueries, des sarcasmes, des persiflages, des rires convenus dans les Palais de la République, ceux plus circonspects des sociétés savantes, des rires déployés sur l’immense scène de la vie à la façon de la Commedia dell’arte, des rires grotesques comme s’ils étaient issus des monstres archaïques et rupestres de la Renaissance, des rires spirituels, ironiques, narquois, grivois, sardoniques ; des plaintes et des pleurs, des doléances, des réprimandes, des remarques chagrines, des amertumes de misanthropes, des constatations sceptiques, des réclamations, des protestations, des accusations, des dénonciations, des récriminations, des langues savantes aux termes compliqués, des langues populaires, des idiomes et des dialectes, des patois, de l’argot et des langues vertes, des onomatopées, des récits, des dialogues, des monologues, des soliloques, des opinions contradictoires, des pensées en forme de maximes, des réflexions censées, d’autres aberrantes, des commentaires sur l’art, la religion, la philosophie, la culture de l’hysope, la science héraldique, la généalogie, des proverbes et des aphorismes de moralistes, des plaisanteries grasses, des discours sophistiques, politiques, éthiques, des apostrophes, des digressions, des divagations, des banalités du Café du Commerce, de longues périphrases, des circonlocutions, des interrogations métaphysiques, des négations de vérités, des affirmations gratuites ou mensongères, des galimatias, des fadaises, des fariboles, des réparties d’amants et de marquises, des déclarations d’amour, des mots d’humanistes, d’autres de tyrans, d’agresseurs, des prières, des incantations, des mots magiques, des mots comme des vagues qui dressent leurs murailles, leurs hautes falaises et retombent soudain et alors, quand le Mobile s’arrête, que la Grande FraternitéMachinique s’interrompt, que tout le tumulte retombe, il y a sur la Terre, sur les montagnes et les fleuves, les mers et les rues des villes, dans les maisons aux murs de ciment, une sombre faille qui creuse son abîme et les hommes sont perdus, seuls, irrémédiablement seuls et soudain c’est comme s’ils n’avaient plus de pensée, plus d’yeux et d’oreilles, plus de peau pour éprouver l’air, plus de narines pour sentir, plus de langue pour parler, plus de mains pour palper, plus de pieds pour avancer, c’est comme s’ils n’avaient plus, au centre d’eux-mêmes qu’une cavité en forme de désarroi, de bonde irrémédiablement expulsée par où s’écoulerait tout le sens du monde et alors ça devient évident à leurs yeux exorbités, ils se vident d’eux-mêmes à la façon d’une amibe qui digèrerait sa propre substance et leurs oreilles hurlent de silence et leurs yeux s’aveuglent de clarté et leurs membres s’amputent de mouvements et leur peau se retourne sur un immense vide et c’est pourquoi Henri, en ce moment même, dans la pièce où nous nous faisons face tous les deux est si terriblement absent alors que son sourire semble dire exactement le contraire.

 

 

                                                                                                                             A suivre...

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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 16:56

 

PERPETUUM MOBILE (3)

 

Il leur suffira de penser et les ondes aussitôt se répandront sur la surface de la Terre, coloniseront l’air, l’espace, se glisseront dans tous les sillons, toutes les failles, les moindres fissures et l’écorce terrestre sera habitée d’une immense clameur universelle et il y aura alors une grande et seule pensée unique qui remplira l’univers et les hommes n’auront plus le temps de fabriquer des armes, d’organiser des combats, d’imaginer d’habiles stratégies. Il n’y aura plus de place pour les manigances, les calculs, il n’y aura plus de pièges, de chausse-trappes, de culs-de-basse-fosse, de meurtrières, de couleuvrines, de barbacanes ; les armées n’auront plus à s’affronter en des combats fratricides, Hannibal n’aura plus à déplacer ses colonnes d’éléphants et ses cent mille hommes, Ibères et Africains, de franchir les hauts cols des Alpes pour soumettre les Romains ; Charles Martel n’arrêtera pas à Poitiers l’invasion musulmane dirigée par Abd Al-Rahman, il se souciera peu  de dominer l’Aquitaine, la Bourgogne et la Provence et il pourra mourir, l’âme en paix, entouré de ses deux fils aimants que seront Carloman et Pépin le Bref ; tous les peuples de la Terre seront devenus des conquistadors paisibles, des explorateurs généreux et humanistes, des Albuquerque renonçant à leur titre de Vice-Consul des Indes ; des Bernal Diaz Del Castillo défaisant la conquête du Mexique, se livrant à l’autodafé de la « Historia verdadere de la conquista de la nueva Espana » ; des Juan Ponce de Léon libérant les Portoricains de la domination espagnole ; des Lope de Aguirre avouant leurs crimes, faisant leur deuil de la conquête de l’Eldorado et prêtant à nouveau allégeance à Philippe II D’Espagne ; tous ces Seigneurs et Maîtres de la Terredeviendront des Magellan bienfaiteurs des îles des Epices ; des Simon Bolivar réconciliés avec les Espagnols ; des Christophe Colomb affrétant des navires humanitaires destinés aux populations autochtones des îles Dominique, Marie-Galante ; des Amérigo Vespucci bienfaiteurs du Nouveau Monde et alors les peuples de Nègres et d’Indiens, ceux d’Océanie ; les Primitifs de Nouvelle-Guinée ; les Aborigènes d’Australie, mais aussi les Blancs, tous les hommes à la peau claire et lisse, lustrée par des siècles de civilisation et de bonnes manières auront une langue et une couleur communes, des cultures habilement métissées, des mets identiques recouvriront leurs tables, des fleurs de tiaré orneront leur chevelure aux teintes bleutées comme l’indigo, des colliers à l’odeur de monoï tresseront autour de leurs cous des guirlandes parfumées, il n’y aura plus de frontières, de douaniers aux uniformes sévères et aux airs inquisiteurs, il n’y aura plus de distance, d’écart, d’abîme entre les hommes. Il leur suffira de penser et la grande communion universelle se répandra sur les peuples à la façon du déluge sur les immenses étendues bibliques, et les hébreux n’auront plus à traverser à pied les eaux de la Mer Rouge, conduits par Moïse, pour rejoindre la Terre Promise et il y aura un seul et même murmure au dessus des océans, des montagnes, des hauts arbres de la canopée et les animaux seront embarqués dans cette mélopée comme dans une étrange Arche de Noé qui cinglera vers des horizons nouveaux et les yeux de tous les humains se rempliront en même temps des merveilles du monde comme s’ils parcouraient d’un même regard le livre chargé d’enluminures de Marco Polo, « Le Devisement du Monde » et qu’ils y découvraient Kubilay Khan remettant aux frères Polo la table d’or du Commandement et ce serait comme si, eux-mêmes, pouvaient lire sur chacune des faces de la tablette le texte en mongol dont ils auraient tiré une extrême sagesse, et ils verront, tous les "Mobilomanes",  les profondeurs des abysses sous-marines, les hauts sommets himalayens, les canyons du Colorado, les pyramides d’Egypte, le Colosse de Rhodes ; le Temple d’Artémis à Ephèse ; la Tourde Pharos irradiant ses mille feux du haut de ses 135 mètres ; les Colosses de Memmon et l’image d’Aménophis III sera tout à fait semblable à leur propre image ; ils déambuleront auprès de la tombe du Roi Mausole, accompagnés par Artémise II en personne, et nul ne s’étonnera plus de cette parole quasiment divine qui cimentera les peuples, il n’y aura plus besoin de diplomates, d’assemblées, de congrès, le monde sera une immense agora où chacun pourra, tour à tour, être Socrate lui-même, Platon, Diogène hors de son tonneau répandant sa substance intime à tous les passants de bonne volonté, les yeux des hommes seront remplis de merveilles, de tableaux aussi beaux que les Masaccio, les Piero Della Francesca, les Boticcelli et les musiques célestes tomberont du ciel en de larges aurores boréales à la couleur de miel et plus personne ne s’étonnera, il n’y aura plus de mystères, plus de failles à explorer, plus d’espace à découvrir, les hommes seront un seul et même corps, une seule et même pensée à l’unisson et les langues se mêleront, et les chairs se confondront, et les oreilles se rempliront des mêmes hymnes et les trompettes de Jéricho feront tomber les hauts murs qui séparaient les hommes et les hommes seront une seule et unique masse, une immense baudruche gonflée de liquides visqueux et mobiles, une immense tache irisée parcourant l’éther et l’océan et il n’y aura plus, sur le globe, aucun interstice, aucune vallée inconnue, aucune faille secrète et les bouches des hommes s’agiteront sans cesse et leurs tentacules se déploieront  dans tous les recoins de l’univers, ils seront l’amplitude du big-bang originel, ils avaleront les étoiles, ils boiront les trous noirs, la poussière stellaire, ils aspireront les queues des comètes, et ils parleront, ils parleront et leurs voix seront immenses dans le ciel et résonneront jusqu’à l’Olympe et les dieux se boucheront les oreilles à la façon d’Ulysse résistant à Circé mais leurs gestes seront vains et bientôt les dieux eux-mêmes boiront les paroles des hommes comme une ambroisie, un liquide sacré à eux destiné et les dieux seront les hommes et les hommes seront les dieux et il n’y aura plus de miroir, plus d’onde où Narcisse pourra refléter son image ; seuls les hommes seront spéculaires, ils seront la mesure de tout et leur bavardage sera immense, accroché à l’infini, bien au-delà des années-lumière et ils ne se reconnaîtront plus en tant que singuliers et rien ne leur appartiendra plus que ce grand corps pléthorique et indistinct et ils chercheront, au milieu des tourments de leur langage à retrouver, tournant et retournant leur peau comme un tégument de caoutchouc, à retrouver l’étrange, l’autre, le différent mais l’autre ils l’auront phagocyté, digéré, et dans leur métabolisme fou ils ne reconnaîtront même plus sa trace, tellement infinitésimale, tellement fondue dans leur corps de graisse et de brique, d’argile et de poussière, immense Tour de Babel où les langues se mêlent, où les cris se confondent, où les étages n’existent plus sous la poussée de l’unique, de l’identique, où personne ne sait plus qui il est, où les limites sont abolies, où tout est pareil à tout, où les paroles sont prises à leur propre piège, livrées au cannibalisme, à l’autophagie, à la manducation de tout ce qui vibre et résonne, el la grande machine infernale broiera sans cesse, les molaires écraseront, les canines s’enfonceront dans la chair friable, les incisives déchiquèteront et la grande clameur ne sera bientôt plus qu’une agitation de mandibules, une intersection de pièces buccales, un furieux remuement d’antennes et la Manta Religiosis à la robe verte, aux pattes courtes et griffues, aux yeux globuleux en quête de nourriture, prédatrice d’elle-même, fauchera l’air de ses crochets mortels et il n’y aura plus, sous les convulsions de l’écorce terrestre que des cris étouffés, des murmures de moelle, des plaintes de tendons, des gémissements de ligaments, des claquements ossuaires.

 

 

                                                                                                                        A suivre...

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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 16:53

 

PERPETUUM MOBILE (2)

 

 Oui, Cécile, t’as raison, je crois qu’on va un peu attendre, on sait jamais, les Mobiles de 5° génération on aura même pas à les acheter, on aura même pas à se les faire greffer sur l’os temporal, on les aura directement dans la tête, il suffira de penser et tous tes amis, les nouveaux et les anciens, tes concitoyens, même ceux qui sont en dehors des frontières, tous les Blancs, les Jaunes, les Métis, les Siamois, tous les habitants de la Terre, tu les auras dans le creux de ton oreille, les Abyssiniens, les Afghans du fond de leurs grottes souterraines bourrées de TNT ; les Congolais de la forêt équatoriale, les Australiens et les Malgaches du bush ; les Amazoniens tapis au creux des mangroves, les Altaïques turcs, mongols et toungouses ; les Arcadiens du Péloponnèse ; les Arméniens de la diaspora, tous les échappés des grands génocides ; tu vibreras aux sons des dialectes des Bavarois et des Tyroliens ; les habitants du Béloutchistan te raconteront les merveilles de la civilisation de l’Indus ; tu écouteras le bengali venu du lointain Bangladesh ; le bolivien et le bosniaque ; le cafre du peuple Bantou ; les hottentots ; les Bochimans à la peau claire, à la petite taille te parleront de leur exode jusqu’au désert du Kalahari ; tes tympans vibreront aux rythmes de la musique arabe venue de Cordoue et de Grenade ; tu seras traversée des voix des Castillans, des Chypriotes, des Dalmates ; tu entendras parfois le gaëlique venu d’Ecosse, le son aigrelet des cornemuses que rythment les rapides tambourins ; tu danseras sur l’air de la sardane ponctuée des sons des cinglantes coblas ; tu seras entourée de tous les langages, du finnois, du flamand, du galicien aux accents portugais qui te fera penser au nostalgique fado ; tu entendras le yupik et l’inupik modulés par les voix graves des Eskimos ; le créole haïtien au parfum de rhum et de papaye ; le cocktail anglo-polynésien des Bichlamars du Vanuatu ; les paroles bibliques des Iduméens qui auront traversé l’espace et le temps ; le bavonjajour des Javanais ; le tamazight rocailleux des Berbères ; le laconien parlé à Sparte ; le caucasique, le cherokee des Indiens Iroquois ; l’afrikaner des Boers ; le pali répandant le canon bouddhique au Sri Lanka et en Birmanie ; le syriaque et l’araméen des peuples sémitiques ; le sanskrit védique des textes sacrés des véda et des brahmana ; oui, Cécile, avec ton Mobile de 5° génération, oui, c’est ça, celui qui ne s’arrête vraiment jamais, qui ne connaît aucun repos, qui existe peut-être depuis toujours et existera de toute éternité, bien après que la terre aura cessé de tourner, épuisée par la vanité et l’inconscience des hommes, eh bien sur ton Méga-Génial-Mobile, tu les entendras toutes ces langues anciennes dont le nom est si beau car le langage de ta minuscule machine est universel, il transcende les peuples et les frontières, il transcende le temps, il transcende l’Histoire et tu pourras, seulement en pensant, écouter le chant yiddish des Klezmers d’Europe de l’est, ce chant aux voix cuivrées qui vient de très loin, d’avant l’holocauste et qui, bientôt, disparaîtra faute de mémoire ; le malais aussi te parviendra, venu des rizières en terrasse de Singapour ; de l’île Obi Latu en Indonésie partiront en ta direction les cris sinistres de la purification ethnique et religieuse des Moluques en fuite vers les Célèbes, oui, Cécile, c’est atroce mais c’est ainsi, le Grand Communicateur du XXI° siècle n’épargne rien ni personne, il ne veut dire que la vérité, celle de la beauté mais aussi celle de la peur, de la haine, de la soumission, de la torture et c’est pour cette raison que ton cortex sera continuellement bombardé, assailli, par exemple par les cris des fillettes excisées dans les huttes de branches et de boue du Mali ; par les plaintes muettes des mariages forcés dans les tribus archaïques d’Afrique Noire ; par les mélopées des esclaves noirs dans les plantations de café brésiliennes ; par les rumeurs du peuple des favelas de Rio de Janeiro ; par la douleur démesurée qui suinte par tous les pores de ses cabanes de planches et de goudron, de ses ornières où croupit l’eau saturée de soleil ; par les chants des réfugiés tibétains au Népal ; par les cris des hordes Hutus lancées à la poursuite sanglante du peuple Tutsi et de son demi-million de morts ; par l’insupportable silence des léproseries où les nodules gonflent sournoisement sous la peau, où le visage devient difforme et léonin, où les cartilages s’effondrent sans bruit, où la bouche n’articule plus qu’une absence de sons comme une longue plainte malade d’elle-même ; par la longue dérive des Noirs exclus par l’apartheid des anciens immigrants hollandais qui, dans leurs églises calvinistes, puisaient dans la Bible leurs arguments en faveur de la ségrégation raciale ; oui, Cécile, ce monde est MOBILE, extrêmement MOBILE, perpétuellement MOBILE et il y a tout autour de la terre cette immense toile d’araignée qui, par le fait de notre seule volonté, peut se transporter en tous lieux en abolissant le temps et il y a partout, sur les sommets des immeubles de béton, des collines, des gratte-ciels de New-York et de Hong-Kong, de hautes tours d’acier pourvues de larges disques de métal, grandes oreilles écoutant la rumeur des villes et des peuples, grands yeux qui scrutent sans cesse les mouvements, les déplacements, les translations, et nous sommes vraiment comme l’araignée arrimée à sa toile et nous vibrons à chaque vibration et nous souffrons à chaque souffrance mais nous n’en sommes guère conscients et nous nous réjouissons aux bonnes nouvelles mais, comme des enfants gâtés, nous ne sommes jamais rassasiés et nous demandons encore et encore et quand notre vision commence à être saturée des spectacles de guerres, d’horreur, d’apocalypse, nous détournons nos oreilles et nos yeux, nous orientons nos Mobiles vers des images sereines, des sons semblables à des louanges et dès lors plus rien ne peut nous détourner de notre conviction et de nos désirs et ce monde tellement mobile se peuple de vertus paradisiaques semblables aux peintures joyeuses de Gauguin dans les îles du côté de Papeete ou de Mataïea et nous ouvrons toute grande notre conscience aux humeurs festives et les clameurs de la fête couvrent bientôt les plaintes des gueux et des sans-logis, des exploités, des prostituées, des hôpitaux où l’on meurt à chaque seconde avec des tuyaux qui colonisent le nez et la bouche, des galeries des mines où les Gueules Noires tombent sous les coups de grisou, des loqueteux exploités par les propriétaires des filons d’or dans les sombres corridors des forêts amazoniennes et alors il n’y a plus que les bruits lumineux, les paillettes et le strass dans des tavernes éclairées de rouge ; les bruits étouffés des bouchons dorés qui s’extraient des bouteilles vertes où perlent les gouttes d’eau comme autant d’infimes diamants ; les bruits de glissement de yachts milliardaires sur les eaux bleues des lagons ; les bruits de l’amour dans les chambres somptueuses de Las Vegas ; ceux très onctueux et voilés des palaces où l’on parle en chuchotant ; ceux des tapis verts où s’amassent les dollars ; les paroles des croupiers comme des vérités ultimes ; le langage de la Bourseoù l’argent virtuel coule dans d’étranges vases communicants, toujours les mêmes ; ceux des Banquiers qui thésaurisent pour le plus grand bien de l’humanité ; ceux du show-biz qui consacre l’une de ses précieuses soirées à une cause humanitaire ; ceux encore des culs-bénits bien-pensants qui comptent leurs sous entre deux Pater-Noster et deux Ave Maria ; ceux qui écrasent de leurs luxueuses limousines les pieds des mendiants qui traînent le long des caniveaux ; ceux, très pommadés, des Agences de cosmétiques qui prennent votre argent parce que cela va de soi ; ceux qui animent les cercles des sociétés secrètes et autres sectes où l’on manipule, où l’on contraint, où l’on décérèbre et éviscère, où les adeptes ne sont plus guère qu’un sac d’os entouré de peaux converties et serviles, oui, tous tes amis je dis bien Cécile, dès que tu penseras, ils entendront ton message et ils pourront à leur tour te répondre.

 

                                                                                                                          A suivre...

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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 16:47

 

PERPETUUM MOBILE (1)

 

 Prologue

 

 

Immergés dans le grand mouvement perpétuel de la vie, les Hommes finissent par l'oublier, la vie, la confondant parfois avec ce qu'elle a de plus éloigné d'elle, à savoir les excès de la technique. Constamment arraisonnés par ses prouesses, sollicités par les minuscules boîtiers au centre desquels fourmillent de bien étranges mouvements corpusculaires, nous devenons, par une sorte d'étrange inversion, les Serviteurs de la Machine plutôt que d'en demeurer les Maîtres. Ainsi le discernement dont l'homme, par essence, ne peut qu'être atteint finit, parfois, souvent, par s'occulter sous les récurrents sédiments du monde virtuel. Le bruit de fond des inventions modernes contribue à dissimuler le message que le monde est venu nous adresser, le merveilleux langage des choses, le fastueux déploiement de la nature, auxquels il nous faut bien répondre afin de ne pas sombrer dans une compacte immanence.

  Il va de soi que la nature de la condition humaine diffère sensiblement de celle de ses inventions, celles-ci fussent-elles "géniales", pour employer un facile néologisme. Ces inventions ne sont que son artificiel prolongement, lequel médiatise l'environnement afin que puissent s'ouvrir, en sa direction, d'infinies ressources. Jamais les piquants de l'oursin ne pourront se confondre avec l'intérieur de sa bogue, là où se dissimule son essence.

  Mais il est un fait indubitable aujourd'hui, lequel reçoit le prédicat de "fait de société", celui de faire du hérissement de nos antennes dardées en direction du monde une manière de fin en soi. Combien, parmi la multitude, ne paraissent recevoir leur oxygène que du seul petit boîtier collé contre le rocher temporal. Ne serait-ce pas là l'illustration "amusante" du mythe de Sisyphe, rocher à l'assaut continuel d'un autre rocher, lequel serait sourd à ses vaines tentatives, puisqu'aussi bien ces dernières semblent ne jamais s'épuiser ? Mais n'est-ce pas ici, sous cette métaphore, l'illustration d'une insularité, d'une solitude confondante à laquelle nous tenterions d'échapper, logeant laborieusement dans la conque de nos oreilles la rumeur continue de l'humain ?

  La fiction ci-après, par le biais de multiples circonlocutions, par le recours à quelques unes des multiples langues qui peuplent la Tour de Babel humaine, voudrait faire émerger cette constante et fiévreuse recherche de l'Existant, sorte de mouvement perpétuel inextinguible, lequel, en définitive, quel que soit le chemin emprunté, n'est que la mise en musique d'un sens parfois perdu. 

 

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  Ce matin Henri a traversé la rue. Il avait des problèmes avec son Mobile. Il n’arrivait pas à faire entrer dans son joujou, un peu ancien quoique repliable, les quatorze numéros de sa recharge Mauve. Comme je suis plus jeune que lui il en a déduit que, pour moi, l’informatique devait aller de soi. Sa supposition était toute relative, et, pour tout vous avouer, les machines et moi ça fait deux et c’est tout juste si j’arrive à faire courir la souris sur le tapis et à produire un double clic correct pour ouvrir une image. Pour autant je pensais qu’il n’y avait pas péril en la demeure et que, d’une façon ou d’une autre, je finirais bien, grâce à la méthode des essais et tâtonnements, par trouver le sésame qui lui permettrait de pianoter à nouveau sur son clavier magique. Au fait, j’oubliais un détail, je n’ai pas la moindre idée de la façon dont fonctionne un Mobile. Ça fait trois ou quatre ans que Cécile et moi on se tâte et se retâte, on se dit que c’est pas mal de pouvoir appeler qui on veut quand on veut, et puis on constate que c’est plutôt les Autres, les « bien intentionnés », ceux qui veulent nous débusquer où que nous soyons qui nous le recommandent chaleureusement, le Mobile. Mais c’est toujours pareil, au moment de passer à l’acte, on a toujours autre chose à faire, une pile de livres à ranger, les rosiers à tailler ou la poubelle à vider. A moins, des fois, qu’on ait vraiment rien à faire et qu’on préfère rien faire que d’aller écouter les sornettes des vendeurs sur les appels décomptés à la seconde, les appels intra-France Métropolitaine pour un minimum d’une demi-heure dans le mois calendaire et autres économies réalisées entre le tarif de base linéaire et le tarif dégressif, économies recréditées par tranches de trente minutes sur notre compte Dupont-Mobile. Cécile et moi on aime pas trop que les Types des supermarchés noient le poisson, surtout qu’en l’occurrence le poisson c’est nous et qu’en définitive on aimerait pas trop l’avoir le fil-à-la-patte-Mobile.

  Imaginez donc une catastrophe plus réellement concrète que celle d’être joignable 24 heures sur 24, un scénario pire que d’être obligé de décrocher son Mobile dans la salle chaude et calfeutrée d’un cinéma, au beau milieu d’un film de Bunuel ou d’Antonioni, tout cela pour entendre votre amie Chantal vous dire qu’elle s’est enfin décidée, que pour le mariage de Robert et d’Octavie, elle portera un tailleur de soie grège cintré à la taille, qu’elle aura des talons hauts et une capeline rose sur la tête avec un brin de dentelle qui retombera sur son épaule gracieusement dénudée.

  Imaginez donc votre contentement lorsque, admirant les études de Picasso pour "Les Demoiselles d’Avignon", dans le Musée de la rue de Thorigny, en plein cœur du Marais, vous apprendrez, toujours au bout de votre Mobile, de la vois sucrée et doucereuse de Tante Amélie, que sa voisine Artémise, mais oui, tu la connais, celle qui tire les cartes, eh bien, le caniche abricot d’Artémise vient de mettre au monde trois adorables chiots à la truffe couleur de cannelle, même que votre Tante aimerait vous en offrir un exemplaire de l’adorable caniche pour votre anniversaire qui, sauf erreur de sa part, ne saurait tarder, même qu’on fera un repas entre nous avec de la galantine de volaille et du pâté truffé de chez Alphonse.  Imaginez donc, alors que, pierre à pierre, vous vous ingéniez à édifier un cairn sur les dalles noires et trouées, face aux cubes blancs des maisons de Cadaqués, au milieu des effluves d’eucalyptus et de mimosa, imaginez la voix de cette connaissance du temps très ancien du Collège, cette voix que vous identifiez à peine tant elle a vieilli et qui vous invite au repas des Anciens de Clément Marot, aux retrouvailles fraternelles de 14-18, ça sera sympa tu sais, on parlera des cordons de stores qu’on faisait brûler dans les tiroirs du Prof de maths, il s’appelait Delmont, je crois, et puis tu me raconteras ce que tu es devenu ; tu as des enfants ? … ah, oui, moi aussi, mais tu sais, c’est toujours des soucis les enfants, petits soucis quand ils sont mômes, grands soucis quand ils sont adultes, enfin la vie c’est comme ça, on peut pas la changer !, alors dis, Philippe, on t’appelait « Phil », je crois entre potes, ah c’était le bon temps, tu sais, on peut compter sur toi pour la soirée du 21 Juin ?, t’es tellement boute-en-train, ça serait dommage que tu fasses faux bond, et blabla et blabla…

  Imaginez cela, ce cocon qu’on tisse autour de vous, ces paroles qui s’emmêlent et font des écheveaux, ces voix qui passent et repassent comme une navette au milieu des nappes de fils, ces multitudes de courants sonores comme des rivières qui tressent des gouttes d’eau le long de vos bras, de vos jambes, ces effusions vocales qui surgissent de partout et habillent votre corps de couches superposées de bandelettes et vous réduisent à l’état de momie. 

 

                                                                                                                            A suivre...

 

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