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26 août 2013 1 26 /08 /août /2013 08:52

 

Aristote. -  Tu auras remarqué, Jules, que les termes employés par Tournier ne sont pas anodins. D'abord la grotte est située au "centre de l'île", elle en constitue le point focal, le lieu de convergence du microcosme dans lequel le destin de Robinson s'enracine. A un point de cette sorte, il est attaché comme le fœtus est relié à son ventre nourricier, à son abri primitif qui constitue, pour lui, la mise en sûreté de son existence et c'est la raison pour laquelle ce foyer recueille et condense tout ce qui lui est "précieux", ce qui, pour lui, fait sens : sa nourriture, sa vêture, ses moyens de défense. Hors ce giron initial point de salut et Robinson le sait si bien qu'il va progressivement en faire le lieu de ses investigations.

 

"Pourtant il n'avait jamais entrepris l'exploration du fond de la grotte, et il y

pensait avec curiosité".

 

Aristote. -  La "curiosité", en son sens positif, bien entendu, est la porte qui donne accès au savoir; elle suppose une attitude active semblable à celle d'un explorateur qui défriche, débusque, entaille, ouvre l'espace en direction de la connaissance, attitude pareille à celle d'un spéléologue qui fend les ténèbres, sonde les boyaux, se glisse dans les failles pour parvenir au sol ultime de la grotte, là où repose le commencement, là où s'ouvre la matrice de chair, la corne d'abondance. Parvenu à ce fondement, c'est l'aire de nidification qui est en question, la condition même de l'éclosion et la tentative de Robinson, sa "curiosité", ne sont que les prémices de la construction d'une utopie charnelle. C'est simplement la recherche de ce lieu onirique, fantastique, imaginaire, espèce de "nusquama", pour parler comme Thomas More, cette sorte de "nulle part", de topos originaire qui, parce qu'il est un "non-lieu" est la condition même de possibilité de tout espace.

Labesse. -  Mais, Aristote, comment un "non-lieu" peut-il constituer le point de départ de tous les lieux possibles si, lui-même, n'a pas d'existence réelle ?

Aristote. - Mais tout simplement parce que ce lieu a le caractère d'une "essence" et qu'il porte en lui tous les germes "en puissance" d'une réalité à venir. C'est seulement à cette condition qu'il est investi de tous les lieux. Car s'il était lui-même un lieu concret, défini, délimité, il ne pourrait être que ce lieu singulier et se refuserait, de ce fait, à la multiplicité des phénomènes qui habitent notre environnement et peuplent notre connaissance.

 

"(...) il décida un jour de s'engager pour voir jusqu'où cela le mènerait (...)"

 

Aristote. -  Il s'agit là d'une phrase hautement porteuse de sens, pour la simple raison qu'elle est une sorte de sésame qui ouvre nombre de portes sémantiques. Aussi convient-il d'en étudier minutieusement toutes les composantes, ce que je m'empresse de faire car je vois que ton impatience est grande. Commençons donc par expliquer les tous premiers mots de l'extrait que je viens de te lire.

"il décida" : Robinson est à l'orée d'une action qui le concerne tout entier, mobilise sa volonté et nous installe, d'emblée, dans une signification essentielle, équivalente à "interrompre brutalement le cours, la continuité de quelque chose", donc se situer à une charnière, en quelque sorte, existentielle.

"de s'engager" : Ce verbe est plus qu'un simple verbe d'action qui manifesterait quelque chose de l'ordre d'un déplacement, d'un mouvement à effectuer, d'une tâche à accomplir. Il est d'autant plus signifiant qu'il vient se greffer sur "il décida" dont il renforce l'effet. Entre les deux s'instaure une tension qui sature de sens notre compréhension. C'est un acte irréversible qui s'accomplit sous ses yeux, un acte de nature authentiquement "existentialiste", lequel assume les valeurs que Robinson a choisies, et donne, grâce à son libre choix, un sens déterminé à sa vie. On peut dire que, dans ce cas de figure, la démarche de Robinson est éminemment "sartrienne" et peut se comparer à l'attitude de Roquentin qui, dans "La Nausée", trouve le salut dans la création  artistique et la fiction. Sans doute l'analogie peut-elle, à première vue, paraître une extrapolation fantaisiste. En fait, c'est à "sa propre création" que Robinson participe en s'engageant dans le fond symbolique de la grotte. Mais, pour mieux faire apparaître les divers points de convergence des héros respectifs de Sartre et de Tournier, il convient de les éclairer sous la forme d'un tableau :

 

 r

 

 

 "pour voir jusqu'où cela le mènerait" : Robinson est devant une sorte d'énigme, de "terra incognita", dont il ne perçoit que les contours flous, une croisée de chemins  qui le fait s'interroger sur son propre destin.

 

"(...) il s'enfonça donc le plus loin qu'il put...Le calme le plus absolu régnait autour de lui (...)"

 

Le voyage à rebours est commencé, tel un voyage initiatique dont Robinson ne connaît guère les limites et, si tu veux bien, Jules, nous allons essayer, par la pensée, de nous immerger dans ce monde étrange, d'en ressentir la profondeur, l'attrait en même temps que la crainte qu'il inspire, sinon, parfois, la répulsion fascinée. La progression de notre "explorateur" est empreinte de silence, de profond mystère, de solitude et semble pouvoir s'assimiler à l'atmosphère mythique qui entoure les rites de passage, dont Mircea Eliade nous dit :

"Le retour à la matrice est signifié soit par la réclusion du néophyte dans une hutte, soit par son engloutissement symbolique par un monstre, soit par la pénétration dans un terrain sacré identifié à l'utérus de la Terre-Mère".                                                     

  Je dois avouer, j'avais un peu de mal à suivre les explications d'Aristote. Cependant je restais éveillé car je voulais entendre le résumé de l'histoire de Tournier. De cette manière, elle me ferait une sorte de clin d'œil qui me reconduirait bien des années en arrière.

 

"Or l'ouverture de la grotte était ainsi placée qu'à un certain moment les rayons du soleil (...) se retrouvaient exactement dans l'axe du tunnel, la grotte allait être éclairée jusqu'au fond. C'est ce qui se produisit en effet, pendant la durée d'un éclair".

 

  Parvenu à ce point, et s'apercevant que mon attention devenait fluctuante, Aristote choisit un endroit, tout près du banc, où affleurait un carré de terre. Du bout de son bec il y traça quelques lignes que je reconnus bientôt pour être l'illustration du passage qu'il venait de lire :

 

 r2

 

 

 et, ainsi, par la médiation du dessin, tout devint lumineux pour moi, à tel point que je jugeais de mon devoir d'inverser les rôles en devenant le Précepteur, alors qu'Aristote, appuyé sur l'extrémité de ses rémiges, semblait savourer la situation de disciple appliqué et attentif dans laquelle je venais de l'installer.

 

 

 

 

 

 

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