Vers Leucate…
entre sel et vent…
Photographie : Hervé Baïs
[Incise – La Poésie a-t-elle un visage particulier ? Doit-elle être bucolique, lyrique, tragique ou bien joyeuse ? Existe-t-il quelque prédicat qui puisse, d’une manière exacte, en définir les contours, en tracer le site singulier ? Non, je ne crois pas qu’il faille circonscrire la Poésie à un genre, à un thème, il fait la laisser libre d’aller à sa guise, là où elle veut, au simple motif que le Langage est premier, que l’Écriveur ne dit qu’à sa suite. Ce qui, d’une manière évidente, selon moi, dicte les mots du poème, ce sont les affinités qui sont les nôtres, déterminent notre « ton fondamental » dont nos créations constituent nos harmoniques.
Si, agissant en quelque domaine, nous nous éprouvons en tant que libres, il n’est d’autre voie, dans le sillon de l’écriture, que de suivre nos intimes inclinations. Voudrions-nous en sortir et, aussitôt, le texte sonnerait faux, les phrases claudiqueraient. Nous ne pouvons écrire qu’en vérité et chaque Lecteur, chaque Lectrice se donne comme le juge de paix qui dénicherait bien vite nos falsifications.
Pour ceux et celles qui sont accoutumés à ma prose, il ne vous aura nullement échappé que ma pente naturelle m’entraîne, corps consentant cependant, dans la direction d’un dire orphique, autrement dit du simple témoignage de la perte dont Eurydice est l’incontournable parangon. Il s’agit donc d’une posture existentielle bien plus adoubée au tragique qu’à son contraire. Oui, car chaque mot gravé sur la feuille blanche est, en tout état de cause, perdu. Jamais l’on ne le retrouvera tel qu’en lui-même dans une énonciation qui a été singulière au motif de sa temporalité.
Je pense que tout acte de création est acte de deuil et, comme après l’amour, l’amant est triste qui médite sur la belle assertion de Gallien de Pergame : « Omne animal triste post coïtum. » Qui vient de lire un poème et n’éprouve ce genre de longue mélancolie peut être persuadé d’avoir lu une simple prose. Lecteurs, Lectrices, mon vœu le plus cher, après que vous aurez lu les mots qui suivent : que vos yeux soient humides et votre cœur batte la chamade. S’il n'en est nullement ainsi, je devrai faire pénitence, sinon abstinence. Merci de m’avoir accompagné jusqu’ici.]
*
JUSTE une île de fraîcheur
dans le tumulte du Monde.
Un arbre gris torturé,
un ilot de fleurs blanches.
C’est ce que l’on voudrait depuis
le plus profond du rêve.
La nuit, encore,
est partout étendue.
On entend bruire le noir,
on entend les poitrines
qui sont à la peine dans la
lourdeur des chambres.
Cela fait un bruit de forge
qui est bruit de l’Amour
luttant contre la Mort.
La chaleur a cloué sur
place tout essai d’exister.
Sur les montagnes blanches
des salines, le Soleil
darde, tout le jour, sa
cyclopéenne blancheur.
On vêt ses yeux de
lourdes vitres noires,
on longe la falaise
des murs,
on cherche l’ombre,
on se cherche Soi,
comme si l’on craignait
de s’éparpiller,
de disparaître dans
la rutilante fournaise.
JUSTE une île de fraîcheur
dans le tumulte du Monde.
un ilot de fleurs blanches.
C’est ce que l’on voudrait
dans une gangue de silence.
On se lève, on titube
comme pris d’ivresse.
Non loin, sur le lac,
quelques barques de pêche
jettent leur brindille sombre.
Nul n’est encore levé,
sauf les grands oiseaux de mer
juchés sur leurs minces tiges.
Ils semblent méditer
tant qu’il est encore temps,
tant que le grand
charivari de la vie
n’a pas surgi
à l’horizon.
On se lève, on boit de
longs traits de thé glacé,
cela fait son ruissellement
de fraîcheur dans
la dune du corps,
cela amène l’existence
avec tant de douceur.
On voudrait n’être que
cette eau de source
et dormir au creux de
quelque sillon de terre.
Au loin, on entend
les râteaux des paludiers,
on entend le sel crisser
sous l’arrondi du bois,
on entend le glissement
du sel sur les parois
de neige.
dans le tumulte du Monde.
Un arbre gris torturé,
un ilot de fleurs blanches.
C’est ce que l’on voudrait
dans une offrande
faite à la Terre.
On est dehors, maintenant,
sous les étincelles du ciel.
La nappe de blancheur
est un plomb en fusion.
Les premiers ruisselets
de sueur dessinent
sur la peau
leur erratique trajet.
On rêve alors d’une
conque lissée de ténèbres,
on rêve d’une Femme
aux mains de frimas.
On rêve d’une banquise bleue
sous l’acier du septentrion.
Le long du lac, on marche
parmi les lentilles mauves
des ophrys miroir,
les palmes du tamaris
font aux chevilles un luxe
dans l’heure levante.
dans le tumulte du Monde.
Un arbre gris torturé,
un ilot de fleurs blanches.
C’est ce que l’on voudrait
pour seul emblème,
pour seule joie.
On marche, on marche en Soi,
on marche sur le cercle du Monde.
Dans les villages de blanche torpeur,
les premiers mouvements,
les premières allégeances
à l’exister,
les premières promesses,
les premières trahisons.
Dans la fièvre avant l’heure
l’on ne sait plus qui l’on est,
l’on vacille en son intérieur,
l’on ne connaît plus guère
ses propres frontières.
On est pris du mal de vivre
et l’on croque les premiers
fruits amers et l’on se dispose
à être Soi dans le
manque et la stupeur.
Au travers des croisées on
aperçoit les taches
brunes des gravelots,
les robes noires des huîtriers,
leurs becs solaires et c’est
comme l’aube d’un langage
naissant de l’eau,
une aire de signification.
Un appel à être homme,
à ne nullement se renier,
à répandre son corps parmi
la multitude des choses,
leurs plurielles esquisses,
les signes qu’elles
nous adressent
et que, souvent, nous
ne comprenons pas.
Pourquoi cette
soudaine chaleur ?
Pourquoi ces guerres
et la chute des innocents ?
Pourquoi l’Amour
sur fond de Mort ?
Pourquoi ?
JUSTE une île de fraîcheur
dans le tumulte du Monde.
Un arbre gris torturé,
un ilot de fleurs blanches.
C’est ce que l’on voudrait
pour seul viatique,
pour seule louange.
JUSTE.