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12 août 2014 2 12 /08 /août /2014 07:53
Fille des brumes.

Photographie : Katia Chausheva.

Comment s'était-on trouvés dans cette Flandre maritime que je connaissais si peu ? Sans doute le hasard. Mais existe-t-il une fatalité de la rencontre, ou bien une prédestination qui tracerait un possible chemin ? Existe-t-il une voie, un vent sous lequel s'incliner et, alors, tout coulerait de source, comme l'eau claire des fontaines ? C'était un après-midi frileux d'octobre, parsemé de brumes avec des vols d'oiseaux invisibles, seulement leurs cris, au loin, pareils à de faibles sémaphores. Le col de ma veste de toile, je l'avais remonté pour éviter les humeurs marines du sable, son fouet permanent sur cette côte si sauvage qu'on l'aurait crue du bout du monde. "Oostende", m'aviez-vous dit, lors de notre première rencontre avec votre drôle d'accent. "Oostende", cela veut dire "la fin", "l'extrémité", "la limite entre l'est et l'ouest", comme le début ou la fin d'une aventure …", puis une rafale avait disséminé le bruit de votre voix parmi les coulures de l'air. C'était si étrange d'entendre cette belle voix voilée, un peu cassée qui s'abîmait dans les interstices de la brume. Comme si, soudain, votre propre langage ne vous appartenait plus, livré aux quatre vents de l'incertitude alors que, dans le ciel couvert de gris, l'on ne percevait plus que les cris assourdis de quelques mouettes. "Le début ou la fin d'une aventure…" et vos mots s'étaient immobilisés dans les mailles du temps, comme suspendus dans les phrases équivoques et anodines des mauvais romans. "Aventure", combien ce mot était galvaudé, usé jusqu'à la fibre, incapable de rendre un dernier jus. Je pensais à une insouciance ou bien à une manière de défi : ouvrir une parenthèse et ne pas la refermer afin d'y installer l'espace de tous les possibles. Mais qu'est-ce donc qui aurait bien pu vous attacher à moi, nous ne faisions que mêler nos destins l'espace de quelques pas, en contrebas de la dune, sous la chevelure distraite des oyats balayés par la bise ? Je devais écrire un article sur Ostende puis reprendre le train le lendemain sans espoir de retour. Revenir dans ces Flandres si proches des latitudes nordiques, moi qui ne rêvais que de paysages méditerranéens, d'oliviers en terrasse, d'amandiers en fleurs s'épanouissant sous le soleil ? Non, décidément, vous étiez la glace, j'étais le feu et une éternelle incomplétude nous séparerait à jamais. Pourtant, je devais bien me l'avouer, votre beauté du nord faisait, en moi, sa progression à bas bruit, dans le genre d'une rumeur dont on ne connaît pas bien l'origine, ou bien d'une ritournelle qui fait, tout autour de vous, son bruit incessant de comptine.

Nous avons dîné dans un bar sur le port. Quelques huîtres iodées, du hareng fumé, un vin blanc sec qui collait au palais avec une belle énergie. Il y avait si peu de monde en cette saison basculant déjà dans les rigueurs hivernales. Quelques bateaux accostant aux quais de pierre, de rares passants pressés de rentrer chez eux, un chien en déroute fouettant l'air de sa queue. Et si peu de bruit qu'on aurait cru être sur une île avec des vagues blanches autour et la côte si loin, pareille à un fanal perdu dans les brumes. Missionnée par la Ville pour me servir de guide. Une fille parmi d'autres conduisant les étrangers au milieu des curiosités à découvrir, des images d'Épinal à archiver dans quelque lieu secret de la mémoire. Nous fumions distraitement, regards perdus au loin, quelque part du côté de la côte sauvage comme si, de ce genre d'absolu, nous avions pu tirer un enseignement, déduire une conduite qui nous eût épargné des questions qui, nécessairement, resteraient sans réponse. Demain serait un autre jour, un étranger prendrait ma place que vous conduiriez aux mêmes endroits, avec vos drôles de commentaires flottant dans le vent, avec les mêmes mimiques réservées qui semblaient vous installer dans une manière de sérénité en même temps que de mystère. Parfois, je vous observais à la dérobée, votre beau profil se détachant sur le sombre des ruelles, dans un air pris de fumée. Vous sembliez tellement inaccessible, comme demeurant en arrière de vous, cette même attitude que, plus tard, vous retrouvant, je reconnaissais pour être vôtre, dans votre grande maison, sous la fraîcheur d'une lumière d'opaline, étirant vos bras, cambrant votre bassin d'une façon qui, étrangement, n'avait rien d'impudique, alors que le dôme de votre épaule brillait sous la clarté et que votre visage en quête d'inconnu laissait apercevoir le masque d'une pure beauté.

S'agissait-il d'un rite, d'une joute expiatoire avec quelque démon qui vous habitait, d'une supplique muette que vous adressiez au silence, à vous-même, à celui ou celle dont vous saviez qu'il ou elle vous regardaient avec un brin de convoitise ? Mais au moment où, déjà, mon départ n'était plus qu'une question d'heures, le seul fait de vous savoir, demain, livrée à un autre regard que le mien, ceci me faisait une drôle d'impression, identique, sans doute, à celle que l'on éprouve, sur le quai de la gare, lors du départ d'un être cher. Mais quel était donc ce mystérieux magnétisme qui vous animait ? Quel secret dissimuliez-vous au creux de votre conscience pour que, soudain, j'en fusse troublé sans même que j'en aie été alerté par quelque attitude équivoque, par un geste, une tension du regard, l'expression d'un désir, fût-il discret ? Vous étiez proche et lointaine à la fois, offerte et distante, disponible et infiniment libre de vous. L'hospitalité, vous me l'avez offerte de façon naturelle, comme on propose un fruit à un enfant, l'air rieur et déjà une ombre qui s'y inscrivait. De la fenêtre de ma chambre je voyais le fanal du port, le clignotement vert et rouge des feux, comme deux braises ou bien des yeux de félins qui veillaient sur le repos des dormeurs. J'ai fumé, comme à mon habitude, lu un peu, regardé beaucoup la diagonale de lumière qui venait de votre chambre. La porte, vous l'aviez laissée entrebâillée, et, malgré moi, vos mots revenaient au travers de la brume me frapper avec la douceur de l'écume "le début ou la fin d'une aventure". Un simple balancement de la nuit, le clapotis des vagues sur le rivage, le bruit du vent sur la ligne courbe des galets. Puis le jour est arrivé avec sa faible lueur d'étain. Un thé m'attendait avec quelques pains suédois pris dans des grains de sésame. Nous avons bu, en tête à tête, dans quelque chose qui ressemblait au silence mais qui, en réalité, bruissait à la manière des élytres dans la chaleur d'été. Un genre d'ivresse et le temps basculait déjà qui, bientôt serait l'épilogue de ce dialogue à mi-voix. Vous m'avez accompagné à la gare, seulement vêtue de cette mince toile verte qui vous seyait à merveille. À mon côté, une liane faisant sa mince coulure d'aube. Sur le quai, alors que vous m'avez tendu une joue fraîche et embaumée, j'ai eu, je dois l'avouer, un léger pincement au cœur. C'était si rare de rencontrer la grâce et de la quitter avant même d'en avoir ressenti la plénitude.

De la chambre où j'écris, sous le soleil de midi, dans le crissement entêté des cigales, de raconter cela me fait l'effet d'un songe venu du plus loin de l'espace, du plus profond de l'hiver. Plusieurs fois nous nous sommes revus dans votre grande maison d'Ostende, dans les craquements du vent et la houle libre du ciel. Je vous surprenais, parfois - mais je suppose que vous en étiez alertée en quelque manière -, je vous surprenais donc dans cette surprenante posture hiératique, manière de figure de proue à l'infinie beauté sacrifiant à un rituel qui m'enchantait. Avais-je eu, avant notre première rencontre, la prémonition de cette unique beauté, celle que vous tendiez au monde avec tant de naïve obstination ? Avais-je deviné, en vous, comme on lit dans l'image usée du palimpseste les signes qui y figurent dans le filigrane du papier, cette esthétique qui vous portait au-devant de vous dans une pure offrande ? Sans doute, à nos corps consentants, étions-nous promis à une belle "aventure" platonicienne, cet amour qui transcende les êtres en les offrant l'un à l'autre, bien au-delà de leurs désirs réciproques, bien après les péripéties de la chair, les rivières de larmes ? Mais, ici, sous la chaleur d'été, ne suis-je pas déjà en train d'écrire les prémices de ce qui fut dans la seule beauté et demeurera au ciel du monde : le désir à l'état pur avec l'éclat d'une gemme ? Cela fut vécu, je crois, avec assez d'amplitude pour que la plume se taise et demeure au secret. Sans doute les mots n'ont-ils plus rien à dire que ce suspens dans lequel les laisse la surprise de la lumière. Déjà le jour baisse vers le nadir avec des lueurs atténuées. Quel temps fait-il à Ostende ? J'aimerais tant le savoir !

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