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7 janvier 2015 3 07 /01 /janvier /2015 09:07

 

Tout regard est une flamme.

 

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 Source : B & W Photography.

 

 

  Ce jeune enfant, donnons-lui un prénom, "Ajmal" par exemple. Ajmal qui veut dire "Beau", "Saint". Et, déjà, nous serons en affinité avec ce qu'il est, déjà nous serons en possession d'une clé, d'un code nous donnant accès à son propre chiffre. Car, de cet événement que constitue toute image, nous sommes peu informés. La magie de la nomination a ceci de particulier qu'elle nous permet de situer le Sujet parmi la constellation infinie des signifiants qui  parcourent le monde. Une émergence se produit, une ramure s'élève dans l'espace à laquelle nous pourrons attacher une fiction, à défaut de pouvoir en saisir le réel dense, bavard, polyphonique.

  A être simplement nommé, Ajmal reçoit l'empreinte d'un lieu. Imaginons. Notre pouvoir iconique est là pour suppléer au défaut de présence, pour faire surgir une fable, donner sens à une possible histoire. Un simple laisser-aller à la beauté des choses - Ajmal veut dire "beau" - et devant nous, dans des teintes adoucies d'herbe sauvage, au contrefort du ciel délavé, dans un moutonnement faisant penser aux vagues, le paysage est là dans son évidente donation. Un plateau usé vient mourir dans un foisonnement de pierres tout contre une falaise, genre de tabula rasa surmontée de quelques cubes de terre : maisons basses, abris pour animaux, grenier à grains, remises à outils. Des silhouettes d'hommes en habits souples, amples, quelques ânes chargés de bois éoliens, des moutons, des chèvres, des arbres élevant dans l'air immobile leurs toisons de branches sèches.

  A être simplement nommé, Ajmal reçoit une fonction parmi les hommes. Ajmal, nous le devinons, accroupi sur ses talons, occupé à attiser un feu, une bouilloire bleue à ses côtés. Bientôt le thé sera servi aux bergers avant qu'ils ne partent faire paître leurs troupeaux sur les collines. C'est un peu comme si nous étions invités à faire partie de la scène, à nous disposer, assis en tailleur, autour du cercle de pierres, buvant le thé bouillant à petites lampées, aspirant le précieux liquide avec d'infimes bruits de gorge, comme le font nos hôtes. Magie de l'instant. Magie de la fusion. Alors il n'y a plus d'espace pour ce qui pourrait entailler, blesser, dresser ses lignes brisées à l'encontre de notre vue, l'assombrir, faire de notre conscience un lumignon sur le point de s'éteindre.

  Bien au contraire, nous nous accordons à une vue diagonale parcourant l'espace dans sa totalité. Merveilleux éploiement de ce qui veut se dire et trouve un creuset où se révéler. Ajmal est là, tout contre nous, dans sa simplicité, sa naïveté, sa spontanéité. Son pull maculé de tâches nous en sentons l'odeur forte de suint, nous en devinons le toucher rêche, pareil au contact des feuilles des chardons, nous en percevons la pauvreté pastorale, le dénuement nomade. Car les choses sont là sur le point de se révéler en leur essence. Toujours. Il nous faut seulement consentir à dépasser notre vue terrestre, trop basse, toujours inclinée à se dissoudre dans les touffeurs de la glaise. Notre vue est constamment appelée à investir cette aire célestielle où fusent les éclairs de la conscience, où s'allume la lampe à arc de notre incessante recherche de vérité.

  Disant "Ajmal" et, d'emblée, nous sommes investis d'un pouvoir de révélation, nous devenons Voyants alors que nous étions simplement regardés par le monde. C'est à NOUS et à nous seulement qu'il incombe de réaliser notre propre ascension en direction d'un possible savoir, d'une ouverture de la connaissance. Tout est sens, aussi bien l'herbe scintillant de rosée, que le scarabée aux reflets de cuivre, que la feuille d'automne dans sa symphonie de rouille. Mais revenons à Celui que, du reste, nous n'avons jamais quitté. Jamais on ne s'absente de la beauté. On l'oublie, on la met sous le boisseau, on la néglige mais on ne l'éteint pas. Car le miracle du langage - autrement dit de la beauté -, sa ressource inépuisable, c'est de nous mettre en possession d'une capacité infinie de dire, de penser, d'imaginer. Faculté hautement, singulièrement humaine. Présent insigne.

   Ajmal, nous en percevons la corporéité vibrante, la parole intérieure faisant ses arabesques, l'âme ouverte au mystère du monde. Cela coule, cela fait son miel, cela diffuse en longs ruisselets, cela fait son bruit géologique de gemmes éclairées, son gonflement de lave, son jaillissement de bulles qui, jamais, n'en finissent de nous ravir à nous-mêmes dans une suspension, une halte qui ne sont jamais que les battements de la vie, les effractions continues de l'existence. Aussitôt avons-nous dit "Ajmal" et nous voici parcourus de courants multiples, d'efflorescences longues, de nectar faisant son brouillard coloré le long de notre propre effigie. Jamais l'altérité ne serait ce qu'elle est - une pure révélation du monde - sans cette réserve toujours disponible du langage. Arche fécondant tout de son essence toujours renouvelée. L'espace, le temps, ces catégories qui nous constituent mais dont nous ne percevons que quelques lignes de fuite, voilà qu'elles s'éclairent avec une manière d'évidence dès que nous les soumettons à la lumière des mots. Avec eux, toujours, nous pouvons évoquer des lieux, rencontrer des personnages, des hommes, faire resurgir un passé que nous pensions archivé dans des strates inaccessibles.

  Avec les phrases nous sommes nantis contre la solitude, nous sommes assurés de porter haut l'étoile dont notre naissance nous a assurés, nous sommes promis à une manière de royauté. Car nous le savons, depuis les replis obscurs de notre inconscient, le langage nous installe dans l'orbe infinie de l'immortalité. Jamais les mots ne s'éteignent. Ils sont des météores qui sillonnent l'espace à la vitesse des comètes, ils sont des geysers, des solfatares, des lapillis lançant leurs gerbes colorées. Nous disons "Ajmal", et d'un seul empan de la conscience nous nous retrouvons bien au-delà de notre site habituel, quelque part sur un plateau de steppes afghanes, là où le paysage ouvert sur une infinie sagesse nous dit la beauté du monde, le parcours nomade de l'homme, sa force au contact des éléments. Car l'homme, avant d'être sublimé par une culture, est originairement issu d'une nature qui le traverse, dont il porte l'empreinte comme l'oiseau glisse dans le ciel de cendre.

   Nous disons "Ajmal" et nous voyons cet enfant oublieux de lui-même, à l'extrême bord du cadre photographique, comme pour mieux nous interroger de ce regard d'obsidienne où s'allument seulement deux minces lunules de lumière. Nous sommes tout autant regardés par Ajmal que nous le regardons. C'est ainsi, parfois les images se retournent en chiasme et nous sentons à notre entour comme des battements étranges. L'âme d'un enfant peut-elle quitter le corps et venir nous visiter le temps d'une incursion parmi notre insatiable curiosité ? A cette question, bien évidemment, jamais nous ne pourrons répondre. Cependant ce que nous pouvons affirmer, haut et fort, c'est ceci : tout regard est une flamme dont jamais nous ne pouvons nous distraire, le souhaiterions-nous. Ce regard d'Ajmal, cet enfant théorique livré à notre contemplation, jamais ne s'effacera, faisant dans notre corps étonné ses myriades d'ébruitements, ses grésillements d'élytres. Les choses simples vibrent toujours d'un singulier éclat. Elles sont là pour nous dire, l'espace d'une rencontre, la merveille d'exister. Ajmal, déjà tu nous manques alors que ton image rejoint la profondeur ombreuse des pages. Il ne tient qu'à nous de te retrouver !

 

 

 

 

 

 

 

  

 

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