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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 17:02

 

PERPETUUM MOBILE (5)

 

 

J’ai oublié de vous dire, Henri, il est à peu près sourd et le bruit du monde n’est pour lui qu’un tremblement, qu’une vibration sous la plante des pieds, qu’un remuement d’atomes. Et pourtant Henri est content. Il a le monde entier au bout des doigts. Il a toutes les voix des hommes et des femmes qui résonnent dans sa main. Il n’y a plus que cela qu’il sent, les vibrations, les seules pulsations de la vie qui l’atteignent encore..

  Et puis je dois vous dire encore, Henri, il est aveugle, ou presque, et le monde est devenu une abstraction. Alors son Mobile qui vibre de toute la force rassemblée des voix du monde est sa mémoire, sa vision blanche cernée de fantômes et de promesses aux contours mouvants, aléatoires et cytoplasmiques.

  Et puis, Henri, il est infirme aussi, ou quelque chose d’approchant, et ses mouvements il les tient bien serrés dans sa main au cas où ils lui échapperaient.

  Et puis Henri, il est seul, ou tout comme, et pour pouvoir sentir la multitude, il a besoin d’une main humaine qui pianote les 14 chiffres de sa recharge, les 14 chiffres mystérieux qui ouvrent les portes du monde, qui enfoncent un coin dans la solitude, qui offensent le silence. La multitude, Henri la recherche pour se prouver qu’il existe encore, qu’il est un souffle léger à la face du monde, une invisible vibration, un cil transparent, un inapparent flagelle qui parcourt de menus espaces. avec application et ténacité.

  Depuis longtemps déjà, Henri se replie sur lui-même, s’affaisse, se tasse, s’arrondit autour de son Mobile, il n’est plus guère qu’un moignon vidé de sa chair et de son sang et de ses os et de sa lymphe et de ses nerfs et de sa peau et il n’est guère plus perceptible que les ondes minuscules qui enveloppent la Terre et se logent au creux de sa machine. Henri n’est pas sûr d’exister vraiment.

  Alors, VOUS, les vivants, les vivants mobiles, doués d’existence, décrochez donc tous vos portables et adressez vos messages à Henri avant qu’il ne soit trop tard, que le reste de peau fripée qui se referme sur lui ne l’ait complètement englouti. Non, ne feignez pas de ne pas comprendre. Il y a actuellement sur la Terre6 000 000 000 d’humains, 6 000 000 000 d’Henris qui ne vivent qu’en écoutant le bruit du monde. Alors parlez sans arrêt dans vos machines et qu’on vous parle aussi sans arrêt, le jour, la nuit, qu’on vous parle sans repos car votre conscience n’existe qu’à parler et à être entendus. Parlez donc du matin au soir, enregistrez tous les messages, diffusez-les en boucle et n’ayez de cesse qu’on vous entende d’un bout à l’autre de la planète. Que votre voix y résonne comme celle du Bon Samaritain. Il y a tant de solitude me dites vous et les paroles que vous entendez ressemblent tant à la vôtre. C’est à s’y méprendre, affirmez vous, c’est comme si votre voix était décuplée, démultipliée, millions de petites particules qui ricochent sur les parois de l’univers, revenant sans cesse dans la conque de vos oreilles, faisant vibrer votre peau, gonflant vos poumons, agitant le sang de vos veines, mettant en jeu votre langue, votre larynx, animant votre pensée. C’est bien cela que vous ressentez, cette image de vous multipliée à l’infini à la façon d’un jeu de miroir, chaque image n’étant que son propre reflet.

  Mais, Henri, au fait, qui donc vous a dit que la multitude à laquelle vous semblez accorder tant de crédit est une certitude inébranlable, que ces voix qui parcourent le monde sont issues de mille gorges différentes, que tous les bruits que vous entendez sont radicalement autres que ceux que vous proférez vous-mêmes ?

  Mais, Henri, cessez donc de rêver, brisez donc tous les miroirs, jetez aux orties ces machines qui abusent votre raison et faites face à vous-même avec lucidité. Vous êtes SEUL, Henri, constamment et irrémédiablement SEUL sur la Terre et toutes les machines ne sont là que pour vous donner le change, vous payer en monnaie de singe, vous remplir d’illusions, vous cacher ce qui crie en vous. Oui, Henri, assumez votre solitude, c’est la seule voie qui puisse vous sauver, celle de la vérité qui saigne, qui écorche, qui fouille votre peau pour que vous puissiez en voir l’envers, les nervures, en éprouver les spasmes, les flux et les reflux, car vous le savez bien Henri, les choses ne parlent leur langage vrai qu’à être retournées, à être exposées sur leur face sensible, animale, interne, secrète, celle qui ne peut ni tricher ni dissimuler car TOUT, dans ce monde est voilé, tronqué, oblitéré et les traces qui courent à la surface de la terre, les sillons et les fentes, les trous par où s’échappent les vapeurs de soufre, les failles qui courent le long des océans ne sont plus que la mémoire usée d’histoires très anciennes qui chuchotent à peine à nos oreilles, c’est si peu audible, à peine un murmure, et les multiples bouches de glaise et de limon ne peuplent plus les continents que de demeures closes sur elles-mêmes. C’est cette mutité qu’il vous faut déchirer de la force de vos ongles sertis de corne, c’est cette chair mondaine qu’il vous faut attaquer de vos dents érodées, de vos chicots qui perforent vos gencives, c’est cette humeur vitreuse du monde qu’il vous faut pénétrer de vos antiques sclérotiques jaunes et lacérées de sang, de vos prunelles affûtées comme de vieux diamants, c’est ce mur qu’il vous faut…mais Henri, où donc êtes-vous donc passé, je ne vous vois plus, ne vous entends plus, ne vous perçois plus, Henri…Henri…

 

  Cécile, tu poses ton Mobile virtuel sur le rebord de la table de nuit en attendant celui de 5° génération, complètement céphalique, chair de ta chair et tu t’engages dans un long sommeil réparateur. Tu l’as coupé ton Mobile, tu l’as bien coupé et il ne peut plus rien t’arriver et les ondes qu’on dit « malignes » ne peuvent plus t’atteindre et tu es comme l’insulaire sur son bout de terre ronde, du moins le crois-tu, du moins l’espères-tu. En plus tu me dis, le Mobile j’en ai pas encore, il ne peut donc m’atteindre. Mais, Cécile, tu es trop lucide pour ne pas le savoir, tu sais bien que les ondes mortelles ne te laissent pas si facilement t’installer dans ton repos douillet, elles rôdent autour de toi. Oui, les rumeurs du monde n’ont pas besoin de machines pour vivre et communiquer leur message. Il suffit d’un peu de vent, de quelques éruptions volcaniques inaperçues, de quelque séisme inapparent et le ventre de la Terre  accouche alors de ses humeurs glauques, de ses liquides acides, de ses sucs mortifères. Oh, bien sûr il y a un peu de miel au milieu de tout cela et c’est bien là le problème, nous ne voyons que le nectar de l’innocente abeille, son dard venimeux nous concerne si peu. Tu vois bien, Cécile, la pensée mobile, les sens en alerte, ça n’a pas besoin de fils, de réseaux, de transistors, de circuits, ça vit naturellement à l’intérieur de nous et nous sommes connectés au monde comme le monde est relié à chacun de nos membres, à chacun de nos tissus, à chacune de nos cellules. C’est peut être ce qu’on appelle la « conscience », et alors on peut éteindre les télévisions, on peut brûler les livres et les journaux, on peut percer ses tympans, crever ses yeux, ça voyage en nous à la vitesse de l’éclair, ça fulgure, ça bouillonne, ça fuse et il n’y a pas de repos, pas d’intervalle, pas de distance et les Cybershops, les Mobil’Stores, les  Playstations, les Hard’Consols où se joue la vie virtuelle, il faut les détruire, Cécile, en faire un grand autodafé, commettre un immense cybermeurtre  et alors les hommes pourront s’éveiller, ils pourront regarder autour d’eux avec des yeux neufs et ils recouvreront une très vieille faculté, celle qu’avaient les peuples de l’Antiquité, les Grecs notamment, ils trouveront quelque part blotti en eux cette étrange porte, ce mystérieux passage, ce THAUMAZEIN du peuple hellène, cette aptitude originelle liée au pathos, cet ETONNEMENT  qui nous saisit, nous met en arrêt, en suspens et nous dispose à l’ouverture des choses, à leur être intime, à leur essence propre et alors la vie nous entoure d’un perpétuel émerveillement et le monde se réenchante et les feuilles des arbres sont des miroirs étincelants et le givre sur l’herbe nous dit la vérité du froid et du gel et l’oiseau dans le ciel ouvre pour nos corps éblouis de vastes espaces de liberté et chaque sillon de terre porte dans son ombre la trace d’une révélation et les étoiles nous questionnent de leurs rayons aigus et le temps sera comme une dune où chaque grain de sable, chaque particule de mica nous dira la beauté de l’instant et alors les machines, les consoles, les claviers, les écrans ne nous apparaîtront plus qu’à la façon de lointains artifices, d’élémentaires intersections de réseaux et de fils, de connexions de 0 et de 1, de simples avatars de matière traversés d’électrons et dans cet immense déluge d’atomes et de quarks, dans ce mouvement perpétuel tendu d’un bout à l’autre de l’Univers, notre place d’homme nous sera simplement assignée, nous ne serons plus abusés par les inventions, le progrès, les bonds en avant, les coques de titane, les nanotechnologies, les manipulations génétiques, les OGM, les colonnes d’infrasons, la fulguration des lasers, les accélérateurs de particules, les ordinateurs photoniques, les processeurs aux milliards de hertz à la seconde, tout cela ne nous apparaîtra plus qu’en tant que vagues épiphénomènes et les hommes colmateront leurs oreilles de bouchons de cire, plaqueront sur leurs yeux des lunettes aux verres opaques, entoureront leurs corps d’une pellicule mince, fluide, et alors ils apercevront en eux, dans les replis de la chair, sous les nappes de peau, au milieu des entrelacs de nerfs, tapi sous les vagues de sang et de lymphe, une sorte de creuset intime semblable à une minuscule graine, une braise dans la nuit, un lumignon de clarté dans les ténèbres d’une grotte, le signal d’un lointain sémaphore flottant au-dessus des eaux noires et ils sauront que toute cette agitation du monde, tous ces mouvements de la terre et du ciel, toutes ces marées et ces orages, ces tempêtes, ils les portent en eux et qu’ils n’ont plus besoin d’automates, plus besoin de signaux portés par de hautes antennes, d’images violettes sur des tubes luminescents, tout le bruit du monde, tout le spectacle du monde est au-dedans, rien qu’au-dedans, infiniment au-dedans et tu le sais bien, Cécile, les hommes n’avaient pas besoin d’inventer les Mobiles, les tubes cathodiques, les avions supersoniques, les détecteurs de mensonge, les machines à fabriquer la vérité, mais, Cécile, tu dors, tu rêves même tout haut maintenant, que dis-tu, Cécile ?, oui, tu as raison, je vais baisser la lumière, mettre mes boules d’oreilles, il y a tellement de bruit dans l’univers…

 

                                                                                                                          FIN.

 

 

 

 

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