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22 février 2014 6 22 /02 /février /2014 08:29

 

Falaise des mots

 

 fdm.JPG

Source : Wikisource. 

***

(Libre méditation

sur un Poème

de Nath Coquelicot.)

*

 "Au poignet gauche de l'âme.  

Je reste penchée

A l'aplomb du geste

Mains épépinées

Par la saison froide.

 Porté par des muscles de sable froid

Un miroir sans tain - érigé -

-  L'onde imperceptible

A bougé le vent  -

Séparant le monde en

Devant - Derrière .

 . Cette prairie vert-jaune

Petit carré dans le béton

Enfoulée de têtes panachées

Dont la parole me reste étrangère

 Et

 Une force sous la chemise de peau

La bouche collée

Au goulot de la lumière

Les doigts fouillant les pots de verbes.

 Le blanc vespéral - cri d'écume

Fouette

Ce que je deviens

Falaise

S'abandonnant au poitrail profond du ciel .

 Bracelet noir

Au poignet gauche de l'âme,

Dans l'immobile silence

Voilure tendue au mât de ma chair

Je danse - beaucoup ."

*

 Nath - Février 2014

*

  C'est cela même qu'il faut faire afin de connaître la Poésie. On est au creux du rêve, dans l'encre lourde de la nuit. On dérive lentement et les rives sont si loin qui font leurs souples battements. Au ciel, piquées dans la toile d'ébène, les braises des étoiles font leur unique feu en attendant que l'aube ne les efface. On est si seul parmi le peuple nocturne, seulement alourdi par la gangue des mots. C'est une glaise, profonde, qui dit le danger à ne pas proférer, à demeurer dans les plis du silence. Le grouillement, on le sent tout contre l'arc brillant du diaphragme. C'est une tension, un voilement qui n'existe qu'à être déchiré. Cela gonfle, cela déploie ses rémiges, cela fourmille comme le peuple des insectes dans les hautes cimaises de la canopée. On le sait depuis le feu rouge de son sang, depuis la conque fermée de son sexe, depuis le bouton de l'ombilic. On le sait physiquement, organiquement. C'est une lave qui attend le moment propice de son jaillissement, c'est un désir qui arme son ressort, c'est une sève qui, bientôt, dira la plénitude de l'arbre, l'effervescence des bourgeons. C'est une feuillaison longuement arquée sur  son dépliement.

  Alors on "reste penchée à l'aplomb du geste", ce geste inaugural annonçant déjà l'imminence de la falaise, de son miroir éblouissant, de sa catapulte en direction des Vivants. Qu'ils ouvrent leurs mains en miroir, qu'ils décillent leurs yeux, ces Existants, qu'ils fassent de leurs corps obsolètes, des voiles d'apparition de la langue dans la pesanteur du jour. Les mots sont là, les mots du Poème. "L'aplomb", l'instance du "miroir", "la falaise", "la voilure", ce sont les métaphores multiples qui se sont dégagées du "froid", cette blancheur immaculée qui voudrait dire la nullité, le fondement à partir duquel faire sens dans l'espace ouvert d'une clairière.

  Dans la clairière sont les hommes, souvent pris de cécité, à l'étroit dans les mailles "vert-jaunes de leurs prairies", enserrés dans leurs "petits carrés de béton" et leurs "têtes panachées" demeurent dans l'exil  de la Parole, dans l'égarement multiple qui les soustrait à eux-mêmes, les met à l'écart du Dire essentiel. "La parole…étrangère", c'est  celle enclose dans son bourgeon, avant même son propre événement ou bien c'est celle proférée dans l'inconsistance mondaine qui, toujours, retombe comme d'inutiles scories sur le sol de cendre. De cela, de cette geôle dans laquelle gît le langage, de cette incurie à surgir au milieu de la beauté, on est atteint comme d'une maladie incurable. Alors, du-dedans, ça se révolte, ça bande l'arc des signes, ça cherche à décocher ses flèches, à atteindre le plein de la cible. "Une force sous la chemise de peau" fait sa lourde vibration. Cela bourdonne comme un essaim. Puis les guêpes à la tunique d'or sont lâchées, puis la bouche fuse et se tend vers le "goulot de lumière", là où "les doigts fouillant les pots des verbes" font jaillir "l'écume" blanche des mots.

  Le "cri" est lancé qui vibre d'un horizon à l'autre et la mer - ce recueil poétique, ce flux et reflux, ce rythme porté jusqu'au secret des abysses - la mer, se gonfle d'un ressac disant toute la beauté du monde. Le "cri"  fait apparaître le merveilleux déploiement montant jusqu'au "poitrail profond du ciel", le "cri" fore, vrille les tympans, se loge dans le réceptacle humain, envahit l'espace disponible de la conscience, fait ses effusions dans la gemme anthropologique. Soudain, tout est Poème, depuis la brindille noire de la fourmi écrivant son passage dans le linceul de poussière jusqu'à la faucille blanche de l'oiseau moissonnant le champ des nuages. La mince colline se fait montagne, le ruisseau devient fleuve, la flaque d'eau se dilate aux dimensions du lac.

  C'est ainsi, toute parole qui se quintessencie agrandit l'espace jusqu'aux limites de l'horizon, ouvre l'arche de la temporalité. L'instant devient éternité, le moment ordinaire se propulse dans la triple extase faisant se conjoindre le présent, le passé que féconde la mémoire, le futur qui se décline selon l'ouverture du projet.  Être dans le poème, c'est tout simplement s'extraire des habituelles contingences, c'est prendre site là ou plus rien ne signifie sous la férule du Principe de raison, la tyrannie du concept, l'arraisonnement de la logique. Être dans le poème, c'est se situer en haut de cette falaise dont les oiseaux de mer - les goélands à l'œil perçant, le rapide sterne, la mouette rieuse -, font l'aire de leurs jeux célestes alors qu'en bas, sur la Terre, les "hommes de bonne volonté" tracent leur oublieux chemin et leur vue demeure attachée à la glèbe soucieuse.

  S'abandonner au poème, c'est s'extraire de cette pesanteur, c'est s'abreuver au "goulot de lumière", par lequel s'annonce une liberté. Alors on devient falaise soi-même, grande élévation de craie où s'inscrivent les pensées du monde, où se déposent les lignes souples du savoir. C'est comme de flotter longuement au-dessus des plaines d'herbe et d'apercevoir l'ondulation du crin des vigognes parmi les plateaux teintés d'ivoire douce. C'est comme de devenir outre de peau où résonne le chant mystérieux des Sirènes. C'est comme de se retrouver libre nuage que le zéphyr fait danser au gré de ses fantaisies. Car le Poème est danse - "je danse beaucoup" -, car le poème est cette subtile chorégraphie tellement liée à notre essence que nous ne sentons même plus ce courant qui nous traverse de part en part, dilatant les ailes de notre conscience.

  Ce souffle magique cesse-t-il et alors nous sommes orphelins, et alors nous sommes veufs de nous-mêmes et nous accrochons à nos bras meurtris le crêpe du deuil, cet étrange "bracelet noir", nous l'accrochons "au poignet gauche de l'âme", cette âme gauchie par "l'immobile silence" qui nous réduirait à vivre notre condition mortelle sans attendre si, d'aventure, le langage venait à s'absenter. Mais, le Poème, nous le voulons de toute la force dont nous sommes capables, alors que la herse des jours s'abat à l'horizon et qu'il est encore temps de témoigner en tant qu'Homme, en tant que Femme jusqu'à l'épuisement de l'eau, de la terre, du feu, jusqu'à la dernière larme; au dernier vent, au dernier nuage, au dernier rebond. Il est encore temps…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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