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4 octobre 2014 6 04 /10 /octobre /2014 08:20
Dans l'ombre de Praha.

Œuvre : Barbara Kroll.

Ce matin de printemps était si lumineux, une teinte de céladon posée à la cime des arbres et l'eau du Canal Saint Martin où miroitait le ciel. Je flânais, Quai de Jemmapes, tout près du Square des Récollets avec ses platanes aux troncs desquamés, pareils à d'antiques pachydermes. C'est au moment où vous franchissiez le dos d'âne de la Passerelle Bichat que je vous ai aperçue, aérienne, malgré cette longue robe noire qui vous donnait un air d'apparat sinon un sérieux confinant à l'austérité. « Mais comment peut-on s’habiller ainsi, pensais-je, malgré moi, alors que tout est si léger, si aérien ? » Aviez-vous entendu ma remarque intérieure ? Aviez-vous perçu mon regard posé sur votre élégante silhouette ? Vous ne vous étiez nullement retournée, seulement un mouvement infime de la nuque, une cambrure accentuée des reins, peut-être un frisson vous avait-il parcourue, électrisant votre dos ? C’est curieux, tout de même, ce pressentiment d’être suivi, d’être posé sous le regard de l’autre alors même que rien ne laisserait supposer qu’on en ait été alerté en aucune manière. L’intuition, sans doute, à moins qu’il ne s’agisse d’un sixième sens. C’est, précédé de ces étonnantes réflexions, que j’emboîtais votre pas, sans a priori ni intention qui eût pu me désigner à vos yeux comme un détective ou un simple importun. C’était un genre de manie que celle de suivre une étrangère rencontrée au hasard des rues, de cheminer de concert avec elle, d’en éprouver la souple démarche, d’en évaluer la texture de chair et jusqu’à sa vie secrète où logeaient, inévitablement, fantasmes et inclinations secrètes. Du moins le supputais-je. Cependant ma « filature » n’allait jamais jusqu’à importuner celle que j’avais désignée comme mon égérie passagère - il fallait bien nourrir mon imaginaire -, et, le plus souvent, mon tempérament fantasque prenait rapidement le dessus, faisant demi-tour au hasard d’une rue ou, encore, le faisant pour suivre celle que je n’avais pas encore aperçue, qui, par un simple effet de nouveauté, s’imposait à moi avec la force des évidences. Cependant, remontant la Rue des Récollets, longeant les frondaisons du Jardin Villemin, nous prenions la direction de la gare de l’Est. Dépourvue de bagages, je vous pensais à la recherche d’un voyageur fraîchement débarqué. J’étais à une distance « respectable » de vous, quelques dizaines de mètres et ma discrétion, jointe au mouvement des rues, me faisait me confondre dans le lexique pluriel de la ville. Sous la grande verrière de la salle des pas perdus, les allées et venues des voyageurs vous dissimulaient parfois à ma vue, genre de clignotement noir que rythmait seulement le ballet de vos jambes claires, vraisemblablement gainées de nylon. En tout cas, pour moi, il fallait qu’elles le fussent. Leur nudité, outre qu’elle aurait été déplacée eu égard à votre style vestimentaire, vous eût livrée sans défense aux offenses du jour. Ceci était tout simplement inconcevable. Vous voyant vous inscrire dans la file d’attente du guichet, je me suis disposé dans celle, parallèle, qui donnait accès aux billets. Ainsi, vous me preniez de court, en partance pour une destination inconnue alors que je vous avais installée dans le rôle d’une simple promeneuse allant accueillir son hôte. Rien ne me plaisait davantage que le surgissement d’un tel événement qui, sait-on jamais, pouvait se métamorphoser en aventure ou bien, à tout le moins, en souvenir à archiver dans le pli de la mémoire.

« Un aller-retour pour Prague, s’il vous plaît. »

Voilà, je connaissais maintenant le terme de mon prochain voyage et ma songeuse pérégrination, à votre suite, trouvait comme son point d’orgue. Billet pour Prague en poche, je feignais de fumer distraitement, prenant soin de ne pas vous perdre des yeux, jetant de rapides coups d’œil sur ma montre comme le ferait un homme d’affaires pressé. Par bonheur, nous devions voyager dans le même compartiment, ce qui m’éviterait bien des soucis et me dispenserait d’une inutile fatigue. Le périple durerait une dizaine d’heures. Nous aurions le temps de demeurer au seuil l’un de l’autre car, ce voyage improvisé devrait conserver son empreinte de mystère, son aura de prestige ainsi que son errance infinie. Il en est ainsi des choses de l’existence, parfois, que seuls des contours flous soient requis pour en esquisser l’irréelle forme, pareille à la vibration de la libellule au-dessus de l’étang. Il eût été vain de pénétrer plus avant le domaine de l’autre. D’ailleurs, sans doute ne le souhaitais-je pas. D’ailleurs l’idée ne pouvait se présenter à vous puisque je n’étais qu’un voyageur anonyme parmi la foule des anonymes. La seule certitude se profilant parmi toutes ces inconnues, c’était que, dorénavant, je pouvais vous doter d’un nom. Oui, du nom de « Praha », « Prague » en tchèque, que la Bohème serait le lieu de notre séjour et que j’y vivrai dans votre ombre, la seule illusion qu’il me soit loisible d’entretenir le temps d’une pirouette. La nécessité absolue : que vous demeureriez cette « Belle au bois dormant » rencontrée sur un chemin de fortune et que vous y demeuriez, intacte jusqu’à votre réveil.

Maintenant le train roule à vive allure, glissant sur les rails avec un bruit d’averse. Dans la pénombre du compartiment - nous en occupons tous les deux la diagonale -, vos cheveux en chignon, blonds de paille, font une tache claire sur le repose-tête en lin brodé. Vous êtes songeuse, seulement attentive, me semble-t-il, au rythme scandé du convoi, au paysage, à ses rapides efflorescences. Ce flou de la vision paraît si bien vous convenir. Vous observant à la dérobée, je ne ferai aucune hypothèse sur vous, votre voyage sans doute improvisé - vous, la sans-bagages -, sur vos rêves nocturnes aussi bien que les éveillés. C’est si mystérieux la rencontre, le croisement de deux destins sous la poussée des seules contingences. Que pourrais-je donc imaginer de vous qui fût juste, ou bien simplement situé dans une approximation, dans l’aire du vraisemblable ? Il faut laisser le doute s’installer comme l’espace de liberté le plus accessible. Qu’aurions-nous à gagner à dérouler le film de nos vies respectives ? Nos aventures, nos sentiments, nos échecs, nos espoirs ? Seulement à exhumer d’une douloureuse mémoire des scories enfouies dans d’inatteignables limbes.

Ce que je désire, là, dans ce défilé sans fin qu’est notre voyage commun, c’est de nous précipiter, chacun pour notre compte, dans une manière d’autisme post-romantique. Oui, « d’autisme post-romantique » quoique la formule ait de quoi surprendre. Le romantisme, cette inclination de l’esprit à verser dans le sentiment de la nature, à y rencontrer l’âme sœur dans une vibration de tous les instants, à décliner son amour à l’aimée sur le bord du lac cher à Lamartine. Oui, de ce romantisme usé, un rien précieux, bourgeois à seulement privilégier la noblesse des sentiments au détriment du scalpel de la raison, nous le dépouillerons de ses atours bucoliques, nous le réduirons à la sphère du sentiment individuel porté à son exaltation, à son rougeoiement. Oui, la passion est proche qui menace de faire se confondre les chairs dans un même creuset, comme si de deux existences pût en résulter une seule, unie, soudée, transcendée par la vertu d’une osmose, sublimée à l’intérieur d’une singulière dyade. Mais ceci serait le plus grand danger. Ceci serait faire cesser le charme de la belle endormie et de celui qui ne fait que veiller sur son sommeil. N’est-il pas vrai que nous sommeillons constamment, pris que nous sommes entre deux éclairs de réalité ? Notre existence réelle, tangible, profonde, nous la tirons constamment de la matière de nos rêves, des fibres de notre imaginaire. Le jour n’est que le passage à gué entre deux nuits, entre deux continents nous reliant à notre socle, à notre fondement. Nous-mêmes, jusqu’à l’extase, nous ne le sommes qu’entourés d’ombre, pris dans les remous d’encre, serrés dans les plis denses de la vérité. Car la nuit ne saurait tromper, car la nuit est au plus près de ce que nous sommes. Pas de regard d’autrui qui nous aliènerait, nulle parole qui nous blesserait, non plus qu’une action qui serait contraire à notre morale, qu’une décision qui creuserait la bogue de notre éthique. Sous le rideau d’ombre, au creux de la mesure juste, nous sommes les êtres que nous sommes, au plus près. Et quand bien même nos déraisons, l’inconsistance de nos rêves, l’étrangeté de nos songes seraient les peuples les plus occasionnels et les plus fréquentables de nos errances nocturnes, quel mal à cela puisqu’ils se circonscrivent à l’aire de notre conscience et n’empiètent nullement sur le monde ? Comme une fable autoproduite qui crée à mesure qu’elle se déploie les conditions mêmes de son déploiement. C’est cela, la vérité, coïncider avec son être jusqu’en son essence. Or, lorsque les écharpes de brume du songe nous enlacent et nous conduisent sur le bord de quelque délire - du moins est-ce notre sentiment au réveil -, qu’ont-ils fait ces songes, sinon dire en images, fussent-elles chaotiques, dérangeantes, subversives, ce que nous sommes, nous, en notre fond. Car le songe, contrairement à la réalité, ne se vêt pas des oripeaux de la fausseté, de l’esquive, de la dérobade, du mensonge. Que vaut-il mieux, à tout prendre, la réalité au plus près du songe ou bien la fausseté du réel ayant reçu l’estampille de l’hypocrisie sociale ? Oui, ce qui était à même de nous reconduire à notre lieu le plus manifeste, c’était de stationner dans notre demeure, de faire rouler nos boules d’argile contiguës sans qu’elles empiètent sur l’autre, de pousser nos rochers de Sisyphe sur la pente de la montagne sans qu’elles se heurtent, sans qu’elles échangent la moindre paillette de mica, qu’elles produisent d’étincelles, sans qu’elles…

C’est dans ce carrousel d’idées et de laves éruptives que m’avaient entraîné, bien malgré moi, la douce scansion du train, le défilement des arbres, le balancement ordonné de votre buste, l’air de la Bohème, l’inquiétude de n’être plus soi si, d’aventure, je me perdais dans la complexité du monde, dans les orbes de la folie ou bien dans l’amour-passion qui eût pu naître de deux errances conjuguées en une seule. Je me suis réveillé dans la rumeur des voyages terminaux et la bousculade des quais. C’étaient des trajets de fourmis, des confluences de termites dans les boyaux de la terre, c’étaient de bien étranges mouvements et la Belle au bois dormant semblait s’être dissoute dans les mailles de la ville. Voilà où m’avaient amené mes élucubrations, mes ratiocinations. J’étais au cœur de Prague, mon billet de retour en poche, dans une manière de dénuement sans commune mesure et celle qui me servait de guide, celle que j’avais élue comme poisson-pilote - j’étais un bien piètre requin -, avait filé entre mes doigts sans espoir de retour. Sans doute, elle, avait dû se réveiller de son long sommeil et en profiter pour se fondre dans les subtilités d'une idylle romantique. Cela m'apprendrait à tirer des plans sur la comète, à divaguer dans les corridors de la nuit et du songe, alors que, là, dans l'immédiateté absolue, se profilait, peut-être, l'inversion du destin à nulle autre pareille, celle à partir de laquelle, excipant enfin de mes habituelles illusions, moi le doux faiseur de rêves me dissimulais à moi-même les portes de la subtile jouissance.

Je suivais les rues de la ville de Bohème, parmi les curieux et les nonchalants, avec en tête le seul souhait, ardent, de vous retrouver et de poursuivre mon incursion onirique. Au hasard des ruelles et des places, soudain comme une flamme noire surgissant d’un passé immédiat, votre silhouette s’engageant sous les arcades du Grand Hôtel Praha. Bientôt vous disparaissez dans le hall alors que j’y pénètre à mon tour. Un peu plus tard, à quelques tables d’intervalle, nous dînons du même repas, un bramborak arrosé d’une bière généreuse. Puis, après la promenade rituelle le long des eaux de la Vltava, chacun regagne sa chambre sous les toits. Un simple couloir de moquette couleur de rose éteinte nous sépare désormais. Avant de disparaître dans votre boudoir, ce genre de bonbonnière qu’éclaire un œil de bœuf avec vue sur l’horloge astronomique, vous vous êtes légèrement retournée, m’offrant ce beau visage taillé dans une pure gemme. Un instant, j’ai cru y reconnaître comme le signe d’une connivence. Prague ne serait pas le lieu de notre rencontre. Prague la romantique avec ses façades baroques, son style art nouveau, ses murs jugendstil badigeonnés d’ocre, de bleu parme, de rouge brique, de sanguine était le décor de poupée, le castelet sur lequel s’animaient les marionnettes urbaines, la vitrine où s’exposait, dans la lumière du jour, la comédie humaine. Ville de carton-pâte et de faux-semblants, ville fardée, apprêtée comme pour une rapide et imparable séduction. Ville-mensonge qui dissimulait sous des atours flatteurs la misère et le dénuement dont le monde était affecté en son intime. Cela, cette manière de supercherie, je la ressentais viscéralement, comme si les remous d’une vérité tronquée, d’une duperie, foraient mon ombilic afin qu’une compréhension intérieure en résultât. A vous avoir observée, dans la rigueur de votre apparence, dans la rapidité de votre décision, dans un jugement qui paraissait des plus sincères, je ne pouvais que supputer que mes idées étaient aussi les vôtres. Décidemment, Prague ne serait pas le lieu de notre rencontre. Ce romantisme englué dans ses contradictions de guimauve et ses assauts d’élégance, ses avances voluptueuses, il nous fallait les dépasser, il nous fallait détruire ses plafonds armoriés, ses décors de stuc, ses boiseries dorées, il nous fallait nous échapper de toutes ces facéties et déboucher dans la vérité nocturne, dans sa simplicité, dans sa rigueur à nous assurer de notre être. Le voyage de nuit imaginaire fut traversé d’hôtels somptueux avec, en toile de fond, leurs figures homologues, mais dépouillées, mais réduites au simple, au naturel, au minimum existentiel, cellule monastique, plutôt que délire aristocratique. Ni l’un ni l’autre n’avions échangé un seul mot, mais cette assurance d’une vérité nocturne, nous en étions affectés, comme si cette certitude exsudait de nos corps à la façon d’une sève. Vous, que j’avais nommée « Praha » dans la seule intention d’assigner un terme à votre voyage, voici que vous m’apparaissiez sous les traits d’une curieuse antinomie. Non seulement cette belle ville tchèque ne vous convenait pas, mais il semblait urgent que vous vous en affranchissiez, choisissant à sa place un anonymat, qu’encore, vous n’aviez affecté d’aucun prédicat.

Après un rapide petit déjeuner dans une salle à manger d’apparat - nous nous faisions face pour la première fois et j’appréciais à son exacte valeur cette beauté simple qui était la vôtre -, nous reprenions le chemin de la gare, sans doute possédés d’une idée commune, nos destins auraient à dialoguer, mais seule la nuit y pourvoirait. Dans le compartiment qui nous ramène vers Paris, sous la lumière bleue du plafonnier, nous pensons à cette vérité qui sera la nôtre l’espace d’une nuit. La vérité des corps se confiant l’un à l’autre alors que les esprits scrutent le vaste espace et l’âme se replie dans une manière de renoncement à paraître. Simplement afin de ne pas troubler, ne pas distraire de ce qui aura lieu. Qui est inévitable comme l’est la rotation des étoiles. Vous sortez dans le couloir, une longue cigarette à la main. Un sac en bandoulière que je n’avais pas remarqué. Dans lequel vous fouillez à la recherche d’un briquet. Mon geste de vous offrir du feu, non seulement vous l’acceptez, mais vous l’auréolez d’une simple gloire, d’une lumière qui irradie. Vos mains en conque autour des miennes pour approcher la flamme, puis vous aspirez profondément et rejetez un filet de fumée bleue vers le plafond tendu de velours. Oui, vos mains je les ai senties presser les miennes, dans l’incertitude sans doute de ce qui allait advenir. Une simple pression, une moiteur des doigts, une chaleur diffuse s’éloignant bientôt dans la clarté grise. Nous serons à Paris au début de la nuit. Au début aussi d’une aventure sans lendemain. Car nous le savons, si nous voulons demeurer dans la vérité l’un de l’autre, ne pas feindre de vivre, ne pas tomber dans la pure illusion d’être, alors le temps sera bref qui nous aura réunis l’espace d’une chute. Nous nous relèverons après, peut-être titubants, peut-être hésitants dans l’aube grise. Mais nos corps en sauront assez et nos âmes seront inaccessibles. Infiniment libres de vaquer, ici et là, à ce qui se présentera comme une aire de connaissance, de sensation, de renouveau. Mais jamais la reconduction de cela qui a eu lieu et ne demande qu’à tomber dans l’abîme, la fausseté, l’approximation. C’est bien parce que nous persistons à exister dans nos comportements étroits que s’ouvre la trappe par laquelle le mensonge existe comme signe avant-coureur de notre propre finitude. Le mal à être, à persister dans notre essence est cela même qui nous précipite dans la caricature. Nous faisons semblant. Nous esquivons. Nous nous dérobons. Nous inventons des fables. Nous tissons d’interminables fictions. Nous nous perdons dans les remous d’un facile romantisme que nous prenons pour un art de vivre. Grattez les enduits colorés des maisons de Prague ou bien de Venise, c’est pareil, cassez les pignons alambiqués, démolissez les stucs. La ville y perdra-t-elle son âme ? Non. Seulement son apparence, seulement son masque, ses afféteries, sa poudre de riz, sa perruque, ses bas de soie. Et privée de ceci qui la dissimule à nos yeux, non seulement elle retrouvera une esthétique heureuse parce que dépouillée de ses artifices, mais elle s’installera dans sa vérité tant que les hommes ne s’ingénieront pas à la vêtir des habits d’Arlequin. C’est pour cette unique raison de retour à la source de toute chose que s’impose à nous la nécessité de cet étonnant « autisme post-romantique », lequel nous réveillera de nos songes pernicieux en même temps qu’il fera sortir de leurs visions idylliques de princes charmants toutes les Belles au bois dormant du monde.

Lorsque nous arrivons gare de l’Est, les ombres nocturnes coulent déjà sous les hautes tiges des réverbères. Nous marchons côte à côte, la braise de nos cigarettes trouant la toile de la nuit. Nous ne parlons pas, nous avançons seulement d’un pas résolu, au même rythme comme si nous nous préparions à quelque joute sacrificielle. Car, bientôt, poussant d’un commun accord la porte de L’Hôtel du Nord, quai de Jemmapes, nous savons que nous abandonnons une partie de nous-mêmes, là, au bord des eaux plombées du canal Saint Martin, fragments que nous récupèrerons après notre rencontre. Après notre propre vérité. Notre vérité de chair et de désir. Car nous ne nous aimons pas. Nous sommes seulement ces deux blocs de rocher, ces boules de Sisyphe montant et descendant le plan incliné de la montagne, chacune pour son compte, chacune assidue à éprouver son plaisir jusqu’en son égoïste flamboiement. Autrement dit jusqu’à l’absurde. La chambre donne sur le canal, sur les vagues vertes teintées d’ombre du Square des Récollets. Il y a si peu de bruit. Comme si le monde autour s’était évanoui. Et il faut qu’il le soit. Evanoui, absent, laissant juste émerger deux sphères, deux cercles autistes qui vont se tutoyer dans l’acte de chair et après il n’en restera plus rien qu’une fuite dans le lointain du temps. Votre longue robe noire, vous l’avez laissée chuter sur les lueurs éteintes du parquet, vos bas de nylon y imprimant une manière de fleuve étincelant. Simple réminiscence de la Vltava, de toutes les eaux qui courent vers l’estuaire dans la perte des gouttes de l’origine. Votre corps est si blanc, une écume que vient seulement troubler la braise de vos seins, la mousse aérienne de votre sexe. Alors que notre rencontre a lieu, je vous sens si proche, si lointaine à la fois. Si réelle dans le jour qui vient de mourir. Si présente dans la nuit qui s’annonce comme la seule conque où faire résonner l’urgente vérité de cette solitude qui nous traverse de sa lame et nous dépose toujours dans le creuset de notre être, à défaut de pouvoir connaître celui de l’autre, de percer son mystère, d’entrer dans la demeure occluse qui est sa geôle en même temps que sa liberté la plus probable. Maintenant, dans le vertige qui s’empare de nous, - notre impossible fusion, notre césure définitive -, la terre est perdue qui fait ses étranges révolutions. Nous sommes habités, mais chacun à notre tour et au sein même de notre propre territoire de cette urgence à demeurer dans le ventre fécond de la nuit, à y nidifier, y éprouver la seule chose qui soit, la double perte de soi dont l’autre - cette énigme – fait le confondant inventaire à défaut d’en établir le royaume. De Prague à Paris, du Grand Hôtel Praha à celui du Nord, c’est toujours cette oscillation qui nous enjoint de nous perdre, de déserter le site des apparences, de déboucher dans la lumière de la vérité qui est celle de l’être, cette merveille d’exister selon la pure verticalité, d’assurer notre transcendance, d’échapper à la gueule ouverte du néant, de nous soustraire encore à la bonde suceuse, à la fauchaison finale. Pour cette raison nous voulons aimer. Pour cette raison nous voulons posséder. Pour cette raison nous voulons la sublime rencontre. Mais, au moins, l’a-t-on déjà eue avec soi-même, la rencontre, avec ce sphinx aux mystérieuses questions ? Rencontre, amour, passion, les trois notes fondamentales dont nous pensons qu’elles nous installeront dans la certitude de l’amant, de l’aimée, du pur bonheur d’exister. Mais ces mots ne sont constitués que de langage, non de réalité. Ces mots, lexique de la Belle au bois dormant sont ceux inoculés par le fuseau d’une méchante fée ou bien d’une fileuse distraite, figure de la Moïra, ce terrible destin nous acculant à être ce que nous sommes : des dormeurs debout. Alors que notre condition est celle de demeurer dans le reflet de notre miroir, le prenant pour la vérité. Les autres n’existent qu’à être hallucinés. Sans le regard que nous portons sur eux, ils n’apparaîtraient même pas et se dissoudraient bientôt dans les labyrinthes d’une habile fiction.

Vous, Praha dont j’ai hanté l’ombre de la même façon que vous vous dissimulez dans la mienne, nous ne sommes que le produit de deux illusions. C’est pour cela que, l’espace de cette nuit, il nous faut en faire le lieu d’une subtile jouissance, de la chair, de l’esprit, de l’âme. Nous ne serons jamais plus réels, plus vrais, plus portés à la pointe de nous-mêmes qu’à l’aune de cette démesure dont nous voulons qu’elle nous atteigne comme la flèche perce le cœur de la cible. Le croisement de nos chairs est la preuve la plus tangible de ce que nous sommes ici et maintenant, alors que le temps s’écoule et que les heures se retirent nous confiant aux douleurs de la mémoire. Vous vous rhabillez, Praha dont je n’ai connu que le corps, pas même l’identité. Vous êtes belle dans le dépliement bleu de l’aube et la lumière du canal. Nous n’avons pas parlé afin d’éviter l’inscription dans une possible histoire. Jamais nous ne nous reverrons pour conserver à cet événement sa charge de vérité. Car cette dernière, la vérité, supporte mal qu’on la reconduise éternellement sur les mêmes fonts baptismaux. Les plus belles histoires meurent d’être poursuivies. Le lexique existentiel est ainsi fait qu’il ne s’accommode guère des bégaiements. Dire un seul mot, comme on commet un seul acte puis tirer sa révérence. Là est la demeure de ce qui est non reproductible, donc singulier. Praha, vous aurez été l’éclair illuminant une unique nuit. Non, ne vous retournez pas, vous êtes si belle dans cette lumière qui monte de la brume d’eau. Vous êtes si belle. Ne vous retournez pas !

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commentaires

M
L article convient parfaitement intelligent subtile comme etrange vous y etes comme je me le suis imaginé
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