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1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 08:56
Avant que le langage ne soit.

"Un limonaire des plages".

 

Œuvre : André Maynet.

 

 

 

 

   Sur la margelle de l’infini.

 

   Il faut se déporter bien au-delà du temps, longer les coursives infinies de l’espace et se trouver dans cette espèce d’origine cosmique dont les Planètes n’ont guère conscience. Ce qui se montre comme la plus confondante aporie qui soit : nul langage à l’horizon et les choses sont muettes et les grosses boules qui peuplent l’immensité girent à la manière de totons ivres sur la margelle de l’infini. Ce sont de simples sphères pareilles à des gonflements de mercure, à des dilatations de platine. Vénus n’est encore nullement parée de sa belle teinte orangée, Mars est une tache livide semblable à du talc, Jupiter reflète en abyme l’image de ses compagnes, Saturne est dépourvue d’anneaux, Uranus est livide comme un masque de mime, Neptune n’a ni la profondeur des eaux marines, ni le lustre de l’éther, seulement une manière de mélancolie qui fait de soi le centre d’une énigme.

 

   Cette aube du Monde.

 

   Rien de plus désolant, dans cette aube du Monde que cette lourde mutité dont il s’en faudrait de peu qu’elle ne fasse se lever un assourdissant silence. Peut-être quelque feulement, un barrissement ou bien encore un rugissement dont l’Univers tout entier tremblerait du fond de sa laborieuse solitude. Parfois, dans le vide sidéral, les Planètes se regardent de leurs yeux sans pupilles et cela donne des bourdonnements d’images, des éclisses de clarté, des échardes de lumière mais jamais l’amorce de ce qui pourrait constituer une compréhension de cette procession astrale vers on ne sait quelle destination. C’est assez semblable à ce nihilisme qui, bien plus tard, fera des Philosophes des êtres en perdition, des Prophètes déclinant sur le bord de leur grotte les misères à venir de l’humain.

   « Mais si misère il y a c’est tout simplement en raison de la perte du langage, cette essence qui fait tenir les hommes debout et les conduit bien au-delà de leur être, dans la région immense des éclatantes lumières ».

   Voici ce qu’auraient pu formuler ces Habitantes du Rien si le luxe d’une Parole leur avait été conféré. Si elles avaient pu faire l’hypothèse de l’homme, de sa présence, de son futur bavardage. Mais leurs lèvres demeuraient soudées et une stupeur totalement sphérique les habitait de l’intérieur avec leurs turbulences éteintes et leurs vagues languides. Alors, par on ne sait quelle intuition géniale, une des Planètes se mit en devoir d’élaborer toute une théorie (sans langage cependant, seulement une suite de sons, de trilles, de percussions), théorie qui unissait les intervalles de ses Sœurs et les reliait entre elles par la grâce d’une Musique des Sphères dont les Antiques, notamment Pythagore, Aristote et le divin Platon firent leur ordinaire avec le bonheur que l’on sait. Donc l’univers avait cessé d’être mutique. Certes la rhétorique était loin, la poétique encore un balbutiement inaperçu, mais un premier pas était franchi qui allait tirer de l’occlusion originelle quelque chose comme une fable. Du reste cette belle concordance des sons provenant de l’univers, voici comment, à l’ère langagière, elle devait trouver son heureuse traduction dans un texte bouddhique : « Le moine, (...) avec cette claire, céleste oreille surpassant l'oreille des hommes, entend à la fois les sons humains et les sons célestes, fussent-ils loin ou près ». Plus tard le dilemme serait ceci : ou bien il fallait se convertir et devenir moine, ou bien colmater ses oreilles de cire en attendant que cela veuille bien chanter à l’intérieur du corps. Cependant on ne pouvait demeurer dans l’incertitude et, sans doute, fallait-il admettre cette étonnante présence d’une symphonie des étoiles.

 

   Tout était musique.

 

 

 

Avant que le langage ne soit.

   Voici, bien du temps a passé, l’espace a déroulé ses volutes. Bien des lieux se sont affranchis de la cosmologie antique. Bien des hommes sont nés, des femmes aussi, des enfants font leurs jeux espiègles dans les cours des écoles. Les ruisseaux coulent avec leur claire mélodie. Les ailes des moulins tournent en froissant le vent. L’eau franchit les écluses en joyeux clapotis. Sur les longues plages de sable les grains de mica grésillent et on entend leur mince voix depuis les nasses des villes où dorment les hommes. La lumière aussi profère à la façon d’un chuchotement, une lumière grise, si douce, pareille à une berceuse pour nouveau-nés. C’est pure joie que d’apercevoir, sur la vitre du jour, se dérouler les arabesques de la signification. Ici, près de la lagune, rien n’est encore présent et une brume enveloppe tout dans la silhouette d’un songe. On est quelque part dans l’indistinction des choses. On est peut-être oiseau de cendre dans le ciel blanchi. Peut-être coquillage soudé dans le fond de sa nacre ou bien Marcheur égaré en quête de soi. On ne sait pas très bien. Mais ce que l’on sait, à la manière d’une expérience première, c’est toute cette musique qui, soudain, fait sa joyeuse mélodie et rebondit sur le sable de la plage, pareille à un cabri dans le pré printanier. Ce ne sont que sauts et gambades. Ce ne sont que pirouettes et rapides carrousels. Ça fait des bruits couleur de menthe, des sons pareils aux arcs-en-ciel des berlingots, cela s’enroule tout autour de la spire de la cochlée tel un ruban de réglisse avec, au milieu, sa bille d’anis blanche. Ça entre dans le palais avec la douceur d’une dragée. Ça fait briller les joues et les rend purpurines, on croirait des pommes d’api.

 

   La caisse en bois d’un limonaire.

 

   Cependant nul ne s’étonne, parmi les Déambulants de la plage, de cet air de kermesse joyeuse, de ce rythme souple de farandole, de ces airs pareils aux musiques de cirque, de ces flonflons de foire et de manèges. Ça y est, maintenant la brume se dissipe, maintenant l’on commence à discerner. Cette étrange musique que l’on croyait tout droit venue des Sphères de l’univers, voici qu’elle sort de la caisse en bois d’un limonaire. On dirait un jouet d’enfant avec ses trois roues à rayons, son guidon, son étrange phare qui éclaire la toile encore compacte de l’air. Ce ne sont que polkas endiablées et valses ondoyantes, bourrées enlevées et gigues alertes, sarabandes mutines et vifs rigaudons. Sans doute ce limonaire est-il un automate puisque nul ne semble en actionner le mécanisme. Tout autour la lagune grise vibre à la « Marche des gladiateurs », s’émeut au chant du « Merle blanc », tangue sous les assauts de la « Valse de Mai », s’enivre des fragrances des « Tulipes d’Amsterdam », se hisse sur « Les chevaux de bois » qui filent à la vitesse du galop.

 

   Vérité qui murmure à mi-voix.

 

   Puis, soudain, dans l’air qui se défroisse, les notes de musique semblent être poncées par quelque phénomène naturel - peut-être le vent de la lagune -, les sons sont plus doux, ils s’amenuisent comme s’ils voulaient s’introduire dans le chas d’une aiguille, leurs aspérités s’érodent, les harmonies se diluent, le timbre, de cuivré qu’il était, prend des teintes plus claires, plus limpides, moins rutilantes, pareilles à l’écoulement d’une eau de source dans le secret des veines de la terre. C’est la mesure juste qui convient aux âmes simples et à ceux et celles qui vivent dans leur propre intimité, là tout près d’une vérité qui murmure à mi-voix, qui ne se révèle que dans la confidence et dans la chambre étroite d’un secret. Finis les flonflons et les figures sémillantes du quadrille, les sauts primesautiers de la pastourelle. Finies les immenses portées musicales avec leurs sarabandes de rondes et de blanches, de croches multiples. Des annotations qui deviennent si simples qu’elles ne semblent plus revêtir que le dessin d’une ligne unique, flexueuse mais dans la plus belle modération qui soit. Seulement une ondulation pareille à la justesse d’un sentiment, à la courbe exacte de l’amour, à la beauté d’une feuille qu’un souffle d’air métamorphose en ce rien qui devient un tout à la seule image d’un évident accomplissement.

Avant que le langage ne soit.

   Loin sont les musiques des Sphères, il n’en demeure plus que cette manière de lumière céleste, de souffle pareil à celui d’une flûte andine sur les hauts plateaux parcourus d’herbes claires, cet à peine disant du monde lorsqu’il veut se faire le messager d’une confidence. Mais voici que se produit le prodige. Voici que la brume se déchire tel un songe d’hiver sous le rougeoiement de l’aube. Voici que dans le faisceau de la lampe (est-ce la métaphore de la vérité ?), se révèle le précieux que nos yeux avaient occulté à la mesure de cette belle inconscience humaine qui est comme notre indéfectible empreinte.

 

   Un crépuscule antique.

 

   Harmonie, nous la voyons dans une manière de crépuscule antique, pareille à la blancheur marmoréenne de l’Aphrodite de Praxitèle, posture infiniment hiératique que rien ne semblerait pouvoir soustraire à la méditation qui l’occupe. Ce corps n’est nullement un corps qui exhiberait quelque volupté. Il se retient dans sa propre frontière de peau. Il se dissimule dans l’anonymat d’une teinte si inaccessible qu’elle semblerait hors d’atteinte. Alors cette Déesse serait-elle définitivement hors de portée, simple apparence qui s’évanouirait à même notre regard sans qu’il soit possible d’en connaître l’essence ? Non, ceci serait trop cruel.

 

   De Jupiter à Neptune.

 

   Cette coiffe relevée en chignon, avec sa belle teinte de cuivre, n’évoquerait-elle pas Jupiter, sa Grande Tache rouge, ses ondes, ses turbulences, ses anticyclones ? Ces yeux qu’on suppose bleus (comment pourrait-il en être autrement ?), ne pourrait-on les rapporter à une aurore polaire d’Uranus avec sa belle teinte de glace flottant dans la banquise ? La double éminence de la poitrine ne nous ferait-elle penser à cette douceur d’argile de Vénus, la Belle Etoile ? La discrétion de l’ombilic ne serait-elle le reflet de la couleur de métal de Mercure ? Le mystérieux triangle pubien ne ferait-il signe en direction du volcanisme de Mars, plaines de lave à la somptueuse vie interne ? Les boules des genoux seraient-elles des Pluton gémellaires décorées de leurs mosaïques de glace ? Enfin, ce dos que l’on ne peut atteindre ne se présenterait-il à la façon de Neptune avec sa grande tache sombre qui correspondrait peut-être à la plaine s’étendant entre les omoplates ? Belle géographie cosmographique s’il en est !

 

   Etirez le parchemin de votre peau.

 

   Mais approchez-vous donc, mais tendez l’oreille, mais étirez le parchemin de votre peau, mais faites de vos sens le réceptacle de ce qui se donne comme le plus subtil spectacle qui se puisse imaginer. Oui, le corps d’Harmonie est le lieu de convergence de toutes les planètes et le réceptacle de la joie. Disparues les petites farces mondaines qui s’échappaient du gentil limonaire à trois roues, de l’orgue à quatre sous, de l’instrument à cinq sens. C’est ce lieu du corps qui est celui de la Musique des Sphères. Non celle imaginée par les Philosophes antiques, ces grands enfants qui n’inventaient des cosmologies qu’à se désennuyer du temps et se rendre intéressants. Autrement passionnante est la grande symphonie qui se joue en sourdine à la lisière de l’âme de cette Attentive. C’est une manière de panthéisme qui court partout et hérisse les picots du fragile épiderme. Cela bruit dans le genre d’une forêt de bouleaux sous la poussée du vent du septentrion. Cela coule dans la chevelure avec une note cuivrée qui semble celle de la chute d’une feuille d’automne sur le sol jonché d’ocelles clairs et bruns. Cela glougloute en suintant le long du cou et l’on pense à la chute d’une eau cristalline dans le tuyau d’une stalactite. Cela fait son frottis léger sur le dôme des épaules. Cela tinte tout au bout des bourgeons des seins et l’on dirait le buccinateur d’un insecte occupé à grignoter une écaille ou bien une résine. Cela imite la chute de la cascade dans la gouttière de la poitrine. Cela chuinte et zinzinule dans le golfe du bassin comme si un troupeau de mésanges bavardes venaient s’y abreuver. Cela grésille dans la forêt du mont de Vénus, cela fait son murmure de mousse dans la forêt pluviale. Cela crépite sur le tronc des jambes. Cela trisse tout contre les collines des genoux, vol d’hirondelles sous l’orage qui gronde. Cela fait son frôlement d’herbe le long des pieux des jambes. Cela tambourine sur les racines des pieds. Cela n’en finit pas de chanter et de nous porter bien au-delà de notre hésitante statue. Il suffirait d’un seul souffle d’air pour nous réduire en cette poudre qu’un enfant facétieux pousserait de son pied taquin juste pour s’amuser, pour voir en vrai ce qu’une existence finale est, une cendre envolée dans la brume d’une lagune. Puis des oiseaux plongeraient dans l’eau et des ondes à l’infini se répercuteraient dans notre mémoire éteinte. Puis on ne parlerait plus de rien. Comme une Planète qui cesserait de faire sa farandole et la nuit continuerait à produire ses ombres et le jour à distiller sa lumière.

 

   Bruit de l’homme dans le monde.

 

   En guise de Musique des Sphères, il n’y a que la mélodie de la Nature, la complainte éternelle des Hommes sur la Terre, sous les étoiles, dans l’arche ouverte du destin. Ce que l’on entend : d’abord le bruit de l’homme dans le monde. Le reste n’est que de surcroît, tout comme l’ornement sur le chapiteau baroque : une anecdote qui joue à nous tromper. Mais nous sommes vigilants, infiniment vigilants. C’est Harmonie que nous voulons voir, autrement dit la Beauté ! Rien qui vaille hormis cette levée de clarté dans la maille grise des jours. Oui, infiniment grise !

 

 

 

 

 

 

 

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