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7 mars 2018 3 07 /03 /mars /2018 09:21
Du dedans du blanc

                                                       " Paysage dans le blanc "

                                                         Patrick Geffroy Yorffeg

 

                                                                                 

                                                                                 Le 6 Mars 2018

 

 

                A toi qui m’écris, à qui j’écris.

 

 

   Sais-tu, Sol, nous constituons une espèce rare, celle des graphomanes. A l’heure médiatisée qui est la nôtre où la machine, petit à petit, se substitue à l’homme, sans doute figurons-nous des êtres en voie de disparition. Cependant, quel bonheur de correspondre, d’attendre la lettre, de guetter le passage du facteur, d’ouvrir l’enveloppe. Gamins devant le mystère d’une pochette surprise et le cœur bat de seulement confier au coupe-papier la tâche de délivrer un secret. Et ces signes manuscrits, ces pas de fourmis sur la blancheur de la page et ce beau contraste du noir et du blanc, ce silence de la neige que viennent maculer (mais ô combien miraculeusement) ces taches, ces brindilles signifiantes, ces minces ramures qui sont comme le prolongement de nos corps, les isthmes avancés de nos mains. Vois-tu, parfois, à suivre le tracé de tes lignes sismographiques, je décèle la présence d’une joie, un trouble de l’âme, la pente d’une tristesse. Motifs irremplaçables que nulle supercherie technique ne pourrait venir troubler. Bien des hommes de notre temps sont des robots, des entités cybernétiques attachées par un étrange cordon ombilical à une mère anonyme dont ils ne perçoivent même pas l’étrange tyrannie. « Servitude volontaire » eut dit en son temps Étienne de La Boétie. En tout état de cause ils n’ont nullement faite leur l’assertion de l’écrivain humaniste : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres ». Mais rien ne sert d’épiloguer, chaque société a sa loi qu’elle ne transgresse que rarement.

   Mille fois merci de m’avoir conduit devant cette belle image à laquelle l’artiste a donné le titre de  " Paysage dans le blanc ". Oh, bien évidemment, pour toi la Nordique, ceci constitue un bien modeste événement. Tout, en définitive, est affaire de proportion : de la chute du fin grésil à l’avalanche qui fait rouler son mur de congères. L’événement, cette posture que nous attribuons aux choses qui arrivent à l’aune de la seule subjectivité. Immense pour certains, minuscule pour d’autres et ceci concernant un même et unique fait. A chacun sa péripétie selon les hasards de son propre destin. Connais-tu cette phrase sublime de Simone Beauvoir dans « Mémoires d’une jeune fille rangée » : « Comme j'avais envie qu'il m'arrive des choses, et que jamais il ne se passait rien, je fis de mon émotion un événement. »  Quelle pertinence dans le propos ! On pourrait lui attribuer le prédicat de « tautologique ».  Enfin ceci est mon point de vue : point d’événement hormis l’émotion  qui en constitue la trame. Un événement sans affection est une coquille vide où ne souffle que le vent de la banalité.

   J’apprécie tout particulièrement ce camaïeu de couleurs à peine posées, comme en sustentation, ces teintes d’ambre puis de blé que rehausse un jaune de Mars, qu’atténuent, dans un subtil équilibre, une touche de sable ou bien un effleurement de vanille. Ici tout est à soi sans distance. Tout se donne dans un genre « d’heureuse mélancolie ». Je t’assure, Solveig, cet oxymore est bien involontaire. Il découle simplement d’une patente ambiguïté : indice d’une joie que modère un temps figé, sans avenir, sans possibilité de dépliement. Et pourtant nous demeurons à contempler. Comme quoi le beau se donne avec une évidente charge de fascination. Nous sommes là et nous n’y sommes pas. Nous sommes en suspens et ne rêvons que d’y demeurer.

   Sais-tu ce qui, depuis mon attitude songeuse, m’est venu à l’esprit ? Eh bien, dans cette scène de neige, ses lignes presque inapparentes, ses quelques nervures, ses ombres à peine insistantes, j’ai soudain été transporté loin dans le temps, loin dans l’espace, en une terre si mystérieuse qu’elle semblerait n’être qu’une manière d’hallucination, de vertige. C’est l’écriture qui a été la médiatrice, la figure des signes s’enlevant sur le fond blanc de la page, tout comme les arbres, les maisons, les sillons sortent du néant pour nous apparaître avec la force incontournable d’une parole qui a trouvé le site de son dessin, de son actualisation, de sa fixation en des entités qui en assureront l’éternelle présence.

    C’est la Mésopotamie qui m’est apparue, le pays « entre les fleuves », - prononcer simplement « Tigre », « Euphrate » et l’on ne s’appartient plus -, cette région si fertile en raison certes de sa végétation mais aussi, mais surtout, de sa brillante mythologie, de sa culture, de son mode de vie, du degré de sa civilisation. Peux-tu au moins imaginer Enlil, dieu du vent ; Enki, dieu des eaux douces, de la sagesse, des arts et des techniques ; Inanna, déesse de l'amour et de la guerre et Anu, le dieu du ciel, de la végétation ainsi que de la pluie ? Evoquer seulement ces noms c’est déjà sortir de soi, c’est se projeter dans l’arche sans fin du langage, c’est tracer à même sa peau les tatouages de l’écriture, inciser au profond de son être à l’aide d’un calame en roseau, les signes qui nous déterminent en tant que scribes du monde.

   Oui, la Mésopotamie n’était nullement le fait du hasard. Les premières traces écrites sont sumériennes, ces si beaux signes gravés dans les tablettes d’argile. As-tu l’impression, comme moi, que les empreintes cunéiformes sont les premiers pas que l’homme aurait effectués sur Terre, y déposant les stigmates de son aventureux sillage ? Lire ces signes, c’est lire l’homme. C’est lire dieu en l’homme, la nature en l’homme, puis, par glissements successifs, la pensée en l’homme. Prodige des prodiges que l’écriture constitue, ce canevas anthropologique voulant enclore dans la meute de ses signes la réalité de l’univers mais aussi la sienne propre, le sceau incontournable de la présence.

   Mais vois donc ceci : trois triangles contigus, deux barres et c’est l’image du dieu qui se confie à nous ; deux coins insérés dans un rectangle que surmonte un triangle (image de la cheminée et donc du foyer ?) et la maison surgit que nous reconnaissons ; trois vagues verticales enchâssées l’une dans l’autre (le vent dans le champ semé de blé ?) et voici le grain ; un triangle, une hampe à laquelle sont accrochés deux coins et le jour a donné son image. Touchante iconographie qui, de loin en loin, trace le sillon au sein duquel l’humain trouvera son essentielle destinée.

   Puis la suite de « l’événement », majeur s’il en est, chez les Egyptiens. Certes il y a eu mutation de l’écriture, de nouveaux symboles y figurent. Un rectangle que prolongent deux minces traits et voici l’idéogramme du ciel ; l’ovale d’une bouche et le son [R] en est le phonogramme ; un œuf se montre-t-il et le déterminatif de « féminité » nous est livré. Sans doute nous sommes-nous éloignés du paysage de neige, de sa nature, de sa simplicité. L’intellect est venu y greffer sa marque. Mais, en réalité, sommes-nous hors d’atteinte de la photographie ? Nullement. Tout est toujours question de sèmes dont nous échouons, le plus souvent, à décrypter la parole latente.

   Tout est sous le signe d’une commune signification, aussi bien la ligne d’arbres, les sillons, la haie, les flocons des nuages dans la photographie ; aussi bien les coins insérés dans l’argile cunéiforme ou bien l’image hiéroglyphique du vautour ayant la valeur de « mère » ; le panier, phonogramme disant la personne du « maître ». Tout part d’une même volonté de dire l’homme, l’homme dans la nature, la nature sous la protection des dieux. Commettre le premier signe, fût-il inapparent, le point, le trait, l’ovale, le cercle, la demi-sphère et les dés sont lancés qui ne s’arrêteront plus de la polyphonie lexicale, de l’arche sémantique, de la fable du monde en ses inépuisables ressources. Ainsi un mur polychrome d’Egypte porte-t-il, dans l’espace de quelques hiéroglyphes - un trône, une femme assise, une hirondelle, une bouche, un vautour, un panier, l’image stylisée du ciel - le message suivant : « Isis, femme des femmes, mère du dieu, maîtresse des cieux », à la fois l’ampleur d’une mythologie, la présence insigne des femmes, l’idée d’une généalogie divine, la puissance que recèle le ciel.

   Toute représentation, telle la photographie, le dessin, la peinture, l’oeuvre d’art en général : toute apposition de signe sur l’argile, la pierre, le papyrus ne sont que les projections par lesquelles l’homme donne à entendre sa voix, le monde donne à voir sa toile de fond. Le problème résulte d’une occultation quasi-permanente des phénomènes qui se dissolvent dans un marécage de bruits, d’images confuses, de constantes allées et venues, si bien que tout confine à « l’événement » si mince qu’il se confond avec le moment même de son apparition qui n’est que le prélude à sa disparition.

   C’est pourquoi, Sol, il est nécessaire  de déchiffrer tous ces messages cryptés qui fondent sur nous sans que nous en saisissions adéquatement la portée. Le paysage devant nous, cette page blanche sur laquelle se déposent les figures qui « font signe », les tablettes incisées de coins, la grande pièce de basalte nommée « Pierre de Rosette », tout ceci conflue dans une même direction : nous interroger sur le sens de l’existence. Cette dalle est plus qu’un témoin précieux d’un premier jalon de la culture, d’un témoin de la civilisation, elle fonctionne en tant qu’allégorie chargée de nous faire savoir que tout est signe dans l’univers, que nous sommes, en tant que consciences humaines, attelés à la tâche de déchiffreurs. Solveig, sache que nous avons à être, sans délai, des sortes de Champollion. La pluralité des écritures qui partagent la surface de la Pierre de Rosette, hiéroglyphe, démotique, grecque, cette « multiplicité unitaire », ce creuset où tout se rejoint en une parole essentielle, ceci nous montre la voie. Quel que soit le médium emprunté seule « La Voie » est essentielle.

   Je termine volontairement par cette formule lapidaire du Tao, tellement le chemin qui conduit au sens est universel. Que t’offrir de mieux que cette calligraphie 草書 cǎoshū  « herbes folles », pour ceux qui savent la lire s’y illustre dào « la Voie ».

 

Que tes pas dans la neige indiquent le lieu de ton être !

 

Du dedans du blanc

Calligraphie taoïste

Source : Wikipédia

 

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