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15 mars 2019 5 15 /03 /mars /2019 10:32
PIEDS

« Et puis je jouais avec mes pieds

C'est très intelligent les pieds

Ils vous emmènent très loin

Quand vous voulez aller très loin

Et puis quand vous ne voulez pas sortir

Ils restent là ils vous tiennent compagnie

Et quand il y a de la musique ils dansent

On ne peut pas danser sans eux ».

 

 Prévert - Paroles

 

***

 

   Pieds, combien vous êtes précieux, combien vous êtes rassurants. Pourtant si modestes, pourtant si dissimulés au regard. Qui donc, sur vous, porte son attention ? Vous foulez la terre et dans ce foulement c’est comme si vous disparaissiez, possiblement honteux de votre propre nature. Bien sûr, on est si près du domaine de la pure immanence et le ciel est haut qui vous condamne à n’être que d’éloignés fragments dont, en pensée du moins, l’on pourrait faire l’économie. Mais il convient de regarder autrement et, dans une certaine manière, d’inverser l’ordre des relations. Autrement dit de partir de votre apparente modestie pour découvrir, en vous, l’inestimable présence que vous destinez aux humains.

   Vous êtes une partie dont la noblesse n’est plus à démontrer, pas plus que votre fonction ne saurait être sous-estimée. Bien évidemment, si on vous aborde et vous compare aux autres aires du corps, vous faites figure d’enfants pauvres, sortes d’isthmes perdus en quelque marécage dont vous auriez bien du mal à émerger. Mais il faut vous décrire et circonscrire notre vue à l’aimable géographie que vous nous tendez.

   Pieds d’enfants, ils sont émouvants, n’est-ce pas ? (Mais n’est-ce, ici, le sort de toute « miniature » ? Le jeune chiot nous est infiniment plus plaisant que le vieux chien aux yeux chassieux, à la lourde démarche). Emouvants car portés par un genre de fragilité qui témoigne de la difficulté d’accomplir les  premiers pas dans l’exister. Assez souvent ils sont amusants, potelés, patauds telles les peluches aux formes duveteuses. Ils avancent laborieusement et chaque mètre gagné l’est au prix d’une lutte avec la pesanteur, l’équilibre, la justesse du trajet à emprunter. Ils disent l’incertitude humaine originelle quant à la saisie de l’espace, à sa maîtrise qui est condition de la liberté.

   Pieds de femmes. Ils sont pareils à deux nacres sur lesquelles la lumière glisse infiniment. Ils sont toute douceur et n’ont nullement renoncé à la vulnérabilité du premier âge. Ils pourraient se briser comme un verre fragile si une trop grande pression s’y exerçait. Ce qu’ils demandent : la caresse, l’attouchement subtil d’un baiser, l’effleurement plutôt que le geste appuyé. Tout au bout luisent les éclats de rubis des ongles. Ce sont les premiers signes du désir. Ils jouent en écho avec le fard des doigts, avec la cerise écarlate de la bouche. Etonnant, tout de même, (une intention de séduction s’y loge en creux) ce sémaphore qui fait signe en direction d’une possible conquête. Les pieds qu’on eût supputés pleins de sagesse, de retenue, voici qu’ils se parent du luxe et du prestige de l’envoûtement. Voilà qui les rehausse, voilà qui les manifeste bien autrement qu’en leur rôle d’instruments de locomotion.

   Pieds des hommes. Ils sont plus robustes et empruntent au trapèze vigoureux leur forme habituelle. Chaque doigt est affecté d’autonomie et leur séparation est nette. Ils ne présentent nul caractère qui les orienterait vers une entreprise liée au rayonnement d’un charme quelconque. Ils sont là, dans l’indubitable de leur massive présence. Ils affirment volonté et puissance d’un seul et unique jet de leur sûre manifestation. Si les pieds du nourrisson, ceux des femmes, demandaient la caresse, ceux des hommes portent l’empreinte de réalité qu’ils plaquent sur le sol à la façon de téméraires conquérants.

   Pieds. Foultitude de pieds qui martèlent journellement les mille et un lieux de la terre. Pieds pressés qui répandent, sur l’ensemble du sol, leur fourmillement multiple.

   Pieds menus des geishas emmaillotés dans leurs étroites bandes blanches, on dirait deux boules de neige.

   Pieds larges, qu’on supputerait de fonte, du peuple des mineurs. Leurs lourdes chaussures en ont déterminé la forme.

   Pieds des mimes, ils effleurent le réel sans jamais en déflorer l’unique secret.
   Pieds des randonneurs, ils sont cambrés dans l’effort à soutenir pour franchir vallons, ravines et crêtes où souffle le vent.

   Pieds des danseuses, ils sont effilés, ils sont comprimés dans les ballerines aux longs lacets tels des lianes. Ils sont ce que leur art en a fait, les serviteurs d’une discipline sans faille.

   Pieds des escrimeurs, ils prennent leurs somptueuses assises sur le tapis qui les propulse vers l’adversaire, celui qu’il faut toucher ou bien être touché soi-même. Le jeu des pieds est, en ce cas, décisif.

   Pieds des fildeféristes, ils se creusent en leur centre, épousant la ligne de vie.

   Pieds des clowns, ils flottent dans de larges chaussures. Déjà leur simple aspect est tremplin sur lequel repose une partie non-négligeable de la dramaturgie du cirque.

   Pieds des derviches tourneurs, ils scandent le vertige circulaire de la rythmique spirituelle.

   Femmes du peuple de la Vallée de l’Omo, en Ethiopie, leurs pieds sont de grands battoirs qui se confondent avec la couleur de l’argile.

   Mythe du peuple Patagon vivant sur la « terre des grands pieds », on imagine le gigantisme à la hauteur des fantaisies et fantasmagories des légendes.

   Je ne saurais terminer cette brève incursion dans le domaine étrange du pied sans citer quelques phrases de J.M.G. Le Clézio dans « Histoire du pied », cet infatigable écrivain qui ne se contente nullement de composer des histoires mais de penser, geste qui devient si rare en notre époque contemporaine :

   « Cela s’appelle donc la solitude. Être seul comme un gros orteil. Bien sûr la compagnie des autres doigts, les deux pieds. Mais cela ne rend pas leur solitude moins pesante. Sans voir, sans parler. Si loin de la bouche. Si loin de l’âme ».

   Ceux, celles, qui sont habitués à ma prose reconnaîtront ma prédilection pour cet auteur, ainsi que ce thème de la solitude qui traverse bon nombre de mes écrits. Rien ne sert de nous berner, de nous raconter des sornettes. La solitude est certainement le fait majeur de la condition humaine. De là l’aporie qui lui est coalescente. Il faudrait être aveugle pour ne pas témoigner de cette vérité-là. Tout comme le gros orteil qui, tout seul, se dresse en haut du tumulte de chair, plus rien d’autre n’est visible à l’horizon, hormis soi, sa consternante limitation, ce genre de sémaphore qui gesticule dans la nuit pleine de ténèbres de l’inconscience. Non seulement les autres doigts n’y peuvent rien changer mais leur présence renforce le sentiment de solitude (voyez, en son temps, le titre génial donné par David Riesman à son œuvre-phare : « La foule solitaire »). Chacun, au milieu de la prolifération grégaire de la foule se rassure de la contiguïté des autres. Le problème est celui, précisément de la « contiguïté ».

   Et, encore, cette notion de « contigu » dont le dictionnaire nous dit : « Qui touche à, qui est voisin de (quelque chose d'analogue) sans qu'il y ait d'intervalle », cette notion nous trompe puisque, individu parmi les individus, il faut, nécessairement, qu’il y ait intervalle. Sinon je serais l’autre qui serait moi. Sinon il y aurait identité, principe du même et aucune altérité ne pourrait trouver le lieu de sa propre figuration. Oui, nous sommes SEULS (il faudrait enlever le « S », faire une entorse à la langue et écrire : nous sommes SEUL, la seule manière qui conviendrait pour affirmer l’essence de la solitude). Car être SEUL c’est être sans vis-à-vis, sauf à avoir affaire à des ombres, à des simulacres. Qui donc vous prouve que l’Autre existe, dût-on l’affubler d’une Majuscule afin de convoquer sa possible essence ? Qui donc vous prouve que vous existez, vous-même ? Toutes les formes de cogito sont usées, aussi bien le fameux « Je pense donc je suis » de Descartes. Qui, aujourd’hui pense ? Ce qui s’appelle penser. C'est-à-dire donner un sens à l’exister, poser la question fondamentale amenée par Leibniz « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Qui se soucie de l’ontologie par laquelle nous nous questionnons sur la notion essentielle du fait d’ÊTRE ? Qui donc encore s’interroge sur la philosophie, la cosmologie, la musique des sphères, le clignotement étrange de l’univers aux confins de qui nous sommes en réalité. Car notre FINITUDE, là nous sommes fondamentalement SEUL(S), c’est ce au-delà de quoi nous ne pouvons rien étayer sinon de nébuleuses supputations. Mais qui sommes-nous donc pour être venus à l’être en ce monde ? Aurions-nous quelque chose à prouver ? Avons-nous quelque part, dans la vastitude environnante, quelque chose qui nous correspondrait, un genre d’écho, d’image en miroir, d’hallucination narcissique à laquelle nous pourrions nous raccrocher ?

   Nous sommes pareils au pied. « Si loin de la bouche. Si loin de l’âme » nous dit Le Clézio. L’affirmation est loin d’être sans conséquences. « Si loin de la bouche » veut dire privés de langage, n’être plus hommes. « Si loin de l’âme », veut dire réduits à la simple stature animale. A ce point de l’écriture, testez votre degré de solitude. Enfermez-vous dans une pièce, fermez les volets. Sur le mur de plâtre anonyme punaisez un miroir. Sur le miroir focalisez un rayon de lumière. Disposez-vous face à cette minuscule scène. Dites, en articulant chaque groupe phonétique, distinctement, « JE SUIS SEUL » (ou « SEULE », cela va de soi). Notez les modifications de votre expression. Le « JE » vous saisira en tant que sujet libre et autonome. Le « SUIS » vous installera dans l’existence. Le « SEUL » », vous ôtera toute forme de prétention à imaginer quelque présence siamoise dont vous auriez pu assurer votre solitaire cheminement.

    Lorsque vous émettez le « SEUL », observez donc le jeu labial. Occlusion d’abord, puis ouverture, puis vigoureuse expulsion. Ce que vous expulsez, en définitive, le « SOI » que vous offrez au Vide, au Rien, au Néant. SEUL, SEULE, après cette brève expérience vous en possèderez l’inoubliable saveur. Vous vous saurez SEUL, SEULE, au gré d’une intime conviction. Votre horizon, soudain dégagé de toute fausse perspective, se donnera à vous selon liberté et vérité, ces absolus, un instant, auront déserté leur haute citadelle pour venir à l’effectivité et affirmer leur puissance.

   Dès lors, vous assumant SEUL, SEULE, vous n’aurez plus de souci que de VOUS. Ce qui n’ôtera en rien ni vos angoisses, ni vos incertitudes, ni la crainte que vous aurez de disparaître à vos propres yeux. Vous n’aurez de cesse de fréquenter ces penseurs  tristes que, jusqu’alors, vous négligiez. Avec Hegel vous penserez la « conscience malheureuse », celle qui épouse le néant de la vie, doute de sa présence objective au monde et placerez au sein de vos hésitations une certitude enfin assurée, disant à qui voudra bien l’entendre (mais qui donc entendra ?) :

 

JE SUIS SEUL … JE SUIS SEULJE SUIS SEUL

 

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