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7 novembre 2014 5 07 /11 /novembre /2014 09:15
Dans l’illusion de vous.

Œuvre : Barbara Kroll.

Depuis la nuit des temps, je n’avais eu de cesse de graver votre image en arrière de mon front, dans les replis ombreux de ma conscience. Oui, une multitude d’images dont il serait fastidieux de dresser l’inventaire. Une immense galerie de portraits défilant continûment dans les salles de mon « musée imaginaire ». Toutes les formes, toutes les variations s’y mêlaient dans une manière de giration folle, de somptueux carrousel. C’était comme un vertige s’édifiant vers la pure beauté, un prodige tenant debout à la seule force de sa prétention à paraître. A être dans l’assise même d’une immédiate parution. Profusion, conjonction de lignes flexueuses, crayonnés rapides, encres profondes, lavis légers, pointes sèches incisant le papier, gouaches généreuses, huiles lourdes, pastels aériens, aquarelles océaniques. Tout ceci, cette débauche de méridiens et d’équateurs, ces pointillés pareils aux tracés des tropiques, ces lignes géodésiques, ces courbes de niveaux, ces taches bleu-marine comme des océans, ces irisations vertes de canopées, ces tellurismes gris, ces opalescences lunaires, ces gonflements estuaires, ces escarpements, ces empâtements, ces reliefs abrupts, ces dolines recueillant l’eau du ciel, cette lave s’écoulant sur le flanc des cratères, cette luxuriance des eaux amazoniennes, tout ceci pour dire la femme, sa géographie intime, sa lente érosion, son surgissement miraculeux dans le chaos du monde. C’était cela vivre en tant qu’homme, le savoir jusqu’en son tréfonds, l’assumer au plein de son existence. Comme une liberté déployant son étendard dans l’azur des projets, dans le feu des désirs, comme une flamme s’élevant pour dire l’infinitude des choses, l’incertitude d’être, le chagrin logé au creux de la poitrine, la tristesse des couleurs d’automne, les glaçures hivernales, mais aussi la rédemption, l’ascension printanière, le trajet de la sève dans les veines, le dépliement de la volonté et l’incroyable royauté du langage partout répandu. Car, voyez-vous, dans la brume des jours, il me fallait dresser le damier blanc et rouge du convoi, faire s’agiter les bras longs du sémaphore, allumer les braises des tours génoises. Un peu de lumière dans la cendre de vivre, un peu de mouvement sur la lagune grise des heures. Et quelle autre effigie choisir que la vôtre ? Quelle certitude recevoir de la nature, quelle consolation de la culture, quelle onction du spectacle des arts, puisque vous êtes l’art suprême, celui par lequel je reçois ma mesure d’homme, l’exactitude de mon chemin sur terre, la justesse de mes idées sur les astres, le tremblement de mes émotions, la braise vive de mes doutes ? Quel recours, sinon vous ? Quelle image, sinon l’icône que vous dressez à contre-jour du ciel et qui illumine jusqu’à mes nuits, habite la conque de mes rêves ?

Je suis là, dans le clair-obscur de ma chambre, persiennes closes afin que, du jour, ne filtrent que quelques lames de lumière assourdies. Et si peu de bruit. J’ai besoin de cette halte, de ce suspens, de cette hésitation des secondes. C’est dans l’instant même de cet arrêt que je vous perçois le mieux, sens votre haleine rassurante, éprouve la soie de votre peau. C’est un tel événement que d’approcher votre mystère, de faire le tour de l’île que vous êtes, d’en côtoyer le rivage avec l’humilité qui sied aux explorateurs et aux marins au long cours. Car vous ne pouvez être abordée que de cette manière, dans l’effleurement et la retenue. Bientôt le soleil commencera son ascension courbe dans le ciel, les automobiles glisseront sur le pavé avec leur bruit de coton, les passants poinçonneront le trottoir de leurs cliquetis pressés, les enfants feront retentir leurs comptines dans les cours des écoles. Alors il sera trop tard dans la bascule du jour pour convoquer quoi que ce soit de votre arche accueillante. Vous serez comme dépossédée de vos attributs, noyée dans la foule anonyme des errants, perdue pour la cause de la poésie. Vous ne serez plus que cette prose inaperçue, ce chant de sirène happé par les flots, cette rumeur d’abeille se fondant dans l’ébruitement des rues. Ce texte effacé, ce palimpseste à peine visible, ce lexique inapparent dans le grand livre du monde. Mais retenez-vous donc de disparaître dans ce maelstrom dressé par la vanité humaine, mais criez donc à gorge déployée la beauté de votre corps d’albâtre, la liane souple de vos bras, l’éminence soyeuse de votre gorge, la lumière de votre ombilic, hurlez la présence ombreuse de votre désir, la volupté qui vous fore de l’intérieur, scandez la pure jouissance de vos jambes pareilles à des outres remplies de miel, vos chevilles à la lueur de pollen, vos orteils semés de rubis grenat.

Il est encore temps, pour moi, de me livrer au spectacle de vous, d’effeuiller la pure merveille, de déplier votre corolle, de m’enivrer de votre senteur si délicate, d’entrer dans le royaume de la pensée libre, des idées chatoyantes, de surgir au sein même de cela qui ne saurait se dire qu’à la mesure du pinceau, de la souple soie, de l’huile entêtante, du pigment subtil. Voici quelques déclinaisons de vous dont je suis familier, mais ne les ébruitez pas, de peur que leur fragilité ne résiste à l’épreuve des marées mondaines. Vous voici dans le « Bain turc » d’Ingres, votre chair si dense, lisse, parfois si semblable à la douceur marmoréenne. Vous voici pure terre cuite à l’antique patine, chaude, accueillante, disponible, « Femme allongée » de Séleucie, dans une pose hiératique disant votre éternité, la ressource inépuisable de la féminité. Vous voici dans le luxe indépassable d’un fruit d’été, une pêche à la peau de velours, au teint éclatant, à la somptueuse sensualité, « Nu couché » de Modigliani, encore ivre du pinceau de l’artiste. Vous voici « Vénus » du Titien, doucement allongée sur une couche immaculée, un chien lové à vos pieds, dans une demeure patricienne à la précieuse lumière, des servantes en retrait dans la pièce contiguë où se voit un paysage empli de sagesse. Vous voici fière et moderne « Olympia » couchée sur des coussins à la consistance de neige, une servante noire apportant l’éclat discret d’un bouquet de fleurs et l’on sentirait presque les touches décisives de la brosse de Manet. Je pourrais encore vous peindre sous mille facettes, dans une multitude de cadres dorés, cernée d’efflorescences renaissantes, de touches violemment fauves ou bien d’illusions impressionnistes. Mais la profusion n’amènerait qu’une inutile confusion.

Le jour est levé dans le ciel avec sa lumière verticale qui cloue les hommes au sol, fait cligner des yeux, dissimule la vérité aux marcheurs de l’inutile. Milliers de trajets hésitants, milliers de conflagrations de destinées pareilles aux trajets des fourmis. On avance à tâtons, on se heurte à la foule dense, on repart, on hisse sa brindille sur son dos, on rentre dans les meutes de terre avec la conscience d’un juste affairement, la justesse d’un parcours exact, indissoluble, exemplaire. On progresse sans voir, juste avec le tact de ses antennes, juste avec sa carapace de cuir, la caravane de ses pattes pressées. On rentre, le soir, dans sa propre fourmilière, là où s’agitent sur des écrans bleus, les rêves des hommes. On ne voit guère, autour de soi, la beauté faire ses infinis clignotements : la pulpe d’une lèvre, le battement d’un cil, la grâce d’une cheville, le carmin d’un ongle. La nuit on dort, en attente du jour, en attente d’une ivresse qui, jamais ne vient. Pour la simple raison qu’on ne s’abreuve jamais à la bonne source.

Dans l’illusion de vous.

J’ai relevé les persiennes. Un jour gris, uniforme coule dans la pièce. Sur le mur opposé à mon lit, j’ai punaisé une œuvre en voie de création, une simple esquisse, le gris d’un carton, une surface de blanc de titane, quelques traits de graphite, la perspective d’une assise réduite à une ligne, ainsi qu’une hypothétique cloison où le regard est censé s’arrêter. Ceci est l’image d’une femme qui attend ses prédicats définitifs, couleur, forme, matière, afin de signifier. Ainsi représentée elle est libre. D’apparaître à la guise de celui, celle qui portera son regard sur elle. Elle est la figure tutélaire dont on vêtira sa peur afin qu’elle nous prenne sous sa garde. Elle est la mère attentive que l’enfant appellera du fond de son sommeil. Elle est l’égérie soufflant au peintre la quadrature complexe de l’art. Elle est l’épouse qui veille sur sa famille, attentive au compagnon qu’elle a élu pour tracer la voie vers un nécessaire bonheur. Elle est la diva qui emplit l’espace de sa voix si étonnante. Elle est l’actrice qu’on applaudit du fond des fauteuils de pourpre. Elle est l’écrivain dans l’intimité de sa lampe blanche. Elle est l’amante qu’on attend fiévreusement dissimulé derrière la crainte qu’elle ne paraisse plus. Elle est l’étoile au firmament, le globe laiteux de la lune, l’eau dormante sous les aulnes, la ramure dans laquelle glisse la brise d’été. Tout ceci, cette subtile fantasmagorie est en notre pouvoir, à mi-chemin de la réalité, à mi-chemin de la fiction, au croisement immédiat de l’imaginaire. Le jour l’efface que la nuit fait reparaître. C’est une simple esquisse, une à peine figuration qui laisse la place vacante à des milliers d’images, à des infinités de sens. Elle nous parle depuis ce lointain qui n’est que proximité si nous prenons le temps de nous munir de ce regard adéquat qui fouille les choses jusqu’à la racine, aux fondements, à cette « chair du milieu » dont le monde est la révélation, la femme la demeure, l’homme le médiateur.

Oui, je vous avais délaissée pour une bien mince théorie qui ne vaut qu’à l’aune de quelques métaphores indigentes. Vous valez mieux que cette énumération clinique, ce froid constat dont le lecteur, la lectrice ressortent avec l’amertume liée aux évidences. Je demeure dans l’illusion de vous, dans la magnifique phantasia, dans la sublime intuition de celle que vous êtes. Là est le site de votre être auquel nul sur terre ne pourra prétendre. Les déesses sont immortelles en même temps qu’inaccessibles. C’est seulement ainsi que nous les voulons. Dans l’illusion d’elles !

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