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10 mai 2020 7 10 /05 /mai /2020 08:08
Temps immobile.

Soleil Couchant sur l'étang

de Peyriac de mer.

Photographie : François Jorge.

 

 

 

 

   Réalité réifiée.

 

   Il est bien difficile de se détacher de la réalité en son évidente objectalité pour l’amener à poétiser, c'est-à-dire à spiritualiser ce qui, par essence, est de nature terrestre. Toujours nous voulons toucher du bout de nos doigts impatients la corolle de la fleur poudrée de pollen. Toujours nous voulons entendre le bruit concret si près du pavillon de notre oreille, goûter l’acide ou le sucré au creux du palais, éprouver le rugueux de la feuille sur le fragile épiderme, voir au bout de nos yeux ce qui vibre et s’affirme en tant que soi dans son incontournable présence. Nous avons besoin que les choses témoignent à notre endroit de leur surgissement, ce dont nos sens avides prennent acte en les immergeant sans délai dans la cornue de la conscience. Il faut métaboliser avec hâte, ne pas demeurer les mains vides à subir la vrille du cruel dénuement.

 

   Réalité sublimée.

 

   D’une réalité réifiée, cristallisée, qui s’arrête à la matière en son irréductible présence (ce ciel, cette masse d’eau, ce nuage qui fait son voile) à une réalité sublimée, quintessenciée s’étend le champ libre de toute poésie, laquelle n’est jamais qu’une efflorescence du monde, un dépouillement jusqu’à l’abstraction, un effacement à la limite d’une dissolution, d’un évanouissement. Telle une plante qu’on soumet au feu de l’alambic, dont il ne reste, à la fin du processus, que cette huile essentielle qui est l’ultime degré de son être-vrai. Car il est nécessaire de détacher du végétal tout ce qui peut être inutile scorie pour en connaître son ineffable nature. Humer une essence est respirer l’être-même de la chose.

   Mais que nous présente donc cette image qui la reconduit dans l’orbe de l’immédiat connaissable sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours, à son sujet, au bavardage d’une fable ? Ce qui se présente à nous comme substance du visible est cette dimension originaire derrière laquelle plus rien ne pourrait être proféré sinon le néant. Image à la limite, image en sustentation. Comme suspendue dans un méso-espace qui ne serait qu’éternel flottement, donc à proprement parler insaisissable par une décision manuelle, seulement par l’acte d’une visée intentionnelle de la conscience. Là seulement est le sens plein d’où découlent tous les autres sens subsidiaires.

 

   Du-dedans de l’image.

 

   Donc allons, de concert avec la photographie, en son lexique essentiel. Le ciel est de cuivre et de vermeil avec un air tellement lissé qu’il pourrait aussi bien ne plus exister. D’ailleurs nous n’en sentons même plus la brise légère faire lever sur notre peau les picots du frisson. C’est à peine une caresse indicible, une parole silencieuse près d’une mutité. Cela n’a pas besoin de beaucoup de mots pour couler ainsi dans l’éther, lame mince pareille à une calcite colorée. Lumière si douce qu’elle ne peut naître que d’elle-même, sourdre d’illisibles plis, se renouveler dans le creuset de son propre secret. Et ce liseré qui court d’un horizon à l’autre, on dirait une discrète ligne de crête, un genre de chemin qui tracerait sa voie entre deux territoires homologues, médiateur d’une même teinte qui dit l’unité, la nécessaire harmonie, la fugue plutôt que la bruyante symphonie. On n’y peut aucunement deviner les indices d’une activité humaine tellement tout y est fondu en une osmose fondatrice d’un juste équilibre, comme si, de toute éternité, cet équateur n’avait existé qu’à assembler les deux parties indivisible d’une heureuse mappemonde. Pôle d’équilibre bien plus que frontière ou trait de démarcation. Du reste, elle se fait si discrète qu’on pourrait l’ôter par un geste mental sans que l’économie de l’image ait à en souffrir en quelque manière. Et cette longue nappe d’eau qui glisse infiniment immobile, sorte de coefficient d’éternité qui serait parvenu au dire parfait du mot unique. « Beauté » par exemple. Ou bien « silence ». Ou bien encore « plénitude ». Ou encore « sérénité ».

 

   Seulement à méditer.

 

   Mais ici il faut suspendre la litanie sous peine d’introduire dans la représentation l’anecdote dont nous voulons à tout prix l’exonérer. Et ces silhouettes d’oiseaux dont on suppute qu’ils sont des flamants roses, mais ils pourraient aussi bien être d’autres migrateurs posés sur le miroir de l’eau que rien ne changerait la qualité de notre perception. Combien cette scène est calme, se suffisant à elle-même dans une autarcie joyeuse, genre de monade picturale s’abreuvant à son inépuisable source. Inépuisable, oui. Aucun Observateur n’en aurait-il la vision que ce thème simple pourrait traverser les âges et les âges sans prendre une seule ride. Et un Voyeur se posterait-il au coin du paysage symbolique qu’il pourrait demeurer là une éternité, non à regarder vraiment, seulement à méditer, à contempler longuement sans que son corps ait bien conscience de sa propre posture. Profonde intériorité communiquant avec l’intériorité d’une Nature intacte, pacifiée, loin de la haine des hommes, de leur cupidité, de leurs vains mouvements, de leurs interminables allées et venues sur les chemins du monde, à la recherche de la moindre bribe à thésauriser. Oui, combien, ici, est loin le temps infiniment mobile, pressé, inquiet des Coureurs d’impossible, des Aventuriers d’illusoires possessions. Le seul capital vraiment précieux dont l’homme dispose est entièrement contenu en lui, en ses propres frontières. L’en-dehors n’est que duperie et poudre aux yeux. Sauf l’Ami rare. Sauf l’Aimée, unique. Le reste : apparences, mirages, errances infinies sur une boule qui ne tourne qu’à s’enivrer de sa propre giration.

 

   Joie d’être parmi le monde.

 

   Ce qui nous invite à faire halte longuement auprès de cette image est entièrement contenu dans la puissante sémantique d’un seul mot : UNITE. Ce qui veut dire que l’habituel divers, l’éparpillement, le multiple qui nous étreignent de leurs milliers de tentacules ont, pour un temps, relâché leur étreinte, nous installant dans une sublime réalité. Tout est beauté dès l’instant où les conflits se sont apaisés, les tensions résolues, les contraires ramenés à une simple et naturelle convergence. Car tout ce qui existe conflue et joue sa partition en mode simple. C’est nous, hommes de peu de jugeote, qui scindons ce qui se présente à nous et en isolons les parties selon des catégories logiques. Mais rien n’est plus libre, spontané, allant de soi que le paysage. Rien n’y est prémédité, organisé, mis en équation ou en concepts. Une simple fluence dont l’inaltérable cours, comme celui d’une rivière, descend vers l’estuaire selon la pente déclive qui l’emmène sans calcul. Joie d’être parmi le monde avec la même naïveté que met le jeune enfant à confier ses pas au premier chemin qui veut bien l’accueillir.

 

   Cette étonnante fusion.

 

   Du ciel à la ligne de terre, au rythme immobile des oiseaux, à l’eau qui les supporte une seule et même envie d’être dans une manière d’évidence. Rien ne se déduit de rien. Il n’y a ni enchaînement de causes et d’effets, ni mises en abyme qui révéleraient une possible réverbération dans une autre réalité, ni inféodation à quelque principe de raison ou même de plaisir. Ici la félicité rayonne d’elle-même, elle est auto-productrice, autoréférentielle, elle n’a cure ni de ce qui se tient à proximité, ni de ce qui se dit ou se fomente ailleurs. C’est comme d’être au centre d’une spirale avec l’intensification d’un sens à mesure qu’il progresse vers le point focal qui en est l’élément constitutif. C’est comme d’être saisi d’une intuition, soudain, et la lumière de l’entendement jaillit qui était celée sur son secret. Entre les protagonistes de l’image, fussent-ils éléments naturels, élaborations des hommes, manifestation animale c’est, au sens propre, d’amour dont il s’agit, soit d’une inexplicable attirance, de la naissance d’irrépressibles affinités, de l’ourdissage de liens par lesquels adviendra un tissage, un croisement de fils de chaîne et de fils de trame. Il n’y a rien d’autre à comprendre que cela : cette étonnante fusion qui n’a même pas besoin de dire son nom puisqu’un sentiment n’a nul lexique, sauf le sien propre qui est indicible.

 

   De l’image au haïku : temps immobile, infiniment.

 

   Mais déjà, c’est trop dire que dire ceci. Seul le silence ou bien l’inimitable haïku dans son économie esthétique ou bien le poème dont les mots sont des images. Comprendre est relier, trouver les points d’attache, saisir les confluences, débusquer les analogies constitutives. Comment donc mieux conclure qu’en reportant cette subtile représentation d’un monde à ses équivalents se levant à même la parole poétique ?

 

   (Les haïkus cités ci-dessous ainsi que le poème parnassien ne sont nullement à interpréter terme à terme au regard de l’image avec laquelle ils jouent en écho. Seulement une intention générale, une inclination de l’âme, une « ambiance » dont la lumière est sans doute la meilleure figuration qui soit).

 

 

   * Une à peine parution, loin là-bas où est le domaine des hommes :

 

Vers la voie ferrée

Vol bas des oies sauvages

Clarté de la lune - (Shiki).

 

   ** Aller dans la saison sans le souci de soi :

 

Rien d'autre aujourd'hui

que d'aller dans le printemps

rien de plus - (Buson).

 

 

   *** Souplesse native de l’aurore ou bien lumière couchante du crépuscule, identiques invitations à la rêverie :

 

Une lumière dorée

la brume sur l'étang

le jour se lève - (Serge Tomé).

 

   **** Vermeil, couleur de l’intellect lorsqu’il se métamorphose au contact du rare, incandescent foyer :

 

Le soleil rouge

tombe dans la mer

quelle chaleur ! - (Soseki).

 

   ***** Soleil couchant qui noie tout dans une même harmonie. Brume ou coloration uniforme en tant que supports de la poésie :

 

Par-dessus la mer

le soleil couchant

dans le filet de la brume - (Buson).

 

   ***** Poétique de la retenue. « L’art pour l’art » des Parnassiens, tel que magnifiquement mis en scène par José-Maria de Heredia :

 

Soleil couchant

 

L'horizon tout entier s'enveloppe dans l'ombre,

Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,

Ferme les branches d'or de son rouge éventail.

 

***

 

   Ici la métaphore poétique est si proche de l’image photographique qu’elle s’y confond dans un seul et unique geste de la pensée : correspondance sublime des arts. C’est ceci que nous avons à éprouver en notre for intérieur avant d’entreprendre quelque démarche compréhensive que ce soit. Pur sensualisme qui s’ouvre en nous tout comme il règne au sein de l’œuvre. Il ne tient qu’à nous d’en déployer l’attentive corolle !

 

 

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