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29 octobre 2022 6 29 /10 /octobre /2022 09:30
Au revers du Noir

« Portrait »

Barbara Kroll

 

***

 

   [En guise de préambule - Cet article, à l’image de beaucoup d’autres, est long, semé de complexités qui en rendent la lecture difficile. Certes, mais la perception du sens est toujours de cette nature, le réel est complexe, l’imaginaire aussi, quant aux concepts, ils s’entrelacent si bien, ils confluent tellement l’un en l’autre, qu’ils constituent une manière de mangrove où domine l’emmêlement des racines et bien d’autres mouvements étranges. Le problème de toute interprétation est modulé, en permanence, par un jeu de renvois où les pensées s’éclairant les unes les autres, se tisse insensiblement un long fil d’Ariane, lequel risque fort d’entraîner le Lecteur, la Lectrice en direction d’un labyrinthe, plutôt que de déboucher en un site d’évidente clarté. Mais c’est ainsi, toute traversée d’une forme d’art exige une pleine présence, une attention soutenue. C’est « le prix à payer » pour parvenir au lieu même où cela ressort, où cela parle et, dans le meilleur des cas, où cela chante.

   Les plus avertis (ies), éprouveront peut-être quelque difficulté à repérer certains concepts philosophiques abordés de manière libre, certains mêmes, au prix de certaines « torsions ». Mais lesdits concepts ne présentent de sens pour moi qu’à être soumis au régime de la singularité car il ne servirait de rien que j’imite en plus mal ce qui, par ailleurs, a été magistralement exposé. Nombre de grands Philosophes ne peuvent être abordés qu’à reprendre à la lettre près le lexique qu’ils ont inventé avec un infini talent. Le risque, en la matière, souhaitant les imiter, c’est de ne pouvoir prétendre s’habiller que des vêtures chamarrées de l’épigone.

   Rester Soi en écrivant, est sans doute la façon la plus précise de demeurer auprès de sa propre vérité. Fonctionnant sous le sceau des affinités, mes textes font le plus souvent appel à des ressources très diverses dont il est peut-être malaisé de suivre le cours. Je suis très orienté vers un syncrétisme qui mêle, d’une façon harmonieuse lorsque c’est possible, les concepts, les cultures, les approches diverses dont chacune peut éclairer les autres. Voici, ceci n’est nulle justification. Simplement une broderie, une rapide dentelle avant même que la méditation du jour ne porte, dans un genre de clair-obscur (voyez mon addiction à la triple entente Noir/Blanc/Gris en tant que symbolique des valeurs du réel, mais aussi de l’imaginaire, mais aussi d’une chromatique signifiante sur les chemins de l’esthétique), ne porte donc sa modeste contribution dans l’entente de ce-qui-vient à nous, dont, tout au plus, nous pouvons essayer d’ôter la pellicule qui en dissimule le sens. Le Sens est tout pour qui sait entendre.]

 

*

 

   Ce qu’il faut imaginer, c’est une Mystérieuse Présence à l’écart du Monde, là où les yeux des hommes ne peuvent nullement porter, là où leur voix devient illisible, là où leur langage tissé d’éther plane haut, sans souci de quoi que ce soit, sans possible conscience qui en anime la sublime Forme. Ce qu’il faut imaginer, une manière de passage infini n’existant qu’au titre même de son passage. Ce qu’il faut imaginer, la Relation entre deux Blancs, une immense zone de Silence parcourant le ciel sans ne s’y arrêter jamais. Ce qu’il faut imaginer, une libre décision du Rien, un flottement à Soi devenu son propre rythme, la scansion d’un Temps sans contenu, d’un Espace vide, incommensurable. Alors tout devient serein, tout devient transparent à Soi, tout devient Tout dans le souffle inaltérable d’un divin Cosmos. Mais, ne vous y trompez pas, je ne parle nullement de Dieu, Dieu est un étant comme les autres, fût-il unique en son genre. Je parle seulement de l’Être en tant qu’Être, ce qui veut dire que je parle du Néant car d’Être il n’y a qu’à s’épuiser dans le Rien. Pour autant la Majuscule à l’initiale pourrait tromper, faire croire à l’existence de quelque Entité Métaphysique sourdement liée à quelque secrète théologie. Nullement. Si l’initiale, ici, trouve le lieu de son effectuation, c’est de manière analogue à sa présence dans des mots tels qu’Infini, Absolu, Esprit, Âme. Des Universaux qui toujours nous dominent du haut de leur Essence, sous la coupe desquels notre sentier existentiel se détermine sans même que nous en puissions éprouver, de façon objective, la puissante énergie.

   En eux, ne pas chercher le cheminement d’une foi qui y conduirait au terme d’une ascèse. Non, c’est bien plutôt de Spéculation dont il s’agit, de Miroir dans lequel se reflètent imaginalement les Archétypes, autrement dit les Formes, autrement dit les Idées. Que les Idées en question n’aient nulle réalité, c’est bien ce qu’il faut penser, contrairement à la Tradition. Que les Idées résultent de l’invention de l’Homme envisagé comme « Theoros », relié à une theôría, à une contemplation, c’est bien ce qui est à postuler qui guidera notre séjour auprès de l’Irreprésentable, de l’Illimité, du non-figuratif, de l’épiphanie barrée. Une Idée simplement spéculaire, s’alimentant à sa propre ressource, moins qu’un souffle ou une vapeur, une Idée. Identiquement, si vous voulez, au Tao qui indique la Voie, le Chemin. Voie, vers quoi ? Chemin vers quoi ? Vers Soi car, dans la plus haute spéculation, ne demeure que cet écho, cette réverbération, ce point nodal qui assemblent le Tout de l’Univers en un non-lieu, en un non-temps, y compris le Soi-microcosme en lequel vient s’abîmer le Tout-Autre-Macrocosme.

   Oui, ceci est vraiment étrange. Oui, ceci est inenvisageable, infigurable, indicible et c’est bien là que, Ceci dont il est parlé, devient l’a priori à partir duquel tout pourrait se dire et faire sens en partant d’un Point-Origine qu’il faut bien amener à titre d’axiome si nous voulons nous-mêmes figurer en quelque façon au lieu de notre Finitude qui, toujours se reflète dans la vastitude, l’Infinitude, nécessité pour nous d’un répondant, d’un terme adverse, d’une courbe sur laquelle inscrire le signe de notre cheminement. Alors nous ne faisons que nous poser à titre de Question au sein d’une Question qui nous dépasse, jeu infini de renvois, fonctionnement dialectique des contraires, lourde immanence face à la subtile transcendance.

   Nous, les Theoros, les Contemplatifs, ne sommes jamais que des images flottantes, des trajets d’un Infini, d’un Absolu  (notre Naissance) à un autre Infini, un autre Absolu (notre Mort), et c’est bien au titre de cet étrange vacillement, de ce balancement ontologique permanent, de cet ondoiement à l’immense force giratoire qu’il nous est demandé, parfois, de mettre notre existence entre parenthèses, pratiquant une « épochè » au terme de laquelle, suspendant le cours des choses, il nous devient loisible de percevoir des dimensions qui, autrement, seraient demeurées  dans l’ombre, un rai de lumière illuminant soudain, pour une fraction de seconde notre conscience, lui donnant éclaircie et possibilité de dire et de voir le Monde d’une façon renouvelée. Ceci peut avoir lieu au cours d’une promenade au sein de la Nature, de laquelle, à tout instant, peut surgir le Sublime. Ceci peut aussi se donner dans l’admiration solitaire d’une œuvre d’art. Ici, nous prendrons appui sur une toile de Barbara Kroll, tentant d’en traverser la texture, de surgir « au revers du Noir », en une Terre célestielle dont, jusqu’ici, nous pressentions l’existence sans jamais en pouvoir atteindre, sinon le lieu exact, du moins créer les conditions d’une possible spécularité, autrement dit d’une effervescence intellectuelle nous extrayant du sol têtu des contingences. Notre ascension en direction des étoiles ne dépend que de nous et d’une rencontre avec cet autre nous, ce paysage, cette œuvre d’art dont nous sublimerons la matière en un processus quintessencié dont notre conscience, et elle seule, peut constituer le ferment. S’il y a miracle en quelque endroit, c’est bien dans la Relation qui, partant de notre regard, découvre à titre de complément harmonieux ce qui lui fait face, l’inclut en soi à la façon d’une ambroisie, le multiplie et le porte à la mesure de l’inouï, du fabuleux, du magique car nous ne sommes jamais que des enfants curieux en quête d’eux-mêmes et ceci, cette manière de solipsisme, loin d’être répréhensible est la plus sûre façon de nous ouvrir à ce qui n’est pas nous mais n’attend que de le devenir.

   Å partir d’ici, en toute quiétude, il ne nous reste qu’à procéder à quelques variations d’essence sur « Portrait ». L’économie du terme, aussi bien que l’économie des moyens picturaux nous placent d’emblée face à une chose essentielle. Certes cette Figure fait fond sur une terre. Cependant, nullement une terre ordinaire. Cette terre est fine, légère, aérienne, une sorte d’argile claire qui fait penser à ces lagynes de la Grèce Antique, vases de mariage à la forme parfaite, symbole de cérémonie, d’alliance, de fête. Å seulement observer cette teinte et déjà nous sommes ailleurs, en de belles promesses d’avenir, de génération, de descendance. Le buisson de la chevelure est noir, identique à la manche de la vêture située sur la gauche. Le Noir est dense sur lequel la vision ricoche sans réel espoir d’en traverser la compacité, d’en saisir le sens. Et pourtant nous savons, en une manière d’intuition, que ce Noir n’est présent qu’à être interprété. Nous ne pouvons pas demeurer dans l’inconnaissance de qui il est, sa présence est trop massive, son lexique trop visible pour qu’il ne nous dise rien de son être. Mais, envisagé seul, en effet il demeure dans son mutisme natif. Alors il nous faut en différer un moment et parcourir les autres variations de teinte, y prélever un sens qui, par capillarité, infusera le Noir, lui donnera des assises plus visibles.

   La main gauche est largement ouverte en éventail, lumineuse, évidente, qui porte en elle une plénitude de sens comme si l’on pouvait lire les lignes du destin sur le dos de la main. Elle ne dissimule rien, se donne comme l’ouverture même des choses, comme si l’index tendu montrait la dimension même d’un réel immédiatement saisissable. C’est ici, maintenant, qu’il s’agit de trouver le milieu, l’élément moyen, le médiateur qui permettront de relier le divers, de l’amener dans la présence d’une façon qui devienne compréhensible. Le vêtement du Sujet est une large plaine Grise qui occupe une grande partie du champ pictural. Comme je l’ai souligné dans nombre de mes écrits antérieurs, le Gris est, par essence, ce qui médiatise les opposés du Noir et du Blanc. Il est, en quelque sorte, l’opérateur de ces deux Signes auxquels il confère une pluralité de significations. Il occupe la fonction du « Theoros », de l’Homme-Contemplateur dont il a été parlé précédemment. C’est par lui, par sa conscience intentionnelle, laquelle transcende tout ce qu’elle touche, que se montrent des esquisses qui, jusqu’ici demeuraient closes, non perceptibles. Le Theoros se saisissant du Blanc (de la main, d’un fragment du cou), le métamorphose en force agissante qui réalise la désocclusion du mutique. Le Noir qui demeurait infranchissable barrière, obscurité fondamentale, voici qu’il se met à s’éclaircir, à proférer quelques mots au gré desquels une possible rhétorique se laissera deviner. Soudain, le Sujet, seulement vu de dos, dévoilera sa propre épiphanie et, éclairés par la valeur du Blanc, nous pourrons introduire, certes de façon entièrement spéculative (comment pourrait-il en être autrement ?), des traits de telle ou de telle manière, donner lieu à un sourire, à une mimique, trouver quelque ressemblance avec un autre Sujet rencontré jadis, ou bien projeter sur l’illisible le degré de nos propres désirs, jeter les fondements d’une esthétique singulière.

   Ce qu’il faut bien comprendre ici c’est qu’il ne s’agit nullement d’un procédé magique ou bien alchimique, que nous n’avons affaire qu’à des projections conceptuelles qui trouveront des correspondances sur le plan des affects, des ressentis, des jaillissements imaginaires. Et ceci sera déjà beaucoup, nous aurons échappé à une confondante aphasie, laquelle est abolition en l’homme de sa possibilité la plus propre, à savoir le Langage. Trouver du sens à quelque chose c’est toujours donner du sens au travers des mots, tout le reste n’est jamais que périphérique, second, dérivé. Dès l’instant où, devant « Portrait » nous proférons, d’une part nous nous assumons en tant qu’êtres-de-Langage, d’autre part, et ceci est corrélatif, nous donnons libre cours au sens du Monde car nous sommes Ceux qui conférons à ce-qui-est la valeur existentielle sans laquelle le Tout Autre demeurerait un insondable mystère.

   Considérant ce Noir en ses soubassements signifiants, comment pourrions-nous faire l’économie, au lendemain de sa disparition, du concept « d’Outrenoir » brillamment mis en exergue par Pierre Soulages, aussi bien dans la merveilleuse matière de ses toiles que dans la constellation pensante dont ce Grand Artiste (sans doute l’un des plus éniments du XX° siècle), a été l’immense découvreur. Car sa découverte, loin de se limiter à la mise en évidence d’un paradigme plastique est bien de l’ordre d’un événement ontologique, c’est-à-dire qu’il participe à accroître, de façon décisive, la sphère d’effectuation de l’être que nous rencontrons quotidiennement, que nous sommes aussi au sein même de notre aventure singulière. Ici, convient-il de citer les propos de l’Artiste au cours de l’une de ses interviews. L’analyse de la survenue de l’Outrenoir est faite de manière admirable, Soulages, non content d’être un grand peintre était un penseur véritable :

Au revers du Noir

Peinture, 29 février 2012 (181 X 162 cm)

Pierre Soulages

Source : ARTSHEBDOMEDIAS

 

 

   « C’est un accident plus « cérébral » que physique. J’étais en train de patauger dans une espèce de marécage noir et de racler un tableau. Ce tableau ne venait pas. Il était de plus en plus noir et à mes yeux de plus en plus mauvais. Je me suis demandé ce qui se passait. Je ne suis pas masochiste. Alors pourquoi continuer à travailler ? C’est donc qu’il y avait quelque chose en moi de plus fort que mon intention. L’intention était de faire un tableau comme ceux que j’avais réussis avant. Je suis allé dormir une heure ou deux. Puis je me suis réveillé et j’ai interrogé ce que j’étais en train de faire. Là j’ai eu brusquement une révélation. Je me suis dit que je ne travaillais plus avec du noir mais avec de la lumière réfléchie dans des états de surface du noir. Quand le noir est strié, la lumière est dynamisée. Quand le noir est lisse, c’est le silence, c’est le calme. C’est une autre peinture. L’outrenoir est une lumière reflétée, transmutée par le noir. C’est arrivé comme cela. Une forme mentale. Ma peinture n’avait pas changé mais mon regard avait changé. »   (C’est moi qui souligne)

   La sémantique est d’une telle richesse qu’il conviendrait d’interpréter mot à mot, mais nous nous contenterons de saisir l’idée générale. Regardons seulement ces purs morceaux d’anthologie et tâchons de leur donner sens.

   « quelque chose en moi » : ici, l’indétermination du « quelque chose » s’ouvre sur d’insondables dimensions. Bien évidemment, il ne s’agit plus, on l’aura compris, de la « chose mondaine » à laquelle nous sommes habituellement attachés, laquelle, le plus souvent, est le lieu même de notre aliénation à la matérialité. La « chose » est de pure essence, elle outrepasse (« plus fort que mon intention »), la mesure déjà transcendante de la conscience intentionnelle, elle est, en quelque sorte, un genre de transcendance au second degré, de sens sur le sens mais qui se trouve « en moi », à l’endroit le plus plein d’une intériorité manifestement fertile, fructueuse.

   « une révélation », ceci fait signe en direction d’un caractère sacré qui, bien plutôt que d’en appeler à la manifestation d’un Dieu révélé, pourrait s’inscrire dans la grâce olympienne du panthéon des Anciens Grecs.

   « une lumière reflétée, transmutée par le noir », la formulation est au moins alchimique, si elle n’est l’idée même de la transsubstantiation qui se donne à voir dans le geste eucharistique de métamorphose du « pain et du vin en la substance du corps et du sang du Christ ». Mais nous pensons qu’il faut demeurer dans les significations « laïques » et la symbolique générale du terme, ne lui attribuer nulle connotation religieuse. Pierre Soulages lui-même en confirme la réalité lors d’un entretien accordé à la « Revue des Deux Mondes » :

   « Autrement dit, je suis agnostique, naturellement et depuis toujours. Je sais que très souvent dans ce que je fais, on trouve du sacré. Mais le sacré n’implique pas le divin. Pour autant je sens, j’ai des émotions, des sensations, je vis là-dedans. Si on n’a pas cela, on est perdu. Sinon que serait l’art, si ce n’était que le confort ! »

   « une forme mentale » : qu’est-ce que l’Idée, si ce n’est, précisément une Forme Mentale ? L’Idée en tant qu’Archétype. (« Du latin idea, issu du grec eidos : « idée », « forme ». Représentation mentale d’un objet de pensée. »

   « mon regard avait changé », comment ici pourrait-on faire l’économie de la « conversion du regard phénoménologique » dont l’interprétation pourrait simplement être la suivante : le regard naturel vise la densité des choses présentes, le regard artistique vise, au-delà de ce fameux Outrenoir, la lumière de l’Idée, autrement dit le rayonnement du Sens.

   Mais, après ce laborieux travail de décryptage des paroles de Pierre Soulages, convient-il de revenir au titre de cet article « Au revers du Noir » et à l’œuvre de Barbara Kroll. Effectuant ceci, il sera nécessaire de garder à l’horizon de sa propre pensée, le concept d’Outrenoir en son lumineux destin. Nous, les Contemplateurs en position de Theoros, symboliquement, notre effusion nous projette au cœur de la médiation du Gris. Effectivement, nous sommes les Passeurs, les termes de la relation, ceux qui assemblent le divers de la Toile en une réalité vraisemblable qui, de facto, jouera avec une métaréalité que la « conversion de notre regard » aura opérée. Sous le massif ombreux de la chevelure, sous la tache d’obscurité de la vêture, déjà et avec soudaineté, se lèvera cette lumière blanche que la main indique, que le fragment du cou initie. Ceci même qui nous était dissimulé, ce visage en direction duquel nous étions en quête, cette épiphanie, cette dimension du visible que nous voulions atteindre surgiront d’eux-mêmes et, dès lors, ce sera le visage même de l’Art que nous rencontrerons de la même manière que l’observation des reliefs des « Polyptiques » de Soulages, par l’entremise de l’Outrenoir livrent cette belle et ineffable Lumière qui n’est autre que la manifestation de la Beauté en son aura la plus étincelante. Parution de la Beauté, autrement dit actualisation de l’Idée-Archétype, ce Rien qui devient le Tout au prix d’un renversement, à la mesure d’un chiasme qui nous fait passer dans l’instant (le fameux exaíphnēs ) platonicien), de la Réalité à l’Irréalité, de la Matière à l’Esprit, du Sensible à l’Intelligible. Ceci n’est rien de moins que le passage d’une temporalité ordinaire, banale, à une temporalité marquée du sceau de l’Illimité, autrement dit de l’Éternité. En termes gadamériens, c’est le saut effectué entre « temps vide » et « temps plein », raison pour laquelle on pourra parler de la « plénitude » dont l’œuvre d’art constitue la source. Afin de bien comprendre les nuances subtiles et pourtant abyssales qui placent la césure entre Temps de la quotidienneté et Temps esthétiquement transcendé, ces quelques explications lumineuses extraites d’un article commis par le Site « L’Autreté » :

   « Cette opération de jonction entre le temps et l’éternité met en jeu une notion singulière, inconnue des autres philosophes, que Platon nomme ἐξαίφνης, ( exaíphnēs ), l’« éclair » ou l’« instantané ». Selon les différents contextes où cet éclair apparaît, il marque une rupture brusque dans le tissu de la temporalité vécue, un jaillissement soudain ou une apparition surprenante venus de l’extérieur. »   

   Tout comme les Contemplateurs Antiques qui scrutaient l’Empyrée dans la crainte mêlée d’émerveillement de voir surgir, d’entre l’écume des nuages, l’éclair du foudre de Zeus, c’est ceci que nous avons à accomplir au sein même de qui-nous-sommes, ouvrir notre regard à la Beauté du Monde, traverser le noir mutique de l’œuvre de Barbara Kroll, se confier à la métamorphose opérée par le sublime Outrenoir de Pierre Soulages, ceci en un seul et même mouvement en direction de l’Idée. Plutôt consentir à être aveuglé par la lumière des Archétypes que d’accepter une cécité qu’une sourde Matière imposerait à nos corps défendants.

   [Pour conclure - Bien évidemment, il y a une importante distance entre l’œuvre de Pierre Soulages et celle de l’Artiste Allemande. Pour autant le rapprochement, je ne l’ai nullement voulu fortuit, plutôt guidé par une nécessité de relation formelle. Si, chez Barbara Kroll, dans nombre de ses œuvres, se joue la dialectique du Noir et du Blanc, bien évidemment chez l’Artiste Français cette préoccupation est constante depuis la découverte du désormais célèbre « Outrenoir ». Bien évidemment, le Créateur des grands « Polyptiques » s’est penché sur le Noir en priorité. Mais il ne s’agit jamais du Noir en tant que Noir, qui se limiterait à cette étroite autarcie. Le jeu des griffures, des stries, des scarifications ne vient entailler la matière qu’à en faire surgir l’être de la Lumière en sa valeur étincelante de Blanc dont, du reste, l’on pourrait commenter à l’infini l’échelle des valeurs, depuis la pureté, l’origine, le retrait, et enfin le silence qui précède toute parole, qu’elle soit humaine, qu’elle soit artistique. C’est toujours à partir d’un sol ontologique que les choses prennent leur essor et viennent à nous avec le souci d’être décryptées, car rien n’est plus douloureux, pour la psyché humaine, que de se heurter à un mur de hiéroglyphes muet qui le placerait, l’homme, face à l’aporie d’un impossible déchiffrement. Être Homme sur la Terre, c’est bien ceci, faire face aux signes qui nous mettent en demeure d’en saisir l’énigme. Nous voulons nous confronter au redoutable Sphinx, seulement pour en dépasser le mutisme minéral. Oui, dépasser !]

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