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2 avril 2015 4 02 /04 /avril /2015 07:52
Du singulier à l’universel.

« Travail en cours ».

Œuvre : François Dupuis.

Ce que nous propose ici l’artiste est rien de moins qu’une grille de lecture ontologique. Qu’en est-il de l’être en son épiphanie ? Comment nous apparaît-il ? Pouvons-nous en déduire quelque chose à son sujet ? L’altérité est un phénomène tellement sidérant qu’il ouvre toujours, devant nous, l’espace d’une vacuité infinie, d’un abîme. Alors comment ne pas faire référence à la sagacité et à la profondeur de Montaigne :

« Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. »

Mais, sans vouloir euphémiser les propos de l’humaniste, est-ce si simple de découvrir celui qui nous fait face et demeure toujours dans son mystère ? Sommes-nous la bonne mesure pour juger celui qui, fondamentalement, est différent de nous. Et puis, arriverons-nous à nous connaître jamais ? Nous-mêmes ? Nous sommes ces bleus icebergs flottant sur des eaux glacées alors que notre partie immergée, nous n’en saisissons qu’une manière de blancheur, de silence se perdant quelque part, là-bas, dans les plis du temps, les circonvolutions de l’espace. Et, pourtant, malgré ces précautions philosophiques, il nous faut nous décider à dévoiler cela même qui se voile et menace, toujours, de se dérober. Il nous faut donc regarder et donner sens à notre vision. Tout est dans le regard et dans la justesse qu’il consent à nous livrer si nous nous appliquons à en faire l’inventaire avec soin. Cependant, nous serons toujours dans une forme de vérité, non dans la certitude d’un absolu. Regarder, c’est projeter sur le monde la résille de ses affinités, l’architecture de ses connaissances, l’entrelacs de ses émotions. C’est bien évidemment d’une subjectivité dont il est question, à savoir d’une singularité que, chacun, sur Terre, porte en lui comme le bien le plus précieux. Mais voyons de plus près et chaussons les lunettes d’un des penseurs majeurs du XX° siècle. Il nous aidera à y voir plus clair.

Demandons à Sartre de nous éclairer. Une phrase décisive est prononcée dans « L’Être et le Néant » qui pose l’acte de la vision d’autrui (qui est un écho de la mienne, bien évidemment) comme tentative de réification, me réduisant à la simple contingence, au statut d’objet, à la pure facticité comme privation de liberté et chute de la transcendance dont, en tant qu’homme, je suis l’image insigne pour la seule raison que je sors du Néant et m’en affranchis :

« Je saisis le regard de l’autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités. »

Autrui me regardant, moi-même regardant autrui, c’est d’une double néantisation dont il s’agit, chacun y perdant sa liberté originelle. Ce constat amer d’un existentialisme réduit par la seule présence d’une altérité fera dire à Garcin, dans « Huis clos » : « L’enfer c’est les Autres. »

Donc, regardé, je suis condamné par la simple conscience qu’autrui prend de mon existence. Bien sûr le constat est philosophique, il est un paradigme de la connaissance qui pose la théorie comme premier signe permettant de déchiffrer ce confondant hiéroglyphe dont mon vis-à-vis est l’émergence. Ceci ne saurait signifier que tout regard me visant souhaite ma perte. Sartre s’est longuement expliqué sur ses propres propos et sur l’interprétation erronée qui en avait été faite. Bien évidemment la nature du regard qu’on m’adresse peut être de pur amour. Il n’en demeure pas moins que dans le cadre des fondements d’une pensée, la capture du regard de l’autre apparaît comme la relégation de mon être dans une geôle dont il possède les clés alors que je ne peux la saisir.

Mais, maintenant, regardons l’œuvre et ce qui s’y dessine dans cette profusion de portraits, dans cette myriade de regards alors que c’est nous, qui allons regarder et prendre acte de ces existences virtuelles qui surgissent comme autant d’interrogations. Ce qui frappe, d’emblée, c’est l’extraordinaire diversité des formes apparitionnelles. Bien que l’épiphanie soit humaine et appartienne en partage à l’ensemble des sujets, chaque figure s’y illustre d’une manière qui, chaque fois, lui est singulière. Simple problème d’identité. Comment, autrement, si les prédicats étaient strictement superposables, l’être pourrait-il se laisser voir dans son unicité ? Même les sosies, même les jumeaux homozygotes, malgré un patrimoine génétique commun, ne sont nullement des fac-similés qui diraient la même réalité. Toujours un léger décalage, toujours une inclination particulière au travers de laquelle la rareté se manifeste. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de rareté, donc de quelque chose de précieux. Chaque présence est unique et c’est parce qu’elle est unique qu’elle peut apparaître. Jamais le blanc ne fait sens sur le blanc. Il y faut le jeu dialectique : le blanc surgissant du noir et s’y accomplissant alors que son alter ego - le noir -, (son autre réalité) se manifeste par le même geste phénoménal. Alors nous regardons et nous interrogeons. Qu’en est-il de cet être dont nous ne saisissons qu’une pluralité d’esquisses comme si, toujours, l’image de l’humain tressautait dans la lanterne magique, ne se laissant percevoir qu’à la mesure d’un désir chargé de sa propre frustration, de son éternelle disparition ? N’y aurait-il rien d’autre à saisir que cette fuite perpétuelle hors des catégories qui nous font exister, l’espace et le temps ?

Tous ces visages qui font « face » - comme si le langage s’amusait de sa propre métaphore appelant à une prochaine parution -, ces visages donc demeurent dans un genre d’abstraction, sinon d’insaisissable. Nous les voyons avec leurs belles caractéristiques, le flou d’un regard, la douce éminence d’une joue, l’arête du nez telle une falaise, le sourire que des lèvres ébauchent, une impression songeuse, la discrétion d’un souci, l’énigme, l’affirmation de soi, les stigmates de la douleur, un essai de séduction, le glissement du tragique sur les vagues des rides, tout ceci nous l’apercevons et, pour autant, nous ne pouvons rien dire de l’homme, sinon cette polyphonie dans laquelle chacun donne de sa propre voix. Mélopée dont n’émerge aucun son qui signifierait pour l’ensemble à titre d’essence.

C’est ici qu’intervient la subtilité d’une figuration, cette silhouette blanche, transparente, sans autre prédicat apparent qu’un lexique prompt à revêtir tous les autres lexiques qui voudraient bien s’enlever de soi en direction d’une présence, d’un témoignage existentiel. Alors, ici, s’annule soudain la thèse sartrienne selon laquelle mon regard efface l’autre en le reconduisant à sa propre absence. Alors, ici, surgit le large empan de la sphère platonicienne, laquelle ouvre un monde à la hauteur de l’Être, cette Forme des formes qui, les englobant toutes, les possibilise chacune selon l’esquisse qui lui est propre dans l’apparition sensible qu’elle propose au monde. L’Idée, la ressource à nulle autre pareille de l’intelligible consent à figurer parmi la multitude que représente tout existant. L’Être qui se détache du fond avec la dignité de ce qu’il est, à savoir une pure essence, consent à entrer en scène sur le praticable d’une présence affectée d’espace et de temps. L’Être se décline en une multiplicité d’êtres qui tiennent de sa permanence, son immuabilité, le luxe de s’informer selon tel ou tel aspect. Dans les visages que nous propose l’artiste, lesquels ne sont que les reflets de la réalité supérieure des archétypes, transparaissent, en filigrane, les figures d’un monde hors de portée, si ce n’est au regard des ressources de l’intellection. Le sublime équilibre qui s’établit entre les effigies sensibles - les personnages de la scène artistique -, et le principe qui leur a insufflé la vie, - l’intelligible -, tout ceci semble à même de clore une histoire et de la rendre parfaitement compréhensible aux yeux de ceux qui en font la rencontre. Si la théorie des portraits noyés dans un genre de brume gris-bleue parvient à nous parler, d’abord, à nous émouvoir, ensuite, c’est à la mesure de ce subtil reflet qui fait se renvoyer en écho le singulier en direction de l’universel, l’universel en direction du singulier. Etrange figure du chiasme qui est la rhétorique de l’Être-être, cette ambiguïté rendue indéchiffrable à l’aune d’une insuffisance du regard. C’est pourquoi, regardant l’œuvre et le jeu de miroir, nous la disons achevée. Elle n’est en chemin que vers sa propre assomption. Alors nous la regardons être et nous demeurons en silence !

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