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11 février 2014 2 11 /02 /février /2014 09:00

 

Peuple de l'Invisible.

 

pdl-i.JPG 

Source : L'homme trottoir.

You tube.com. 

 

(NB : Cette fable qui tutoie en permanence le tragique

souhaiterait redonner la parole à Ceux qui l'ont perdue

à la mesure de  notre inconscience qui la leur a ôtée.)

 

    Le rayon de lumière troue la vitre et se perd dans l'indistinction. Le rayon de lumière perfore l'aile de l'éphémère sans y faire halte. Le rayon de lumière se glisse dans la brume sans y laisser d'empreinte. Comme une brise le fait qui traverse les hommes à leurs corps consentant. Ils ne le remarquent plus ce souffle qui les anime et les tient debout. Ils n'ouvrent plus les yeux sur la pertinence du monde : elle coule de source, elle fait ses minces filaments vers l'aval - la finitude - et ils sont pris de cécité.

  La lumière les traverse, les hommes, et ils n'y prennent garde. La lumière nous traverse, Nous les Invisibles et ne laisse derrière elle que les ombres qui n'étaient que des entraves à sa liberté. Toutes choses ricochent sur le bord du monde avec légèreté et le monde en garde une trace si mince qu'on croirait à un rêve déroulant ses anneaux depuis le lointain cosmos. A longueur de journée, la lumière - la conscience -, fait ses mesures et ses ajours partout où sont posées des choses à butiner. Vol stationnaire du colibri, le bec en faucille planté au cœur du pollen, puis le vol soudain, irréfléchi, n'est plus qu'une vibration colorée ne se souvenant même plus ni de sa cause première, ni de son essor final. Pure perte dans l'éther tendu comme une lame de cette étincelle de lucidité qui ne se ressource plus faute de se fondre dans l'urgence, la fuite, la longue diaspora habitant le vivant et le disposant au non-lieu permanent. Tout dans la constante fermeture d'une parole essentielle qui se dissout dans le bavardage et cloue la poésie au pilori. Il vaudrait mieux la mutité, l'immobile dans le secret de soi, la confidence à elle-même allouée. Il y a trop de dispersion et les choses éclatent sous la meute de l'indigence prolixe. Il y a trop de fausse plénitude, de rebondissement de l'inutile, trop de trajets ivres de leur propre égarement.

  Nous,  Peuple de l'Invisible, pouvons témoigner de cet exil de l'homme, de l'homme qui, croyant progresser en direction de la Terre Promise ne court qu'après ses propres fantômes, ses propres lignes de fuite. Tous les jours, sur les trottoirs du monde, fourmille la grande marée humaine. Millions de menus pas qui percutent le sol de leurs pointillés noirs, qui maculent le sol de leurs semelles sourdes aux battements de la Terre. Car ces battements sont ceux qui nous animent, Nous Invisibles et que nous confions à la Terre afin qu'elle les mette à l'abri en attendant une hypothétique résurgence. Car ces battements sont tissés de douleurs, de longues méditations, de vastes pensées - les trottoirs disposent à cela, la pensée -, qui parcourent les sillons d'eau jusqu'à la source qui, un jour, pourra sourdre parmi l'hébétude des humains. Et les humains nous découvrant, mettront leurs mains en conque et s'abreuveront longuement à notre immémoriale sagesse. Car les meutes de ciment gris que nous habitons depuis une éternité nous ont disposés à la réflexion abyssale en même temps qu'à une insondable mansuétude envers les Erratiques dont nous observons les pathétiques déambulations depuis la meurtrière de nos regards. Car nous sommes à portée pour sonder l'âme des humains, juste au-dessous du niveau de flottaison, là où les piétinements incessants signifient bien au-delà de ce que les yeux auraient à nous dire, que nous ne voyons pas. Là, parmi la foule des jambes, au milieu de l'effervescence des talons percutant le sol de leur impérium, nous devinons ce qu'il en est de la nature de leurs Possesseurs. C'est ainsi que nous voyons des humbles, des modestes aux voûtes éculées, des précieuses aux bottines vernies poinçonnant le pavé de leur hargne native, des supposés "grands blonds" - nous n'apercevons pas la cime de l'édifice - aux chaussures noires, à la pointe relevée comme celle des pirogues, des semelles larges comme des péniches avec des orteils sertis de cors et de pénurie, des escarpins montés sur échasses et nous devinons de longues jambes gainées dans des résilles sulfureuses, des sabots, parfois, avec leur naïveté et leur touche pateline, des bottes aussi, décidées, énergiques, voulant dire la puissance imposée au bitume comme si l'on voulait le perforer.

  C'est ainsi que nous nous sommes naturellement entraînés, Nous les Invisibles, à une métaphysique qui, pour n'être pas subalterne, n'en est pas moins immanente à l'objet humain en ses parties proches d'une glèbe dont elle provient mais dont beaucoup s'affranchissent. Il y a beaucoup à tirer de cette minuscule foule chaussée. Par exemple des conclusions en matière d'éthique. En voici un bref aperçu. Ce sont plutôt les débonnaires Nu-pieds qui s'arrêtent devant nos concrétions fragiles et notre escarcelle sonne de quelque menue monnaie qui agrémentera notre ordinaire. Chaussures-éculées, souvent, nous adressent quelques mots de réconfort et nous sentons, au-dessus de nos têtes comme une brume de chaleur qui fait son bourdonnement de guêpe. Bottines-vernies, quant à elle, accélère l'allure et nous sentons dans cette précipitation subite comme un blizzard glacé qui nous envahit jusqu'à l'os. Chaussure-pirogue feint de tousser et change de trottoir, comme pour éviter une banane symbolique dont le béton se serait doté en vue d'obtenir sa chute. Escarpins-guindés nous adresse quelques mots en forme de hallebarde dont nous ne saisissons que l'entaille non la supposée subtilité, il faut dire que nos oreilles exposées au gel sont dures comme de vieux pneus. Voilà ce qu'il en est de ce Peuple des rues qui toujours nous frôle sans jamais s'arrêter, comme si leur vue s'arrêtait aux boules de leurs genoux, afin que leurs yeux évitent de se porter en direction de bien étranges bas-fonds. Faisant ceci, ils nous oublient, certes, nous reléguant dans les marges des caniveaux et des arêtes de trottoirs. Mais ils s'oublient aussi, eux-mêmes, car jamais l'on ne peut s'exonérer d'une vision totale du monde. C'est la totalité qu'il faut voir afin d'être hommes, d'être femmes et de mériter les faveurs de son essence. Ne nous regardant pas, ne nous considérant pas, ils ne font que nous condamner à rejoindre cet état de nature dont chacun provient mais se dépêche d'occulter la provenance. Nos têtes sont des broussailles, nos fronts des falaises parcourues de crevasses, nos yeux des gemmes glauques qui filtrent une rare clarté, nos nez des presqu'îles entaillées de vent, nos joues des plaines parcourues de savanes blanches, nos oreilles des avens dans lesquels se perdent les bruits de la foule indistincte.

  Le Peuple fier qui nous domine de sa haute statuaire, nous ne l'apercevons qu'à la mesure de son piétinement, son visage ne nous est pas accessible, pas plus que les sourires qui pourraient s'y inscrire ou bien la violence y déferler.  Nous en sommes réduits aux hypothèses dont les jambes pressées, les pieds impérieux, les chaussures énigmatiques nous livrent un début d'explication, quelques signes pareils à de mystérieux hiéroglyphes. Peuple-d'en-haut, Peuple-d'en-bas, jamais nos regards ne se croiseront. Il existe une différence ontologique, un fossé infranchissable. Simple question de regard. Le regard du trottoir ne sera jamais le regard de la fenêtre, du balcon et cette indigente métaphore n'a nul besoin d'une explication. Un enfant la décrypterait facilement. Qestion d'altitude. La montagne est plus élevée que l'abîme, même si la proximité les rassemble en un lieu identique. Tout se résume à l'impossibilité d'un regard. Nous, les Invisibles regardons trop bas. Vous, les Visibles regardez trop haut. Entre les deux l'espace infini de l'incompréhension, comme si l'on parlait des langues vraiment, essentiellement, dissemblables. L'une étant le sabir de l'autre. Très loin, à l'horizon de l'homme, comme au travers d'un brouillard de sable, nous devinons l'élévation d'une immense Tour qui semble tutoyer les Cieux. La Tour de Babel existe-t-elle vraiment ou bien n'est-elle qu'une utopie ? Nous attendons la réponse dans l'écartèlement du doute. 

 

 

 

 

 

 

 

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