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16 mars 2018 5 16 /03 /mars /2018 09:35
NOIR et BLANC

                                                                 Le N & B

                                                      Création : Michel Belisle

 

 

 

                                                                       Le 15 Mars 2018

 

 

 

 

                   Toi qui es ombre et lumière.

 

 

   Sais-tu, Solveig, tout le bonheur contenu dans l’événement de la rencontre ? Tu sors un matin de chez toi, encore dans les brumes du songe, sans motif bien précis que celui, peut-être, de humer l’air, de défroisser la toile de tes idées. Dans le matin gris, ce sera tantôt une fuyante silhouette, humaine ou bien animale, l’envol d’une feuille que le vent aura prise, un objet sur le trottoir faisant son ombre d’énigme. Il n’en faudra pas plus à ton esprit pour imaginer mille scenarii plus fantaisistes les uns que les autres. C’est là pure liberté faisant flotter sa voile dans l’indécision du monde. Oui, Sol, « l’indécision du monde ». Car, tu le sais bien, le monde ne veut rien, ne dit rien, c’est NOUS qui voulons à sa place, c’est nous qui orientons toutes choses, leur attribuons un destin. Tel arbre qui aurait pu demeurer sur le bord d’une discrétion, nous le métamorphosons en emblème de vie, nous accrochons à ses branches montantes la métaphore de la flamme. Et c’est comme si, à la seule force de notre volonté, nous le dotions d’un feu dont, plus jamais, il ne pourrait se départir. C’est incroyable, tout de même, cette puissance qui nous est octroyée d’animer tout un théâtre, d’y placer des acteurs, d’en décider les destins à la mesure de notre regard. Seul l’homme est capable de ceci, s’emparer d’une forme, la modeler à sa guise, en faire un genre de marionnette avec laquelle il jouera le temps d’un caprice, puis l’abandonnera au profit d’une autre figure à laquelle il attribuera d’autres prédicats.

   Mais combien ma prose doit te sembler abstraite qui ne parle que de généralités. Que je te dise ce qui a motivé mon propos. Ce matin, sur mon écran, parmi un fouillis d’images, une retient mon attention. Non grâce à son esthétique ou bien à l’attrait de son sujet. Simplement parce qu’elle m’interroge. C’est troublant une image qui, d’emblée, ne semble rien dire d’autre que le contour de sa propre présence. Un peu comme si elle proférait « Je suis parce que je suis ». Et ceci me fait penser à : « La rose est sans pourquoi » d’Angelus Silesius. Pour quelle raison nous attachons-nous toujours à donner une signification aux choses, les ramenant à une cause qui les justifierait ? Peut-être existe-t-il des générations spontanées d’objets qui ne viennent à notre rencontre qu’à troubler l’aire de nos certitudes.

   Comprends-tu, la plupart du temps, apercevant une silhouette indéterminée, nous la reportons à une analogie dont le réel nous fait le don. Telle ligne sera chemin. Telle tache l’image d’un lac. Tel rhizome de traits, taillis sur le rivage. Alors, pourvus d’exactes coordonnées, nous nous serons reliés à du connu, nous évoluerons en terre d’accueil. Sans doute, t’es-tu souvent prêtée au jeu des identifications ? Chaque forme trouvant son sens d’une projection, tel le Rorschach dont les  papillons, personnages mythiques et autres bestiaires étranges se dotent vite de figurations familières dont nous faisons l’agent de notre salut. Tel est rassuré qui voit dans l’éclaboussure qui, à tout instant, pourrait se muer en menace, une manière d’effigie bienveillante, globalement humaine, avec ses deux yeux en boules, son amusant couvre-chef, ses épaules anguleuses, ses bras écartés en signe d’accueil. L’installation d’une parodie qui nous exonère de bien des égarements, de bien des faux-pas qui nous eussent versés dans la fosse sans compromission du tragique.

NOIR et BLANC

Planche de Rorschach

Source : Le Figaro

 

 

   Maintenant nous aurons affaire à la photographie dont une copie a été jointe à ma lettre. Certes il serait tentant d’y déchiffrer, sans délai, les signes d’une réassurance dont notre être est toujours en quête. Nul doute que nous y verrions des tiges de feuilles avec leur vrille terminale, puis l’ombre chinoise d’un découpage imitant une carrosserie d’automobile, puis le plateau arrondi d’une table ou bien le sol sur lequel glisserait cette représentation fantomatique. Le réel en sa densité nous aurait tendu la perche de sa vraisemblance. Pour autant, aurions-nous accompli quelque progrès dans notre découverte de cet étrange vis-à-vis ? Nous n’aurions tracé que le cadre d’un possible avec, en tout état de cause, d’invraisemblables hypothèses. Comment bâtir l’architecture d’une vérité avec si peu d’éléments ? Alors il faut se libérer des simples apparences, inventer de toute pièce la rumeur d’une fable. Tu en seras d’accord, toujours nous sommes limités par la mesure d’une objectivité, l’étroitesse de règles, le carcan d’une convention. La plupart du temps nous cherchons un code, un alphabet, selon lesquels ordonner nos existences, leur donner des racines, établir un fondement. Mais la marge de manœuvre est si étroite que nous en sentons vite l’énergie aliénante, le poids d’une fatalité dont nous sentons bien qu’elle est étrangère à l’exploration d’une joie. Nous voulons sortir des sentiers battus, humer l’odeur du vent, happer ici une odeur de résine, là éprouver un frisson à l’approche d’un ravin, plus loin encore longer cette faille d’ombre où gît une aventure qui tremble de n’être point déchiffrée.

   Le soleil est haut levé, couronne blanche qui incendie le ciel. Au large de l’astre un poudroiement pareil à une dalle de sable. Des signes s’y devinent qui pourraient être de terre ou bien tracés par un peuple invisible. C’est toujours si troublant l’éparpillement de la vision au terme duquel le regard est livré à la pure contrée des mirages, à leur pouvoir de fascination. Serais-je atteint d’un début d’ivresse, ma vue se brouillerait-elle, elle qui ne distingue plus que le tronc d’un palmier levé dans l’air qui vibre ? Bien des lames ont chuté que le plateau du désert recueille à la manière de solitudes égarées. Ici l’impression est celle d’une vastitude que la chaleur amplifierait à l’aune de son insupportable blessure. C’est toujours dans la démesure, n’est-ce pas Sol, que l’âme s’ouvre à ses plus hautes valeurs ? Les ermites n’ont-ils pas choisi l’illimité des zones arides, sauvages, pures de toute empreinte afin que se révèle à eux les vertus transcendantes que ne leur offrait nullement un  quotidien tressé d’indigence ?

   Aperçois-tu, comme moi, cette levée de sable noir, cette dune qui se réverbère en écho sur l’épaule d’une dune voisine, seuls de sombres sillons en délimitent l’austère  forme, à peine un envol sous le ciel qui appuie de toute la force de son aveuglante clarté ?  C’est bien cette impression de dénuement face à l’insoutenable qui fait de cette photographie sa beauté en même temps que le lieu d’une inquiétude. Combien nous sommes éloignés des gentilles affabulations du Rorschach, combien vibre en nous, d’un identique diapason, la rencontre d’une pureté et la possibilité de tout effacement. Sans peine, au-delà de ce qui se montre, nous devinons des vagues de sable à l’infini, les anses d’ombre bleues des barkhanes que coiffent des croissants de vive lumière. Peut-être y a-t-il, au sein de leurs vagues, des dalles de calcaire creusées d’habitats troglodytiques, avec leurs cours parcourues de fraîcheur, leurs façades blanches, leurs jarres emplies de dattes et de figues sèches ?

   Tu vois ce saut à partir de l’image primitive, celle qui désignait quelques objets du quotidien, les imposait comme seule réalité possible. Là est notre lieu, celui qui détache nos liens et nous met en rapport avec une manière d’infini. Nous pourrions broder à perte de vue, rajouter à notre scène l’ample respiration d’une épopée, la doter de héros capables de hauts faits, porter l’imaginaire à ses limites. L’essence de la vision est ceci qui s’affranchit de l’immédiat préhensible pour gagner des espaces où les choses se donnent avec toute l’amplitude de leur être. Nous sommes si souvent pris au dépourvu, emmêlés aux divers événements, cloués sur la planche à la manière d’insectes dont on veut percer la fragile cuirasse. S’extraire de cette domination des choses est plus qu’un devoir, une nécessité. Nous serons toujours suffisamment assurés de l’affiche qui fait son éclat de couleurs à l’angle de la rue, de l’échoppe qui déplie son auvent de toile, de l’autobus qui, pour la millième fois, marque son arrêt à la station. Ceci devient si évident que nous n’en sommes pas plus alertés que de la course de l’aiguille sur le cadran de l’horloge, mouvement infiniment circulaire qui ne nous dit plus rien que sa manifestation récurrente, s’usant dans sa répétition. De là vient le mortel ennui que nous tâchons de réduire en ayant recours au jeu, au divertissement, à quelque ambroisie qui nous réconforterait. 

   Te livres-tu, toi aussi, à ce jeu de la surprise qui, chaque jour, peut amener son lot de bonheur ? Car c’est une telle ouverture que de tirer du simple, de l’inapparent, ceci même que l’on n’y attendait pas, une faille au large de laquelle l’esprit peut prendre son envol. Certes nous sommes des êtres du terrestre, de la glaise, du sillon. Pour cette raison nous avançons, tête basse, épaules courbes, et nos yeux, la plupart du temps, ne sont rivés qu’au sol de poussière. Sans doute pensons-nous y trouver, à défaut d’une vérité, une ligne qui se donne en tant que chemin possible pour l’humain. Parfois, vois-tu, je m’amuse à suivre d’une brindille la trace du scarabée déposée dans l’humus. Je pense à cette vie du peu, du modeste, de l’immanence. Elle ne s’élève que pour mieux retomber, de motte en motte, ignorante du monde qui, au-dessus de sa tête, devrait l’interpeller mais demeure constamment, définitivement muet. Décrit de cette manière, ce modeste coléoptère reste soudé à son statut d’insecte invisible que bien peu de nos contemporains remarquent.

   Et pourtant, il suffit d’un léger décalage du regard pour le métamorphoser et accroître son essence. Ce que firent les Anciens Egyptiens, lesquels attribuèrent au bousier valeur sacrée : la pelote sphérique qu’il poussait devant lui, confondue avec la course du soleil, devenait objet purement cosmique. Dieu Khépri vénéré comme l’étaient tous les dieux de l’Antiquité. Passage de la réalité immédiate d’animal infinitésimal à cette autre réalité transcendée qui s’annonce en tant que figure de la déité. Voie qui s’ouvre depuis la terre afin de gagner un destin céleste, une réalité médiate que porte la puissance du symbole. Les choses, n’ont jamais que les attributs dont on les dote. Ainsi l’image dont il est question peut demeurer simple anecdote : silhouette d’une voiture qui avance au milieu d’une route semée de graminées. Sans doute est-ce le premier signal visuel qu’elle nous adresse et dont, le plus souvent, nous nous satisfaisons. Et ne va pas croire, Solveig, qu’un travail d’interprétation plus approfondi réponde au simple souci de développer quelque habileté. Ceci serait bien vain. Chercher dans la chose une autre perspective que celle qu’elle nous offre en première main, c’est seulement l’agrandir à la mesure de ses significations infinies que jamais n’épuisent nos projections, fussent-elles habiles. Non, le donné est doté par nature d’une telle richesse que, toujours nous pouvons ajouter une perle au collier, pour autant il n’en sera jamais terminé.

   Alors la fiction du désert, des dunes, des possibles habitats troglodytes constitue-t-elle un acte gratuit ? Non, seulement la visée de mes singulières affinités. J’éprouve un tel attrait pour les paysages désertiques, les savanes d’herbe, les hauts-plateaux battus par le vent, les landes de bruyère, les galets gris des grèves septentrionales, les miroirs des lagunes, les salines que parcourent les étincelles de lumière, les steppes boréales, les mesas de calcaire suspendues au-dessus du vide et, bien sûr, cet admirable Causse qui déroule à l’horizon de mes fenêtres la houle de ses chênes étiques, élève ses cairns de pierre blanche, attise les piquants de ses genévriers, agite les minces feuilles des buis. Ceci est mon quotidien. Je ne m’en lasse jamais. Peut-être est-ce dans le but d’en indiquer l’exception que, parfois, en imagination, je m’en éloigne ? Mais je n’ai de cesse d’y revenir, tout comme toi à tes forêts et à tes beaux lacs de Scandinavie. On n’échappe pas si facilement à ses racines. Ne crois-tu pas ?

 

        Mon seul souhait : que cette image te fasse voyager. Tu me raconteras. Demain est si proche ! 

  

(PS : Je ne sais si dans la « Belle Province », la création est de là-bas, on rêve de la même manière. J’y fus un temps mais mes songes d’alors ne sont plus que brume dans le lointain du temps.)

 

 

 

 

 

 

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