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10 janvier 2016 7 10 /01 /janvier /2016 10:03
L’aire blanche du songe.

"L" une sentinelle de mes heurts.

Œuvre : André Maynet.

"L" à peine aperçue et, déjà, nous sommes ailleurs. Dans l’étrangeté. Non dans « l’inquiétante étrangeté » de Freud qui apercevait sa propre image reflétée dans la vitre d’un train, mais dans une manière d’étrangeté plus verticale, plus radicale en un certain sens. Car cette image nous dessaisit de nous, nous dépouille, nous met à nu et nous porte au seuil du néant. Il ne s’agit ni de nous, ni d’une personne éprouvée dans la vie réelle mais bien d’une apparition pareille à la brume s’élevant d’un lac dans la lumière grise de l’aube. Alors nous n’avons de cesse de nous interroger. Ce corps qui nous fait face dans sa nudité, l’avons-nous déjà rencontré ? Au hasard d’un voyage ? Dans un passé lointain qui sommeille au creux de notre inconscient ? Dans la lecture d’un poème ? Dans les arcanes d’un roman ? Mais nous sentons bien que nous n’épuiserons les questions qu’au prix d’un doute, qu’à l’aune d’une souveraine ambiguïté. Il ne sert à rien de questionner plus avant. Nos interrogations tournent à vide et la nullité des réponses fait, autour de nos têtes, son bourdonnement d’écume, ses flocons d’incertitude. Il nous faut nous résoudre à regarder, à décrire, espérant que quelque chose comme une signification veuille bien paraître.

Tout est noyé dans une lumière sans contours, sans ombres. Comme si chaque chose, détourée dans l’exactitude, découpée au scalpel devait témoigner à partir de sa seule effigie. Etonnante énonciation. Couperet lexical qui nomme ce qui apparaît dans la bogue du mot et se retire dans un cotonneux silence. Pas de phrase qui lierait entre elles les séquences du discours. Nulle syntaxe qui participerait à une alliance, ferait éclore une fête, s’élever un chant. Tout est taillé dans du cristal, avec ses arêtes tranchantes. Tout s’affilie au régime de la perle, à sa mutité, à sa densité qui renvoie la lumière hors d’elle. Comme si rien ne devait s’élaborer, participer à la fable du monde. Simples juxtapositions d’existences vivant de leur propre autarcie. Rien qui médiatise. Rien qui synthétise et offre au regard le jeu de formes jouant en écho. Chaque mot du dessin, - l’échelle meunière, les esquisses au mur, le réflecteur de tôle, la table basse, la lampe de chevet, le miroir, la figure féminine, - chaque trait de l’image ne vit qu’à être un principe unique, un vase privé de résonance, un récipient centré sur sa propre vacuité. Tout plie sous le joug d’une précision chirurgicale. Le corps de la proposition picturale est démembré si bien qu’une impression d’extrême solitude naît du vide ontologique qui sépare les formes. Chaque forme est une goutte oblongue faisant son bruit de crypte dans la gorge étroite d’un puits. Chaque forme est énigme. D’elle-même d’abord. Des formes contiguës ensuite. Comme si, entre chacune, se levait un mur transparent et immensément silencieux. Genre de réalité archipélagique où chaque territoire vit sa propre utopie. Logique ombilicale se ressourçant à sa propre origine.

Mais, d’énoncer tout ceci nous dispose-t-il à mieux comprendre ? A nous y retrouver avec l’image et ses surprenantes apparitions ? Certes non car le discours semble manquer son but qui est de faire apparaître une vérité. Ramené à de simples énonciations successives, le langage paraît avec la même insolence que peut présenter un jeu d’échecs dont chaque pièce -fou, roi, dame, cavalier - se fixerait à demeure sur son damier noir ou blanc sans possibilité, jamais, d’en outrepasser l’étroit périmètre. Fou, cavalier, tour ne peuvent trouver leur réelle présence qu’à se déplacer. L’immobilité en est la figure sombrement aporétique. Donc un regard analytique ne suffit pas à percer le mystère. Donc la vue est trop courte. Et pourquoi l’est-elle ? Mais tout simplement parce qu’elle pose la réalité comme fondement de l’œuvre, parce qu’elle fait de l’habituelle et incontournable raison le mode de lecture de ce qui ne peut être lu. Car cette image nous ne pouvons la lire et la soumettre au jugement, l’élaborer au titre d’un concept. Entre nous qui regardons et elle qui est regardée, c’est l’espace d’un abîme qui s’ouvre. Il nous faut nous résoudre à nous confier à notre propre intuition, c'est-à-dire à être sans distance avec elle, l’image. A méditer, à contempler et à sentir du dedans-de-soi, comme sa propre respiration fonctionnant en écho avec celle de la proposition plastique. Essence contre essence. Oui, cela paraît irréel, inatteignable, tissé des fils de l’invisible. Oui et c’est pour cela que nous sommes dans un sentiment d’étrangeté en même temps que de dépossession. Soudain, alors que nous n’y sommes guère préparés, voici que nous devons nous soumettre à l’injonction qui nous prive de notre être-au-monde pour nous précipiter dans l’être-au-songe, le pur onirisme, l’arche immensément féconde du rêve. Il nous faut « être voyants », rimbaldiens, déliés des attaches qui nous rivent aux pesanteurs terrestres, libérés du carcan de l’étroite et encombrante logique. Alors, si nous avons correctement réalisé le saut qui nous déporte de nous, nous exile de notre ego et nous remet au cœur même de la poésie, près d’un langage de l’origine, d’une source imaginaire, nous devenons ces passagers de l’indicible qui voyagent au cœur des choses, dans leur densité, leur réalité plénière. C’est là le Réel Majuscule qui nous atteint dans ce que nous avons d’essentiel, à savoir la conscience de ce qui toujours se dissimule et demande à être ouvert, porté dans la lumière, l’infinie vibration de ce sensible qu’anime le souffle de la parution, de la donation afin que nos yeux soient féconds et nos mains tendues vers l’oblativité du monde. Nous ne sommes jamais que des réceptacles, des sortes de jarres dans lesquelles résonne le chant des étoiles, tonnent les paroles des dieux, courent les scansions du poème.

L’aire blanche du songe. Maintenant il nous reste à expliciter le titre, à donner une réponse à cette blancheur qui s’annonce à la façon sinon d’un mystère, du moins d’un secret, de quelque chose qui ne se donnerait que dans la réserve. Ici, dans "L" une sentinelle de mes heurts, nous sommes convoqués à l’épicentre du rêve, dans cet inconcevable dont la conscience ne peut prendre acte qu’à l’aune d’une préhension inadéquate, d’un regard biaisé par la vue quotidienne, concrète, compacte du monde. Nul ne peut raconter son rêve, le restituer à l’état pur, cette gemme, ce diamant illuminant la nuit de l’intellect de sa flamme unique, non reproductible. Conter une expérience onirique - nous devrions dire « une brume songeuse » -, c’est déjà l’entacher de fausseté, c’est déjà l’habiller des vêtures de la comédie, c’est poser de la couleur sur ce qui n’en a pas, créer des harmoniques sur un ton fondamental qui en est dépourvu. Le rêve, s’il est apparitionnel dans l’ordre de l’inconscient n’est pas symbolisable dans la conscience qui n’en est que le simple convertisseur, le médiateur le remettant à l’homme au prix d’une réduction, d’une confondante hypostase. Nul rêve n’est reconnaissable à l’état de veille. Il a perdu ses attributs qui ne sont que des éphémères, des phalènes mourant au seuil du jour. Le vice fondamental de la psychanalyse c’est d’avoir fait du matériel onirique l’alpha et l’oméga par lequel connaître le psychisme. Toute interprétation mêle des scories existentielles souvent altérées par l’épreuve de vivre à la pureté originelle du matériau sur lequel elle prétend avoir des droits infinis. Le surréalisme, lui aussi, a vécu sur l’illusion que l’on pouvait atteindre ses rivages flous par le poème, la littérature, la peinture. Si les œuvres d’André Breton sont remarquables, si les toiles de René Magritte sont d’incontestables réussites esthétiques, elles n’épuisent pas le sujet dont leur art est supposé tracer les lignes les plus pertinentes. Il en est du rêve comme d’une fumée qui monte dans le ciel, dont on ne voit pas la provenance, dont la texture s’évanouit à même son élévation dans l’éther. En réalité, ce que fait le rêve - dont cette œuvre est la mise en abyme -, c’est que les images qui le constituent s’enlèvent toujours sur un fond de néant, de rien, de vide, d’absolu. Elles se situent à la jonction de ce qui n’est pas encore et de ce qui commence à être, à se révéler, à devenir phénomène. Mais là s’arrête leur destin, juste dans la métamorphose qui les porte au sensible alors que, déjà, elles renoncent à s’annoncer de manière plus visible. Elles sont sur le bord d’une intellection, elles brillent dans les ténèbres comme l’étoile qui commence à pâlir dans la venue du jour, elles se retirent dans le secret de leur être avant même qu’on puisse les connaître et les figer dans la résine de la vie. Elles sont de pures évanescences seulement occupées d’elles-mêmes. Pour cette raison d’une constante apparition-disparition, tous les subjectiles qui se proposent d’en recevoir l’épiphanie manquent toujours leur être profond qui est de ne pas exister, de faire un rapide pas de deux et de s’effacer dans le mouvement qui les a portées dans la clarté. Ici se pose le problème de tout langage qui ne s’articule qu’à être le point de passage entre un signifiant et un signifié. Si, du signifiant, nous pouvons prendre acte comme d’une réalité tangible pouvant recevoir une estampille ontologique, nous sommes toujours désemparés et sans voix pour énoncer le signifié toujours en fuite.

Il faudrait théoriquement aller au-delà d’un mode d’expression conventionnel, se servir d’un langage qui dépasse le carcan de la logique et ouvre de nouvelles voies. Peut-être quelque chose de l’ordre d’une comptine enfantine, d’un refrain sans but, d’une farandole que rythmerait une allure vaguement poétique. Une dérive dans l’air teinté de doute. Alors nous dirions ce qui se montre avec le souci de n’épouser aucune réalité, avec le libre diapason de l’abeille dans la lueur jaune du nectar, le poudroiement d’or du pollen. Alors nous dirions à la limite, en mode vertigineux, en touches nébuleuses, en tremblements, en irisations. Alors nous dirions dans le retrait, l’à peine advenu. Alors nous dirions tantôt dans la polyphonie, tantôt dans le dépouillement. Nous dirions cette flamme blanche issue du sol comme le surgissement de ce qu’elle est, une intangible condensation du temps et de l’espace, une esquisse saisie de son propre effroi, une concrétion faisant dans l’aire blanche son doux grésillement, sa plainte imperceptible. Nous dirions le regard vide tourné vers l’intérieur de la citadelle de craie, les membres pareils à un albâtre fragile, la bouche scellée, les lèvres rayées d’une étincelle rouge, la chute des cheveux dans sa rumeur d’obsidienne, la liane de cuir enserrant la taille et l’heure non encore advenue d’un réveil oblitérant le sexe, gelant la génération. Nous dirions la vacuité de l’espace, la nudité du lieu, la goutte laiteuse de l’ampoule et son halo impalpable, le miroir et son reflet vide, la marche immobile des esquisses sur la falaise lisse du mur, l’échelle et son ascension dans le vide, le plancher seulement habité de rien, nous dirions surtout le silence, l’absence de couleurs comme si la réalité avait abandonné ses écailles polychromes, son lustre illusoire, ses apparences si trompeuses que nous avions feint, un instant, d’y croire. Le seul Réel est là, dans cette représentation de ce qui n’est qu’à la mesure de son effacement et nous interroge bien au-delà du commerce convenu de l’exister. Si le rêve, tout rêve, disparaît à même sa propre profération, c’est simplement qu’il est le fac-similé de l’en-deçà de la vie - notre avant-naissance -, et de son au-delà - l’après-mort -, et c’est pour cette raison qu’il est si proche d’une virginité, d’un fondement, d’un absolu. Toute tentative de s’en saisir comme d’une chose du monde est, d’emblée, vouée à l’échec et source d’une angoisse infinie. C’est pourquoi cette belle œuvre d’André Maynet nous ne pouvons que la contempler et demeurer au silence !

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