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24 décembre 2020 4 24 /12 /décembre /2020 14:47
Le Blanc en son esquisse

‘L'atelier blanc’

Pastel crayon/ papier

Léa Ciari

 

***

     Qu’apprenons-nous du blanc en son esquisse ? Cette feuille à peine ombrée d’une discrète présence, comment la ressentons-nous en nous, que vient-elle nous dire que, déjà, nous avions perçu, sans doute intuitionné mais nullement porté à son accomplissement ? Certes, jamais nous ne parachevons quelque être que ce soit en sa posture définitive. Toujours des fragments d’une plus vaste fresque, d’une totalité que nos yeux sont trop courts à décrypter. Nous tentons de viser une chose jusqu’à en épuiser les infinies esquisses, mais l’apparaître est comme l’arbre, il ne nous donne jamais que la face qu’il nous présente, demeurant dans le retrait de sa posture. Nous n’en connaissons ni les racines, ni l’âme logée au plus intime de son exister. En réalité nous sommes orphelins de son être tout comme il l’est du nôtre. Ceci, serait-ce ce qui définit l’humaine tragédie ? Oui, ceci représente bien ce en quoi l’homme fini, tendant vers l’infini est pareil à ces drapeaux de prière tibétains faseyant dans l’air glacial des hauteurs himalayennes, ils sont ivres de leur propre stupeur mais ne perçoivent nullement les contours qui les définissent. Le tragique n’est pas la situation du héros antique écrasé par son propre destin, c’est bien plutôt la position de l’homme face à un univers qui le dépasse dont il ne peut guère deviner les secrets desseins. Ne pas comprendre le monde est la douleur la plus patente qui soit. C’est dans la marge d’incompréhension que le Malin se dissimule, c’est dans le fait qu’il voile l’essentiel auquel nous voudrions faire droit que consiste la confondante aporie. Les détails supposés dissimuler le Diable ne sont que de vulgaires coursives emplies d’ombre, nullement le soleil qui les fait exister.

  

   Ce que notre condition exige de nous en tant que la plus haute valeur : que nous comprenions ceci même qui vient à nous, de manière à cerner notre être, l’emplir de ces kyrielles de significations en attente de figurer au monde. L’écrivain Christian Bobin, intitulant l’un de ses livres ‘La part manquante’, place en celle-ci, la part, une conscience humaine incapable de rejoindre l’image de Dieu et tâchant de s’y reporter afin que, l’âme comblée, puisse advenir totalement à elle, c'est-à-dire connaître sa complétude. Mais, bien évidemment, ce qui s’applique au schéma religieux concerne aussi bien la sécularisation de tout Existant. Toujours nous sommes en dette. De notre enfance, de notre Mère, d’un souvenir, d’un événement classé dans les archives parfois illisibles de la mémoire. Ce qui, fondamentalement, dessine en nous les motifs d’une constante insatisfaction, c’est bien le fait de ne pouvoir nullement accéder à notre propre essence. Nous existons à défaut d’être. Ceci creuse en nous les sillons d’une incurable nostalgie. Ceci explique, tout à la fois, le romantisme, l’amour profond de la Nature, les sentiments exacerbés, les assauts de la grise inquiétude, les nuées sombres de la mélancolie. Comment, en effet, quiconque pourrait-il se satisfaire de n’être qu’une presqu’île, de ne jamais connaître la plénitude d’une vaste terre qui eût été sa justification ?

  

   Nous sommes, que nous en soyons conscients ou non, des chercheurs d’absolu. Mais l’absolu est trop loin, mais l’absolu est trop fort. Il se confond avec la Mort. Il est tissé de Néant. Voyez le héros de Balzac, Balthazar Claës cherchant dans la transmutation chimico-alchimique de la matière sa ‘part manquante’. Son génie en même temps que son geste sacrilège de se prendre pour le Créateur lui-même le conduiront à la folie, à la ruine et à la décomposition de son milieu familial. Mais, ici, il faut revenir à ‘L’atelier blanc’ et interroger ce pastel en sa blancheur native que nous donnerons pour la figuration de l’Absolu. Pourquoi donc ceci ? Eh bien pour le motif que le Blanc, cet autre nom du Silence est une archi-forme, une figure archétypique au travers de laquelle, en filigrane, pourront aussi bien se donner les plus hautes entités métaphysiques, les plus hautes valeurs de l’imaginaire et de l’Esprit. Mais disserter sur le Blanc demeurera pareil au trajet illisible d’une comète tant que nous n’en aurons pas dressé une possible représentation. Si le Blanc est Silence, ils tout autant le Rien à partir de quoi tout existe, passage de cet inaccessible virtuel à l’existentiel qui l’actualise et le rend visible. Mais usons de la métaphore et tâchons de repérer le Blanc dans deux activités humaines qui en sont traversées, qui en sont fécondées : le tissage et la poterie.

   

   Le tissage d’abord. Regardons un métier à tisser africain par exemple, qu’il soit Dogon ou Baoulé, peu importe la tradition. Le tisserand part du rien : quelques bouts de bois pour fabriquer le cadre, du fil rustique provenant du troupeau, quelques gestes simples et le trajet continu et lancinant de la navette construit le monde de la toile. A l’origine, il y a le blanc, le vide, le silence. A la fin il y a l’objet. Entre les deux, le passage du rien au tout de l’œuvre. L’autre nom du blanc ou du rien : l’Idée en sa libre énergie, en son effective puissance. Fils de trame et fils de chaîne qui dessinent le visage d’un monde ne sont que les rejetons de l’Idée, sa mise en acte, sa projection sur la scène de l’exister. L’Idée, le blanc, le vide étaient les virtualités, les linéaments en attente, les sources vives, les eaux de fontaine, les donatrices de vie. Les fils étaient les premiers signifiants dont l’entrecroisement aboutirait au signifié-toile : ce vêtement pour s’abriter du soleil, ce pagne pour danser et honorer les divinités locales.

  

   Ici, il s’est agi de rien moins que de crée du SENS, ce qui, en définitive est la mission pleine et entière de l’homme sur Terre. Tisser est donner du sens à l’aventure de telle peuplade nichée tout en haut des falaises de Bandiagara qui portent les abris de terre du Peuple Dogon, cette civilisation admirable tout entière versée dans les joies de la culture, la noble quintessence de l’art. Les Dogons, dans leurs vêtures, leurs portes sculptées, leurs danses nous donnent à voir leur âme dont le blanc était la forme originaire. C’est ce blanc qui encore témoigne dans leurs créations mais nous, hommes de peu de soucis, nous ne savons nullement le voir. Nous emplissons nos yeux de couleurs à défaut d’y chercher ce silence, ce rien qui en sont les prémisses. Nous arrivons toujours trop tard et nous nous plaignons d’avoir les mains vides ! Qui a connu le blanc, qui a rencontré le silence, qui a fait l’expérience du vide est bien plus chargé en dons précieux que celui qui projette hors de lui, en avant de lui, ses propres désirs, y cherche une matière dont il pourrait féconder sa vie.  Il ne saurait en saisir la fuyante substance puisqu’ils sont toujours au loin, ces biens que nous cherchons, mirages brillant de leur propre vacuité.

  

   Ce qui, ici, a été dit du tissage pourrait trouver son écho dans le geste immémorial du Potier. Tout comme le Tisserand part du rien du fil, le Potier part du rien de la terre. Fil, terre constituent les matrices premières à partir desquelles imprimer dans le monde de ces peuples simples la trace de leur passage. Si les humains sont appelés à disparaître, leur survivra cette vêture de toile, cette céramique cuite au four. C’est de l’extrême dénuement des choses, autrement dit de leur essentialité que peut se construire leur immédiate parure, le vase qui servira à accueillir les aliments. Jamais il n’y a rupture du Rien au Tout, du Silence à la Parole, du Vide au Plein. C’est seulement notre recours au système des catégories qui clive le réel, divise les choses, introduit une césure dans la nappe continue de l’exister. 

 

Le Rien est le tenseur

qui autorise le Tout à paraître.

Le Silence traverse la Parole tout comme

la parole est ourlée de Silence.

Le Vide se projette dans le Plein

qui à son tour l’accueille.

  

   Ceci, de façon ordinaire, se laisse expliquer par le recours à la dialectique, c'est-à-dire par une opposition terme à terme. Comme si chaque élément n’existait qu’à titre de contrariété par rapport à son antonyme. C’est bien plutôt d’amitié, d’affinités dont il faut parler. Le Silence n’est pas le contraire de la Parole au seul motif que, en dehors de sa propre présence, toute parole pourrait trouver le lieu de son effectuation. C’est parce que le Silence existe que la Parole prend sens. N’y aurait-il que la parole et alors le bruit de fond serait assourdissant. N’y aurait-il que le silence et alors nous serions saturés de sa confondante mutité.  Pour percevoir les relations incluses les unes dans les autres, de ces entités fondatrices d’un être-au-monde, sans doute faut-il faire appel à la notion de chiasme, ce subtil entrecroisement du réel qui se donne comme la forme de l’éternel retour, comme la possibilité d’une éternité enfin visible. L’image symbolique de cette pure abstraction (il s’agit d’espace, de temps en leur propre confluence) est réjouissante, lénifiante, elle nous apporte le repos dont chaque chose investie d’une haute valeur est porteuse pour notre existence limitée, clôturée en ses deux extrémités.

 

Le Blanc en son esquisse

   Nous avons toujours en ligne de mire ‘L’atelier blanc’, nous en préparons la venue. Mais revenons d’abord aux multiples significations qui naissent des affinités (bien plus que des oppositions) se révélant à la mesure des catégories que nous avons déterminées en tant qu’essentielles : Rien/Tout ; Vide/Plein ; Néant/Être. C’est le Blanc, sa lumière aurorale originaire qui enclot en soi Rien, Vide, Néant. C’est le Noir qui joue en écho et se détermine comme finalité au travers de Tout, Plein, Vide. Si bien que la totalité obtenue dans l’entrecroisement de ces présences pourrait figurer dans l’orbe d’un cercle parfait. Nous pourrions dire d’un ‘monde’ si l’on ramenait cette figure à ses conditions d’existence. Tous les éléments de cet ensemble sont nécessairement co-présents. Rien, Vide, Néant se donnent comme toiles de fond sur lesquelles reposent leurs homologues signifiants, Tout, Plein, Être. C’est le trajet incessant de la navette (nous rejoignons l’idée de tissage) entre toutes ces parties qui est l’opérateur du SENS à l’intérieur même du chiasme, ce point de fusion, ce foyer osmotique, ce lieu de rassemblement des pulsations énergétiques, vitales, créatrices de formes. De cet équilibre, de cette subtile harmonie, l’on ne peut rien soustraire. Ôterait-on le Rien que le Tout en serait immédiatement affecté, le Tout en lui-même troublant à son tour le Plein et l’Être qui lui sont nécessairement liés, non d’une manière logique, mais dans la perspective d’une ontologie. Tous ces êtres en leur essence même s’appellent et se répondent tout comme l’amphore appelle la Terre, les Mains du Potier, l’Eau qui permet de façonner et de produire une Chose. (Ici, tout le lexique est donné en Majuscules : référence à une Essentialité).

Le Blanc en son esquisse

Donnons place à ‘L’atelier blanc’, tâchons d’y trouver quelques uns des sèmes que nous avons disséminés au hasard de l’écriture. L’atelier est dans sa lumière aurorale, dans son orient natif, dans sa pure germination. Déjà il contient en soi les ferments qui l’actualiseront plus tard, en supposant, bien sûr, qu’une vie le traverse, le dotant des degrés des métamorphoses successives. La vue est encore prise d’approximation, le flou prédomine, se diffuse à l’ensemble de l’œuvre comme si cette dernière était ‘poudrée à frimas’ pour reprendre la belle formulation romantique. Rien ne se détache de rien. Tout est à soi dans la confiance. La plénitude, si elle n’existe réellement, est contenue à même la réserve du papier. Car, de toute éternité, toute chose porte en soi l’entièreté de son être présent, passé, futur. Sur cette Terre, c’est bien le temps qui détermine tout ce qui fait phénomène et l’on ne saurait amputer le temps de son essence qui est durée, passage, glissement, prélèvement en soi des lignes qui feront se lever un destin.

    Ici, toutes ces lignes estompées sont des éminences grises qui veillent dans l’ombre, elles conseillent le Prince qui viendra porter en pleine lumière, à son peuple attentif, les motifs encore cernés des effluves nocturnes, des rumeurs ténébreuses qui ourdissent le tissu du réel. Tout étant en tout, rien ne saurait être dissimulé. Le grand théâtre mondain se nourrit aussi bien du secret des coulisses que des évidences de la scène. C’est ceci qui est pure merveille dans l’orbe amplement ouvert de la compréhension : chaque chose à sa place jouant avec toutes les autres choses du monde. La chaise, le linge plié reposant sur l’assise et le dossier, les châssis des toiles placées selon leur endroit ou leur envers, le miroir au mur porteur de reflets, ceci est intimement relié par une douceur native et rien ne saurait être retiré qui créerait un vide, une dysharmonie. Mais aussi bien les figures se supposent l’une l’autre, aussi bien elles portent en filigrane leur propre avenir et celui du monde qui lui coalescent si la thèse que nous posons de la nécessité de chaque chose est fondée en raison ou bien en déraison car la passion est tout aussi bonne conseillère que l’est la logique formelle de ce qui se montre.

  

   Placés au centre même de l’œuvre, nous sommes portés au centre du monde qu’elle détermine, soit la totalité de ce qui est puisque la retirer du jeu du monde serait amputer ce dernier de l’une de ses esquisses. De celle qui hèle la beauté et veut rejoindre toutes les beautés du monde. Occurrence multiple des mots qui suppose l’occurrence multiple du réel. Nous ne pouvons nous abstraire du concert des choses présentes qu’à priver ces choses du regard que nous leur destinons, donc de les amoindrir en quelque sorte, de les faire autres qu’elles ne sont dans leur primitive assurance de rencontrer la multiplicité des êtres qui donneront consistance à leur être. Liens parmi les liens, ceux-ci dessinent les traits de la figure universelle où chacun parait à l’aune de sa singularité. L’universel n’est jamais que la rencontre des singularités, de TOUTES les singularités.

  

   Ce dessin ne tisse son être qu’à convoquer toutes les ébauches, tous les schémas dont il est porteur en puissance. Ainsi cette chaise est-elle ‘toutes les chaises du monde’ : la cathèdre sur laquelle siège l’évêque ; la caquetoire sise près du feu ; celle de paille peinte par Van Gogh ; celle, rouge, cannée, proposée par Picasso ; celle de Magritte, en pierre, monumentale ; celle de Dubuffet en résine noire et blanche ; celle, fragmentée, de David Hockney et la liste serait longue des métamorphoses de cet objet du quotidien. Et c’est bien parce que la forme du dessin est native, aurorale, qu’elle autorise toutes ces autres chaises, zénithales, crépusculaires, nocturnes qui ne font qu’illustrer la courbure infinie du temps.

  Certes un acte est venu interrompre la libre portée de la puissance primitive. Mais les choses sont-elles aussi simples qu’il y paraît ? Non, les choses sont complexes, aériennes mais aussi racinaires, rhizomateuses, tressant de larges nappes de présence au-dessous de la ligne de flottaison de la conscience. Aucune puissance ne saurait trouver le lieu de son propre épuisement. Pas plus que la lumière ne s’arrête, la puissance ne peut connaître son étiage. Identique au rayonnement de l’Idée elle trace son chemin d’immuable évidence et jamais ne retombe. Si, nous les hommes, avons la plus grande peine à concevoir l’éternité, l’absolu, c’est en raison même de notre finitude, de notre pesante relativité. Certes la conscience semble être sécrétée par le corps, engendrée par la chimie cellulaire, perdue en fin de compte au terme de notre terrestre voyage.

  

   De ceci, de l’autonomie de la conscience par rapport à son roc biologique, nul ne peut rien dire au motif que notre connaissance est limitée et que nous ne pouvons faire l’expérience du monde que dans le cadre de notre finitude. Je ne sais pas si l’éternité existe, si l’âme peut voler de ses propres ailes, si Dieu est une fumée se dissipant au large des yeux. Ce que je crois c’est que les manifestations de l’Esprit dépassent de beaucoup les corps qui leur ont donné essor. L’Esprit de Léonard de Vinci, celui de Hegel ou bien de Nietzsche, de Rilke, de Hölderlin habitent le ciel des hommes bien après que leurs corps aient rejoint la poussière. Pourrait-on fossiliser à jamais la dimension de la dialectique, oublier les ‘Sonnets à Orphée’, faire l’impasse sur le ton aussi sublime qu’oraculaire du ‘Zarathoustra’, décréter la fin de ‘L’homme de Vitruve’ ? Non, assurément l’on voit bien que l’Esprit est vivant, j’entends ici un Esprit sécularisé bien éloigné des dogmes de quelque religion que ce soit.

    

   Je regarde ‘L’atelier blanc’ et j’y devine, en transparence, dissimulé dans l’épaisseur même du papier, la pluralité des signes qui, toujours, viennent à nous « sur des pattes de colombe » pour utiliser une fois encore la belle formulation nietzschéenne.

 

J’y devine la pulsation inapparente du Rien,

l’oscillation constante de l’Être,

la dimension pléthorique du Plein,

le souffle imperceptible du Néant,

le rythme inouï du Vide,

la symphonie du Tout qui,

loin d’être achevée,

est l’invite la plus immédiate

à réaliser qui l’on est

en son intime,

la chambre d’écho

de toutes les musiques du monde.

Oui, du MONDE !

 

 

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