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1 juin 2015 1 01 /06 /juin /2015 08:49
Maïeutique de l'image.

Photographie : Blanc-Seing.

Certaines images ne nous parlent pas le langage du réel avec l’évidence qui semblerait être attachée à leur simple vision. Nous regardons, nous demeurons sur le bord d’un savoir que nous n’actualisons pas et il se produit une sorte de suspension du jugement. En fait, nous nous situons davantage sur le plan d’une contemplation alors que nous pensions nous confier à un regard conventionnel. Cette photographie existe sur le mode d’une sustentation. Elle flotte dans l’espace et le temps, elle s’abstrait des habituelles contingences. Mais d’où tient-elle cette puissance qui nous arrache aux catégories par lesquelles, d’ordinaire, nous traduisons ce qui nous apparaît en un langage directement compréhensible ? Ceci, cette singularité, elle la tient, essentiellement de sa forme, non des objets qui y font phénomène.

La forme, donc. Les teintes sont parées d’un genre d’aura - ce jaune-vert si semblable aux eaux glauques qui descendent vers les abysses, identique aux ambiances que nous pensons être « supraterrestres » -, ces autres verts si sombres qu’ils inclinent vers le mystère d’un « outre-noir », pour parodier Soulages ; ce ciel livide, lavé de toute trace, lequel pourrait être le domaine des dieux et de leurs étonnantes mythologies ; l’allure générale de la demeure et de la végétation, les deux se perdant dans le voile d’une irisation -, toute cette manière de fantasmagorie nous reconduit ailleurs que là où nous sommes vraiment, physiquement, s’entend. La photographie, grâce à son parti-pris visuel contribue à nous indiquer une autre direction quant au geste de la vision.

Ici, il convient d’évoquer la maïeutique, celle par laquelle l’habile Socrate faisait accoucher les esprits de ses interlocuteurs des connaissances logées dans la crypte d’un savoir non révélé. Ni Socrate, ni celui qui se confiait à lui n’avaient une représentation anticipatrice de cela qui allait se révéler au grand jour. Pas plus que la Maïa de la mythologie grecque qui assistait aux accouchements ne pouvait tracer une esquisse, fût-elle approximative, du visage qui serait celui du nouveau-né. Et c’est bien ce mystère de l’apparition qui est précieux puisqu’il convoque curiosité et étonnement. Et, si nous parlons de maïeutique, c’est pour la simple raison que, face à l’image, nous devons nous comporter en accoucheurs et, tout comme le philosophe, provoquer l’activité de réminiscence des sujets qui nous font face - les arbres, la maison, afin qu’ils consentent à nous délivrer quelque chose de ce qu’ils ont vu dans le domaine supraterrestre, là où les Formes sont investies de plénitude, de vérité, autrement dit d’une signification ultime. Ces Formes Majuscules dont nous n’apercevons plus que les formes minuscules, les reflets que dissimulent les ombres de la croyance et de l’opinion alors que nos yeux ne devraient se tourner qu’en direction de la pure lumière.

Alors, puisqu’il nous faut accepter de n’apercevoir que des simulacres, qu’il nous soit au moins permis de contempler ces deux formes constitutives de tout paysage aussi bien existentiel que mental ; l’arbre en tant que symbole de la croissance ; la maison en tant que recueil de l’habiter et lieu de ressourcement. Ici, nous dirons, dans une tentative d’ascension vers les pures Formes, comment nous apercevons, dans un genre d’idéalité accessible à notre imaginaire, l’Arbre Parfait, la Maison Parfaite. Nous regardons et nous vivons. Nous regardons et sommes vision, ce rayon capable de voyager « au-travers » et de se confondre avec ce qui est. Nous avançons jusqu’à l’arbre, non en tant que notre corps humain, seulement en tant que chaque chose de l’arbre, en tant que l’arbre lui-même. Nous sommes racines déployantes qui rampons dans les plis de la terre, dans l’obscur où naissent les germes de la vie. En nous, le trajet incessant de la sève. Nous le sentons courber notre chemin souple, se dresser dans l’arborescence d’un sang blanc. Pureté de ceci qui n’a nullement vu le jour, se nourrit de sa propre substance. Partout, autour de nous, sont les confluences, les mouvements qui font osciller la lourde demeure de bois. Nous sommes marches qui montons dans un dédale de ponts et de passerelles, nous sommes carrefours, rencontres d’aubier et de duramen, processions de canaux, tunnels qui volons au bout des tiges ; il y a des trous comme ceux des pics-verts et nous apercevons, tout en bas, sur Terre, la mare verte de l’herbe, le parasol d’un arbre-frère, la maison où vivent les fourmis humaines, la ligne étincelante d’une rivière, les frondaisons-amies qui abritent les libellules aux tuniques bleues. Nous sommes fuseaux noirs, flammes inventives dressées à l’assaut du ciel, tout contre les étincelles du soleil, nous sommes incendiés jusqu’au pli de notre âme et, parfois, éclatent les noix qui sont notre langage ; les mots par lesquels nous parlons aux existants et assurons notre généalogie. Sous notre écorce rouge dorment des milliers d’insectes qui chantent dans la rumeur du jour. La nuit, nous fouettons l’éther et dispersons les étoiles alors que la lune pose sur notre forêt de feuilles grises le glacis du poème.

Nous sommes la maison, oui, la maison, c’est-à-dire ceci qui donne abri aux hommes et les met en sécurité. Nous sommes la ruche polychrome, la joie interne, et le nectar illumine chacune de nos cellules et le pollen est la lumière qui scelle nos yeux sur des visions adéquates. Comme si la vision se retournait et le regard se sondait lui-même jusqu’en son tréfonds afin qu’au travers de la gemme de nos corps de nymphe s’allume l’unique vérité, celle qui nous métamorphose en exister sous la courbure insolente du ciel. Insolente, oui, puisque jamais nous n’en pourrons saisir la totale sphéricité, ce sentiment à nul autre pareil qui fait les choses belles, le cercle se refermant sur son unité de sens. Mais nous habitons et sommes habités de tout ce qui vit et passe. Nos chambres sont les boîtes photographiques où se révèlent les sels de l’amour. Du plafond ruissellent mille filaments qui tissent la matière de nos songes. Nos portes sont les passages pour de nouvelles découvertes. Chaque porte poussée ouvre en nous la dimension de la connaissance et nous n’avons de cesse d’inscrire sur la margelle de notre front les signes qui fécondent le réel, le portent sur le bord d’une révélation et parfois au-delà. Les pièces communiquent entre elles de la même manière que le cristal irradie la clarté jusqu’en son centre. Lianes volubiles, fils de soie, fils d’Ariane qui se perdent dans la rumeur labyrinthique, fils de verre qui sillonnent le moindre espace du bonheur de figurer, là, au milieu de la ruche avec, tout autour, les ailes diaphanes des théories d’abeilles. Confidence de certaines pièces, doux clair-obscur disant en ombres légères la rareté de nos pensées, le pli intime de notre intellect et le monde est une symphonie qui, jamais, ne se termine. Merveille de la lampe faisant son reflet d’écume sur la peau parcheminée de quelques vieux maroquins. Dedans dorment les milliers de signes qui travaillent l’esprit et le portent à l’incandescence alors que, tout autour, courent les bruits assourdissants que nous n’entendons pas. Beauté à nulle autre pareille de la bibliothèque lorsque, à l’aube, dans la levée du jour, les reliures émergent de la pénombre telles une promesse d’investir le lieu d’une pure félicité. Ecoutez donc les mots faire leur rumeur sur la plage lisse de la page. C’est tout juste un crissement. Nous le saisissons et alors la conque de notre esprit en répercute l’écho jusqu’à la limite de notre peau. Nous sommes dilatés de l’intérieur, tels des montgolfières en partance pour plus loin que ne peut saisir l’imaginaire. Dans la pièce où se fait le silence, nous logeons les textes dans les moindres recoins, nous devenons maison, lieu d’habitation où se déposent les merveilleux et inépuisables sèmes de la vie. Un fourmillement, une extase, un sentiment qui nous porte au bord de nous-mêmes en même temps qu’il nous enjoint de demeurer en notre for intérieur, tout près de l’ombilic fondateur, cette manière de cosmos autour duquel flotte, sans doute le chaos, mais que nous tenons à distance à la mesure de la tension de notre conscience. Et il faudrait encore parler du mystère poussiéreux de la cave, de ses échappées vers quelque cavité souterraine inaperçue, d’un monde de cloportes qui traîne sa vie le long de ses pattes de verre, une façon de dire la nécessité d’être relié au sol. Il faudrait dire le monde du grenier, le voyage auquel il nous invite, le coffre plein d’anciennes cartes postales jaunies par les ans, autrement dit une sédimentation du temps, le tremplin d’une fable. Voilà ce qu’il faudrait dire et encore nous n’aurions esquissé qu’une manière de prologue.

L’accouchement est terminé. Maïa peut rejoindre le ciel invisible de sa mythologie. Nous pouvons regagner les assises fermes du sol, nous pouvons regarder à nouveau la photographie. La tâche de parturition est arrivée à son terme. Mais, au fait, avons-nous suffisamment aperçu ? N’y avait-il rien d’autre à extraire qui eût ajouté à notre contentement, à notre désir d’en savoir plus que les seules lignes de force qui se laissent deviner, mais en cachent bien d’autres ? Heureusement, l’imaginaire, l’inconscient, le rêve prendront la relève. Nul repos pour connaître. Tout est toujours ouvert qui appelle.

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Published by Blanc Seing - dans Micro-philosophèmes

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