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25 mars 2015 3 25 /03 /mars /2015 09:08
Nervures de l’être.

« Mon éclipse ».

Œuvre : Laure Carré.

C’est par les formes et uniquement par elles que le monde nous apparaît et que nous apparaissons au monde. Nous regardons la montagne et nous apercevons une forme. Nous voyons une femme et c’est encore une forme qui se précise. Nous lisons un poème et c’est toujours une forme qui dépose son empreinte en nous. La peinture, au cours de son histoire, est succession de formes, depuis les premières ébauches pariétales jusqu’aux polyptiques abstraits de Soulages en passant par la douce carnation des modèles de la Renaissance.

Qu’en est-il du corps et singulièrement du traitement de la femme dans les propositions plastiques ? Arrêtons-nous, d’abord, sur un tableau célèbre, celui de Rubens, « Vénus au miroir ». La forme y est généreuse, toute de pleins et de déliés, la chair est somptueuse, le réalisme y est si troublant qu’on dirait Vénus directement accessible, il suffirait de tendre les doigts.

Nervures de l’être.

Peter Paul Rubens « Vénus au miroir »,

env. 1614–1615.

Source : Wikipédia.

Puis, effectuons un grand saut dans le temps et les manières de représenter ce qui apparaît. Ici, devant ce fragment d’une étude des « Demoiselles d’Avignon », nous sommes comme saisis par le contraste qui s’instaure entre les œuvres. Le plein a laissé la place au simple trait de plume, la forme devient esquisse, la matière de l’œuvre se métamorphose en pur concept, en intellection se saisissant du réel dans un dépouillement, une essentialité. Libérée de ses contraintes classiques, ôtant toute idée de mimésis, donc de reproduction fidèle de la Nature, la création s’instaure à l’aune d’une simple métaphore. Si Rubens peignait la feuille, sa chair, l’épaisseur de son limbe, son chatoiement automnal, Picasso n’en conserve que ses nervures, autrement dit son aspect hivernal, à la limite d’une proche disparition.

Nervures de l’être.

Etude « Demoiselles d’Avignon » (fragment) - Picasso.

(C) RMN-Grand Palais - Béatrice Hatala.

Ce que nous propose l’artiste dans sa vision contemporaine du monde est encore une réduction de ce qui se laissait voir chez l’inventeur du cubisme. Non seulement il n’y a plus de chair, mais le formalisme se réduit à un simple schématisme, dessin ayant expulsé de la rhétorique picturale tout élément qui pourrait être considéré comme « superflu ». La lecture est celle d’un presque silence, identique à celle qu’on peut faire des feuilles lorsqu’elles sont réduites à la simple architecture, à quelques traits demeurant après que le temps a rempli son office de destruction. L’être reconduit à ses fondements, à un sol originaire. Au-delà il n’y a plus de représentation possible. Au-delà il n’y a plus de perception et l’œil erre à la limite de quelque absolu. Le lexique se confond avec la lettre, alors que dans les tentatives précédemment évoquées, il se traduisait en mot dans les « Demoiselles », en phrase dans la « Vénus ».

Nervures de l’être.

Singulière progression, spectaculaire métamorphose qui semble s’être inversée dans son principe puisqu’elle procède du plein vers le vide. Le processus final est le témoin d’états antérieurs, il fait signe vers un réalisme tout en le dénonçant, le déconstruisant, en une certaine manière. « Déconstruction » : un tel vocable doit nous alerter sur l’intention de « modernité » qui agit en filigrane. Un des traits de cette modernité est de réduire les formes à leur plus petit dénominateur commun, de la même manière que l’alambic du parfumeur s’empare de la plante et la réduit à cette fragrance subtile que sera le parfum achevé. Ici, à l’évidence, on reconnaîtra le thème récurrent d’une philosophie idéaliste dont le motif le plus apparent est de disserter sur l’existence pour mieux mettre en exergue l’essence, soit la vérité de l’être. Mais, si le concept de modernité est à l’œuvre au travers de ces trois états de la « matière », il faut en chercher les raisons dans l’histoire même de la peinture.

Si une montagne pouvait être représentée avec son luxe de détails, avec la luxuriance et la précision propres au paradigme de l’Antiquité, elle pouvait aussi bien trouver sa raison d’être dans les quelques touches colorées d’un Cézanne - père de l’art moderne -, afin que l’on s’emparât de façon immédiate de la « Montagne Sainte-Victoire ». Dès lors il ne s’agira plus de confier sa vision aux canons classiques, pas plus que de sombrer dans les arcanes d’un confus romantisme. Soudain, la Nature acquiert un statut d’autonomie, c’est elle qui se met à rayonner du cœur même de ce qu’elle est, à savoir cette pure transcendance qui élève dans l’éther les facettes du sens. Oui, la montagne parle, sous les espèces du symbole, sous l’autorité d’une géométrisation des formes, sous l’apparence du simple qui décille les yeux des voyeurs et les intime à un regard plus essentiel. Le geste esquissé par Cézanne sera repris et amplifié par ses illustres héritiers, Braque et Picasso qui feront du cubisme l’alpha et l’oméga de toute compréhension du monde formel. Cependant, au tout début, le cubisme dit « analytique » conservera dans le thème de sa pluralité de lignes et sa complexité monstrative quelque chose de l’empreinte d’un monde de représentation plus ancien. Le cubisme dit « synthétique » - forme la plus achevée de cette mutation artistique -, portera à son acmé une nouvelle vision du monde. Le fourmillement visuel, l’imbrication des formes, leur enchevêtrement naturel renonceront à dire les choses dans leur bavardage pour en demeurer à une parole essentielle. La feuille nous dit l’arbre aussi bien que l’arbre lui-même. La conceptualisation du réel est cette opération de l’esprit qui part du particulier pour aller au général, à l’universel. La simple goutte d’eau contient en germe la totalité de l’océan. Participant « à » et « de » l’océan, elle en est à la fois la forme hypostasiée en même temps que la forme quintessenciée. Microcosme et macrocosme jouent en miroir, instituant un constant mode dialectique, l’un indiquant l’autre par un simple jeu de renvois.

« Nervures de l’être » : maintenant il s’agit d’expliquer le titre. Le problème que nous pose cette vision d’un formalisme large ou bien réduit à l’essentiel est bien de savoir si l’une des deux formes contient plus d’être que l’autre, donc nous assure d’une vérité plus fondée en raison. En un mot, Rubens nous livrerait-il plus d’art - plus d’être, plus de vérité -, alors que celle-ci, la vérité, irait décroissant au fur et à mesure que l’on se rapproche de la scène contemporaine ? Bien évidemment nul ne s’ingénierait à démontrer la plus ou moins grande valeur artistique de telle œuvre par rapport à telle autre. Si les qualités esthétiques sont radicalement différentes, elles n’en poursuivent pas moins le même but : dire le corps, mais surtout dire la femme dans ce qu’elle fonde au gré de son apparition. Or la femme réelle qui est représentée n’a pas troqué sa nature profonde au gré des représentations qui en sont données par l’idéalisme, le symbolisme, l’expressionnisme. Il y a continuité de l’essence féminine, laquelle se traduit en diverses et multiples strates existentielles. A chaque époque correspond une façon de regarder et de traduire ce regard dans les faits. Donc, ici, ce que nous mettons en perspective n’est autre chose que la permanence d’un invariant - la femme en sa nature -, que s’ingénie à faire apparaître la variation toujours recommencée d’une matrice formelle susceptible de brusques et soudains revirements. La mode n’a guère d’autres définitions. Dans le domaine de l’art elle prend le nom plus distancié « d’école ».

L’être et sa vérité dans leur fond immuables demeurent et leurs traces sont visibles ici et là, dans des lieux différents, autrefois et maintenant dans des temporalités aux tonalités nécessairement divergentes En termes de psychologie des profondeurs ceci s’énoncerait de cette manière : l’image de la femme, ce puissant archétype qui traverse aussi bien l’aire ouverte de notre conscience que la bogue fermée de notre inconscient, cette image formatrice de ce que nous sommes s’est imprimée en nous à notre insu. Nous en sommes porteurs de la même manière que de notre ressenti de l’arbre, de l’eau, de la puissance solaire. Toujours ces images s’actualisent en nous sans que nous en sentions la continuelle lame de fond. Ce sont les artistes, ces voyants, qui nous en livrent les déclinaisons au cours des âges dans des modes d’être qui sont différents en surface mais demeurent liés à un socle commun, celui qui fonde notre humanité et nous porte au-delà de nous vers le site des connaissances essentielles. Toute éclipse n’est que temporaire qui obscurcit la lumière. Celle-ci demeure, la lumière, et nous convoque toujours dans la pensée heureuse du monde.

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