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6 juin 2016 1 06 /06 /juin /2016 08:47
Ambroisie.

« Red wine ».

Œuvre : Laure Carré.

Pourquoi faut-il donc que, toujours, l’image des flots vienne à notre rencontre, que s’y inscrive, nécessairement, cette réalité archipélagique, faite d’une multitude d’ilots, d’une accumulation de récifs comme si l’abîme, inévitablement, était le lieu de notre être ? Pourquoi ? Est-on si dispersé à l’intérieur de son fortin que celui-ci ne serait que lézardes et élévations de ruines que le moindre flux menacerait de ses dents d’écume ? Oui, il y a grand danger à vouloir sonder la profondeur de ses assises et n’en constater que les fondations de sable, les coulures sédimentaires, en un mot, la consternante fragilité dont nous ferions notre destin, tout comme la proie s’offre à son prédateur. Avancer cependant, sans doute ne faire que du sur-place mais se donner l’illusion d’un devenir. Il n’y a guère d’autre issue que celle de se jouer une éternelle comédie (et nous pensons à Balzac, à sa prodigieuse « Comédie humaine », aux milliers d’âmes sondées au scalpel de la lucidité, passées au tamis du génie), guère d’autre alternative que de se confier à une manière de cécité dont nous espérons qu’elle nous sauvera du désastre.

Cependant, cela demande, cela s’agite un pied au-dessous de la conscience, cela fourmille dans le massif des jambes, cela fait son sifflement de rhombe dans les cerneaux du cortex et il s’en faudrait de peu que nous ne disparaissions sous le séisme, tant le vertige est grand qui nous aliènerait dans un corps devenu ivre de sa propre giration. Alors, pour s’extraire de cette angoisse qui enfle et menace de tout envahir, pour se soustraire à cette immense commedia dell’arte dont les atermoiements sans fin menaceraient de nous engloutir, nous nous saisissons de la première surface réfléchissante venue, l’angle d’une vitrine, la conscience d’une altérité, l’œuvre d’une Artiste et nous tâchons d’y décrypter ce qui, de nous étant inaperçu, pourrait nous ramener à la raison ou, à tout le moins, nous assurer d’une réassurance narcissique dont nous pourrions faire une joie suffisante. Le désespoir est si grand qui nous prive de notre être lorsque, n’y voyant plus clair, nous avançons à tâtons, pareils à des somnambules en quête d’un garde-fou auquel attacher sa main.

Ce qui nous fait face comme notre figure la plus vraisemblable, comme notre incontournable épiphanie : cette mosaïque de formes juxtaposées ; ces hachures ; ces giclures d’encre ; ces tons qui jouent en mode dialectique, le rouge opposé à sa complémentaire, le vert ; un lacis de couleurs de terre ; une silhouette dont nous ne savons s’il s’agit d’une réelle ou bien d’une imaginaire, d’une hallucinée afin de clore une rhétorique si abstraite qu’on n’en pourrait saisir le lexique singulier qu’à se dissoudre soi-même dans les propres nervures de son être. Et pourtant cela parle, cela profère, cela ouvre le chant du monde dont nous sommes une voix qui, à l’évidence, prêche dans le désert, mais une voix tout de même, c'est-à-dire une pensée, une réflexion, un concept, une idée. Alors nous sommes au devoir de comprendre, de délivrer un sens, autrement dit d’emprunter une direction, la seule à même de nous faire sortir de nos ornières, de nous extraire de ce fortin se dissimulant derrière ses barbacanes.

Ce puzzle qui vient à nous, ce kaléidoscope qui fait briller son infinité de fragments éblouissants, ces pièces colorées qui nous tendent leur allure schizophrénique ne sont là qu’à nous interroger, à nous porter à nos ultimes limites à partir desquelles nous réinstaller en nous face à l’énigme de vivre. « Red wine » nous suggère l’Artiste, nous indiquant par cette étrange titre le chemin à suivre, afin qu’y voyant plus clair, nous puissions nous arracher à notre cécité constitutionnelle. Le vin, l’alcool, l’absinthe ont souvent été les voies auxquelles les Poètes maudits (ces icones de l’âpre lutte existentielle) se sont confiés afin de créer, afin de vivre puisque, entre les deux, il existe une homologie sans faille. Vivre n’est que créer son propre destin, comme un enfant innocent le ferait, pétrissant entre ses mains la boule d’argile qui lui ressemble et qui n’est, en définitive, que sa propre effigie qu’il tend de lui de manière à ce que, le reconnaissant, nous l’amenions à sa propre réalisation. Il faut toujours le regard d’une altérité, le support d’une conscience étrangère pour bâtir l’édifice et le faire s’élever, tel une Babel, dans l’air tissé des belles rumeurs du langage.

« Vin rouge », tel le sang pourpre dont Dionysos, le dieu de la vigne enduit son corps luxuriant en regard de ce qu’il veut obtenir, l’ivresse d’exister sur la Terre, face au ciel, près des nuages, au contact des femmes, ces Ariane, ces Aphrodite dont il tirera les divinités phalliques veillant sur les jardins et vergers, ces réalité symboliques de la fertilité, de la croissance, de la vie s’opposant aux coups de boutoir de la naturelle entropie qui nous reconduit au néant. Car si la stature apollinienne vient nervurer notre raison, nous conduire sur le chemin droit, il y faut la nécessaire contrepartie, il y faut le vin et l’ivresse, il y faut ses excès, il y faut le déchaînement des passions, la folie de la luxure, le débordement continu qui, nous faisant sortir de nous, nous relie à l’Autre et assure à notre part d’humanité sa propre liberté, celle de poursuivre le prodigieux événement de la présence. Pôle d’équilibre, milieu de l’oscillation entre la mesure et l’illimité, fléau en suspens entre deux tentations, celle d’une inextinguible prodigalité et celle d’une infinie disette, l’homme est ce point à la recherche d’une harmonie perdue dont, parfois, de mortelles addictions sont convoquées ou bien alors, de sublimes créations qui en sont peut-être l’invisible envers. Créer est une ivresse dont on ne sort que par l’œuvre, cette parole qui nous réconcilie avec notre être car il l’assure d’une lumière parmi les ombres du fortin. Toujours il faut être en avant de soi sur cet éperon de l’art, cette ambroisie dont l’Olympe est le lieu d’accueil. Alors buvons jusqu’à l’ivresse et au-delà ! Là est la seule voie !

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